Ce n'est écrit nulle part » ecriture http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Google Livres: Un peu d’histoire http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/09/25/1955/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/09/25/1955/#comments Thu, 25 Sep 2014 02:15:15 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1955 (Mise en perspective historique et auto-promotionnelle du projet Google Livres, telle que traduite par Google Traduction – et je n’ai touché à rien. Gutenberg en prend pour son rhume. Avec Google, il n’y a pas à dire, c’est fou comme on s’amuse.)

À la fin du Moyen Age, dans une petite ville dans la vallée du Rhin, un ouvrier métallurgiste modeste bricolé avec une presse à vin branlante, alliages métalliques et de l’encre à base d’huile. Le résultat de ses travaux était une invention qui a eu l’information du monde et a exponentiellement plus accessible et utile.
Six siècles plus tard, nous voyons le même genre de l’innovation dans la façon dont nous accédons à l’information. Chaque jour, en quelques clics sur un ordinateur, les gens font plus que simplement visiter leurs pages Web préférées. Comme Gutenberg, ils élargissent les frontières de la connaissance humaine.
Cette même philosophie qui se cache derrière Google Livres. Nous croyons qu’un outil qui peut ouvrir les millions de pages dans les livres du monde peuvent aider à éliminer les barrières entre les gens et l’information et bénéficier à la communauté de l’édition en même temps. Beaucoup des plus grands éditeurs du monde ont rejoint notre programme de partenariat afin que les lecteurs du monde entier peuvent découvrir leurs livres. Ces partenariats sont très réussies, et le programme ne cesse de croître.
Pourtant, certains de ces mêmes éditeurs ont intenté un procès à arrêter notre projet de bibliothèque. Dans ce projet, nous travaillons en partenariat avec des bibliothèques à numériser tant du domaine public et des livres sous droits d’auteur. Nous protégeons soigneusement les titulaires de droits d’auteur en faisant en sorte que lorsque les utilisateurs trouvent un livre sous copyright, ils ne voient que d’une entrée carte catalogue de style fournissant des informations de base sur le livre et pas plus de deux ou trois phrases de texte entourant le terme de recherche pour les aider à déterminer si ils ont trouvé ce qu’ils cherchent.
Alors pourquoi un tel outil universellement utile devenue si controversée? Parce que certains dans la question de la communauté de l’édition savoir si un tiers devrait être en mesure de copier et index droits d’auteur des œuvres de sorte que les utilisateurs peuvent rechercher à travers eux, même si tout un utilisateur ne voit que les informations bibliographiques et quelques extraits de texte, et même si le résultat est de rendre ces livres largement détectable en ligne et aider les auteurs et les éditeurs vendent plus.
Certains de nos détracteurs pensent que quelque sorte de Google Livres deviendra un substitut pour le mot imprimé. Au contraire, notre objectif est d’ améliorer l’accès aux livres – pas pour les remplacer. En effet, nous travaillons en étroite collaboration avec les éditeurs pour développer de nouveaux outils et des opportunités pour la vente de livres en ligne.
Le droit d’auteur est censé veiller à ce que les auteurs et les éditeurs ont intérêt à créer de nouvelles œuvres, pas empêcher les gens de savoir que le travail existe. En aidant les gens à trouver des livres, nous croyons que nous pouvons augmenter l’incitation à les publier. Après tout, si un livre n’est pas découvert, il ne sera pas acheté.
C’est pourquoi nous croyons fermement que ce projet sont de bonnes nouvelles pour tout le monde qui lit, écrit, édite et vend des livres.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/09/25/1955/feed/ 0
Faire un livre http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/09/05/faire-un-livre/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/09/05/faire-un-livre/#comments Fri, 05 Sep 2014 01:58:04 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1949 (reproduction d’un texte publié dans la revue Main blanche (vol 19, no2, 2014)

 

J’ai écrit des livres, mais ai-je fait des livres? Au sens d’un projet total où texte et forme se complètent? Quelques-uns à peine. Et encore, ce ne furent jamais que des projets restreints et amateurs, montés avec les moyens du bord, des photos, des dessins, des collages sommaires.
Pourtant, d’emblée, j’ai toujours aimé ces livres qui étaient plus que des textes imprimés, ces livres où le texte et les images se répondaient, où la mise en page devenait un enjeu en soi, à la manière du Coup de dé de Mallarmé.  J’ai ainsi longtemps étudié l’œuvre de Donald Barthelme (1931-1989), l’un de mes écrivains américains favoris. Et j’ai tenté de l’imiter.

