Ce n'est écrit nulle part » figure http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Perspectives croisées sur la figure. À la rencontre du lisible et du visible http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/11/02/perspectives-croisees-sur-la-figure-a-la-rencontre-du-lisible-et-du-visible/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/11/02/perspectives-croisees-sur-la-figure-a-la-rencontre-du-lisible-et-du-visible/#comments Fri, 02 Nov 2012 21:26:01 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1847

 

Une nouveauté

Le texte en quatrième de couverture dit ceci:

La figure est un signe dynamique aux fonctions multiples : elle est un foyer de l’attention, mais elle peut aussi servir d’interface et de relais, elle appelle et suscite des réactions et des discours, elle engage l’affectivité du sujet qui l’aborde, et joue parfois le rôle de principe interprétatif. Figurer, c’est percevoir, imaginer et manipuler une forme, c’est s’investir dans des processus affectifs et symboliques. Ces développements permettent d’ouvrir des espaces sémiotiques, des imaginaires que nous pouvons investir et à partir desquels nous projetons des scènes qui sont celles, essentielles, de notre rapport au monde.

Cette anthologie aborde la notion de figure, non pas tant du point de vue de ses modes d’inscription dans un texte, dans un film ou sur un tableau (c’est-à-dire la figure en tant que trace), ou de l’ensemble des savoirs que sa connaissance convoque, mais comme signe complexe et en acte, et plus précisément, comme objet de pensée. On y découvre la figure et le processus figural par l’intermédiaire d’une traversée des disciplines : les textes choisis proviennent, pour les uns, des études littéraires, de la sémiotique et de la philosophie, et pour les autres, de l’histoire de l’art et des études cinématographiques – des disciplines qui, toutes, se sont intéressées aux signes et aux relations entre le perçu, le réel et l’imaginaire, et qui permettent de traverser la frontière, nécessairement poreuse, entre le lisible et le visible.

Avec des textes de: Erich Auerbach, Jean-Pierre Vernant, François Noudelman, J. Hillis Miller, Gaston Bachelard, Richard Kearney, Michel Guérin, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Jean-François Lyotard, François Aubral, Jacques Aumont, Philippe Dubois, Georges Didi-Huberman, Bertrand Gervais, Audrey Lemieux, Daniel Vaillancourt, Luc Vancheri, Gilles Deleuze, Évelyne Grossman, Maurice Blanchot.

En vente là où on vend ce genre de choses…

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/11/02/perspectives-croisees-sur-la-figure-a-la-rencontre-du-lisible-et-du-visible/feed/ 0
Habemus Bartleby http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/26/habemus-bartleby/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/26/habemus-bartleby/#comments Sat, 26 May 2012 12:49:14 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1792 Bartleby est un être de la dissolution et de la négation. Un être qui fait du refus sa condition d’exister. L’énigme de Bartleby, énigme qui a valu au personnage une indéniable fortune littéraire, se trouve dans son obstination à ne plus rien à faire, jamais expliquée et pourtant soutenue jusqu’à la mort. C’est la même énigme qui est présentée dans Habemus Papam de Nanni Moretti. Sa figure de pape sans nom semble être fondée sur celle de Melville. C’est le même refus d’obéir à une injonction pourtant formelle, la même obstination à ne pas agir, à ne pas répondre à la demande, à se loger dans la pure négation.  Le même refus d’avancer aussi. Le pape, comme Bartleby, s’immobilise en pleine course.  Au moment où on lui demande d’incarner cette fonction qui est désormais la sienne, il répond « I would prefer not to ».

Lire le texte sur mon carnet de recherche Réflexions sur le contemporain de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain (OIC).

Le pape dans son jardin dans le film de Nanni Moretti, Habemus Papam (2011).

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/26/habemus-bartleby/feed/ 0
Figures de l’envoûtement. L’exemple de La Mort à Venise de Thomas Mann http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/04/17/figures-de-lenvoutement-lexemple-de-la-mort-a-venise-de-thomas-mann/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/04/17/figures-de-lenvoutement-lexemple-de-la-mort-a-venise-de-thomas-mann/#comments Tue, 17 Apr 2012 18:27:28 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1775

(Extrait de l’introduction de mon article “Figures de l’envoûtement. L’exemple deLa Mort à Venise de Thomas Mann”, in @nalyses, Vol. 7, no 2. Printemps-été 2012)

Envoûtement et figure sont étroitement liés. Le Larousse historique nous apprend que le terme vient du latin « vultus », visage, puis de l’ancien français, « volt ou vout », « visage, image et en particulier les figures de cire représentant une personne à qui on veut nuire par une opération magique ». L’envoûtement est lié à la notion de figure et de figurine. La première acception du terme, dans leGrand Robert de la langue française, nous apprend qu’« envoûter », c’est « [r]eprésenter (une personne) par une figurine de cire, de terre glaise, etc. dans le dessein de faire subir à la personne représentée l’effet magique des invocations que l’on prononce devant la figurine ou des atteintes qu’on lui porte ». Au figuré, on obtient l’usage contemporain du verbe, qui est d’exercer sur quelqu’un un attrait, une domination irrésistible.

