Ce n'est écrit nulle part » gaucher http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Un défaut de fabrication: le labyrinthe des signes de Charles Sanders Peirce http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-labyrinthe-des-signes-de-charles-sanders-pierce/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-labyrinthe-des-signes-de-charles-sanders-pierce/#comments Mon, 18 Aug 2014 15:03:45 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1937 Je n’ai jamais été ambidextre comme a pu l’être Charles Sanders Peirce. On raconte qu’il pouvait écrire au tableau simultanément des deux mains un problème logique et sa solution, au grand étonnement de ses étudiants (Joseph Brent, Charles Sanders Peirce. A Life, Bloomington, Indiana University Press, 1998, p. 15). J’essaie de l’imaginer, avec sa barbe fournie et ses cheveux très droits, séparés dans le milieu, lever les deux mains à la même hauteur et tracer des lettres et des symboles. Écrivait-il dans la même direction ou dans des sens opposés? Le faisait-il à répétition? Parlait-il en même temps qu’il écrivait?
Ce qui me fascine de cette anecdote sur Peirce, c’est la possibilité que ses deux mains aient été complémentaires et convergentes. J’y retrouve l’illusion d’une complétude, d’une synthèse à la Michel Serres dans Le Tiers-Instruit (Paris, Éditions François Bourin, 1991) comme si Peirce était un être surhumain, qui avait atteint la troisième rive. Un de ses étudiants à l’Université Johns Hopkins le décrivait justement en ces termes:

Pour Peirce lui-même, j’avais une forme de dévotion. Si son intellect était froid et précis, son imagination métaphysique était capricieuse, scintillante et débridée, et sa personnalité était à ce point riche et mystérieuse qu’il semblait un être à part, un surhomme. J’aurais voulu être comme lui plutôt que comme tout autre personne rencontrée. (cité dans Brent, 1998, p. 15; je traduis)

Quand on lit Peirce et essaie de comprendre ses écrits logiques et philosophiques, on est frappé par le caractère hermétique de son écriture, de même que par la complexité de ses théories. Son esprit est essentiellement divergent, entre autres dans sa façon de prendre à rebours les modèles philosophiques, qu’il met sens dessus dessous. C’est un être de la contrariété : il invente le pragmatisme en opposition au cartésianisme, puis, quand cette doctrine devient trop populaire, il propose le pragmaticisme. En réponse à la phénoménologie, il définit une phanéroscopie, qui en est une proche voisine, mais encore plus hermétique. Chaque fois, il se donne les coudées franches pour développer son propre modèle, même s’il doit se marginaliser pour le faire. Il pense en triades, en catégories emboitées les unes dans les autres, qui donnent de la pensée en action une image inédite, à la fois ouverte sur le monde et en constante redéfinition. Il est à la fois intuitif et maladroit, capable de progressions fulgurantes et de remises en question brutales, oscillant, comme le fait Barthes, entre la ligne droite et le zigzag.
Il se déclare étonnamment dénué d’imagination et ne doit ses percées en logique qu’à sa persévérance et à la méthode qu’il dit avoir découverte dans sa jeunesse – une façon de rendre les idées claires. Cette méthode, il a longtemps été le seul à la posséder et à bien la comprendre. Et sa transparence était toute relative; mais, elle était la pierre de touche de son système philosophique.
On croit être en présence d’un esprit supérieur, pour qui tout est facile, mais la réalité est tout autre. Peirce était essentiellement un être souffrant. Et il attribuait certaines de ses inaptitudes au fait d’être gaucher.

Je ne suis pas un écrivain naturel, n’étant pas différent en cela de la plupart des hommes. Et si j’ai écrit quelque chose de bien, c’était parce que les idées pratiquaient sur moi une immense pression, au point de me faire éclater. En outre, j’écris beaucoup mieux quand j’ai une hypothèse précise à prouver. Et il ne faut pas qu’elle soit compliquée, sinon ma gaucherie mentale me conduira à m’exprimer d’une façon qu’un esprit normal trouvera presque inconcevablement maladroite. (Lettre à Cassius J. Keyser, Brent, 1998, p. 43; je traduis)