Dans ses nouvelles, il pratiquait le collage sous toutes ses formes, qu’il soit inspiré du Merz, du surréalisme ou du Pop Art américain. Ses textes étaient traversés de références artistiques, de mentions de peintres et de sculpteurs. Mais, plus important encore, ils reposaient sur des principes artistiques et picturaux. Telle nouvelle, « Au musée Tolstoï » par exemple, jouait sur la coprésence de textes et de dessins, dont celui du visage long et barbu du vieux Tolstoï, mais aussi des dessins représentant son manteau ou une version jeune de l’écrivain, un livre à la main. Tel autre texte, mettant en scène Paul Klee, était conçu comme un tableau du peintre, décentré et abstrait, où étaient incorporés, sous forme de collages discrets, des extraits de son journal intime. Dans « Eugénie Grandet », reprise satirique du roman de Balzac, les vingt-quatre fragments mêlaient des extraits du texte, des dessins, des dialogues fictifs, des aberrations chronologiques et même quelques erreurs. La nouvelle, tout en ruptures, se démarquait du roman original écrit, lui, tout d’une traite, sans chapitres ni coupures. Dans le quatrième fragment, le narrateur s’interrogeait pour savoir qui demanderait la main d’Eugénie et on découvrait, au fragment suivant, un dessin rudimentaire de la main d’Eugénie, dessin qui venait briser la métonymie en prenant l’interrogation au pied de la lettre.

Comme le soulignait Barthelme en entrevue : « J’essayais de faire de la fiction qui ressemblait à certaines formes de peinture moderne. Vous savez, tendant vers l’abstrait »; et d’ajouter « je crois que j’essayais d’être un peintre, à ma façon. J’aspirais probablement à quelque chose qui n’est pas à proprement parler du domaine de l’écriture » ( Not-Knowing.  The Essays and Interviews, édition de Kim Herzinger, New York, Random House, 1997, p. 298 et 268. ).  Et c’est en explorant les marges de l’écriture qu’il en avait renouvelé la pratique.


*

Je ne lisais pas que Barthelme à l’époque. J’étais aussi amusé par Edward Gorey (1925-2000). J’avais acheté, un peu par hasard, lors de vacances à Cape Cod, une anthologie de ses livres de dessins, intitulée Amphigorey ( New York, A Perigee Book, 1981 (1972)). Le titre m’avait bien fait rire. Et, devenu accroc,  j’ai acheté les autres volumes de la collection, Amphigorey too ( New York, A Perigee Book, 1975), Amphigorey Also ( New York, A Harvest/HBJ Book, 1983) et Amphigorey Again ( New York, Harcourt, Inc., 2006) , de même que des exemplaires d’éditions originales. J’y retrouvais la même absurdité que dans les nouvelles de Barthelme, la même fausse naïveté, le même jeu entre le texte et l’image, même si la dimension iconique y était surdéterminée.
Gorey a fait d’innombrables livres illustrés, des chapbooks élégants et aux formats variés, proposant des abécédaires délirants, des fictions pseudo-victoriennes, des contes faits d’enfants abandonnés, de demoiselles en détresse et d’ivrognes à la barbe hirsute errant dans des maisons vides ou sur des landes arides. C’étaient des bijoux d’humour noir, où les images minimalistes et démodées, faites à l’encre de Chine, entraient en résonance avec des textes d’une grande absurdité ou tout simplement enfantins. L’auteur appréciait d’ailleurs les pseudonymes, signant certains de ses livres à l’aide d’anagrammes évidents : Mme Regera Dowdy, Ogdred Weary, Raddory Gewe, Awdrey Gore ou Dogear Wryde.
On pourrait dire que Gorey refaisait sans cesse le même livre, variant à peine les sujets et les dessins, habitant un espace figural marqué par le deuil et la douleur, ancré dans un dix-neuvième siècle imaginaire, mais ce livre n’avait rien accidentel, tout y était minutieusement maîtrisé. Gorey faisait des livres pleinement assumés.

*

Mes lectures m’ont conduit ensuite à m’intéresser au livre altéré A Humument, l’un des projets majeurs de l’artiste anglais Tom Philips, qui se sert des pages d’un vieux roman du XIXe siècle comme canevas pour ses dessins et peintures.  Puis, je suis passé aux livres-livres de Louise Paillé, aux pages-miroirs de Rober Racine, aux livres éclatés de Paul Zevelansky, aux explorations romanesques de Mark Z. Danielewski, aux diverses figures du livre mise en scène dans les œuvres hypermédiatiques, mais aussi à un projet éditorial comme celui des éditions McSweeney’s, qui semblaient vouloir, dans les premiers temps, pousser à la limite la forme même du livre, cherchant à briser, par exemple, toutes les conventions de ce qui constitue un beau livre. Et c’est un coup de dé (lire : Google Books) qui m’a conduit à découvrir la version numérique d’un très étonnant manifeste de la fin des années 70, texte maintenant réédité et traduit aux éditions Héros-limite de Genève. Ce texte, « Le nouvel art de faire des livres », est d’Ulises Carrion et il apparaît comme la pièce maîtresse de son essai Quant aux livres / On Books.
Ce nouvel art de faire des livres repose sur le principe que l’écrivain ne doit plus seulement écrire des textes, mais faire des livres, que les modes d’organisation d’un texte sur la page sont essentiels à la production du livre.

Il arrive qu’un livre ne contienne que par hasard un texte dont la structure est sans rapport avec lui : je pense aux livres des librairies et des bibliothèques.
Un livre peut aussi être une forme autonome, qui se suffise à elle-même, et contenir un texte qui accuse cette forme, qui en fasse partie intégrante : c’est là que commence le nouvel art de faire des livres. (Quant aux livres / On Books, Genève, éditions Héros-Limite, 2008, p. 33)

Bien que ses propos s’appliquent à la pratique des livres d’artistes, Carrion vise un public plus large. Ce sont tous les écrivains qui sont concernés et qui peuvent, voire qui doivent mettre les mains à la pâte.

