Ce n'est écrit nulle part » contemporain http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Habemus Bartleby http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/26/habemus-bartleby/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/26/habemus-bartleby/#comments Sat, 26 May 2012 12:49:14 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1792 Bartleby est un être de la dissolution et de la négation. Un être qui fait du refus sa condition d’exister. L’énigme de Bartleby, énigme qui a valu au personnage une indéniable fortune littéraire, se trouve dans son obstination à ne plus rien à faire, jamais expliquée et pourtant soutenue jusqu’à la mort. C’est la même énigme qui est présentée dans Habemus Papam de Nanni Moretti. Sa figure de pape sans nom semble être fondée sur celle de Melville. C’est le même refus d’obéir à une injonction pourtant formelle, la même obstination à ne pas agir, à ne pas répondre à la demande, à se loger dans la pure négation.  Le même refus d’avancer aussi. Le pape, comme Bartleby, s’immobilise en pleine course.  Au moment où on lui demande d’incarner cette fonction qui est désormais la sienne, il répond « I would prefer not to ».

Lire le texte sur mon carnet de recherche Réflexions sur le contemporain de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain (OIC).

Le pape dans son jardin dans le film de Nanni Moretti, Habemus Papam (2011).

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Le blogue littéraire: nouvel atelier de l’écrivain http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/03/le-blogue-litteraire-nouvel-atelier-de-l%e2%80%99ecrivain/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/03/le-blogue-litteraire-nouvel-atelier-de-l%e2%80%99ecrivain/#comments Fri, 03 Dec 2010 14:04:57 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1256 Le blogue littéraire est le nouvel atelier de l’écrivain et il s’impose de plus en plus dans les pratiques d’écriture. Le blogue est un espace de création textuelle authentique. Il est la contrepartie, en culture de l’écran, du journal intime ou du journal de création et représente l’une des principales formes de la renégociation des lieux de partage de l’espace littéraire, traditionnellement occupé par le livre et ses dérivés.

La fonction du blogue littéraire n’est pas simplement d’être une publication, voire une pré-publication, mais un espace accessible à tous, quoique discret, de création, de réflexion et d’écriture. Sa diffusion fonctionne sur un mode restreint, mais sa présence sur Internet lui assure une pérennité qui viendra, avec le temps, confirmer son intérêt et sa valeur, quelle soit littéraire ou non. Il peut donner lieu à des créations accomplies, à des œuvres en soi, personnelles ou collectives, mais sa fonction première est de permettre une exploration des modes d’écriture, de la même façon que le journal intime et le carnet d’écrivain le font.

La publication ou la mise en scène de ces écrits d’apparence personnelle ne gêne pas; au contraire, elle fait partie de l’équation. Ce n’est pas de l’exhibitionnisme, mais l’expression d’un principe identitaire nouveau au cœur de l’imaginaire contemporain.

Le blogue littéraire favorise, de plus, la création de micro-communautés littéraires, actualisées par les listes de liens à d’autres blogues. Ces micro-communautés engendrent parfois des jeux d’écriture collective ; mais, surtout, elles sont centrales au maintien de la littérature comme pratique culturelle majeure et, plus globalement, comme projet social.

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Soif de réalité http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/18/soif-de-realite/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/18/soif-de-realite/#comments Thu, 18 Nov 2010 14:58:15 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1220
Fleur de correction à génération spontanée