Fait intéressant, les verbes par lesquels on parle de l’envoûtement ont tous une double dimension cognitive et relationnelle : assujettir, captiver, charmer, dominer, ensorceler, fasciner, séduire, subjuguer. On y trouve en effet une relation de domination ou de subordination et un état cognitif altéré. La leçon est simple : on ne reste pas intact face à ce qui nous envoûte. La figure qui nous ensorcelle nous propulse dans des états d’esprit qui n’ont rien d’usuel. Et, très précisément, la figure nous incite à nous perdre dans sa contemplation. On peut comprendre cette action de façon mineure, comme le fait de s’égarer, de sortir temporairement de sa voie ou, de façon majeure, comme d’entrer en état de perdition, qui conduit à la ruine de l’âme par le péché.

Des situations d’envoûtement apparaissent en toutes lettres dans des romans aussi divers que La Mort à Venise de Thomas Mann, Nadja d’André Breton,Lolita de Vladimir Nabokov, The Body Artist de Don DeLillo, certaines des nouvelles les plus perturbantes d’Edgar Allan Poe (« William Wilson », « Ligéa », « L’homme des foules »), les récits de revenants et de fantômes, etc. On pourrait aussi ajouter que tout texte où figure un objet de désir — du roman d’amour populaire aux métafictions contemporaines —, tout texte qui met en scène une figure de l’imaginaire offre les prémices, par le biais d’une structure désirante, d’une situation d’envoûtement.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/04/17/figures-de-lenvoutement-lexemple-de-la-mort-a-venise-de-thomas-mann/feed/ 0
Le son du trombone qui tombe. Lecture et imaginaire http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/01/16/le-son-du-trombone-qui-tombe-lecture-et-imaginaire/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/01/16/le-son-du-trombone-qui-tombe-lecture-et-imaginaire/#comments Sat, 16 Jan 2010 17:01:02 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=627 LDR PaperClip3

(Cet article a paru dans un collectif intitulé Lecture, rêve, hypertexte. Liber amirocum Christian Vandendorpe, sous la direction de Rainier Grutman et Christian Milat, Ottawa, Les éditions David, 2009, p. 69-79. Le texte avait été initialement présenté dans le cadre du colloque « Le divers de l’événement de lecture« , à l’AFCAS, Trois-Rivières, mai 2007.)


À quoi ressemble un événement en lecture? Quand sait-on avoir aperçu quelque chose? À quel moment une perception devient-elle un fait, une présence? Un fait sur lequel se construit une interprétation et ultimement une lecture?
La lecture est une expérience, tout aussi dense que notre expérience du monde. Elle engage tous nos sens et notre capacité à percevoir, à imaginer et à rendre signifiant ces signes par lesquels un texte se laisse connaître. Elle implique que nous ayons la capacité à nous figurer des choses, à transformer l’absence en signe, en des entités complexes qui s’imposent à notre esprit.  Comme le dit Richard Kearney,  dans Poétique du possible, « Exister, c’est figurer. Tout ce qui existe pour nous dans notre monde, que ce soit une chose ou une personne que l’on perçoit/imagine/signifie ou une œuvre ou une action que l’on fait, tout ceci est figuré par nous. » (Kearney, 1984 : 48)
Un fait de lecture, comme un événement dans le monde, c’est donc toujours un fait que nous avons figuré, un fait dont nous avons établi la présence et la forme, à partir de nos filtres et de nos interprétants, et que nous avons projeté sur la scène de nos propres croyances et convictions.
Un texte, nous dit Michel Charles, n’existe que par la lecture. Il n’y a pas de texte en soi, comme il n’y a pas de fait en soi, il n’y a que des constructions (Charles, 1995).  Le texte n’offre que des mots, et c’est au lecteur de les saisir, d’en prendre possession et d’en imaginer la forme. C’est au lecteur d’animer cette matière inerte et d’y insuffler une vie, qui ne sera jamais qu’une vue de l’esprit, qu’un objet de pensée.
Or, qu’est-ce qui ponctue ce travail de figuration du texte? Comment le décrire? À quels processus est liée la figuration?  Pour Kearney, dont je suivrai quelque peu ici la pensée ici, « La figuration se divise en trois modalités principales de conscience : perception, imagination et signification. » (Kearney, 1984 : 53) Figurer, c’est donc percevoir, imaginer et manipuler une forme. Par ces trois gestes, nous nous donnons des figures, ces signes qui deviennent aisément des vecteurs de signification et qui permettent d’ouvrir des espaces sémiotiques, des imaginaires où nous nous projetons et où nous projetons des scènes qui sont celles, possibles, de notre rapport au monde.
Pour Kearney, le verbe figurer, dans ses multiples usages, rend compte de ce travail de la pensée imaginante qui seule parvient à saisir le monde et à le construire. Comme il le dit, «  Le monde et le soi ne sont pas des présences données. L’homme crée son monde, c’est-à-dire le sens fondamental des personnes, choses ou œuvres qui l’entourent, tout en se créant lui-même […] ». (Kearney, 1984 : 45) Or, cette double création – « L’homme est la création qui se crée. » – se révèle présente à même les usages du verbe figurer :