Dans l’art ancien, l’écrivain estime que la fabrication du livre proprement dit ne lui incombe pas. Il écrit le texte. Le reste est l’œuvre de serviteurs, d’artisans, d’ouvrier, de tiers.
Dans le nouvel art, écrire un texte n’est que le premier maillon de la chaine qui relie l’écrivain au lecteur. Dans le nouvel art, l’écrivain se charge de l’ensemble du processus (2008, p. 33).

Dans ce nouvel art que les dispositifs numériques rendent maintenant accessible, l’écrivain peut faire des livres. Il peut les faire comme il le veut. Il peut y ajouter des images, des collages, une calligraphie spontanée, une mise en page singulière, des vides et des blancs, des objets trouvés; il peut modifier le contenu et la forme des pages selon ses désirs, changer de type ou de couleur de papier, faire varier les formats. Tout est possible. Un livre en forme de boite de cigares. Un livre sans épine dorsale. Sans couverture. Un livre à lire à l’endroit comme à l’envers. Un livre interactif. Un livre dématérialisé.
Dans les faits, plus rien ne nous arrête de faire le livre que nous souhaitons. La seule question qu’il convient de se poser maintenant est de savoir pourquoi nous ne le faisons pas.

 

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/09/05/faire-un-livre/feed/ 1
Un défaut de fabrication: le labyrinthe des signes de Charles Sanders Peirce http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-labyrinthe-des-signes-de-charles-sanders-pierce/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-labyrinthe-des-signes-de-charles-sanders-pierce/#comments Mon, 18 Aug 2014 15:03:45 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1937 Je n’ai jamais été ambidextre comme a pu l’être Charles Sanders Peirce. On raconte qu’il pouvait écrire au tableau simultanément des deux mains un problème logique et sa solution, au grand étonnement de ses étudiants (Joseph Brent, Charles Sanders Peirce. A Life, Bloomington, Indiana University Press, 1998, p. 15). J’essaie de l’imaginer, avec sa barbe fournie et ses cheveux très droits, séparés dans le milieu, lever les deux mains à la même hauteur et tracer des lettres et des symboles. Écrivait-il dans la même direction ou dans des sens opposés? Le faisait-il à répétition? Parlait-il en même temps qu’il écrivait?
Ce qui me fascine de cette anecdote sur Peirce, c’est la possibilité que ses deux mains aient été complémentaires et convergentes. J’y retrouve l’illusion d’une complétude, d’une synthèse à la Michel Serres dans Le Tiers-Instruit (Paris, Éditions François Bourin, 1991) comme si Peirce était un être surhumain, qui avait atteint la troisième rive. Un de ses étudiants à l’Université Johns Hopkins le décrivait justement en ces termes:

Pour Peirce lui-même, j’avais une forme de dévotion. Si son intellect était froid et précis, son imagination métaphysique était capricieuse, scintillante et débridée, et sa personnalité était à ce point riche et mystérieuse qu’il semblait un être à part, un surhomme. J’aurais voulu être comme lui plutôt que comme tout autre personne rencontrée. (cité dans Brent, 1998, p. 15; je traduis)

Quand on lit Peirce et essaie de comprendre ses écrits logiques et philosophiques, on est frappé par le caractère hermétique de son écriture, de même que par la complexité de ses théories. Son esprit est essentiellement divergent, entre autres dans sa façon de prendre à rebours les modèles philosophiques, qu’il met sens dessus dessous. C’est un être de la contrariété : il invente le pragmatisme en opposition au cartésianisme, puis, quand cette doctrine devient trop populaire, il propose le pragmaticisme. En réponse à la phénoménologie, il définit une phanéroscopie, qui en est une proche voisine, mais encore plus hermétique. Chaque fois, il se donne les coudées franches pour développer son propre modèle, même s’il doit se marginaliser pour le faire. Il pense en triades, en catégories emboitées les unes dans les autres, qui donnent de la pensée en action une image inédite, à la fois ouverte sur le monde et en constante redéfinition. Il est à la fois intuitif et maladroit, capable de progressions fulgurantes et de remises en question brutales, oscillant, comme le fait Barthes, entre la ligne droite et le zigzag.
Il se déclare étonnamment dénué d’imagination et ne doit ses percées en logique qu’à sa persévérance et à la méthode qu’il dit avoir découverte dans sa jeunesse – une façon de rendre les idées claires. Cette méthode, il a longtemps été le seul à la posséder et à bien la comprendre. Et sa transparence était toute relative; mais, elle était la pierre de touche de son système philosophique.
On croit être en présence d’un esprit supérieur, pour qui tout est facile, mais la réalité est tout autre. Peirce était essentiellement un être souffrant. Et il attribuait certaines de ses inaptitudes au fait d’être gaucher.

