Ce n'est écrit nulle part » Ameryville http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Ameryville: prolégomènes http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/21/ameryville-prolegomenes/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/21/ameryville-prolegomenes/#comments Thu, 21 Jul 2011 19:17:42 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1608 P1000828

L'usine d'Ameryville

Je veux écrire en français un roman qui se donne à lire comme s’il avait été pensé en anglais. Le lecteur lit du québécois, mais c’est de l’américain qu’il absorbe, une façon américaine d’agencer les idées, de représenter les sensations, de mettre ensemble les événements. C’est de l’imaginaire américain. Pas celui bon marché auquel on consent sans trop y penser, tous ces spectacles télévisuels, cinématographiques et musicaux qui carburent au vedettariat, mais celui, plus restreint peut-être, mais tout aussi amusant quand on s’y arrête, de l’imaginaire littéraire américain. Une littérature marquée par un rapport singulier au territoire, encore dynamique, même plus de cent ans après la clôture de la frontière; un goût constant pour le récit, les grands récits; un exploration débridée des formes narratives; un sens de l’humour et du sarcasme, qui mène parfois à du vaudeville; une inventivité, surtout depuis les débuts du postmodernisme littéraire; un caractère gamin aussi, qui ne refuse pas les coups de gueule ni les enfantillages; une urbanité, héritée du film noir et du hard boiled, une urbanité assumée et parfois tragique; un sens de la démesure, des romans qui dépassent les bornes, tant physiques qu’imaginaires, des livres mondes.  Des livres mondes.
Je veux écrire un roman américain, un roman qui dise au lecteur qu’il est en Amérique, ce qui n’est pas une mauvaise chose, au contraire, car nous faisons partie de l’histoire de ce continent au même titre que ses autres habitants, beaucoup plus nombreux que nous bien sûr – mais leur nombre n’est pas une raison pour nous retrancher dans une vision étriquée de notre territoire, de notre culture et de notre littérature. Nous faisons partie de l’Amérique, cela nous définit, tout autant que nos racines culturelles françaises. Je ne fais que redire des évidences, je sais.

Je veux écrire un roman américain.  Ce n’est pas un vœu, c’est la réitération d’un projet amorcé depuis mes premiers récits publiés. Je n’ai cessé d’écrire de l’américain, de tenter d’émuler mes modèles, avant tout américains. Je me suis amusé à penser mes propres textes en termes de miroirs et de jeux d’écran, à la John Barth, de mondes de pensées et de kaléidoscopes à la William Gass, de mondes de sensations à la John Hawkes, de mondes inquiétants à la croisée du fantastique et du merveilleux, à la Edgar Allan Poe, de fables et de contes de fée revisités à la Donald Barthelme ou Robert Coover, de labyrinthes et de pertes d’identité à la Paul Auster. La liste est encore longue et elle inclut Don DeLillo, Nathaniel Hawthorne, Bret Easton Ellis, Joyce Carol Oates,  Rikki Ducornet. Mais qui peut refaire du Ducornet? Personne ne peut l’imiter, c’est comme tenter de refaire du Borges.

Je veux écrire un roman américain. Et je le situerai dans une ville imaginaire de l’état de New York, à quelques heures à peine de Montréal et de la frontière. Ce sera une ville postindustrielle, en partie déconstruite, vivotant maintenant que son industrie principale a fermé. L’usine désaffectée logera en plein centre ville, sise sur la rivière de façon à profiter de son énergie grâce à un barrage érigé avant la Première Guerre mondiale. Elle ressemblera à une immense prison avec ses murs de briques aveugles, et elle coupera la ville en deux : d’un côté, la riche, en amont de la rivière, dotée de somptueuses maisons et de parcs aménagés à l’anglaise, de boutiques de dégustation de thés, de magasins de décorations de Noël, etc.; de l’autre, en aval, là où les eaux usées de la rivière se jettent, le vieux centre-ville à  l’abandon, avec ses magasins fermés, son hôtel minable dont l’arrière a été en partie détruit, faute d’entretien, ses maisons de chambres, ses ruelles sombres, ses commerces de meubles usagés et d’articles de maison bon marché. On y trouvera le garage local, dont la cour arrière est occupée par une montagne de pneus usés, l’ancienne caserne de pompiers, transformée en clinique d’urgence, le casse-croûte, le dépanneur, la boutique du ferblantier. C’est dans cette partie de la ville que mon personnage logera, pendant plus de quatre jours.

Je veux écrire un roman américain, un roman qui parle de l’Amérique de Georges Bush, cette Amérique dont nous payons encore le prix (et c’est loin d’être fini, tant en termes économiques que politiques). Les républicains de Bush nous ont offert des Etats-Unis sa version la plus dysphorique depuis longtemps (depuis Nixon?) : une Amérique belliqueuse, avide de profits, effrontée, et surtout, excessivement égoïste, quand elle n’est pas d’une ignorance crasse et de mauvaise foi. C’est la mauvaise Amérique, le contraire de celle à laquelle j’ai adhéré. L’Amérique du fric et du désir irrépressible de s’enrichir au profit du plus faible. L’Amérique des armes à feu, du droit à l’attaque comme principale stratégie de défense, de la violence et de la pornographie comme culture. L’Amérique des Pro-vie, des moralistes, des créationnistes, des prêcheurs repentis, des ogres. L’Amérique des corrompus, et qui cache cette décadence sous une religiosité envahissante et hypocrite, seule façon d’évacuer les troubles qui la minent.

Je me souviens d’une chanson de Rickie Lee Jones, tirée de The Sermon On Exposition Boulevard. Intitulée « Where I Like It Best », cette chanson faisait un portrait désabusé de cette pseudo culture religieuse, qui n’a de l’expérience du sacré qu’un masque. Sa prière est un simulacre, une gestuelle vide de sens, mais exubérante, ouvertement affichée, comme une réclame.
« You know, I see the people on TV and they close their eyes and the bow their heads and they say : let us pray. […] See all those people praying on TV and in the churches. They like to make a big parade out of what they are doing. They think God hears them louder if they say it over and over and over and over and over and over… » (R. L. Jones)

Ces mots résonneront à mes oreilles tandis que je décrirai cette société, figée dans un temps inconfortable. Je veux écrire le roman d’une Amérique qui porte le poids d’un péché, celui de la vengeance, de la guerre inutile, du bouc émissaire et du sacrifice vain. Comment se constitue une société sur la base d’une telle injustice, de quelle façon intègre-t-elle l’erreur, la vit-elle au jour le jour? L’assume-t-elle?

Je veux écrire un roman américain. Il s’intitule pour l’instant  Ameryville. On verra bien où cela me mènera.

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