Fleur de correction à génération spontanée

En travaillant sur le figural, je suis tombé sur cette citation, vieille de 25 ans, du philosophe Michel Guérin. Elle m’a ramené à cette réflexion que j’essaie de conduire sur le présent, sur notre « soif de réalité » contemporaine (le Reality Hunger de David Shields). C’est une réflexion qui  implique non seulement de déterminer la spécificité du regard contemporain, mais encore de comprendre ce que l’idée même de regard implique.
« Qu’appelle-t-on ‘réalité’? » se demande Guérin.  Il avance en guise de réponse que : « la réalité, c’est ce qui transcende le langage, existe en dehors de lui. La condition pour que je puisse nommer une chose, c’est qu’elle préexiste à son énonciation. Serait donc réel, à la fois ce dont je peux parler et cela qui existe indépendamment du langage. » ((Michel Guérin, Qu’est-ce qu’une œuvre?, Arles, Actes sud, 1986, p. 117). Nous ne sommes donc pas dans une conception solipsiste du langage. Il existe pour le sujet pensant une réalité autre que lui-même, qui est bien une condition sine qua non pour penser notre rapport au réel et, par extension, l’imaginaire contemporain.
Par rapport au langage, continue Guérin, « le réel apparaît ainsi d’une part comme condition (parler, c’est parler des choses), d’autre part comme extériorité inépuisable et irréductible (il y a plus dans le réel que dans les mots qui le représentent, en sont l’ab-bild). À première vue, cela est clair et le langage semble remplir au mieux sa mission quand il se met au service de la réalité sur laquelle, pour ainsi dire, il est ‘gagé’. » (p. 118)
Le signe renvoie à des objets, qui sont présents à notre esprit, et ils sont la contrepartie cognitive des objets du monde. Si on peut penser à des objets qui ne sont pas présents dans le monde, c’est parce qu’au départ nous avons appris à parler des objets du monde, à les rendre présents à notre esprit, de façon à parler du monde.  Nous avons appris à nous les représenter, à faire comme s’ils étaient là pour élaborer des modèles et des théories sur le monde qui les abrite. C’est une conception réaliste du langage.  Évidemment, les objets immédiats, ces contreparties imaginées des objets du monde, sont des versions par la force des choses simplifiées de ces objets. Mais, tant que le lien semble être préservé entre les deux, entre les objets du monde et leur version imaginée, tout reste stable.
« Mais les difficultés se pressent dès qu’on introduit un nouveau paramètre, d’ailleurs inévitable : le temps. Tout ce qui existe existe dans le temps, est pro-duit, affecté et emporté par le temps. Nous nous trouvons alors devant le paradoxe suivant : c’est la constante éclipse de la réalité qui conditionne son énonciation. (p. 118; je souligne)
Nous sommes ainsi au cœur des processus sémiotiques. Nous faisons usage de signes, nous parlons, dessinons, gesticulons afin de rendre présent l’absent. L’absent, c’est le transformé.  Le disparu, l’éloigné, le différent, le différé.
La réflexion de Guérin lui permet de pose l’importance de la notion de figure, seule capable de permettre une prise en charge de cette différence.  La figure est une entité sémiotique complexe qui permet de dire l’absence. La proposition de Guérin est fondée sur le désarrimage entre langage et réalité. Celle-ci ne reste jamais stable, elle se transforme constamment, elle est en constante éclipse et ne peut être saisie que dans ce mouvement même, qu’à cette condition.
Est réel ce dont je peux parler. Mais ce réel, qu’elle est sa pérennité? Quelle est sa durée? Si le réel change constamment, si le réel est, de par sa nature même, un flux, un mouvement dont on perçoit la vélocité, le dynamisme, la force, comment alors en parler? On ne peut en parler qu’à la condition de le laisser échapper, de le laisser passer. Et c’est essentiellement en retard qu’on peut parler de ce réel. On ne peut en parler que dans son inactualité, dans cette éclipse qui en caractérise le flux.
J’en tire quelques leçons.
Le sujet contemporain n’est pas inactuel par choix idéologique, par une posture savante qui le conduirait à se retirer du monde (c’est la posture adoptée par Giorgio Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain? Posture que je critique dans Réflexions sur le contemporain II), mais par définition, parce que tout sujet qui énonce quelque chose est nécessairement inactuel par rapport à la chose dont il veut parler. Le moment est déjà passé. L’éclipse a déjà eu lieu. Nul ne peut arrêter le temps, sauf en pensée. Mais cette dernière possibilité est une opération langagière et non dans le réel.
Si l’époque contemporaine se distingue du fait qu’elle tend le plus possible à écraser l’un sur l’autre « ce qui est en train de s’effectuer et sa représentation » (Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, 2003, p. 415), comme si les deux pouvaient se confondre, « sans lacune, sans distorsion temporelle, dans un présent perpétuel » (p. 415), on comprend tout de suite que cette réunion est nécessairement asymptotique. Jamais, la ligne de l’événement et celle de sa représentation n’en feront qu’une seule. Et c’est dans cet écart, quelque minime soit-il, que vient se loger l’angoisse de notre régime d’historicité contemporain. C’est parce que nous croyons à cette fusion de l’événement et de sa représentation – c’est le mythe par excellence de la société du spectacle et de la culture de l’écran qui en est le dispositif premier (et les événements du 11 septembre 2001 n’ont rien fait pour démentir cette possible fusion, l’événement et son spectacle médiatique surgissant dans un même temps) –, que l’écart entre les deux, écart impossible à combler, est une telle source d’anxiété.

Notre soif de réalité vient du fait que notre esprit ne peut jamais être véritablement désaltéré.

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Dresde: je vous espionne de ma fenêtre http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/07/06/dresde-je-vous-espionne-de-ma-fenetre/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/07/06/dresde-je-vous-espionne-de-ma-fenetre/#comments Tue, 06 Jul 2010 18:30:24 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=916

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Je vous espionne de ma fenêtre, promeneuse qui avez un chien. Vous progressez et l’air autour de vous construit des cercles contre lequels mon regard se heurte sans pouvoir y trouver la porte.

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Vous et le chien, vivant sans doute sur une autre planète où l’homme que je suis quoiqu’il en pense n’a pas accès

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ni de près ni de loin.

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ni de près ni de loin….

NX-Dresde 1(merci Nic)

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Une lecture mémorable http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/05/19/une-lecture-memorable/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/05/19/une-lecture-memorable/#comments Wed, 19 May 2010 12:38:49 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=845 argstreet-1

Ce n’est pas tous les jours qu’on lit un roman qui nous happe. Littéralement. La lecture de Argyle Street de Rémy Potvin (Montréal, éditions Gariépy, 2008) a été pour moi comme un typhon qui m’a aspiré. Je l’ai lu tout d’une traite, malgré mes corrections en retard et toutes ces demandes de bourse que je dois traiter.  L’auteur a écrit sur la quatrième de couverture qu’il voulait écrire un livre monde dans lequel le lecteur pouvait se perdre, je peux témoigner qu’il a su relever son pari. Ce n’est pas à tous les jours qu’on peut l’affirmer.