Je ne suis pas un écrivain naturel, n’étant pas différent en cela de la plupart des hommes. Et si j’ai écrit quelque chose de bien, c’était parce que les idées pratiquaient sur moi une immense pression, au point de me faire éclater. En outre, j’écris beaucoup mieux quand j’ai une hypothèse précise à prouver. Et il ne faut pas qu’elle soit compliquée, sinon ma gaucherie mentale me conduira à m’exprimer d’une façon qu’un esprit normal trouvera presque inconcevablement maladroite. (Lettre à Cassius J. Keyser, Brent, 1998, p. 43; je traduis)

Peirce associe de façon presque enfantine le fait d’être gaucher à une pensée gauche : « il semble que les connexions entre les diverses parties de mon cerveau doivent être différentes de l’organisation usuelle et optimale; et, si tel est le cas, il s’ensuit nécessairement que mes pensées apparaissent comme gauches. » (Brent, 1998, p. 44; je traduis)
On disait de lui qu’il était atteint de névralgie trigéminale (ou du trijumeau, un nerf du visage), ainsi que d’une psychose maniaco-dépressive. Il souffrait d’hypersexualité, ainsi que de nombreuses addictions (à l’alcool, à la morphine et, vraisemblablement, à la cocaïne), et connaissait des états mélancoliques. De son propre aveu, il avait de grandes difficultés à écrire et sa pensée fonctionnait par diagrammes et schémas. Ce qui apparaissait aux autres comme de l’originalité n’était pour lui que de la maladresse.
À lire sa biographie, on comprend que c’était un être fantasque, imprévisible et irritable, qui a dû expérimenter la contrariété sans jamais totalement appréhender les conséquences de sa rééducation, pourtant ratée. Il fait remarquer, dans une lettre, que

le fait d’être gaucher n’est pas une simple habitude, un accident de parcours, mais provient de causes organiques et cela est mis en évidence par le fait que, quand j’ai quitté l’école, j’écrivais facilement de la main droite et ne pouvais à peine le faire de la gauche; par contre, quand j’ai cessé de faire l’effort de continuer cette pratique inculquée pendant trois ans, je suis vite retourné à me servir de ma main gauche, bien que je me sois toujours servi, à table, d’un couteau, d’une fourchette et d’une cuiller tout comme le monde. (Brent, 1998, p. 44; je traduis)

Son ambidextrie était une illusion, un contrecoup de sa rééducation avortée. Car, il n’a pas continué à écrire de la main droite, il est revenu à sa main naturelle. La gauche, la divergente.
Peirce est l’un des rares, surtout au dix-neuvième siècle, à avoir su résister à l’expérience de la contrariété. Il n’a pas continué à écrire de la main droite, intégré de force au corps social, il a désappris ce geste, pour lui substituer son penchant naturel. Avant de s’opposer aux philosophes des siècles passés et de proposer une façon originale de comprendre l’esprit et le maniement des idées, il s’est opposé à ses éducateurs et à leurs idées reçues.
Peirce s’est-il senti un monstre? S’est-il perçu comme un être double? Gaucher et droitier en même temps? Ses nombreux moments d’apitoiement semblent l’indiquer. Et il y a ce dessin, reproduit dans la biographie de Brent, qui le laisse aussi entendre. Un des rares dessins faits de la main de Peirce, conservé dans les archives de l’Université Harvard. On y découvre un Minotaure au centre d’un labyrinthe de lignes entortillées. Le dessin est d’une complexité inouïe. Et il est impossible de savoir si l’on peut se frayer un chemin à travers ce dédale de fils enroulés. L’impression générale ressentie est que le Minotaure, cet être double par excellence, s’y trouve littéralement écrasé. La bulle, qui l’entoure, le protège à peine de sa prison. La légende explique qu’il s’agit de la représentation par Peirce du « labyrinthe des signes », cet univers de tensions et de relations au cœur duquel la conscience se déploie.


Le rapport au monde qui y est mis en scène est marqué par la complexité, ainsi que le danger. Car, le Minotaure est à la fois ce monstre qui dévore ses victimes et une cible pour des héros en quête d’aventures. Ce qui le distingue est aussi ce qui le rend vulnérable. Fait à noter, le Minotaure dessiné possède un corps animal et une tête humaine, plutôt que le contraire. Un corps difficile à dompter et un esprit en proie aux plus vives inquiétudes.
Ce dessin est, pour moi, une version tragique de l’existence du philosophe : encerclé, menacé de toutes parts, envahi par les signes d’un univers aux formes instables, fait de plis et de replis, d’un flux constant qui l’agresse tout autant qu’il le nourrit. J’y vois aussi, exprimée de manière figurale, la solitude et l’exaspération du contrarié confronté à un monde réfractaire.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-labyrinthe-des-signes-de-charles-sanders-pierce/feed/ 0
Paul Auster et la vie secrète des événements http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/02/07/paul-auster-et-la-vie-secrete-des-evenements/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/02/07/paul-auster-et-la-vie-secrete-des-evenements/#comments Fri, 07 Feb 2014 14:20:03 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1923 Gervais, Bertrand. 2011. « Paul Auster et la vie secrète des événements ». Dans Poétiques et imaginaires de l’événement. Montréal : Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire. coll. Figura, vol. 28, p. 97-110.