On peut figurer le monde (dans le sens de le percevoir ou de le former); on peut se figurer le monde (dans le sens de l’imaginer ou de le figurer); ou on peut figurer dans le monde (dans le sens d’y agir  ou d’y jouer un rôle, c’est-à-dire dans le sens d’exister comme figurant-acteur-agent). Dans tous ces sens […],  la figuration désigne une transcendance temporalisante par laquelle l’homme s’absente de tout ce qui est présent afin de se diriger vers ce qui est absent (possible) et le présenter ensuite comme monde. Le possible est le sens du monde; et la figuration donne sens au monde en réalisant le possible, c’est-à-dire en présentant et en présentifiant ce qui est absent. (Kearney, 1984 : 48)

Si la figure est un événement de lecture, c’est dire que son apparition tient moins à un dispositif textuel qu’à un travail de perception et d’imagination du lecteur qui, s’emparant de ce dispositif, rend présent ce qui initialement se donnait comme absent. Figurer, construire des figures, c’est percevoir, au-delà de l’absence, ce qui était malgré tout présent et qui s’impose alors, et indéniablement, comme fait.
Figurer, c’est percevoir, imaginer et manipuler une forme signifiante (Gervais, 2007 : 31 et passim). Regardons comment ces trois gestes se réalisent. Et faisons-le en fonction de trois exemples.

Percevoir

Comment un fait se révèle-t-il à nous? Comment une figure s’impose-t-elle comme présence? Georges Didi-Huberman illustre ce fait à l’aide de la poussière en suspens. « La poussière, dit-il, nous montre qu’existe la lumière. » Et il continue en précisant que :

Dans le rai qui tombe au sol, du haut d’un oculus, la poussière semble nous montrer l’idéale existence d’une lumière qui serait épurée des objets qu’elle rend visible : entre un vent d’éther et la fluidité sans but d’infimes particules. Il ne s’agit que d’une fiction, bien sûr, car l’objet, loin d’être épuré, est bien là et c’est la poussière elle-même. Mais il s’agit d’une fiction tangible, ou presque, insaisissable précisément, quoique tactile. (Didi-Huberman, 1998 : 57)

La poussière en suspens permet de saisir ce moment élusif où une présence est révélée. Dans une logique qui n’est pas sans rappeler l’aura qui se greffe aux œuvres d’art, notion exploitée par Walter Benjamin, ce n’est pas la poussière ni la lumière, mais la relation subtile et éphémère entre les deux qui crée l’effet de présence. Il faut le contact de la lumière et de la poussière, une lumière segmentée par le cadre d’une fenêtre et de la poussière en suspension dans l’air presque stagnant d’une pièce, pour que quelque chose apparaisse, pour que l’événement de cette apparition survienne. « Ce qui nous obsède ou nous menace, » dit encore Didi-Huberman, « peut tout aussi bien exister, et même souverainement, dans la poussière qui danse au-dessus, autour de nous, la poussière en suspens tout à coup rendue visible dans un rai de lumière, cette poussière que nous respirons même. » (Didi-Huberman, 1998 : 57)
Cette situation somme toute familière met en lumière certaines caractéristiques de ce moment où une figure ou une présence s’imposent aux sens : la singularité du moment et l’immédiateté du sentiment qu’il engage, l’événementialité de l’apparition et l’impression ressentie d’y être plongé, la discontinuité requise aussi pour que cette présence se fasse sentir. Car il ne peut y avoir de présence que sur fond d’absence. Il ne peut y avoir apparition que si, dans un premier temps, il n’y avait rien.
La présence n’implique nullement la permanence, mais le dynamisme. Un corps inanimé n’est pas présent, il est à la limite de la disparition. Il se dissout sous nos yeux, comme ces textes lisses dont nous parle Michel Charles et qui disparaissent aussitôt leur lecture complétée. C’est que la figuration ne se comprend que dans le discontinu, l’interruption ou le déséquilibre. Elle ne se réalise que par une perception qui en même temps saisit une chose et l’échappe, l’échappant du fait même de la saisir, comme cette poussière baignée de lumière, qui se laisser percevoir dans son évanescence même.