Le plus étrange est que je n’ai lu aucune critique, le roman semble être passé inaperçu. J’ai même trouvé mon exemplaire dans une librairie de seconde main sur la rue Maisonneuve. J’ai été attiré par le titre du roman, Argyle Street, qui fait référence à cette rue de l’ouest du centre-ville de Montréal. Elle commence à la rue Guy  et se termine  au métro Lucien L’allier, tout près de l’entrée de l’autoroute Ville-Marie. Quelle idée de situer un roman sur ce bout de rue sinistrée et sans valeur!

Mais le meilleur romancier, c’est bien connu, sait tirer d’un désert un oasis, et il n’y a pas de mauvais sujet.

Le roman est construit sur le canevas des Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Il est ainsi composé de dix chapitres qui reprennent de façon métaphorique les tableaux de cette œuvre, et de cinq promenades. Les promenades sont faites de monologues intérieurs, ceux de Valérian, un jeune étudiant. Il habite sur la rue Argyle et il prend le métro tous les jours pour se rendre à ses cours d’histoire de l’art de l’UQAM. Ce que nous savons, dès que nous lisons les premières lignes du roman, c’est que le jeune Valérian a été retrouvé mort dans la station de métro, l’une des plus profondes de Montréal. S’est-il suicidé? A-t-il été jeté en bas par quelqu’un? Qui pourrait lui vouloir du mal? Les cinq promenades en flux de conscience nous donnent droit aux dernières heures de vie de l’étudiant. Ses pensées, ses aspirations, ses dernières lectures, ses craintes. L’influence de Virginia Woolf est importante.

Les chapitres intercalaires nous font suivre un vieil écrivain, qui habite dans un demi sous-sol à quelques pas de l’appartement de Valérian. Insatisfait des conclusions hâtives de la police, qui a cru au suicide, il a décidé de mener une enquête sur la mort de son jeune voisin. Il faut dire qu’il a retrouvé le porte-monnaie de Valérian dans une des poubelles de la station, vidé de ses cartes de crédit et de son argent.

Rémy Potvin réussit à reconstruire cette partie de la ville aux alentours des années 80, une période de dépression économique. On suit Olivier, l’écrivain, dans ses pérégrinations. On le voit faire ses courses sur les rues Mackay et Mountain. Il fréquente la librairie Chapters sur la rue Ste-Catherine au coin de Crescent. Un jour, traversant le boulevard Dorchester, il continue sur Overdale plutôt que d’aller prendre Lucien L’allier. Il aime les maisons victoriennes de cette rue, même délabrées. Des promoteurs immobiliers ont entrepris de les acheter afin de les raser pour construire des condos. Olivier participe à la coalition de citoyens qui s’opposent au développement. Il a pris l’habitude de passer sur la rue pour vérifier que rien ne s’y produise. La rue fait un coude et, après quelques pas, en tournant vers la gauche, il aperçoit une femme, menue, au teint très pale et aux cheveux d’un blond doré, descendre presque à reculons l’escalier et trébucher contre un pot de grès. Sa tête frappe une voiture stationnée. Olivier s’empresse de lui venir en aide. Comme elle tient des propos incohérents et qu’elle semble horrifiée à l’idée de retourner dans la maison, il décide de l’amener chez lui. Elle se laisse faire, démoralisée par le drame qu’elle vit. Olivier la calme, lui donne un cognac. Puis, il panse sa blessure. Les choses prennent un tour un peu plus intime par la suite.

La femme, évidemment, connaissait très bien le jeune Valérian. Je m’arrête pour ne pas vendre la mèche comme on dit. Mais l’enquête vaut la peine qu’on la suive. Et le roman se lit comme un polar postmoderne.

Je vais essayer de rencontrer l’écrivain.

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Fictions et images du 11 septembre 2001: parution http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/29/fictions-et-images-du-11-septembre-parution/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/29/fictions-et-images-du-11-septembre-parution/#comments Thu, 29 Apr 2010 13:55:19 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=826 Couve24_figura

Le colloque a eu lieu il y a plus de deux ans, et  le collectif paraît enfin dans la collection des cahiers Figura. Not too soon… Mais il faut parfois prendre son temps. Et je ne peux m’empêcher de faire un peu de pub.

Ce projet est lié aux travaux d’ERIC LINT et au Projet Lower Manhattan, dont il est l’une des premières manifestations officielles (comprendre par là:  papier).