 

Les événements prennent une place prépondérante dans la poétique de Paul Auster. Dans son écriture, l’anecdote prend le dessus sur la phrase; la logique des événements, les coïncidences et les contingences l’emportent sur les effets de style et les constructions savantes. Le mot se conçoit chez Auster toujours dans sa relation au monde. Et c’est une relation complexe. Le monde n’existe pas sans les mots, nous-mêmes ne pensons pas sans le langage, mais en même temps, les mots n’existent pas sans le monde et leur fonction est non pas de s’en dégager, créant leur propre réalité, uniquement langagière, mais de révéler le monde dans sa complexité. Or, celle-ci est exprimée de façon imagée dans cette assertion nichée au cœur de L’invention de la solitude, selon laquelle « les événements d’une vie peuvent rimer entre eux. » C’est dire que, pour Auster, les événements se comportent comme des mots et peuvent être organisés en fonction de ressemblances ou de correspondances à la manière des homophonies recherchées en poésie. La relation habituelle entre les mots et les choses est, ici, renversée. Ce sont non pas les mots qui ressemblent aux choses qu’ils désignent, mais au contraire, les événements qui s’agencent tels des mots.
C’est à comprendre une telle esthétique que je m’arrêterai ici. Je poserai, d’entrée de jeu, que l’esthétique de Paul Auster implique un style minimaliste et dépouillé, où l’écriture cède volontairement le pas aux événements, et en montrerai certaines caractéristiques. J’explorerai ensuite la logique surprenante des événements qui a cours dans ses premiers romans et récits et l’importance démesurée qu’y prend l’anecdote. Et je terminerai sur une définition en trois composantes de l’esthétique de l’auteur.

Pour lire la suite, voir l’article mis en ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/02/07/paul-auster-et-la-vie-secrete-des-evenements/feed/ 0
De la pluie et du beau temps (Le monde est fait d’histoires, mais laquelle est la mienne?) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/12/10/de-la-pluie-et-du-beau-temps-le-monde-est-fait-dhistoires-mais-laquelle-est-la-mienne/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/12/10/de-la-pluie-et-du-beau-temps-le-monde-est-fait-dhistoires-mais-laquelle-est-la-mienne/#comments Tue, 10 Dec 2013 03:45:54 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1913  

Beauharnois, côté ouest.

 

Éric Lint est assis sur le bord de la route. La portière de sa Google Street View Car est restée ouverte. La radio est allumée et diffuse du rock pré-formaté. Le soleil se couche sur les champs de soya. Tout près de lui, Google urine. Ça dure longtemps. très longtemps. Tout le temps que durera leur arrêt. Un jet intarissable.

- Il faisait beau… déclare rêveusement Éric.
(Un temps passe. Indéterminé, mais de plus en plus lourd de sous-entendus.)
- C’est tout?
- Bien oui.
- C’est peu.
- C’est tout ce que j’ai.
- C’est nettement insuffisant.
- Pourtant, j’ai répondu à ta demande, à ta demande expresse.
- Je t’ai demandé un récit. Et tout ce que tu as réussi à produire, ce sont ces trois mots.
- Il faisait beau.
- « Il faisait beau », oui.
- Il faisait beau.
- Il faisait beau, en effet. Ces trois seuls mots.

Google manifeste des signes d’impatience.
- Mais qu’y a-t-il d’autre à dire?
- Tout! Il y a tout à dire. Et tu t’es contenté de cette acrobatie. De cette performance minimaliste.
- Je n’ai rien d’autre à dire. Et je croyais sincèrement avoir fait ce qu’il fallait.
-  « Avoir fait ce qu’il fallait. » Quelle blague… Ta mauvaise foi me sidère. Tu n’as rien dit, rien fait. Tu as déposé deux planches de bois sur le sol et as décidé d’appeler ça un bateau. Deux planches ne font pas une barque, monsieur!

