Ce n'est écrit nulle part » Charles Sanders Pierce http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Un défaut de fabrication: le labyrinthe des signes de Charles Sanders Peirce http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-labyrinthe-des-signes-de-charles-sanders-pierce/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-labyrinthe-des-signes-de-charles-sanders-pierce/#comments Mon, 18 Aug 2014 15:03:45 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1937 Je n’ai jamais été ambidextre comme a pu l’être Charles Sanders Peirce. On raconte qu’il pouvait écrire au tableau simultanément des deux mains un problème logique et sa solution, au grand étonnement de ses étudiants (Joseph Brent, Charles Sanders Peirce. A Life, Bloomington, Indiana University Press, 1998, p. 15). J’essaie de l’imaginer, avec sa barbe fournie et ses cheveux très droits, séparés dans le milieu, lever les deux mains à la même hauteur et tracer des lettres et des symboles. Écrivait-il dans la même direction ou dans des sens opposés? Le faisait-il à répétition? Parlait-il en même temps qu’il écrivait?
Ce qui me fascine de cette anecdote sur Peirce, c’est la possibilité que ses deux mains aient été complémentaires et convergentes. J’y retrouve l’illusion d’une complétude, d’une synthèse à la Michel Serres dans Le Tiers-Instruit (Paris, Éditions François Bourin, 1991) comme si Peirce était un être surhumain, qui avait atteint la troisième rive. Un de ses étudiants à l’Université Johns Hopkins le décrivait justement en ces termes:

Pour Peirce lui-même, j’avais une forme de dévotion. Si son intellect était froid et précis, son imagination métaphysique était capricieuse, scintillante et débridée, et sa personnalité était à ce point riche et mystérieuse qu’il semblait un être à part, un surhomme. J’aurais voulu être comme lui plutôt que comme tout autre personne rencontrée. (cité dans Brent, 1998, p. 15; je traduis)

Quand on lit Peirce et essaie de comprendre ses écrits logiques et philosophiques, on est frappé par le caractère hermétique de son écriture, de même que par la complexité de ses théories. Son esprit est essentiellement divergent, entre autres dans sa façon de prendre à rebours les modèles philosophiques, qu’il met sens dessus dessous. C’est un être de la contrariété : il invente le pragmatisme en opposition au cartésianisme, puis, quand cette doctrine devient trop populaire, il propose le pragmaticisme. En réponse à la phénoménologie, il définit une phanéroscopie, qui en est une proche voisine, mais encore plus hermétique. Chaque fois, il se donne les coudées franches pour développer son propre modèle, même s’il doit se marginaliser pour le faire. Il pense en triades, en catégories emboitées les unes dans les autres, qui donnent de la pensée en action une image inédite, à la fois ouverte sur le monde et en constante redéfinition. Il est à la fois intuitif et maladroit, capable de progressions fulgurantes et de remises en question brutales, oscillant, comme le fait Barthes, entre la ligne droite et le zigzag.
Il se déclare étonnamment dénué d’imagination et ne doit ses percées en logique qu’à sa persévérance et à la méthode qu’il dit avoir découverte dans sa jeunesse – une façon de rendre les idées claires. Cette méthode, il a longtemps été le seul à la posséder et à bien la comprendre. Et sa transparence était toute relative; mais, elle était la pierre de touche de son système philosophique.
On croit être en présence d’un esprit supérieur, pour qui tout est facile, mais la réalité est tout autre. Peirce était essentiellement un être souffrant. Et il attribuait certaines de ses inaptitudes au fait d’être gaucher.

Je ne suis pas un écrivain naturel, n’étant pas différent en cela de la plupart des hommes. Et si j’ai écrit quelque chose de bien, c’était parce que les idées pratiquaient sur moi une immense pression, au point de me faire éclater. En outre, j’écris beaucoup mieux quand j’ai une hypothèse précise à prouver. Et il ne faut pas qu’elle soit compliquée, sinon ma gaucherie mentale me conduira à m’exprimer d’une façon qu’un esprit normal trouvera presque inconcevablement maladroite. (Lettre à Cassius J. Keyser, Brent, 1998, p. 43; je traduis)