La quatrième de couverture dit:

Par leur force et leur caractère photogénique d’événement-image, les attentats du 11 septembre 2001 se sont gravés dans notre conscience, voire notre imagination. Depuis ils s’imposent comme fait incontournable. Déjà vieux de neuf ans, ils ne cessent d’être réactualisés et leur impact est décisif dans les sphères politique, sociale et culturelle. Ils sont au cœur de l’imaginaire contemporain, comme un mythe qui en serait l’origine. Les articles de ce collectif explorent, à travers un ensemble varié d’œuvres, l’arc entier des représentations de ces attentats, depuis les premières entreprises de reconstruction symbolique jusqu’aux œuvres les plus récentes qui mettent en scène les principales figures de cet imaginaire.

Avec des textes de Jean-François Chassay, Christiane Connan-Pintado, Christelle Crumière, Annie Dulong, Bertrand Gervais, Éric Giraud, Jean-Philippe Gravel, Françoise Heulot-Petit, Louise Lachapelle, Aurélie Lagadec, Charles-Philippe Laperrière, Patrick Tillard, Isabelle Vanquaethem et Nicolas Xanthos.

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La machine à lire de Bob Brown http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/10/23/la-machine-a-lire-de-bob-brown/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/10/23/la-machine-a-lire-de-bob-brown/#comments Fri, 23 Oct 2009 21:13:46 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=425 readies-saper-jpg

Craig Saper, The Reading Machine

Robert Carlton Brown a fait paraître en 1929 ses « readies », décrivant une étrange machine à lire.

Cette machine à lire ne devait rien aux développements de la cybernétique et de l’intelligence artificielle (qui n’existaient pas à l’époque), elle ne posait pas la lecture comme interface, computation, calcul, cognition, elle ne participait pas de cette génération de métaphores influencée par la technologie contemporaine (moteurs de recherche, etc.). Son principe fondamental était l’écran, mais pas celui de l’ordinateur. Non, il s’agissait plutôt l’écran de la salle de cinéma, de cette pellicule qui défile devant nos yeux, à vingt-quatre images par seconde.

readies-catalogLa machine à lire a été créée il y a presque quatre-vingt ans, avant l’invention de l’ordinateur et la commercialisation de la télévision. Bob Brown en a présenté le tout premier modèle en 1930. Son invention était d’ailleurs liée à un constat, le faible développement des techniques de lecture. Brown était de cet avis que tous les arts sauf la lecture avaient connu un développement important lors des deux premières décades du vingtième siècle. La peinture, avec le cubisme et Picasso, la sculpture avec Brancusi, l’écriture avec Stein et les modernistes, la musique, l’architecture, le théâtre, la danse, le cinéma; tous avaient connu une sorte de révolution moderne, qui en avait accéléré le renouvellement. Seule la lecture traînait de la patte, attachée qu’elle était au livre et au papier, à l’encre et aux lignes qui se suivent et qui doivent être parcourues des yeux d’une façon archaïque, de haut en bas, de gauche à droite, dans un mouvement inutilement compliqué. Il décide donc d’en repenser la pratique et de mettre au rancart le livre comme support du lire. C’est l’invention des « readies », ou des petites lues, ainsi nommées à l’instar des « talkies », des petites vues.

Je me suis déjà amusé à décrire cette machine lors d’un colloque en 1992 consacré aux pratiques de lecture (le texte a été repris sous le titre de « Les machines à lire: des petites lues à la littérature de grande consommation », dans L’acte de lecture, Denis St-Jacques, éd., Québec, Nuit blanche, 1994). Mais je viens d’en trouver une version numérique qui est tout à fait amusante. Elle est dû à Craig Saper et sa simulation de la machine à lire de Brown est tout à fait stimulante. Elle permet du moins d’en reproduire l’expérience.

Cette machine m’a intéressé parce que, de par son existence même, elle appelait une transformation de l’écriture. Brown croyait, dans les années 20, que la nouvelle lecture, rapide, efficace, économique nécessitait, pour son développement, la formation de nouveaux mots, l’élimination de vieux mots usés, la disparition des articles, par exemple, et des copules, de tous ces mots qui ne sont pas essentiels, et leur remplacement par des tirets ou des espaces. Comme le disait Brown, « Let’s see words machinewise, let useless ones drop out and fresh spring pansy winking ones pop up. » (The Readies, Cagne-sur-mer, Roving Eye Press, 1930, p. 37)

Le texte de sa machine se donnant sur une seule ligne, dont le défilement est continu jusqu’à la fin, non seulement de nouvelles phrases et structures syntaxiques, mais de nouvelles organisations discursives étaient à prévoir, de nouveaux textes. Bob Brown a fait appel à une quarantaine d’écrivains, dont Gertrude Stein, Paul Bowles, Ezra Pound, William Carlos Williams, pour constituer un premier corpus de ces petites lues (Brown, ed., Readies for Bob Brown’s Machine, Cagnes-sur-mer, Roving Eye Press. 1931). Il ne s’est pas limité à la production de quelques textes modernes, une première machine à lire a même été construite, un modèle expérimental, développé par Ross Sanders à Cagnes-sur-mer, et qui permetait de tester ces écritures exploratoires. Un industriel américain, un dénommé Albert Stoll, travaillant à la National Machine Products Compagny de Detroit, a même tenté de perfectionner l’instrument. Rien de tout cela n’a abouti, et le projet a été abandonné.