Eric se redresse, de plus en plus irrité.
- Une barque? Mais je n’ai jamais voulu te mener en bateau. Et puis, les histoires de déluge ne m’intéressent pas. C’est pour cela que je voulais qu’il fasse beau. Pour qu’il ne pleuve pas.
- Le problème, il est là. S’il fait  beau, il n’y a pas d’histoire. Celle-ci commence avec la pluie. Là, il y a une épreuve, une difficulté à surmonter. Il pleut, la sortie est gâchée. Il faut improviser. Il pleut pendant des jours et des jours, les rues sont inondées, les maisons doivent être abandonnées, l’électricité est coupée, c’est la fin du monde. On monte sur une arche. Le cycle peut recommencer.
- Insipide.
- Il pleut. La vieille dame qui se rendait à la messe glisse sur le trottoir, tombe, se casse la hanche et doit être opérée d’urgence. Son fils, qui est pompier, apprend la nouvelle au moment où il doit secourir une jeune enfant tapie dans sa chambre, tandis que l’incendie ravage l’appartement de ses beaux-parents.
- Ridicule. Banal. Attendu.
- Il pleut. La voiture doit virer au dernier instant afin d’éviter le chevreuil qui s’est aventuré sur la route. Elle tombe en bas du ravin, prend feu. La conductrice réussit à s’extraire de l’habitacle au dernier instant. Son front est ensanglanté. Elle est déjà morte, mais elle ne le sait pas.
- Tu n’as que des clichés en tête. Internet te nourrit de stéréotypes. Des histoires toutes faites. Je préfère de loin mon propre récit. Il est baigné de lumière. C’est une promesse. Une ouverture. Regarde le ciel. Il est devenu orange.
- Ouvert? Au contraire, elle est statique et sans vie, ton histoire! C’est mort, et la mort, ce n’est pas ouvert, c’est la fermeture la plus complète. Comme un cercueil scellé et mis en terre.
- Ouvert, oui. Les points de suspension sont là pour cette raison précise. Ils ouvrent l’horizon à tous les récits du monde, à tout ce que tu veux  y mettre. Le monde est fait d’histoires, d’histoires prêtes à être racontées, il s’agit simplement, pour les faire apparaître, d’ouvrir un espace. La projection peut alors commencer.
- Mais qui raconte, qui écoute, qui voit ou qui lit dans ton histoire? Qui fait quoi? Pour qu’il y ait récit, il faut qu’il y ait un événement. Une action. Un enchaînement d’actions. Madame gifle monsieur, monsieur retire son anneau. Voilà, c’est fait!  Tu vois, c’est simple, direct, efficace. Dire que madame gifle monsieur avant que monsieur ne retire son anneau de mariage implique un ordre précis. Il retire sa bague parce qu’elle le gifle. Ce n’est pas: elle le gifle parce qu’il retire sa bague. Ça, c’est une tout autre histoire, tu  comprends. Ce n’est pas n’importe quoi! Les choses viennent selon un ordre précis, le récit permet de le déterminer. Ça prend deux phrases, deux propositions associées par un lien temporel.
- Pourquoi faut-il qu’il y ait une bague?
-  Une blague?
- Une bague, pourquoi?
- Ah! Parce qu’ils sont mariés. C’est stupide comme question.
- Je me suis mal fait comprendre, alors. Pourquoi faut-il qu’ils soient mariés? Pourquoi revenir à des banalités?
- Mais, la vie est faite de banalités! C’est le cœur de tout récit.
- Pas du tout! Raconter le quotidien, ce n’est pas ressasser des banalités. C’est tout le contraire. Raconter le quotidien, c’est trouver dans les choses usuelles le détail révélateur, l’élément surprenant. C’est une question de regard.
- Belle vision romantique, on dirait que tu vas  bientôt me parler du beau.
- Je ne sais pas ce que c’est le beau ou le laid. Ce ne sont pas des catégories que j’utilise. Ce qui m’intéresse, c’est l’inattendu. Le non familier. Un iceberg au bord d’une plage dans le Maine. Une jeune femme qui s’enflamme dans le métro. Par elle-même. De honte. Des choses comme ça. Le monde est fait d’histoires. Il suffit d’être attentif et elles apparaissent.
- Y compris de la température?
- De quoi?
- il faisait beau. Je te cite. C’est une histoire ça?
- Une amorce, oui. Mais en disant ça, je ne parlais pas vraiment de température. Nous ne sommes pas dans un roman allemand. C’était métaphorique. Une façon de voir le monde. De le mettre en jeu. Tu banalises tout. C’est lassant à la longue.
- Au risque de te contredire, j’aimerais tout de même te faire remarquer que, pour quelqu’un qui ne se sert pas du vocabulaire du beau, tu n’y vas pas de main morte. Ton récit est constitué d’à peine trois mots, et l’un d’eux est justement le mot « beau ».
- Il y a beau et beau! Ne prends pas des vessies pour des lanternes.
- C’est vieux jeu, ce que tu dis. Un cliché, comme on n’en fait plus.
(…)

« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’est en ouest en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter vers le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et le mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. »
Robert Musil, L’homme sans qualités.

(rédigé à l’occasion du colloque « Le monde est fait d’histoires »,  organisé dans le cadre de la 12e biennale de Lyon, novembre 2013, au Planétarium de Vaulx-en-Velin)

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/12/10/de-la-pluie-et-du-beau-temps-le-monde-est-fait-dhistoires-mais-laquelle-est-la-mienne/feed/ 0
De la friture sur la ligne (ou veuillez me retirer de la liste) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/12/04/de-la-friture-sur-la-ligne-ou-veuillez-me-retirer-de-la-liste/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/12/04/de-la-friture-sur-la-ligne-ou-veuillez-me-retirer-de-la-liste/#comments Wed, 04 Dec 2013 15:25:10 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1909 (Texte produit à l’aide d’un générateur de texte semi-automatisé, constitué d’un corps professoral en manque de sensations fortes.)

(…)
Bonjour, je me rallie à cette demande.
Moi aussi. Idem.
Bonjour, bien désolée de  vous surcharger avec le courriel, mais cette dernière proposition me semble très pertinente.
Bonjour tout le monde,
 c’est super sympa de m’inclure dans vos échanges, mais j’ai un grand avantage sur vous : je n’ai pas à me préoccuper de fonds non dépensés…… puisque je n’ai pas de fonds. 