Imaginer

trombone_01Figurer, c’est percevoir, mais surtout imaginer une forme. Don DeLillo, dans Body Art, roman de 2001, donne un exemple éloquent des liens qui unissent perception et imagination, liens qui, pour être nécessaires, ne garantissent nullement l’authenticité des perceptions qui ont servi de fondements. Comme l’exemple le laissera voir, ce n’est pas parce qu’on peut, à partir d’une perception, figurer un fait ou une présence, que la figure générée implique une présence réelle de ce fait ou une authenticité de cette perception.
L’extrait en question survient en début de chapitre. Il est énoncé à la deuxième personne du singulier, c’est donc qu’il s’adresse à nous en quelque sorte, puisque nous pouvons par la magie de l’identification nous sentir interpellés par ce pronom et concernés par la scène décrite. Or, cet exemple permet à la fois de dévoiler comment se construit un fait de lecture et de montrer à quelles tensions est soumis l’acte d’imagination.

Tu es devant la table en train de déplacer des papiers et tu fais tomber quelque chose. Sauf que tu ne le sais pas. Il te faut une ou deux secondes pour en prendre conscience et même à ce moment-là tu ne le perçois que comme une distorsion informe de l’espace qui grouille autour de ton corps. Mais une fois que tu sais que tu as fait tomber quelque chose tu l’entends heurter le sol, avec un temps de retard. Le son fait son chemin à travers un immense réseau de distances. Tu entends le truc tomber et tu sais ce que c’est au même instant, plus ou moins, et c’est un trombone. Tu le sais au son que ça produit en heurtant le sol et d’après le souvenir retrouvé de la chute elle-même, le truc qui te tombe de la main ou qui glisse du bord de la page à laquelle il était fixé. Il a glissé du bord d’une page. Maintenant que tu sais que tu l’as fait tomber, tu te rappelles comment ça s’est passé, ou tu te rappelles à demi, ou tu le vois plus ou moins peut-être, ou autre chose. Le trombone tombe par terre avec un rebond, infime et immatériel, un son pour lequel il n’existe aucun mot évocateur, le son d’un trombone qui tombe, mais quand tu te penches pour le ramasser, il n’est pas là. (DeLillo, 2001 : 91)

Certaines perceptions sont immédiates, on sait au moment même où elles ont lieu qu’elles se produisent. D’autres prennent plus de temps à s’imposer à l’esprit. Elles requièrent d’être interprétées, d’être reconstruites de toutes pièces pour enfin se révéler pour ce qu’elles sont. Toute perception requiert un horizon d’attente, toute figure requiert une préfiguration. Ne peut être perçu que ce qui est attendu, ce qui répond globalement à nos attentes. Richard Kearney le  souligne: « Une chose n’est pas perçue en soi mais à travers un horizon d’aperçus. Figurer une chose perceptivement, c’est pré-figurer le ‘tout’ de la chose à partir d’une de ses parties aperçues. » (Kearney, 1984 : 56)
78853292Il y a eu un événement, nous dit DeLillo, quelque chose est tombé. Reprenons : il semble y avoir eu événement, quelque chose serait peut-être tombé. Ce n’est pas encore un événement attesté, plutôt « comme une distorsion informe de l’espace ». Un mouvement, comme le passage d’une fine poussière dans un rai de lumière. C’est l’intuition d’une discontinuité. Or, cette intuition a la force d’imposer son propre ordre, d’amener le monde à correspondre à ce qui a été intuitivement appréhendé. Il s’est passé quelque chose et, de cette hypothèse, maquillée en constatation, découle une perception. Une perception rétroactivement ressentie : une fois qu’on sait avoir fait tomber quelque chose, écrit DeLillo, on l’entend heurter le sol. La perception s’impose comme un fait, tandis qu’elle n’est véritablement qu’une hypothèse accompagnant un pressentiment. L’ordre causal a été interverti – normalement c’est parce qu’on a entendu un objet heurter le sol qu’on en conclut avoir fait tomber quelque chose, et non le contraire comme ici –,  mais l’imagination n’a que faire de la logique et la perception peut bien venir a posteriori confirmer une intuition fondée sur un vague pressentiment.
Mais, dès l’instant où le fait a été établi, l’imagination d’emblée s’emballe et complète la scène. On sait qu’un trombone est tombé et on se figure l’événement. La chute du trombone implique une mise en récit somme toute banale qu’on peut aisément reconstruire, jusqu’à la voir avec les yeux de la pensée. On peut même rejouer la scène au complet, se figurant dans ce monde au même titre qu’on peut y figurer des objets et des incidents. Spontanément, et par notre expérience de telles situations, on interprète les événements et construit une séquence ou un micro-récit qui en justifient et, en quelque sorte, en accréditent la réalité.
D’une perception indistincte, on passe sans heurts à l’établissement d’un événement et à la reconnaissance d’une présence, même si celle-ci n’est qu’une illusion, ce que la première vérification permet de montrer. Le trombone n’est pas là où on l’attend. Mais l’acte d’imagination, la figuration ne se soucie pas que les perceptions sur lesquelles elles se déploient ne soient pas fondées.
L’exemple nous permet de comprendre, par l’absurde, que le fait de lecture, comme la chute d’un objet, ne doit pas seulement être construit, mais qu’il doit encore être attesté pour ne pas être un simple fait de l’imagination, la chute d’un trombone imaginaire.