Le site de C. Saper lui donne une nouvelle vie.

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Pratiques illicites 2 – 5 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/10/18/pratiques-illicites-2-5/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/10/18/pratiques-illicites-2-5/#comments Sun, 18 Oct 2009 18:49:02 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=413
Josée lambert, Pratiques illicites 2, 1989

Josée Lambert, Pratiques illicites 2, 1989.

Josée lambert, Pratiques illicites 3, 1989

Josée Lambert, Pratiques illicites 3, 1989.

Josée lambert, Pratiques illicites 4, 1989

Josée Lambert, Pratiques illicites 4, 1989.

Josée lambert, Pratiques illicites 5, 1989

Josée Lambert, Pratiques illicites 5, 1989.

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Réflexions sur le contemporain III. L’écume du contemporain http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-iii-lecume-du-contemporain/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-iii-lecume-du-contemporain/#comments Sun, 27 Sep 2009 15:07:48 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=393
Le philosophre moderne en plein musement (désolé Sam!)

Le philosophre moderne en plein musement (désolé Sam!)

(Cette entrée a paru initialement sur Salon double, le 14  septembre 2009)

Le contemporain est un objet difficile à cerner.

Ce n’est pas un territoire, simple à circonscrire et à baliser, c’est un temps, et plus précisément le temps présent. Or, le présent, notre présent, n’est pas un temps homogène; il est fait de temporalités différentes, de tensions multiples et de vecteurs pluriels. Pour Paul Zawadzki, «Les temps sociaux se structurent dans la multiplicité, l’hétérogénéité et la conflictualité1». Et il a raison d’affirmer que Chronos obsède notre époque. Nous ne sommes pas seulement dans le temps, nous sommes fascinés par le temps et sa perception, par notre place dans le temps, par la place de notre temps dans l’histoire humaine, par le jeu des temps qui se croisent et s’interpénètrent.

Pour Jean-François Hamel, il est évident que « Dans une même époque, tout n’est pas immédiatement présent, il y a toujours aussi des fragments de passé et d’avenir qui coexistent et s’amalgament dans des configurations toujours nouvelles. On est contemporain d’une chose quand on est avec cette chose dans le même temps, mais ce temps n’est pas seulement le présent : c’est aussi un certain passé et un certain avenir. On peut être contemporain de ce qui a été et de ce qui sera en même temps que contemporain de ce qui est. À vrai dire, une époque n’est pas une réalité homogène : c’est un rassemblement de fragments temporels hétérogènes qui parfois s’accordent de manière organique, parfois provoquent des anachronismes2».

Notre relation au temps est faite d’une négociation complexe, où ce que l’on gagne d’un côté, on le perd systématiquement de l’autre. Parfois, le passé semble se faire de plus en plus lointain, et c’est le futur qui pousse de tout son poids sur le présent, orientant son développement. Les progrès technologiques nous incitent à rêver de jours meilleurs, où tout sera résolu, même s’il y a là une utopie, un leurre dangereux. À d’autres moments, c’est le passé qui paraît s’éterniser et qui ne desserre pas ses griffes sur le présent, neutralisant le futur et l’éloignant comme une aube impossible à rejoindre. La tradition fige les institutions et projette un monde qui ne parvient plus à se renouveler. Il arrive aussi que le passé et l’avenir pressent fortement sur le présent, ou alors se font tous les deux distants et inaccessibles, et le présent entre dans une crise, où tout paraît boulonné, où les horizons d’attente se disloquent. Ce ne sont jamais que des perceptions, fondées sur ces rapports imaginaires que nous entretenons avec le réel, mais elles teintent la conception de notre propre temps.

D’ailleurs, ce présent, comment le construit-on? De haut en bas ou de bas en haut? Cette réalité qu’est notre présent se déploie-t-elle à partir de principes que les événements du monde rendent manifestes, ou est-ce plutôt que les événements par le jeu des contingences créent notre réalité ? Celle-ci découle-t-elle d’une vision du monde ou se construit-elle à partir des faits ?

Quel que soit le modèle impliqué, le présent se construit nécessairement dans la relation du sujet au monde, et l’imaginaire en est l’interface par excellence. C’est une interface extraordinairement complexe où de multiples vecteurs entrent en tension, où les liens entre attention, attente et mémoire se multiplient, constituant de la sorte un paysage d’une grande complexité. Le temps y apparaît soumis à de multiples situations de rupture, qui requièrent des sutures que l’imaginaire s’empresse de pourvoir. Avant de passer à la question cruciale de la définition du contemporain comme véritable régime d’historicité (sujet d’une prochaine réflexion), il convient d’examiner brièvement la relation entre le contemporain et le passé.

*

Dans sa réflexion sur le contemporain, présentée sur Salon double, René Audet propose que «Le contemporain commence au point de rupture entre historicité et actualité», et que  «Le contemporain se situe hors de l’histoire, narrativement parlant» Arrêtons-nous quelque peu sur ces assertions, afin d’en bien comprendre les tenants et aboutissants.