Merci donc de continuer vos échanges sans moi (en me retirant de vos listes courriels).
Bonjour à toutes et tous, je suis dans le même cas. Donc, merci de me retirer aussi.
Merci de me retirer aussi.
Idem pour moi, Merci !
Même chose pour moi. Merci de me retirer de la liste.
Ok là ça fera les échanges….
Pourriez-vous simplement cesser de répondre à tous?
Me retirer de la liste, SVP.
Merci de me retirer de cette liste.
Idem, Cordialement.
ATTENTION, ATTENTION, vous envoyez tous des messages indésirables à la liste: PROFESSEUR.
Merci de me retirer également.
Idem.
Et moi aussi, merci.
Itou. Merci.
Idem (x 7)
IL   FAUT ENLEVER    « PROFESSEUR »   DANS     »CC ». Merci.
Bonjour tout le monde, pourriez-vous me retirer aussi de la liste d’envoi. Merci et meilleures salutations.
SVP ARRÊTEZ DE RÉPONDRE À CE COURRIEL, VOUS REMPLISSEZ LES BOÎTES DE COURRIEL DE TOUS LES PROFESSEURS.
ARRÊTEZ DE RÉPONDRE, QUE CE SOIT POUR VOUS RETIRER DE LA CONVERSATION OU POUR Y PARTICIPER. SI VOUS AVEZ DES SUGGESTIONS CONCERNANT LE CAS DES SUBVENTIONS, ÉCRIVEZ DIRECTEMENT À (…).
Merci de me retirer si possible…
Chers collègues, nous recevons depuis 2 jours l’ensemble des courriels de tout le monde. SVP cessez de répondre à tous.
Merci de me retirer de la liste. (x 3)
Merci de retirer mon nom aussi.
Et moi itou, merci.
Avec tout mon respect je dois dire que j’en ai marre de faire partie de recevoir tous ces courriels!!!
ARRÊTER DE RÉPONDRE À TOUS que vous voulez être retiré de la liste!!! Nous sommes tous «victimes» de cette liste, je ne peux vous retirer.
Je commence à vous trouvez plutôt distrayants. Compliqué le courriel, non?
Me retirer de la liste SVP
C’est ce que j’ai demandé hier. Merci.
Pourriez-vous m’ajouter en double sur votre liste afin que je puisse recevoir en double tous vos appels inutiles de vous retirer de la liste?
C’est fait ! Tout le monde est maintenant inscrit en double !
Pourriez-vous s’il vous plait me garder sur votre liste ?  :)
Il est assez génial (et édifiant) de voir tant de grands savants ne pas savoir  manipuler des courriels… la différence entre « répondre » et « répondre À TOUS » ne relevant pourtant pas de la cryptologie quantique avancée… Vaut mieux en rire…
À méditer la prochaine fois que nous serons irrités par le courriel intempestif d’un étudiant…. Ouf ! un peu d’humilité….
J’aimerais être retirée de la liste. Merci.
Etc.

 

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/12/04/de-la-friture-sur-la-ligne-ou-veuillez-me-retirer-de-la-liste/feed/ 0
Perec et les gauchers contrariés http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/02/11/perec-et-les-gauchers-contraries/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/02/11/perec-et-les-gauchers-contraries/#comments Mon, 11 Feb 2013 10:23:17 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1879 Addendum à la suite de textes sur ce défaut de fabrication que représente la contrariété gauchère. C’est un extrait de  W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec (Paris, Denoël, 1975, p. 184-185). Je remercie le saule braillard pour cette référence fort appréciée.

« C’est peut-être cet hiver-là que j’aurai fait, pour la première et la dernière fois de ma vie, une descente en bobsleigh, le long de la grande route en pente que va des Frimas au centre de Villard. Nous n’arrivâmes pas au bout: à peu près à mi-course, à la hauteur de la ferme des Gardes, alors que l’équipe tout entière (nous devions être sept ou huit sur le bob: il était bosselé et plutôt rouillé, mais quand même impressionnant par sa taille) se penchait à droite pour prendre son virage, je me penchai à gauche et nous nous retrouvâmes au fond du ravin qui borde à cet endroit la route, après une chute de quelques mètres, heureusement amortie par l’épaisseur de la neige. Je ne sais pas si j’ai réellement vécu cet accident ou si, comme on l’a déjà vu à d’autres occasions, je l’ai inventé ou emprunté, mais en tout cas, il est resté comme un de mes exemples favoris de ma « gaucherie contrariée » : j’aurais été, en effet, gaucher de naissance; à l’école on m’aurait imposé d’écrire de la main droite; cela se serait traduit, non par un bégaiement (chose paraît-il fréquente), mais par une légère inclinaison de la tête vers la gauche (sensible jusqu’à il y a encore quelques années) et surtout par une incapacité à peu près chronique et toujours aussi vive à distinguer, non seulement la droite de la gauche (cela m’a valu d’échouer à mon permis de conduire: l’examinateur m’a demandé de tourner à droite et j’ai failli m’emboutir sur un camion à gauche; cela contribue aussi à faire de moi un très médiocre rameur: je ne sais pas de quel côté il faut ramer pour faire tourner la barque), mais aussi l’accent grave de l’accent aigu, le concave du convexe, le signe plus grand que (>) du signe plus petit que (<) et d’une manière plus générale tous les énoncés impliquant à plus ou moins juste titre une latéralité et/ou une dichotomie (hyperbole/parabole, numérateur/dénominateur, afférent/efférent, dividende/diviseur, causal/rostral, métaphore/métonymie, paradigme/syntagme, schizophrénie/paranoïa, Capulet/Montaigu, Whig/Tory, Guelfes/Gibelins, etc.); cela explique aussi le goût que j’ai pour les procédés mnémotechniques, qu’ils servent à différencier le bâbord du tribord en pensant au mot batterie, la cour et le jardin en pensant à Jésus-Christ, le concave ou le convexe en imaginant une cave, ou, plus généralement, à se souvenir de pi (que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages…), des empereurs romains, (Césautica, Claunégalo, Vivestido, Nertrahadan, Marco) ou d’une simple règle d’orthographe (l’accent circonflexe de cime tombe dans l’abîme). »