Manipuler une forme

Figurer, c’est percevoir et imaginer, mais c’est aussi manipuler une forme, jouer avec des significations et les développer, au sens d’un déploiement symbolique, bien entendu, mais aussi, au sens du processus photographique, qui transforme l’absence en présence et le présent en son contraire.
Dans « Images de mon père en pleurs », une nouvelle de l’écrivain américain Donald Barthelme, le texte nous invite à jouer avec une figure sans cesse réitérée, jusqu’à ce que nous comprenions, lors d’une épiphanie qui a tout de l’événement de lecture, qu’il y avait là d’abord et avant tout une figure écran. La figure, il faut le dire, est souvent une énigme. Elle en cache autant qu’elle en montre et son sens véritable, même si elle apparaît d’emblée pour le sujet comme une vérité, comme sa vérité, ne surgit qu’après une longue fréquentation et un acte d’interprétation.
La nouvelle se donne comme un ensemble de trente-six fragments, certains composés d’une seule phrase, voire d’un seul mot. Ces fragments constituent un espace qui est celui du deuil et du ressassement. Un fils y apprend, dès l’incipit, la mort de son père, renversé par un carrosse, et il cherchera, tout au long du texte, à s’imprégner de la vérité de cet événement. La nouvelle n’est pas linéaire, elle trace des cercles où sont répétées les images du père renversé, auxquelles répondent celles sous-jacentes du fils contemplant le mystère de cette mort, incapable d’en comprendre la vérité et inapte à exprimer ses émotions.

Un aristocrate dévalait la rue dans son carrosse. Il écrasa mon père.
*
Après la cérémonie, je rentrai en ville à pieds. J’essayai de penser à la raison pour laquelle mon père était mort. Puis je me souvins : il avait été écrasé par un carrosse.
(Barthelme, 1978 : 7)

Le deuil du fils passe par la dénégation, par le refus de la peine qu’un tel événement occasionne. Cette réalité, il ne parvient pas à l’accepter; son faux détachement le montre par l’absurde. Il y a là un réel qui ne peut être admis, auquel le narrateur résiste, en se cachant derrière un écran neutre, une émotion ramenée à son degré zéro. Et ce tiraillement du fils est marqué par une figure qui réapparaît à sept reprises dans le texte. C’est la figure du père en pleurs.
Cette figure est ambiguë. Dès sa première apparition, elle se révèle avec un arrière-plan qui en perturbe les traits. C’est que la figure du pleureur est l’objet d’une identification incertaine :


Oui il est possible que ce ne soit pas mon père qui soit assis là, au milieu du lit, en train de pleurer. Ce peut être quelqu’un d’autre, le facteur, le livreur de l’épicerie, un courtier en assurances ou un percepteur, qui sait. Cependant, je dois dire, cela ressemble à mon père.  La ressemblance est très forte.
(Barthelme, 1978 : 7-8).

La figure est à la fois affirmée et contestée. C’est et ce n’est pas le père du narrateur. La ressemblance est frappante, mais l’identité est incertaine. Clairement, ce refus de reconnaître son père dans cette figure en pleurs apparaît comme un symptôme du déni du fils. C’est le refus initial du deuil.
La même scène revient sans cesse, dans des états de diffraction divers :

L’homme assis au milieu du lit ressemble beaucoup à mon père. Il pleure, le larmes coulent le long de ses joues. On peut voir qu’il est bouleversé par quelque chose. (Barthelme, 1978 : 9)

C’est le père de quelqu’un. Cela au moins est clair. Il est paternel. Le gris des cheveux. La bouffissure du visage. La voussure du dos. La brioche du ventre. Des larmes qui coulent. Des larmes qui coulent. Des larmes qui coulent. Des larmes, encore.  Il semble avoir l’intention de vouloir aller plus loin sur ce sentier de sel. Les faits suggèrent que son programme consiste à pleurer. Il a quelque chose en tête, des pleurs encore. Ô Seigneur, Seigneur! (Barthelme, 1978 : 12)

Tiens!… Voilà mon père!… assis sur le lit là-bas!… et il pleure!… comme s’il avait le cœur trop gros!… Père!… comment se fait-il?…  qui vous a blessé!… Nommez l’homme!… Tiens, je… je… ici, Père, prenez ce mouchoir!… (Barthelme, 1978 : 17)

Voilà le lit de mon père. Dedans, mon père. Attitude de découragement. Gracieux comme un daim, les même grandes oreilles. Un rien de sourire durant un rien de temps. Est-il en train de me faire marcher? (Barthelme, 1978 : 20)

Logiciel "Jackson Pollock"