Peirce associe de façon presque enfantine le fait d’être gaucher à une pensée gauche : « il semble que les connexions entre les diverses parties de mon cerveau doivent être différentes de l’organisation usuelle et optimale; et, si tel est le cas, il s’ensuit nécessairement que mes pensées apparaissent comme gauches. » (Brent, 1998, p. 44; je traduis)
On disait de lui qu’il était atteint de névralgie trigéminale (ou du trijumeau, un nerf du visage), ainsi que d’une psychose maniaco-dépressive. Il souffrait d’hypersexualité, ainsi que de nombreuses addictions (à l’alcool, à la morphine et, vraisemblablement, à la cocaïne), et connaissait des états mélancoliques. De son propre aveu, il avait de grandes difficultés à écrire et sa pensée fonctionnait par diagrammes et schémas. Ce qui apparaissait aux autres comme de l’originalité n’était pour lui que de la maladresse.
À lire sa biographie, on comprend que c’était un être fantasque, imprévisible et irritable, qui a dû expérimenter la contrariété sans jamais totalement appréhender les conséquences de sa rééducation, pourtant ratée. Il fait remarquer, dans une lettre, que

le fait d’être gaucher n’est pas une simple habitude, un accident de parcours, mais provient de causes organiques et cela est mis en évidence par le fait que, quand j’ai quitté l’école, j’écrivais facilement de la main droite et ne pouvais à peine le faire de la gauche; par contre, quand j’ai cessé de faire l’effort de continuer cette pratique inculquée pendant trois ans, je suis vite retourné à me servir de ma main gauche, bien que je me sois toujours servi, à table, d’un couteau, d’une fourchette et d’une cuiller tout comme le monde. (Brent, 1998, p. 44; je traduis)

Son ambidextrie était une illusion, un contrecoup de sa rééducation avortée. Car, il n’a pas continué à écrire de la main droite, il est revenu à sa main naturelle. La gauche, la divergente.
Peirce est l’un des rares, surtout au dix-neuvième siècle, à avoir su résister à l’expérience de la contrariété. Il n’a pas continué à écrire de la main droite, intégré de force au corps social, il a désappris ce geste, pour lui substituer son penchant naturel. Avant de s’opposer aux philosophes des siècles passés et de proposer une façon originale de comprendre l’esprit et le maniement des idées, il s’est opposé à ses éducateurs et à leurs idées reçues.
Peirce s’est-il senti un monstre? S’est-il perçu comme un être double? Gaucher et droitier en même temps? Ses nombreux moments d’apitoiement semblent l’indiquer. Et il y a ce dessin, reproduit dans la biographie de Brent, qui le laisse aussi entendre. Un des rares dessins faits de la main de Peirce, conservé dans les archives de l’Université Harvard. On y découvre un Minotaure au centre d’un labyrinthe de lignes entortillées. Le dessin est d’une complexité inouïe. Et il est impossible de savoir si l’on peut se frayer un chemin à travers ce dédale de fils enroulés. L’impression générale ressentie est que le Minotaure, cet être double par excellence, s’y trouve littéralement écrasé. La bulle, qui l’entoure, le protège à peine de sa prison. La légende explique qu’il s’agit de la représentation par Peirce du « labyrinthe des signes », cet univers de tensions et de relations au cœur duquel la conscience se déploie.


Le rapport au monde qui y est mis en scène est marqué par la complexité, ainsi que le danger. Car, le Minotaure est à la fois ce monstre qui dévore ses victimes et une cible pour des héros en quête d’aventures. Ce qui le distingue est aussi ce qui le rend vulnérable. Fait à noter, le Minotaure dessiné possède un corps animal et une tête humaine, plutôt que le contraire. Un corps difficile à dompter et un esprit en proie aux plus vives inquiétudes.
Ce dessin est, pour moi, une version tragique de l’existence du philosophe : encerclé, menacé de toutes parts, envahi par les signes d’un univers aux formes instables, fait de plis et de replis, d’un flux constant qui l’agresse tout autant qu’il le nourrit. J’y vois aussi, exprimée de manière figurale, la solitude et l’exaspération du contrarié confronté à un monde réfractaire.

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Un défaut de fabrication : Le maitre, l’élève et la porte http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-maitre-leleve-et-la-porte/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-maitre-leleve-et-la-porte/#comments Mon, 18 Aug 2014 03:32:31 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1932 (J’ai fait paraître récemment un essai intitulé Un défaut de fabrication. Élégie pour la main gauche (Boréal, 2014); je me permets de mettre en ligne quelques textes écrits ou colligés en marge du livre. Une façon comme une autre de faire durer le plaisir.)