 

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/02/11/perec-et-les-gauchers-contraries/feed/ 0
Vous êtes libre… http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/31/vous-etes-libre/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/31/vous-etes-libre/#comments Thu, 31 Jan 2013 14:01:01 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1869

Toronto, vu de l'hôtel Chelsea

 

Dans ma chambre d’hôtel de downtown Toronto, où je suis descendu pour voir ma fille et lui annoncer une nouvelle qu’elle ne voulait pas apprendre, nouvelle qui l’a immobilisée en pleine respiration, comme si on était au cinéma et que le temps s’arrêtait dans un freeze-frame lourd de conséquences, nouvelle qui a fait vaciller notre relation perturbée depuis quelques années déjà, faite de silences, de réunions ratées, d’une incompréhension fondamentale – mais il ne peut en être autrement, c’est dans la nature des relations parentales de générer méprises et attentes irrésolues –, dans cette chambre qui ne m’offre ce matin qu’un paysage de buildings et d’affiches publicitaires, je lis le livre  Iotékha’ de Robert Lalonde (Boréal, 2004), et trouve cette phrase d’Henry Miller, « Fuyez le monde et vous êtes perdu. Perdez-vous en lui et vous êtes libre. »
Libre de quoi au juste?
Une vérité me rattrape : ce n’est jamais au père de chercher à se libérer, c’est à l’enfant de le faire.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/31/vous-etes-libre/feed/ 0
D’aussi loin que je me souvienne http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/14/daussi-loin-que-je-me-souvienne/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/14/daussi-loin-que-je-me-souvienne/#comments Mon, 14 Jan 2013 04:08:43 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1856

 

D’aussi loin que je me souvienne, la neige accompagne mes pas, la nuit, et l’air glacé des sentiers, et le blanc des mots enfouis sous des talus de glace, et l’oubli des choses pressantes, souvenirs contractés, grelottants.

Il faut fermer les yeux pour véritablement sentir la morsure du nord.

Les mots culbutent, alourdis par le froid, et s’écrasent dans les bancs pour ne plus reparaitre. Ce n’est pas un air qui est fredonné, c’est un silence. Le silence de la neige durcie par le vent. Des choses évanouies. Des secrets cristallisés.

Dans le froid, nous sommes toujours seuls. Nos esprits se replient, tandis que nos mains s’engourdissent. Et nous sommes déjà mordus.

Engelures et pensées. Le présent est un temps rongé par l’hiver.

Et juste là, sur ma joue, tout près de l’os, à quelques centimètres de l’œil, une faille. Je tâte la peau du bout du doigt, mais ne ressens rien. Ne ressens absolument rien.

L’hiver est un puissant narcotique.

Il n’y a pas d’autre distance que la portée d’un souvenir croisé au cœur de l’hiver.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/14/daussi-loin-que-je-me-souvienne/feed/ 0
Ce qui résiste http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/07/31/ce-qui-resiste/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/07/31/ce-qui-resiste/#comments Tue, 31 Jul 2012 02:35:00 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1826

Edmund Alleyn, sans titre, 1991

En feuilletant un livre sur l’œuvre de Edmund Alleyn, dont j’aime bien le dépouillement et la logique des objets qui s’y déploie, j’ai trouvé cette citation du peintre qui rend compte de façon simple et efficace de la nécessaire improvisation au cœur de tout projet de création :
« Je n’entreprends jamais un travail si son concept est parfaitement clair. Il faut qu’il y ait quelque chose qui résiste à ma compréhension. Quelque chose qui ne peut être élucidé qu’à l’intérieur même du travail. Et c’est au fond cet élément d’inconnu qui me pousse à travailler. C’est la recherche d’une révélation qui ne peut venir que de l’œuvre à faire. »
Tiré d’Edmund Alleyn, Indigo sur tous les tons, Éditions du passage, 2005; et cité dans Edmund Alleyn ou le détachement, Montréal, Leméac / éditions Simon Blais, 2011, p, 7.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/07/31/ce-qui-resiste/feed/ 0