Pleurs à la Pollock

Le mouvement, on le comprend sans peine, se veut insistant. La figure a un noyau, une image souche réitérée avec insistance : celle d’un père qui pleure seul sur un lit, aperçu par son fils. Ces cinq traits sont réaffirmés, fragment après fragment, et ils servent de base à des mises en récit multiples, où le fils se remémore des scènes de famille. Ainsi, quand le père n’est pas sur son lit en train de pleurer, il est en train de jouer. Il écrit sur un mur avec ses crayons pastel (1978 : 14); il s’amuse avec la salière, la poivrière et le sucrier, mélangeant leurs contenus (1978 : 17); il saute sur le dos d’un gros chien, à califourchon, en criant « hue dia! » (1978 : 14); il joue avec une maison de poupée (1978 : 17), il écrase son pouce dans les petits fours (1978 : 10) ou il joue aux Cowboys et aux indiens (1978 : 13).
Le fils partage son temps entre son enquête sur les circonstances de la mort de son père et ces souvenirs d’un père tantôt pleurant sans discontinuer, tantôt agissant comme un enfant. Ces  fragments d’un père enfant présentent en fait une image dissonante, amusante par moments, mais inquiétante. Quel est ce père qui est tout sauf un père? À quoi renvoie ce père mort ? Sa figure, on le conçoit, entraîne projections et mises en récit. Elle se déploie sur une absence, mais elle s’en sert comme d’un mur contre lequel elle vient buter. « L’absence est fondatrice du temps de la narration », dit Pierre Fédida (1978 :72). Et le psychanalyste distingue clairement l’absence du vide, qui est « l’incapacité de constituer l’espace en un temps de l’absence. » (Fédida, 1978 : 72)  La figure, celle immédiate du mort, vient remplir ce vide, elle le transforme en signe, c’est-à-dire ce qui peut être manipulé, compris et interprété.
Ce signe apparaît bien souvent comme une énigme. Que dit-il de l’absent? Par quelle opération le vide laissé par sa disparition s’est-il transfiguré en une forme? La figure est, en ce sens, un mystère. Si elle s’impose spontanément comme une vérité pour le fils, elle se révèle essentiellement opaque. Elle doit encore être interprétée. Elle attire et, en même temps, résiste à celui qui se l’approprie. Elle dit quelque chose qui ne peut être entendu, du moins initialement. Mais elle permet qu’il y ait du sens.
Ainsi l’accumulation des images de la nouvelle ne devient cohérente qu’en regard d’une image en creux, d’une image absente, qui ne cesse d’être reconduite.  Si, comme se demande le fils, « ce n’est pas [son] père qui est assis là sur le lit en pleurs » (Barthelme, 1978 : 16), qui s’y trouve alors? Qui? Sinon justement le fils lui-même. C’est le fils qui est sur ce lit, à accumuler les larmes. C’est lui qui pleure. Le père a pris sur lui la peine du fils, il en est devenu le signe, le seul signe possible. Motivé, nécessaire. Cela explique pourquoi l’image de ce père est insupportable. « Mais pourquoi rester? », se demande justement le fils, « Pourquoi regarder ? Pourquoi s’attarder ? Pourquoi ne pas s’enfuir ? Pourquoi s’exposer ? Je pourrais être quelque part ailleurs, en train de lire un livre, de regarder la télé, d’introduire un grand bateau dans une petite bouteille, de danser le Pig » (Barthelme, 1978 : 12). Pourquoi? Bien simplement parce qu’on ne peut quitter une scène dont on est le seul acteur. Le masque est devenu transparent, malgré les efforts démesurés du fils pour n’en rien laisser paraître. « Images de mon père en pleurs », le titre de la nouvelle, doit se lire en fait « Images d’un fils pleurant son père »… Images insupportables, inacceptables et par conséquent refusées, niées, projetées en négatif sur la surface du texte. Et c’est au lecteur de les développer et de remettre leurs couleurs dans le bon ordre. Il y a un enfant qui pleure et il se cache dans ce père en larmes.
Mais l’image rectifiée n’est nulle part exhibée dans le texte, seule la figure qui lui sert d’écran est proposée. Le lecteur doit la récupérer et en inférer sa présence depuis les indices éparpillés tout au long du récit. L’événement en lecture, il est là, dans cette compréhension soudaine que le père n’est qu’une image inversée du fils. Rien ne peut prouver, texte à l’appui, que l’image est un masque. Mais, dès l’instant où l’hypothèse surgit, notre esprit critique d’emblée s’active et nous complétons le portrait. Il ne peut en être autrement, comme un trombone dont on sait bien qu’il est tombé, même si rien ne nous en confirme définitivement le fait.