La première de ces deux propositions stipule que c’est l’immédiateté du moment présent, son étonnant achèvement (aussitôt commencé, aussitôt terminé), de même que son perpétuel inachèvement (il renaît au moment même où il meurt), qui provoquent la rupture entre historicité et actualité. C’est que l’instant présent est paradoxal : il s’achève dans le mouvement même de son amorce. Il n’a aucune densité, c’est une ligne verticale qui vient briser la ligne horizontale du temps. La rupture surgit dans la relation entre les deux plans. Mais la question de savoir où «conduit» la période contemporaine est délicate (René Audet complète sa première prémisse en affirmant qu’il «est facile de discuter de la période contemporaine et de voir où elle conduit — pour l’instant, elle s’arrête là, maintenant, au moment de la lecture de ce texte.»). Doit-on dire que cette période conduit au temps présent ou, au contraire, qu’elle en émane ou en provient. La flèche du temps est-elle dirigée vers le temps présent ou au contraire s’en éloigne-t-elle?

Cette première assertion propose une dynamique précise à trois termes : contemporain, histoire et actualité, où les deuxième et troisième apparaissent comme des vecteurs en opposition. Le résultat de leur tension est d’ailleurs présenté comme étant le contemporain.

On remarque d’emblée le choix des mots de René Audet. Pour lui, le contemporain ne commence pas au point de réunion de l’historicité et de l’actualité, mais de rupture. En quoi est-ce une rupture? Pourquoi n’est-ce pas une simple jonction, une relation? Poser qu’il y a rupture est sûrement une façon d’expliciter la tension au cœur de la définition même du contemporain, de ce présent qui est le nôtre et qui ne se déploie pas sans ses zones de relations précarisées. Le contemporain est au point de rupture, parce qu’il est un temps en crise, un temps où les disjonctions se multiplient. Et c’est un temps qui requiert une suture, ce que les représentations culturelles permettent, ce que l’imaginaire comme interface implique.

Si l’expression utilisée avait été « jonction » plutôt que « rupture », l’assertion de René Audet aurait présupposé que l’histoire et l’actuel sont faits pour être joints, qu’il y a là une relation naturelle, ayant de fortes chances d’être entérinée. Or, le choix du terme de rupture nous indique plutôt qu’il n’y a rien de naturel entre les deux termes. Nous ne sommes pas dans une représentation rassurante du temps, où les jonctions peuvent être facilement actualisées et représentées; nous sommes plutôt confrontés à une conception vectorielle, où les relations entre passé et futur créent une tension.

Par contre, s’il n’y a pas de jonction, la rupture n’est pas non plus une pure béance. Le contemporain n’est pas une masse de données, d’événements et de situations à l’état brut ou qui résistent à tout traitement. Pour exister, le contemporain se doit d’être sémiotisé par un sujet ou une communauté interprétative, il se doit d’être intégré à un processus de description et de compréhension. S’il y a ruptures, événements, modifications du cours des choses, ces faits doivent être objets de perception, ils doivent être interprétés et soumis à un jeu d’interprétants qui leur donnent sens et fonction. De cette façon, la prémisse de René Audet peut être reformulée : le contemporain commence au point de suture entre historicité et actualité.  Et cette suture est nécessairement orientée vers l’un ou l’autre des bornes du temps présent, à savoir le passé ou le futur.

Il manque, on le voit maintenant, un terme à l’assertion de René Audet. Il n’y est question que du passé par le biais de l’historicité. Or, l’actualité du temps présent ne peut être appréhendée qu’en fonction de ses deux bornes, l’histoire ou le passé, l’avenir ou le futur. Il en va de notre façon de comprendre comment nous construisons notre réalité. Celle-ci découle-t-elle d’une vision du monde, héritée du passé, ou se construit-elle à partir des faits qui témoignent d’une nouvelle situation?

De la même façon, si «le contemporain se situe hors de l’histoire, narrativement parlant», il se déploie tout de même à la jonction du passé et de l’avenir, et il se manifeste par le biais d’une mise en récit ou en discours. Il ne peut y avoir de contemporain sans une sémiotisation des données du temps présent, sans une construction de cette réalité qui nous sert d’interface avec le monde. Il est essentiellement un objet de pensée et, par la force des choses, il engage à une interprétation et à une projection. Il est un produit, le résultat du jeu d’un ensemble de forces et de tensions. Le contemporain est, en tant que construction, ce qui permet de rattacher le présent au passé, maillon d’une chaîne qui se continue jusque dans l’avenir.  S’il est hors de l’histoire, il cherche pourtant à la réintégrer, à en faire partie. Les productions culturelles actuelles permettent de donner à ce contemporain une identité. Elles participent de son imaginaire, elles en sont une manifestation.

*

Le contemporain est l’écume de l’actualité.