 

La porte de mon bureau à l’université coince dès que l’humidité augmente. Il faut, pour l’ouvrir, opérer une légère pression vers le bas. Cette situation toute simple me permet de jouer au jeu du maitre et de l’élève.
Quand un étudiant entre pour la première fois dans mon bureau, la porte est souvent fermée afin d’assurer à nos échanges une certaine discrétion et de réduire l’impact des bruits du couloir, achalandé en début de session.
Mon bureau est au centre d’un T, là où la traverse croise le fût de la lettre, c’est-à-dire à cet endroit précis où les deux droites se coupent. Je travaille face à la porte et, en début d’année universitaire, je vois régulièrement des gens s’immobiliser à la fin du couloir, regarder dans toutes les directions dans l’espoir de trouver une façon de sortir du dédale (ils sont souvent à la recherche des ascenseurs, à l’autre bout de l’étage). Ils m’aperçoivent dans mon bureau et me dévisagent d’un œil suppliant… Je suis magnanime et leur répond avec précision : c’est simple, retournez sur vos pas, puis faites gauche, droite, gauche, droite, droite et vous serez devant les ascenseurs. Une bonne moitié des égarés reviennent à la case de départ, devant mon bureau, coupables de ne pas avoir suivi les indications à la lettre. C’était trop simple ou peu crédible. Souvent, ils ont spontanément inversé la séquence pour la faire débuter par la droite, incapables de concevoir une série qui commencerait par la gauche.
"Le gaucher" C’est dire que le couloir sur lequel donne mon bureau est bruyant, et je comprends les étudiants de vouloir fermer la porte. Normalement, la discussion va bon train et ils ressortent heureux de la rencontre. En fait, ils ressortiraient s’ils parvenaient à la rouvrir…
Mais voilà! La porte résiste. L’étudiant a déposé de la main droite ses affaires dans son sac, ses cahiers de notes, son ordinateur portable, les feuilles pleines de gribouillis qui servent de mémentos de nos discussions; il remet sa veste ou son manteau, se lève et fait le pas requis pour se rendre à la porte. Pendant ce temps, je reste confortablement assis. Rien ne trahit mon amusement à la scène qui se prépare. Il tend la main vers la poignée de porte, la saisit, comme on le fait tous les jours, c’est une porte standard avec une poignée ronde au fini métallique, et il entreprend de l’ouvrir. Le rendez-vous est fini, il est temps de décamper.
La porte refuse de se laisser ouvrir. Ce n’est pas une blague, enfin si, c’en est une. Mais ce n’est pas moi qui la fais. C’est la porte elle-même, qui refuse de s’ouvrir. Et plus l’étudiant met de la pression, plus elle résiste. J’en ai vu qui s’y sont pris à deux mains. La porte ne veut pas se laisser ouvrir. Les réactions vont de l’incompréhension vaguement amusée à l’irritation extrême, en passant par la peur d’être tombé dans un traquenard. À jamais enfermé dans le bureau d’un prof! Tout mais pas ça… Et je les vois s’imaginer une scène ridicule où il faut appeler les gardiens de sécurité, puis les préposés à l’entretien, et le spectacle de l’ouverture de la porte au chalumeau.
Je me lève alors lentement et, faisant les trois pas qui me séparent de l’entrée,  je me mets à baratiner mon laïus sur les relations entre le maitre et l’élève. L’élève ne sait pas ouvrir la porte. C’est pour ça qu’il est l’élève. C’est le maitre qui sait. Cela fait partie de l’apprentissage. Et, en disant ces mots, je mets ma main gauche sur la poignée de la porte et, sans faire le moindre effort, je l’ouvre. La porte qui tantôt résistait à toutes les tentatives s’ouvre maintenant sans effort. La preuve est faite, le maitre sait ouvrir la porte que l’élève ne parvient pas à faire bouger. Son autorité est complète.
La scène connait quelques variations à partir de cet instant. Les plus timides s’éloignent, sans se retourner, honteux de leur déconvenue. Ils ne connaitront pas le secret derrière le prodige. Certains autres restent dans le bureau ou, plus souvent qu’autrement, dans le couloir face au bureau. Une fois sortis et en sécurité, ils veulent comprendre et ne partiront pas sans avoir la réponse. Quelques-uns demandent même de refermer la porte. Ils veulent réessayer de l’ouvrir. Je les aime bien ceux-là. J’obtempère de bon gré, referme la porte et me retire. Mais les résultats sont identiques. Ils ne parviennent pas plus à l’ouvrir qu’auparavant. Parfois la porte bronche, et il lui est arrivé de céder, mais non sans grand effort. Le mystère demeure entier. Car, à la demande, je répète le prodige, en refermant et en ouvrant la porte sans aucune difficulté.
L’explication est toujours un moment amusant. La dialectique du maitre et de l’élève repose sur un truc, un savoir non partagé, qui fait que le maitre a beau jeu de paraitre intelligent. Dans ce cas-ci, le truc, c’est la main. Le haut de la porte frotte discrètement contre son cadre du côté de la poignée, surtout en période d’humidité. Il faut donc opérer une très légère pression vers le bas pour la libérer. En mettant de la pression vers le haut, c’est tout le contraire qui se produit, la porte ne s’ouvre plus, elle coince encore plus fortement. Les étudiants, droitiers, qui s’emparent de la poignée et qui entreprennent de la tourner dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, tirent sans s’en rendre compte vers le haut. La rotation de la main les conduit à mettre plus de pression vers le haut, immobilisant ainsi la porte dans son cadre. Ce sont eux qui l’empêchent de s’ouvrir. En tant que gaucher, au moment de la demi rotation de la poignée, je mets de la pression vers le bas et dégage automatiquement la porte.
J’ai ainsi hérité par le plus grand des hasards d’un bureau fait pour un gaucher, ce qui me procure un avantage certain sur les droitiers qui ne connaissent vraiment rien aux contrariétés… Habitué aux becs verseurs et aux outils désajustés, je ne peux que m’amuser des effets d’un monde réfractaire aux gestes usuels. L’opacité n’est jamais confortable, elle force à revoir nos habitudes et c’est notre rapport au monde qui doit être renégocié.

