Traduire, transmettre / Translate, Transmit

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La traduction est une opération complexe. Elle implique la maîtrise de deux langues, la compréhension du texte à traduire – ce qui requiert une pratique de lecture intensive, capable de rester proche du texte et de sa musique –, une pratique d’écriture d’une grande flexibilité, car devant s’ajuster à des textes de styles variés, et encore une facilité dans la résolution de problèmes, car traduire c’est trouver un équivalent dans une langue d’arrivée d’une expression utilisée dans la langue de départ, ce qui exige imagination et débrouillardise. Imaginons maintenant qu’à cet ensemble de difficultés, nous ajoutons une contrainte additionnelle : le code. Car traduire des œuvres numériques exige non seulement de respecter le texte, mais encore de le faire tout en tenant compte du code, de la programmation et de ses contraintes. Une œuvre faite d’anagrammes ou de segments de textes où le nombre de lettres et de mots doit être respecté, exige d’innombrables acrobaties langagières, qui auraient sûrement amusé un Georges Perec ou un Harry Mathews…

 

Dans « The Dialect of the Tribe », Mathews met justement en scène un traducteur confronté à une situation complexe, car la langue à laquelle il est confronté repose sur des processus plutôt que des objets, ce qui la rend pratiquement intraduisible. Cette situation inattendue conduit Mathews à déclarer: « The longer I live—the longer I write—the stronger becomes my conviction that translation is the paradigm, the exemplar of all writing. To put it another way: it is translation that demonstrates most vividly the yearning for transformation that underlies every act involving speech, that supremely human gift. » (Mathews, 2002: 7) J’ai traité ailleurs de ce texte de Mathews, qui se présente comme un hommage à Georges Perec. Je ne le reprends ici que pour son présupposé, la traduction y étant présentée comme le paradigme de toute écriture. Traduire, c’est écrire, reprendre, transformer, rephraser. C’est écrire sous contrainte. C’est faire du texte avec du texte: le manipuler, le transformer, en laisser des traces. Le texte premier est présent et absent en même temps. Absent, parce que plus un seul mot ne subsiste; présent, parce que son esprit est là, partout présent. Avec des œuvres codées, l’idée d’un écrin laissé vacant par le texte à traduire est pragmatiquement fondée. Le texte traduit doit occuper exactement cet espace meublé initialement par le texte à traduire. La commande est grande, elle a de quoi amuser, pour ne pas dire embêter les traductrices et traducteurs qui acceptent de relever le défi! Leur travail est souterrain, mais il est nécessaire. Il n’y a pas de transmission sans elles, sans eux. 

Dans ce dixième numéro de la revue bleuOrange, nous avons voulu laisser la place à des œuvres traduites et ce faisant, revenir à ses premiers mandats; faire connaître les œuvres à un public francophone ou, à l’inverse, des œuvres francophones à un public anglophone; et offrir aux artistes, autrices et auteurs un espace de création original et adapté à leur médium d’adoption, le réseau Internet et ses écrans reliés. S’il nous est arrivé par le passé de traduire des œuvres, c’est l’acte lui-même ainsi que ses enjeux et ses difficultés qui nous ont motivés. Et ses résultats, à savoir des œuvres qui peuvent rejoindre un nouveau public. 