Plus qu’à Boris Vian, l’expression fait référence à la figure que déploie Peter Sloterdijk dans le troisième tome de ses sphères, Écumes3. L’écume, «cette liaison éphémère de gaz et de liquides» (p. 24), lui permet de penser la complexité, car chacune des bulles de l’écume, chacune des sphères générées par le mélange de molécules liquides et gazeuses, représente un équilibre instable et éphémère. L’écume, c’est «presque rien, et pourtant : pas rien. Un quelque chose, et cependant : seulement un tissu formé d’espaces creux et de parois très subtiles. Une donnée réelle et pourtant : une entité qui redoute le contact, qui s’abandonne et éclate à la moindre tentative de s’en emparer. C’est l’écume telle qu’elle se montre dans l’expérience quotidienne.» (p. 23)

Le contemporain est une telle écume générée par la rencontre du présent et de ses temps limitrophes. Il est produit par l’union de l’actuel, cette masse fluide dont les vagues nous emportent sans coup férir, et de cet étonnant mélange de potentialités que représente le futur et de rémanences d’un passé qui s’accroche encore. Il est difficile à manipuler, parce que éphémère, n’existant réellement que le temps que dure le présent.

Le contemporain, comme l’écume, n’existe par contre que s’il y a vie, c’est-à-dire dynamisme, agitation, mouvement, réaction, forces contradictoires… « Dès que cesse l’agitation du mélange, celle qui assure l’acheminement d’air dans le liquide, la majesté de l’écume retombe rapidement sur elle-même. » (p. 24) Le contemporain ne s’impose à notre esprit que parce que l’agitation du temps présent en commande la saisie.

L’écume a trop souvent servi de «métaphore à l’inessentiel et à l‘intenable. […] Ça enfle, ça fermente, ça tremble, ça explose. Que reste-t-il?» (p. 24) Pourtant, le contemporain le dit bien : l’écume est le signe de l’agitation du monde, le résultat des mélanges et des tensions qui fondent notre réalité. L’écume est un langage et il parle des forces qui en provoquent l’apparition. Essayer d’en rendre compte ne peut procéder que par un «procédé global d’admission du fortuit, du momentané, du vague, de l’éphémère et de l’atmosphérique – un procédé auquel participe les arts, les théories et les formes de vie, chacun avec ses propres types d’engagement.» (p. 30) En rendre compte ne peut procéder que par une théorisation de l’imaginaire qui seul permet de considérer le rapport au monde comme une interface, et les diverses production culturelles comme des manifestations de son action nécessairement polymorphe.

Le contemporain est un précipité. D’où peut-être l’illusion que notre modernité s’y précipite, fascinée par sa propre image.

1 Paul Zawadzki, « Les équivoques du présentisme », Esprit, juin 2008, p. 114.
2 Tiré d’un texte pour le séminaire « Construction du contemporain », UQAM, automne 2006.
3 Peter Sloterdijk, Écumes, Paris, Hachette, 2005, [2003].

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(Cette entrée a paru initialement sur Salon double, le 11 septembre 2009)

Le contemporain est-il l’actuel?

La question mérite d’être posée car, comme le signale Giorgio Agamben, reprenant à son compte une déclaration de Roland Barthes tirée d’une note de ses cours au Collège de France, «Le contemporain est l’inactuel».

Agamben, dans cette brève introduction à un séminaire donné à l’université de Venise et publié sous le titre de Qu’est-ce que le contemporain? (Paris, Payot/Rivages, 2008), affirme à la suite de Barthes et de Nietzsche l’inactualité du contemporain: «Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps» (p.9-10).

Il continue plus loin, en précisant: «La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme» (p.11).

De telles affirmations sont intéressantes, mais elles viennent buter contre le projet de décrire et de comprendre l’imaginaire contemporain, expression qui, on l’a vu précédemment, repose sur l’adéquation du contemporain et de l’actuel. Les deux termes, en effet, ont comme signification courante le fait d’être de notre temps, immédiatement.

Si le contemporain est ce qui résiste à son temps, comment rendre compte de l’imaginaire contemporain, qui serait donc l’imaginaire de ce qui résiste à sa propre actualité? Appliquée à l’imaginaire, une telle conception du contemporain semble impliquer une régression à l’infini.
En fait, il convient d’examiner de plus près la posture d’Agamben, car elle consiste essentiellement à définir une figure, et non à étudier un imaginaire. Et cette figure qu’il décrit, c’est celle d’un intellectuel, de ce sujet qui, identifié comme Sujet Contemporain, est capable de comprendre son siècle et d’en prendre la mesure.

Ce n’est pas n’importe quelle forme de contemporanéité qui est en jeu, mais celle d’un sujet, d’un être doté d’un esprit critique qui parvient à adopter une position de retrait face au monde, à ses événements et à leurs lignes de force. Il n’adhère pas au monde et à ses appâts, il reste critique, suspicieux, en porte-à-faux, posture qui lui permet de résister à l’envoûtement que le chant du monde contemporain suscite. Le Contemporain n’est pas plongé dans ce monde, il ne baigne pas dans ses eaux ensorcelantes. Il ne prend pas des vessies pour des lanternes et, comme le philosophe platonicien, il est capable de considérer ce qu’il voit comme de simples ombres, ombres  d’une vérité que le détachement permet de ramener à leur juste valeur.