**

L’événement en lecture survient quand une figure s’impose, malgré tout, et entraîne la représentation dans son sillage. Elle surgit, et c’est l’ordre de ce texte qui est mis sens dessus dessous. « Figurer quelque chose perceptuellement, dit Kearney, […] c’est le figurer comme un tout absent à partir d’un aperçu présent. » (Kearney, 1984 : 60) Et c’est le manipuler, jusqu’à ce que sa forme se révèle, et son sens par la même occasion.
Un tel événement advient en contexte. Si le texte apparaît comme un dispositif au cœur duquel peut se lover une énigme, c’est au lecteur, par ses filtres et son écoute, à en trouver la clé. La figure, comme toute signification complexe, n’apparaît qu’à la suite d’un travail d’appropriation du texte et d’interprétation. Comme le dit Christian Vandendorpe, « [un] élément saisi par nos sens et offert à la compréhension ne peut être compris que dans la mesure où il est pris en charge et interprété ». (Vandendorpe, 1999 : 73) Ce travail se déploie sur la base de nos expériences et de nos savoirs. S’il est initié par une perception quelconque, de quelque nature que ce soit, il implique avant tout un acte d’imagination qui parvient à identifier une forme, à l’isoler et à l’appréhender afin, ultimement, de la manipuler et de la rendre signifiante. La lecture est ouverture sur le monde, elle est un processus dynamique et implique un travail qui, une fois entamé, ne cesse de se développer et de se complexifier. Car il ne faut pas en rester, comme le montrent les trois exemples abordés ici,  à la seule identification d’un fait; il faut se servir de cette perception initiale comme point de départ d’une exploration des formes que peuvent prendre l’imaginaire et ses figures.

Bibliographie

Barthelme, Donald,  La Ville est triste, Paris, Gallimard, 1978.
—– Le Père Mort, Paris, Seuil, 1980.
Charles, Michel, Introduction à l’étude des textes, Paris,  Seuil, 1995.
DeLillo, Don, Body Art, Arles, Actes sud, 2001, p. 91.
Didi-Huberman, Georges,  Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Minuit, 1998, p. 57.
Fédida, Pierre L’absence, Paris, Gallimard, 1978.
Gervais, Bertrand, Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire, tome I, Montréal, Le Quartanier, 2007.
Kearney, Richard, Poétique du possible. Phénoménologie de la figuration, Paris, Beauchesne, 1984.
Vandendorpe, Christian, Du papyrus à l’hypertexte, Montréal, Boréal, 1999.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/01/16/le-son-du-trombone-qui-tombe-lecture-et-imaginaire/feed/ 0
Réflexions sur le contemporain II. Le contemporain et l’actuel http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-ii-le-contemporain-et-lactuel/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-ii-le-contemporain-et-lactuel/#comments Sun, 27 Sep 2009 14:54:30 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=390 DSC02983

(Cette entrée a paru initialement sur Salon double, le 11 septembre 2009)

Le contemporain est-il l’actuel?

La question mérite d’être posée car, comme le signale Giorgio Agamben, reprenant à son compte une déclaration de Roland Barthes tirée d’une note de ses cours au Collège de France, «Le contemporain est l’inactuel».

Agamben, dans cette brève introduction à un séminaire donné à l’université de Venise et publié sous le titre de Qu’est-ce que le contemporain? (Paris, Payot/Rivages, 2008), affirme à la suite de Barthes et de Nietzsche l’inactualité du contemporain: «Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps» (p.9-10).

Il continue plus loin, en précisant: «La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme» (p.11).

De telles affirmations sont intéressantes, mais elles viennent buter contre le projet de décrire et de comprendre l’imaginaire contemporain, expression qui, on l’a vu précédemment, repose sur l’adéquation du contemporain et de l’actuel. Les deux termes, en effet, ont comme signification courante le fait d’être de notre temps, immédiatement.

Si le contemporain est ce qui résiste à son temps, comment rendre compte de l’imaginaire contemporain, qui serait donc l’imaginaire de ce qui résiste à sa propre actualité? Appliquée à l’imaginaire, une telle conception du contemporain semble impliquer une régression à l’infini.
En fait, il convient d’examiner de plus près la posture d’Agamben, car elle consiste essentiellement à définir une figure, et non à étudier un imaginaire. Et cette figure qu’il décrit, c’est celle d’un intellectuel, de ce sujet qui, identifié comme Sujet Contemporain, est capable de comprendre son siècle et d’en prendre la mesure.

Ce n’est pas n’importe quelle forme de contemporanéité qui est en jeu, mais celle d’un sujet, d’un être doté d’un esprit critique qui parvient à adopter une position de retrait face au monde, à ses événements et à leurs lignes de force. Il n’adhère pas au monde et à ses appâts, il reste critique, suspicieux, en porte-à-faux, posture qui lui permet de résister à l’envoûtement que le chant du monde contemporain suscite. Le Contemporain n’est pas plongé dans ce monde, il ne baigne pas dans ses eaux ensorcelantes. Il ne prend pas des vessies pour des lanternes et, comme le philosophe platonicien, il est capable de considérer ce qu’il voit comme de simples ombres, ombres  d’une vérité que le détachement permet de ramener à leur juste valeur.

Le Contemporain est un être capable de voir à travers la lumière, surtout celle qui se donne comme pure totalité. «[Le] contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité» (p.19). Il parvient donc à déceler les zones d’ombre là où les moins percevants, esclaves de leur temps, ne voient qu’un spectacle baigné de lumière. Si le monde était une scène, il en verrait les coulisses et saurait retrouver la source des faisceaux lumineux qui éclairent le tout. Il verrait qu’il n’y a là que des projections, dont les dispositifs, quelque magiques qu’ils puissent paraître, peuvent à tout instant être démontés.