Cinq œuvres ont été traduites, et chacune d’elles a posé des défis singuliers à ses traductrices et traducteurs. Postmodern de Richard Holeton, traduit par Benoit Bordeleau, Sarah Grenier-Millette et Bertrand Gervais, repose ainsi sur une série d’anagrammes du terme “postmodern” (devenu “postmoderne”), qui transforment la traduction en un complexe jeu langagier. Conte de syntaxe internaute, d’Anyse Ducharme, est constituée de bribes d’argot internaute et de références cybernétiques, qui ont conduit Allan Deneuville, Gina Cortopassi, Alexandra Martin, Lisa Tronca et  Charles Marsolais-Ricard à faire preuve d’une grande créativité. Salt Immortal Sea, de Mark Marino, John Murray et Joellyn Rock, a exigé de sa traductrice, Mathilde Baudin, de jouer directement dans le code de l’œuvre, afin de transformer non seulement le texte, mais encore les gestes de la lectrice ou du lecteur. Les défis d’expression ont été dédoublés pour Mélissa Jean-Baptiste, Lisa Tronca, Allan Deneuville et Charles Marsolais-Ricard dans une œuvre comme The Fall d’Alan Bigelow, qui réunit allègrement jargon et récit personnel.  Finalement,  Les univers parallèles du Mauve Motel, une œuvre née du processus de remédiatisation du roman Le Désert mauve de Nicole Brossard, fait par Simon Dumas, a demandé de ses traductrices et traducteurs, Julia Jones, Alex Shapiro et Tiffany Templeton, une attention aux détails et une capacité à s’ajuster aux diverses voix qui s’y entremêlent. 

Ce sont les défis usuels de la traduction, on épiloguera; mais ils trouvent en contexte numérique un nouveau seuil de complexité, où le code intervient comme contexte tout autant que contrainte.

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Nous voici donc au dixième et dernier numéro de bleuOrange. Ce qui n’était au départ, il y a maintenant plus de treize ans, qu’un projet un peu fou, offrir sous forme de revue web des créations hypermédiatiques, s’est révélé un projet de longue haleine. Sous la bannière de la revue, nous avons diffusé des œuvres, organisé des soirées de performances, des tables rondes, invité des chercheuses, des chercheurs et des artistes à venir travailler au NT2 et à la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques. Parmi les principales collaboratrices, je me dois de mentionner d’entrée de jeu Alice van der Klei, qui a agi durant de longues années comme présidente, mais surtout comme animatrice et coordinatrice. C’est sous son impulsion que la revue s’est développée. Je pense aussi aux équipes de direction et de rédaction qui se sont succédé, à Bronja Hildgen, Sara Grenier-Millette, Gina Cortopassi, Alexandra Martin, Ariane Savoie, Lisa Tronca, Andréanne Pierre, Benoit Bordeleau, Joëlle Gauthier, Anick Bergeron, Anaïs Guilet, Gabriel Tremblay-Gaudette, Paule Mackrous, Amélie Paquet. J’en oublie sûrement. Je tiens aussi à remercier mes collègues qui ont mis l’épaule à la roue et qui ont soutenu la revue, Joanne Lalonde, Sophie Marcotte, René Audet, Geneviève Sicotte. 

Il est temps de quitter le périmètre d’Éluard. Si les mots ne mentent pas, comme le dit le poème, il leur arrive de venir à manquer, comme ici, juste avant la fin.

 
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Translation is a complex operation. It involves mastering two languages, understanding the source text, which requires intensive reading practices and the ability to remain true to the spirit of the text. The translator must be flexible in her writing, as she adjusts to the varied styles of different texts; she must be able to solve problems easily, as translating means finding an equivalent in the target language of an expression used in the source language, which demands imagination and resourcefulness. Now imagine that to this set of difficulties, we add an additional constraint: code. Translating digital works requires not only respecting the text, but doing so while weighing the code, the programming and its constraints. A work composed of anagrams or text fragments where the number of letters and words must be respected requires countless linguistic acrobatics, which would surely have amused Georges Perec or Harry Mathews…

In “The Dialect of the Tribe,” Mathews presents a translator confronted with a complex situation, one where the language is based on processes rather than objects, which makes it practically untranslatable. This unexpected situation leads Mathews to declare: “The longer I live—the longer I write—the stronger becomes my conviction that translation is the paradigm, the exemplar of all writing. To put it another way: it is translation that demonstrates most vividly the yearning for transformation that underlies every act involving speech, that supremely human gift.” (Mathews, 2002: 7). I have previously written on this text by Mathews, which is presented as a tribute to Georges Perec. I only mention it here for its presupposition that translation is the paradigm of all writing. To translate is to write, to remake, to transform, to rephrase. It is writing under constraint. It is forging text from text: manipulating it, transforming it, leaving traces of it. The source text is present and absent at the same time. Absent, because not a single word remains; present, because its spirit is there, present throughout. With coded works, the translated text must occupy exactly the space furnished by the initial source text, thus preserving the exact form. It’s a tall order, but a lot of fun for the translators who accept the challenge! Their work is underground, but it is essential. There is no transmission without them.