Le Contemporain est un être capable de voir à travers la lumière, surtout celle qui se donne comme pure totalité. «[Le] contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité» (p.19). Il parvient donc à déceler les zones d’ombre là où les moins percevants, esclaves de leur temps, ne voient qu’un spectacle baigné de lumière. Si le monde était une scène, il en verrait les coulisses et saurait retrouver la source des faisceaux lumineux qui éclairent le tout. Il verrait qu’il n’y a là que des projections, dont les dispositifs, quelque magiques qu’ils puissent paraître, peuvent à tout instant être démontés.

Le Contemporain est poète (p.19).  Il n’est pas un être de lumière, mais d’obscurité, d’une obscurité révélée comme vérité, tandis que la lumière visible n’est qu’une apparence trompeuse. Nous sommes avec Agamben en plein mythe de la caverne: «Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité» (p.21).

Le Contemporain est philosophe. Il se méfie de la lumière du siècle, recherche l’obscurité qui en révèle le caractère factice, et parvient à retrouver cette véritable lumière qui s’y cache. Être contemporain, «cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment» (p.24-25).

Le Contemporain se doit de recevoir «en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps» (p.22), et surtout d’en témoigner, de faire l’expérience de la contradiction et d’en rendre compte. Le Contemporain sait trouver les mots pour disséquer cette obscurité et faire apparaître cette autre lumière, qui ne doit rien au spectacle des représentations, mais tout aux contraintes de l’intelligibilité, de la pensée rationnelle, de ce regard perçant qui sait se dégager des apparences pour rejoindre les vérités.

Je n’ai rien contre cette figure d’un Sujet Contemporain, poète et intellectuel soucieux de faire ressortir les zones d’obscurité dans cette lumière qui se donne comme seule réalité, seule vérité, totale et actuelle. Mais il faut comprendre qu’elle est essentiellement une figure. Si nous avons besoin de ces Contemporains, de ces Agamben au regard pénétrant, ceux-ci ne sont pas le contemporain. Pour le dire simplement, ce contemporain-là ne permet pas de comprendre l’imaginaire contemporain.

Peut-être cet imaginaire n’est-il qu’une construction, un savant jeu de lumière qui nous fait prendre une scène pour notre seule réalité. Mais cette scène est notre seul théâtre des opérations. Nous ne sortirons jamais de la caverne. Et il convient, non pas de le rabattre au rang d’écran, mais de l’investir comme principale surface de connaissance.

Quels récits nous racontons-nous maintenant? (Et non: quels récits devrions-nous nous raconter pour ramener de l’inactualité et, par conséquent, de la densité dans notre époque?)
Quelles images nous fascinent maintenant?
Quelles zones de tension se profilent? Quelles failles?

Il ne s’agit pas de prendre un pas de recul, mais au contraire de faire un pas de plus et de se colleter aux difficultés que pose l’étude de ce qui se passe immédiatement sous nos yeux. Non pas de refuser le spectacle, mais de pousser à l’extrême sa logique de façon à en voir les limites.
Le contemporain n’est pas un écran, il n‘est pas un plan à deux dimensions, mais un espace complexe à trois dimensions, un espace capable de recueillir des situations, des tensions, tout comme des représentations.

Il ne faut pas se retirer, mais s’immerger. Or, s’immerger ne veut pas dire abandonner tout esprit critique, mais plutôt de travailler de l’intérieur et de construire, de l’intérieur, des espaces de réflexion et de l’analyse. D’ailleurs, à travailler de l’intérieur, à ne pas se séparer de la situation étudiée, on peut espérer y intervenir.

L’approche n’est pas exclusivement analytique, elle a une composante pragmatique fondamentale. Étudier l’imaginaire contemporain, c’est agir sur cet imaginaire, sachant fort bien que l’étude d’une idée en modifie essentiellement la portée ou la forme, à moins évidemment de l’avoir immobilisée préalablement.

Le contemporain n’est pas une figure d’intellectuel, il est une interface, un imaginaire, ce par quoi nous connaissons le monde et parvenons à nous y retrouver. L’imaginaire est une médiation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singulière qui se complexifie en se déployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au cœur de toute société. Cette interface est constituée d’un ensemble de règles d’interprétation, de compréhension ou de mise en récit, fondées sur une encyclopédie et un lexique, qui lui servent d’interprétants dynamiques, ainsi que sur une expérience du monde qui leur fournit des éléments complémentaires et collatéraux. Ces règles permettent au sujet de se situer dans le monde, de se le représenter et, au besoin, de le transformer.

D’ailleurs, quand ces règles ne sont plus adéquates, quand elles ne sont plus confirmées dans leur agir et ne servent plus à comprendre adéquatement, nous voyons apparaître des situations de crise. C’est le mode de présence du sujet au monde qui est précarisé et qui demande à être renégocié. Or, s’il est impératif d’étudier l’imaginaire contemporain, c’est que la relation du sujet au monde est actuellement, et sur de nombreux plans, précarisée. Et face à une telle crise, il convient non pas de se retirer, mais de s’impliquer, de s’engager. La négociation n’est possible que de l’intérieur, que par un investissement dans l’objet même qui est décrit.

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