Peirce associe de façon presque enfantine le fait d’être gaucher à une pensée gauche : « il semble que les connexions entre les diverses parties de mon cerveau doivent être différentes de l’organisation usuelle et optimale; et, si tel est le cas, il s’ensuit nécessairement que mes pensées apparaissent comme gauches. » (Brent, 1998, p. 44; je traduis)
On disait de lui qu’il était atteint de névralgie trigéminale (ou du trijumeau, un nerf du visage), ainsi que d’une psychose maniaco-dépressive. Il souffrait d’hypersexualité, ainsi que de nombreuses addictions (à l’alcool, à la morphine et, vraisemblablement, à la cocaïne), et connaissait des états mélancoliques. De son propre aveu, il avait de grandes difficultés à écrire et sa pensée fonctionnait par diagrammes et schémas. Ce qui apparaissait aux autres comme de l’originalité n’était pour lui que de la maladresse.
À lire sa biographie, on comprend que c’était un être fantasque, imprévisible et irritable, qui a dû expérimenter la contrariété sans jamais totalement appréhender les conséquences de sa rééducation, pourtant ratée. Il fait remarquer, dans une lettre, que

le fait d’être gaucher n’est pas une simple habitude, un accident de parcours, mais provient de causes organiques et cela est mis en évidence par le fait que, quand j’ai quitté l’école, j’écrivais facilement de la main droite et ne pouvais à peine le faire de la gauche; par contre, quand j’ai cessé de faire l’effort de continuer cette pratique inculquée pendant trois ans, je suis vite retourné à me servir de ma main gauche, bien que je me sois toujours servi, à table, d’un couteau, d’une fourchette et d’une cuiller tout comme le monde. (Brent, 1998, p. 44; je traduis)

Son ambidextrie était une illusion, un contrecoup de sa rééducation avortée. Car, il n’a pas continué à écrire de la main droite, il est revenu à sa main naturelle. La gauche, la divergente.
Peirce est l’un des rares, surtout au dix-neuvième siècle, à avoir su résister à l’expérience de la contrariété. Il n’a pas continué à écrire de la main droite, intégré de force au corps social, il a désappris ce geste, pour lui substituer son penchant naturel. Avant de s’opposer aux philosophes des siècles passés et de proposer une façon originale de comprendre l’esprit et le maniement des idées, il s’est opposé à ses éducateurs et à leurs idées reçues.
Peirce s’est-il senti un monstre? S’est-il perçu comme un être double? Gaucher et droitier en même temps? Ses nombreux moments d’apitoiement semblent l’indiquer. Et il y a ce dessin, reproduit dans la biographie de Brent, qui le laisse aussi entendre. Un des rares dessins faits de la main de Peirce, conservé dans les archives de l’Université Harvard. On y découvre un Minotaure au centre d’un labyrinthe de lignes entortillées. Le dessin est d’une complexité inouïe. Et il est impossible de savoir si l’on peut se frayer un chemin à travers ce dédale de fils enroulés. L’impression générale ressentie est que le Minotaure, cet être double par excellence, s’y trouve littéralement écrasé. La bulle, qui l’entoure, le protège à peine de sa prison. La légende explique qu’il s’agit de la représentation par Peirce du « labyrinthe des signes », cet univers de tensions et de relations au cœur duquel la conscience se déploie.


Le rapport au monde qui y est mis en scène est marqué par la complexité, ainsi que le danger. Car, le Minotaure est à la fois ce monstre qui dévore ses victimes et une cible pour des héros en quête d’aventures. Ce qui le distingue est aussi ce qui le rend vulnérable. Fait à noter, le Minotaure dessiné possède un corps animal et une tête humaine, plutôt que le contraire. Un corps difficile à dompter et un esprit en proie aux plus vives inquiétudes.
Ce dessin est, pour moi, une version tragique de l’existence du philosophe : encerclé, menacé de toutes parts, envahi par les signes d’un univers aux formes instables, fait de plis et de replis, d’un flux constant qui l’agresse tout autant qu’il le nourrit. J’y vois aussi, exprimée de manière figurale, la solitude et l’exaspération du contrarié confronté à un monde réfractaire.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-labyrinthe-des-signes-de-charles-sanders-pierce/feed/ 0