Ce n'est écrit nulle part » autobus http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Naked City Redux. Premier mouvement : halluciné (1/20) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2015/05/12/naked-city-redux-premier-mouvement-hallucine-120/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2015/05/12/naked-city-redux-premier-mouvement-hallucine-120/#comments Tue, 12 May 2015 15:22:25 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=2115

Un autobus bondé, bleu aussi gris que déjà le matin en plein trafic et mes rétines cherchent encore leurs zones de confort, mais ne trouvent que le maquillage spectaculaire de Mlle G. C., adjointe à la direction d’une firme d’actuaires du centre-ville de Montréal, en tenue de combat avec ses bottes en loup marin et son manteau en faux vison qui m’écorche la vue, m’irrite les narines, haut-le-cœur, surtout quand les portes se ferment et que je me retrouve propulsé au milieu de l’allée, à quelques centimètres de son col, la buée dans mes lunettes me fait perdre pied, et je glisse, empoigne la lisière de vison, l’arrache presque, me rattrape, saisis un poteau, danse, danse encore pour ne pas tomber, chorégraphie urbaine, épuisement matinal, danse un peu plus, sueurs, corps désarticulé qui s’empare de tout ce qui est à sa portée pour ne pas chuter. Silence dans les rangs.
Avancez en arrière.
Stand clear the doors.
Je suis entré dans l’autobus en suivant le parcours règlementaire: la porte, les marches, le ticket détaché de sa lisière et inséré dans la fente, l’approbation discrète du chauffeur, sa casquette remontée laissant voir des cheveux grisonnants, et celle qui est devant moi, Mlle G. C., a fait les mêmes gestes dans le même ordre, mais je la connais trop et je n’ai pas besoin de l’espionner pour savoir qu’elle a dû chercher son portemonnaie, retirer ses lunettes, exhiber fièrement sa carte, et le chauffeur exaspéré qui lui a dit d’avancer en arrière, si ça se peut, parce qu’elle gêne l’entrée de la marchandise. Je ne me relève pas, ça fait longtemps que je ne me relève plus, je la pousse pourtant  avec insistance, pousse et pousse encore entre les corps parqués de chaque côté de l’allée, pousse contre un adolescent absorbé par son livre, contre une mère et son enfant, contre une écolière en uniforme, contre un commis de bureau à la cravate défraichie, contre une femme vêtue d’un parka vert olive, contre un zombie égaré là par hasard. Ça prend toujours un zombie maintenant pour faire vrai.
Tout au fond, il y a, ô miracle! un banc libre. Un vrai banc, rembourré, d’un bleu pâle choisi avec soin, un banc encore chaud, avec juste assez de place entre les passagers pour s’assoir, déposer son sac, ses bottes, son foulard, sa tête. Un banc comme un oasis au milieu du désert, sauf que le bus est rempli à pleine capacité et qu’il fait froid avec de la neige et du grésil. Pas de quoi crier Sahara deux fois de suite. Sahara, Sahara. Tristan Tsara. Dentifrice, céréales, gomme à mâcher.
Je me suis assis sauvagement. Sans égards pour mon prochain aux jambes arquées, ni pour la vieille qui n’a jamais eu le temps d’amorcer le moindre geste. Tout est une question de vitesse et de détermination.  Je me suis assis, ai déposé mon foulard, mon sac de livres, mis mes mains sur mes cuisses. Autour de moi, personne n’a osé me regarder. Je peux les épier à ma guise. Et c’est là que je l’ai vue. Que je l’ai vue.  Je trouve difficile de décrire l’impact de la décharge électrique qui m’a traversé le corps à cet instant, quand mes yeux se sont levés et que j’ai aperçu celle qui était assise juste en face de moi. J’en ai eu le souffle coupé. Et pourtant ce n’était rien. Ce n’était pas Mlle G. C., coincée entre trois commis de bureau au milieu du bus, mais une jeune fille. Une simple écolière, peut-être même un peu grasse, avec son sac d’école, sa chemise blanche à écusson, sa jupe verte à carreaux,  ses bas trois-quarts et ses souliers noirs, de ces jupes que les collèges forcent leurs élèves à porter afin d’uniformiser les groupes, toutes les fillettes habillées de la même jupe verte à carreaux avec des plis savamment orchestrés et une chemise blanche à manches courtes ornée d’un écusson arborant les armoiries ancestrales de la congrégation. Pistache, érable, napolitaine.
Celle-ci, cette jeune fille-là, mangeait distraitement, et surtout bruyamment, une pomme, complètement hypnotisée par la lecture de Love Me tender, une bande dessinée romantique, j’ai failli écrire érotique, mais je me suis retenu, quand même, on est dans un autobus bondé, romantique donc dans laquelle Christine, la jeune héroïne aux cheveux bouclés, aux yeux tendres et aux traits fins, sans oublier ses hanches proéminentes et son buste ferme, traversait sa crise mensuelle, faite de larmes, de soubresauts savamment dessinés, d’onomatopées, de soupirs langoureux et de nuits d’insomnie, tout ça pour un beau jeune mâle au regard pleureur, attaqué de toutes parts par des fous et des dégénérés, des ex-prisonniers, des sadiques, des violeurs, des agresseurs, des meurtriers, mais il ne faut pas s’inquiéter, son sort n’est triste qu’en surface, car bientôt le Chevalier à la triste figure viendra à sa rescousse, et si ce n’est pas lui, ce sera Garth ou Conan ou Major Fatal ou Laone Slaone, pauvre Duncan Kleist, pauvre Duncan, si seulement la vie pouvait te secourir, mais ses REPRÉSENTANTS  sont accaparés par des dossiers autrement plus importants. Ils peinent à la tâche. Ils font des heures sup. Ce sont des sleuths. Pas vraiment des pleutres.
Bridges freeze before road.

 

Prochain épisode: Naked City Redux. Halluciné (2/20)

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