In this tenth issue of bleuOrange we wanted to make room for translated works and, in so doing, return to the journal’s first mandates: to make works known to a francophone audience or, conversely, francophone works to an anglophone audience; and to offer artists, authors an original creative space adapted to their adopted medium, the Internet and its networked screens. When we translated works in the past, it was the act itself as well as the challenges and difficulties that motivated us; the end results were works that could reach new audiences. This last issue is dedicated solely to this purpose. 

Five works have been translated, each of them posing singular challenges for its translators. Richard Holeton’s Postmodern, translated by Benoit Bordeleau, Sarah Grenier-Millette, and Bertrand Gervais, is based on a series of anagrams of the term “postmodern” (“postmoderne” in French), which renders translation a complex language game. Anyse Ducharme’s Conte de syntaxe internaute (Tale of Cybernautic Syntax) is composed of bits of slang and cybernetic references, which led Allan Deneuville, Gina Cortopassi, Alexandra Martin, Lisa Tronca and Charles Marsolais-Richard to prove their creative chops. Salt Immortal Sea, by Mark Marino, John Murray, and Joellyn Rock, required translator Mathilde Baudin to work directly with the code in order to transform not only the text, but also the reader’s gestures. The challenges of expression were doubled for Mélissa Jean-Baptiste, Lisa Tronca, Allan Deneuville, and Charles Marsolais-Ricard in a work such as Alan Bigelow’s The Fall, which blithely combines jargon with personal narrative. Finally, Les univers parallèles du Mauve Motel (The Parallel Universes of the Mauve Motel), a work born out of Simon Dumas’ process of remediation of Nicole Brossard’s novel Le Désert mauve, required from its translators Julia Jones, Alex Shapiro, and Tiffany Templeton an attention to detail and the ability to adjust to the various voices intermingling in the work.

These are the usual challenges of translation, but they find a new level of complexity in the digital context where code acts as context as well as constraint.

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Here we are at the tenth and last issue of bleuOrange. What was at the beginning, now more than thirteen years ago, only a crazy idea, offering hypermedia creations in the form of a web journal, has turned out to be a long-term project. Under the banner of the magazine, we have distributed works, organized evening performances, round tables, invited researchers and artists to come and work at the NT2 Laboratory and the Canada Research Chair in Digital Arts and Literatures. Among the main collaborators, I must mention Alice van der Klei who served for many years as chair, but above all as facilitator and coordinator. It was under her drive that the journal developed. I must also mention the management and editorial teams that succeeded one another: Bronja Hildgen, Sara Grenier-Millette, Gina Cortopassi, Alexandra Martin, Ariane Savoie, Lisa Tronca, Andréanne Pierre, Benoit Bordeleau, Joëlle Gauthier, Anick Bergeron, Anaïs Guilet, Gabriel Tremblay-Gaudette, Paule Mackrous, Amélie Paquet. I’m sure I’ve forgotten some. I would also like to thank my colleagues who put their shoulder to the wheel and supported the magazine: Joanne Lalonde, Sophie Marcotte, René Audet, Geneviève Sicotte.

It’s time to leave Éluard’s perimeter. Even if words don’t lie, as the poem says, they sometimes run out, as here, just before the end.

 

Bertrand Gervais

Vice-Président de / Vice President of bleuOrange

 

Bertrand Gervais
Traduction, Vice-présidence, Anciens membres
Montréal, Canada
Traduction, Rédacteur/rédactrice en chef (numéros précédents)
Montréal, Canada