Ce n'est écrit nulle part » Dostoievski http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Être un dieu, devenir un insecte http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/10/11/etre-un-dieu-devenir-un-insecte/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/10/11/etre-un-dieu-devenir-un-insecte/#comments Sat, 11 Oct 2014 14:59:46 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1980 Google n’a pas la conscience tranquille. Attablé avec Éric Lint, au pub l’Île noire, ils ont déjà bu quelques Black and Tan et s’attaquent maintenant aux scotchs de la place. Un dram n’attend pas l’autre. Des Laphroaig, des Lagavulin, des Talisker, des Glenmorangie. Toutes les distilleries ont été répertoriées, cartographiées, photographiées, traitées, décrites, évaluées. Rien n’a été laissé au hasard. Google devrait être satisfait, la planète entière est enfin à sa portée. Mais quelque chose le tracasse. Tout ce savoir, peut-être, au bout des doigts. Il avale une dernière gorgée de son Isle of Jura.

« Je veux maintenant te raconter, mon cher Éric, que tu le désires ou non, pourquoi je n’ai même pas réussi à devenir un insecte. Je te le déclare solennellement: maintes fois déjà j’ai essayé de devenir un insecte; mais je n’en ai pas été digne.

Une conscience trop clairvoyante, je t’assure, c’est une maladie très réelle. Une conscience ordinaire me suffirait plus qu’amplement dans ma vie quotidienne, une conscience ordinaire, c’est-à-dire une portion de conscience, comme celle qui t’a été octroyée à toi, homme du XXIe siècle qui, pour ton malheur, habite le continent américain, le plus banal, le plus insignifiant des continents qui soit sur Terre (car il y a des continents insignifiants, et d’autres qui ne le sont pas). J’aurais, par exemple, amplement assez de cette portion de conscience que tu possèdes, toi, homme sincère, spontané, théoricien.

Tu t’imagines, je te parie, que je te dis tout cela par pose, pour me moquer des théoriciens, pour faire des embarras à la manière de cet historien des sciences dont je parlais tantôt, mais ce serait une pose de bien mauvais goût. Qui songerait donc, mon pauvre Éric, à se glorifier de ses maladies et à en prendre prétexte pour faire des embarras?

Mais que dis-je donc! Tout le monde agit ainsi. C’est précisément de ses maladies que l’on tire gloire, et moi, probablement, encore plus que les autres. Ne discutons pas! Mon objection est stupide.

Et pourtant, j’en suis fermement convaincu, la conscience, toute conscience est une maladie. Encore plus l’omniscience… Je le maintiens. Mais laissons cela pour le moment. Réponds-moi : comment se fait-il toujours qu’à l’instant même – oui, comme si c’était un fait exprès – précisément à l’instant où je suis le mieux capable d’apprécier toutes les nuances du beau, du sublime, comme on peut l’admirer sur Terre, il m’arrive non seulement de penser, mais de faire des choses si incongrues, que… des actions, pour être bref, que tous accomplissent peut-être bien, mais que je commets précisément lorsque je me rends parfaitement compte qu’il faut s’en abstenir. Tu comprends? Non?

Plus est claire ma conscience du monde et de toutes les choses belles et sublimes, plus profondément je m’enfonce dans ma boue, plus je me sens capable de m’y enliser définitivement. Mais ce qui est particulièrement remarquable, c’est que ce désaccord ne paraît pas une chose fortuite, dépendante des circonstances, mais semble aller de soi et se produire tout naturellement. On dirait que c’est mon état normal et nullement une maladie ou un vice; si bien que, finalement, je perds toute envie de lutter. Pour en finir donc, j’admets presque (peut-être bien même que je l’admets) que tel est en effet l’état normal de mon esprit. Mais, depuis le début, que de souffrances j’endure dans cette lutte. Je ne crois pas que les hommes puissent être dans le même cas, et toute ma vie durant je cacherai cette particularité comme un secret. J’en ai honte (il se peut que j’en aie honte encore demain). Cela va si loin qu’il m’arrive de gouter une sorte de plaisir secret, vil, anormal, en rentrant chez moi, dans ma tour, par une de ces nuits malpropres et laides, et en me répétant que j’ai encore commis une vilénie ce jour-là et qu’il est impossible de revenir là-dessus. Et je me ronge alors intérieurement. Je me ronge, je me déchire à belles dents, je bois longuement mon amertume, je m’en rassasie tant qu’enfin je ressens une sorte de faiblesse honteuse, maudite, où je goute une volupté très réelle. Oui, une volupté! Tu comprends? Tu m’écoutes Éric? Une volupté! J’insiste là-dessus. J’ai commencé à te parler de cela, précisément parce que je veux savoir au juste si des hommes comme toi connaissez de telles voluptés.

Je vais t’expliquer : la volupté, dans mon cas, provient de ce que je me rends trop bien compte de ma supériorité; elle tient à la sensation d’avoir atteint une dernière limite. Ma situation est superbe et abominable, mais elle ne peut être autre; jamais je ne pourrai changer, car si même j’avais le temps et l’énergie nécessaires, je ne voudrais pas devenir un simple homme; et, d’ailleurs, si même je voulais changer, j’en serais incapable : en effet, changer en quoi? – Il n’y a peut-être rien d’autre.

Mais l’essentiel – ceci est la fin des fins – c’est que tout cela s’accomplit conformément aux lois fondamentales et normales de l’omniscience et de la conscience raffinée et en découle directement, si bien qu’il est tout à fait impossible non seulement de changer, mais, en général, de réagir de façon quelconque. Ma conscience raffinée me dit, par exemple : oui, tu as raison, tu es une canaille; mais le fait que je puis constater ma propre canaillerie ne me console nullement d’être une canaille. Mais cela suffit!… Que de paroles, mon Dieu! Mais qu’ai-je expliqué? D’où provient cette volupté?  Je tiens à m’expliquer pourtant. J’irai jusqu’au bout. C’est pour cela que je bois…

Ainsi, par exemple, j’ai un amour-propre terrible; je suis aussi méfiant et susceptible qu’un bossu, qu’un nain. Mais, vraiment, il y a des minutes dans mon existence où, si l’on me donnait une gifle, j’en serais fort heureux, peut-être. Je parle sérieusement : j’aurais pu certainement trouver là quelque plaisir, le plaisir du désespoir, évidemment; c’est le désespoir qui recèle les voluptés les plus ardentes, surtout lorsque la situation apparaît réellement sans issue. Or là, dans le cas de la gifle, quel écrasement que cette sensation d’avoir été pétri ainsi!

Mais le principal, c’est qu’il se trouve toujours que c’est moi le coupable, de quelque côté qu’on examine les choses, et qui plus est, coupable sans l’être en somme, autrement dit : conformément aux lois de l’omniscience. Je suis coupable, tout d’abord parce que je suis plus intelligent que tous ceux qui m’entourent (je me suis toujours trouvé plus intelligent que ceux qui m’entouraient, et il m’arrive même – imagine-toi! – de me sentir confus de ma supériorité, si bien que depuis ma création je regarde les gens de biais, pour ainsi dire, et ne peux jamais les dévisager bien en face). »

Éric Lint n’écoute plus, dégouté. Il se cure les dents distraitement, puis remarque une fourmi derrière le bol de bretzels. Il cale son scotch, déplace le bol et, avant que la fourmi ait eu le temps de s’enfuir, retourne son verre et l’emprisonne. La fourmi s’agite dans tous les sens, puis s’immobilise. Elle regarde Google, le dieu-insecte, et semble attendre ses ordres.

Une mouche passe.

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