Le Contemporain est poète (p.19).  Il n’est pas un être de lumière, mais d’obscurité, d’une obscurité révélée comme vérité, tandis que la lumière visible n’est qu’une apparence trompeuse. Nous sommes avec Agamben en plein mythe de la caverne: «Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité» (p.21).

Le Contemporain est philosophe. Il se méfie de la lumière du siècle, recherche l’obscurité qui en révèle le caractère factice, et parvient à retrouver cette véritable lumière qui s’y cache. Être contemporain, «cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment» (p.24-25).

Le Contemporain se doit de recevoir «en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps» (p.22), et surtout d’en témoigner, de faire l’expérience de la contradiction et d’en rendre compte. Le Contemporain sait trouver les mots pour disséquer cette obscurité et faire apparaître cette autre lumière, qui ne doit rien au spectacle des représentations, mais tout aux contraintes de l’intelligibilité, de la pensée rationnelle, de ce regard perçant qui sait se dégager des apparences pour rejoindre les vérités.

Je n’ai rien contre cette figure d’un Sujet Contemporain, poète et intellectuel soucieux de faire ressortir les zones d’obscurité dans cette lumière qui se donne comme seule réalité, seule vérité, totale et actuelle. Mais il faut comprendre qu’elle est essentiellement une figure. Si nous avons besoin de ces Contemporains, de ces Agamben au regard pénétrant, ceux-ci ne sont pas le contemporain. Pour le dire simplement, ce contemporain-là ne permet pas de comprendre l’imaginaire contemporain.

Peut-être cet imaginaire n’est-il qu’une construction, un savant jeu de lumière qui nous fait prendre une scène pour notre seule réalité. Mais cette scène est notre seul théâtre des opérations. Nous ne sortirons jamais de la caverne. Et il convient, non pas de le rabattre au rang d’écran, mais de l’investir comme principale surface de connaissance.

Quels récits nous racontons-nous maintenant? (Et non: quels récits devrions-nous nous raconter pour ramener de l’inactualité et, par conséquent, de la densité dans notre époque?)
Quelles images nous fascinent maintenant?
Quelles zones de tension se profilent? Quelles failles?

Il ne s’agit pas de prendre un pas de recul, mais au contraire de faire un pas de plus et de se colleter aux difficultés que pose l’étude de ce qui se passe immédiatement sous nos yeux. Non pas de refuser le spectacle, mais de pousser à l’extrême sa logique de façon à en voir les limites.
Le contemporain n’est pas un écran, il n‘est pas un plan à deux dimensions, mais un espace complexe à trois dimensions, un espace capable de recueillir des situations, des tensions, tout comme des représentations.

Il ne faut pas se retirer, mais s’immerger. Or, s’immerger ne veut pas dire abandonner tout esprit critique, mais plutôt de travailler de l’intérieur et de construire, de l’intérieur, des espaces de réflexion et de l’analyse. D’ailleurs, à travailler de l’intérieur, à ne pas se séparer de la situation étudiée, on peut espérer y intervenir.

L’approche n’est pas exclusivement analytique, elle a une composante pragmatique fondamentale. Étudier l’imaginaire contemporain, c’est agir sur cet imaginaire, sachant fort bien que l’étude d’une idée en modifie essentiellement la portée ou la forme, à moins évidemment de l’avoir immobilisée préalablement.

Le contemporain n’est pas une figure d’intellectuel, il est une interface, un imaginaire, ce par quoi nous connaissons le monde et parvenons à nous y retrouver. L’imaginaire est une médiation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singulière qui se complexifie en se déployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au cœur de toute société. Cette interface est constituée d’un ensemble de règles d’interprétation, de compréhension ou de mise en récit, fondées sur une encyclopédie et un lexique, qui lui servent d’interprétants dynamiques, ainsi que sur une expérience du monde qui leur fournit des éléments complémentaires et collatéraux. Ces règles permettent au sujet de se situer dans le monde, de se le représenter et, au besoin, de le transformer.

D’ailleurs, quand ces règles ne sont plus adéquates, quand elles ne sont plus confirmées dans leur agir et ne servent plus à comprendre adéquatement, nous voyons apparaître des situations de crise. C’est le mode de présence du sujet au monde qui est précarisé et qui demande à être renégocié. Or, s’il est impératif d’étudier l’imaginaire contemporain, c’est que la relation du sujet au monde est actuellement, et sur de nombreux plans, précarisée. Et face à une telle crise, il convient non pas de se retirer, mais de s’impliquer, de s’engager. La négociation n’est possible que de l’intérieur, que par un investissement dans l’objet même qui est décrit.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-ii-le-contemporain-et-lactuel/feed/ 0