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Perec et les gauchers contrariés http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/02/11/perec-et-les-gauchers-contraries/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/02/11/perec-et-les-gauchers-contraries/#comments Mon, 11 Feb 2013 10:23:17 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1879 Addendum à la suite de textes sur ce défaut de fabrication que représente la contrariété gauchère. C’est un extrait de  W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec (Paris, Denoël, 1975, p. 184-185). Je remercie le saule braillard pour cette référence fort appréciée.

« C’est peut-être cet hiver-là que j’aurai fait, pour la première et la dernière fois de ma vie, une descente en bobsleigh, le long de la grande route en pente que va des Frimas au centre de Villard. Nous n’arrivâmes pas au bout: à peu près à mi-course, à la hauteur de la ferme des Gardes, alors que l’équipe tout entière (nous devions être sept ou huit sur le bob: il était bosselé et plutôt rouillé, mais quand même impressionnant par sa taille) se penchait à droite pour prendre son virage, je me penchai à gauche et nous nous retrouvâmes au fond du ravin qui borde à cet endroit la route, après une chute de quelques mètres, heureusement amortie par l’épaisseur de la neige. Je ne sais pas si j’ai réellement vécu cet accident ou si, comme on l’a déjà vu à d’autres occasions, je l’ai inventé ou emprunté, mais en tout cas, il est resté comme un de mes exemples favoris de ma « gaucherie contrariée » : j’aurais été, en effet, gaucher de naissance; à l’école on m’aurait imposé d’écrire de la main droite; cela se serait traduit, non par un bégaiement (chose paraît-il fréquente), mais par une légère inclinaison de la tête vers la gauche (sensible jusqu’à il y a encore quelques années) et surtout par une incapacité à peu près chronique et toujours aussi vive à distinguer, non seulement la droite de la gauche (cela m’a valu d’échouer à mon permis de conduire: l’examinateur m’a demandé de tourner à droite et j’ai failli m’emboutir sur un camion à gauche; cela contribue aussi à faire de moi un très médiocre rameur: je ne sais pas de quel côté il faut ramer pour faire tourner la barque), mais aussi l’accent grave de l’accent aigu, le concave du convexe, le signe plus grand que (>) du signe plus petit que (<) et d’une manière plus générale tous les énoncés impliquant à plus ou moins juste titre une latéralité et/ou une dichotomie (hyperbole/parabole, numérateur/dénominateur, afférent/efférent, dividende/diviseur, causal/rostral, métaphore/métonymie, paradigme/syntagme, schizophrénie/paranoïa, Capulet/Montaigu, Whig/Tory, Guelfes/Gibelins, etc.); cela explique aussi le goût que j’ai pour les procédés mnémotechniques, qu’ils servent à différencier le bâbord du tribord en pensant au mot batterie, la cour et le jardin en pensant à Jésus-Christ, le concave ou le convexe en imaginant une cave, ou, plus généralement, à se souvenir de pi (que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages…), des empereurs romains, (Césautica, Claunégalo, Vivestido, Nertrahadan, Marco) ou d’une simple règle d’orthographe (l’accent circonflexe de cime tombe dans l’abîme). »

 

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Délire (9/9 – Un défaut de fabrication) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/21/delire-99-un-defaut-de-fabrication/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/21/delire-99-un-defaut-de-fabrication/#comments Thu, 21 Jul 2011 18:55:07 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1579 viedeslivres

J’ai fui par le boulevard industriel, transi, les index rigides dans le creux de mon pantalon. Personne ne faisait le guet à l’appartement. L’édifice avait son air usé de tous les jours. Le salon était dans un désordre important, comme si les accélecteurs avaient voulu le saccager. Des livres jonchaient le sol.
J’ai tout de suite pensé à Teth. Mon premier geste a été de la libérer. De la mettre hors de portée de Menem.
J’ai ramassé une importante pile de livres et les ai déposés sur la table. Il devait y en avoir quelques centaines et j’ai entrepris de vilire. Tout simplement. Livres après livres, je les ai passés à l’index. Je ne retenais rien et contemplais à peine les univers dégagés par ma dialise, mon esprit uniquement attentif aux mouvements d’abord saccadés de Teth.
Je suis resté immobile durant des heures à ma table, dans un silence à peine rompu  par le mouvement de mes bras et de mes doigts glissant sur les surfaces encrées des pages. Notre échange était fait d’ondes sans substance, une mélodie d’images acoustiques, jamais proférées.

Libérer Teth demandait d’éveiller le plus d’énergie possible, d’extraire des mots leur essence de façon à la lui redonner. Si la masse d’énergie parvenait à être assez dense, elle pouvait survivre en toute indépendance.
Au début, Teth disparaissait et s’éteignait à la fin de chaque livre pour reparaître au prochain. Puis, comme si elle avait saisi mon intention, elle est parvenue à sauter d’une livre à l’autre, à maintenir sa présence malgré l’interstice. Un premier pas était posé. Il s’agissait ensuite de solidifier le pont d’énergie créé pour lui permettre de se séparer de la page, de quitter le marges des textes pour voler de ses propres ailes. Et exister.
Je me suis concentré à mon vilire pendant des heures entières, construisant son être, des petites pelletées d’énergie à la fois. Les images s’accumulaient au seuil de ma conscience. Je l’imaginais comme Ada, les cheveux roux, le même sourire, des mains sur mes épaules.
Teth attendait dans l’ombre que la voie soit tracée. Elle se préparait. Avant même que l’aube ne se lève, elle a réussi à dépasser le cap de la page.
Le téléphone s’est mis à sonner. J’ai continué. L’encre me brûlait les mains.
Ma vision s’est embrouillée. Je lisais, vilisais et les figures s’accumulaient, au-delà de ma volonté. Je n’étais plus maître de ma dialise. Quelque chose, Teth, s’était emparé de moi et guidait mes propres gestes. Des mots de désordre. Des lettres tordues. Une mer d’idées. Ma chaise s’est renversée.
Je me suis laissé aller et une douceur sans précédent s’est répandue. Je n’avais plus de livre devant moi, plus de pages sur lesquelles mes doigts pouvaient se déplacer et le mouvement perdurait. Je dialisais sans livre.

Je me suis évanoui. À mon réveil, j’ai su aussitôt que Teth était là. Partout dans la pièce. Une réelle présence. Auratique. Vibrante. Des pages carbonisées traînaient çà et là.
Je ne lirais plus jamais. J’habiterais dans l’univers maintenant plein de son existence. Et pas seulement la sienne, celle aussi de tous les mots du monde, confondus, réunis en une seule entité, douce comme une main, blanche comme la nuit.
Menem était là aussi, calé dans un fauteuil. Il transpirait. Ses mains tremblaient, sa peau plus blanche encore.

Montre-moi tes mains.

- Karl m’a tout expliqué.

- Tu n’as rien compris.
Un lirelent.
Karl est un simple lirelent.
Incapable de vilire.
Nous l’avions gardé par fidélité.
Pour son père.
Il était notre homme de main.
Un bon recruteur, c’est vrai.
Mais incapable de toucher.
Il a tout saccagé.
Toutes les pyramides.
Le sabotage est complet.
Il ne reste plus rien.

J’ai enfilé une chemise. J’avais conservé dans ma garde-robe les boîtes qui avaient servi au déménagement des livres de mon père.

Tu as bien fait par toi-même.
Et le Liraal?

- Libéré. Ici, partout. En moi. Vous ne l’aurez pas.

Il ne m’en faut pas beaucoup.
Un soupçon à peine.

J’ai défait le nœud qui maintenait ensemble les boîtes et je me suis mis à les reconstruire, leur redonnant du volume, des parois, un fond. Chacune avait son couvercle. J’ai su tout de suite, à même mes mouvements, que ma dysdextrie avait disparu. J’étais guéri. Teth.
J’ai rempli mes boîtes méthodiquement. Menem s’est levé. Il a saisi ma main gauche, l’a approchée de son front. Mais il n’y avait plus rien. Rien que de la peau et de l’encre. Il est parti. Je ne voulais pas qu’il revienne.
J’ai travaillé sans relâche. Une fois les boîtes complétées, nous nous sommes rendus, Teth et moi, à une librairie de livres usagés. Le vendeur m’a fait un prix. Je n’ai pas négocié. Avec l’argent, je me suis acheté des vivres pour les mois à venir.
Dès la première nuit, je me suis barricadé avec les planches de ma bibliothèque. Des membres de la société venaient cogner à mes fenêtres, le téléphone ne cessait de sonner. J’ai condamné ma porte. Et j’ai commencé à m’occuper de Teth. Dans le noir le plus complet, le noir noir, baigné de sa propre lumière.
Les mains en ordre.

porte finale

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Délire (8/9 – Un défaut de fabrication) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/19/delire-89-un-defaut-de-fabrication/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/19/delire-89-un-defaut-de-fabrication/#comments Tue, 19 Jul 2011 13:38:10 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1578
Laissez-moi sortir! 2

Laissez-moi sortir! 2

Assisté d’Ada, qui ne disait plus rien, Menem me faisait pratiquer la réunion des index, l’ouverture de la porte et le dépôt de la masse. J’aimais toucher la texture froide et vitrée de la pyramide. Elle me rapprochait de Gnung, dont je comprenais de mieux en mieux l’obsession. Il avait mis le doigt sur quelque chose d’inouï. Mais comment avait-il pu croire qu’un écrin servirait à contenir le Liraal?
Je passais de plus en plus de temps en état de Teth. Menem n’était jamais loin, mais il ne devinait rien. Les gestes qu’il recherchait étaient superflus. Je n’avais qu’à tendre les mains, paumes ouvertes, et Teth s’y déposait délicatement.
Un jour, Menem a dit que j’étais enfin prêt à capturer l’énergie. Mes mains ne mentaient pas. Il pouvait le sentir. Solennellement, il a ouvert la porte de la pyramide. J’ai fait tout ce qu’il a ordonné, pincé les doigts, fermé les yeux, mais la pyramide est restée inoccupée.
Ada est partie d’un air dépité. Il n’est pas un Gnung, a-t-elle lancé. J’ai été renvoyé à ma chambre. On m’a retiré tous mes livres. Karl m’a apporté mon souper, le sourire aux lèvres.

Régulièrement, pendant les semaines qui ont suivi, Menem m’a fait reprendre l’expérience. Une fois, croyant que j’avais réussi, il est parti d’un pas précipité avec la pyramide. Mais il est revenu déçu, les mains noircies par je ne sais quel procédé. Il sentait l’encre.
Les journées s’éternisaient et, la nuit, ma porte était verrouillée. Je devais répéter sans arrêt la même séquence de gestes, la même quête futile d’une flamme qui ne se laisse jamais saisir. La porte de la pyramide s’ouvrait et se fermait à répétition, sans que rien n’y pénètre. Je ne collaborais pas toujours de bonne foi. Un matin, Ada a déclaré que la SAL ferait bientôt faillite. Je devais capturer le Liraal. Dans les plus brefs délais.
Le soir même, Karl s’est approché de mon lit. Il avait réussi à déjouer les accélecteurs qui faisaient le guet à ma porte. Il a porté son index à sa bouche et m’a pressé de le suivre.  Il me pressait d’agir, avant que les gardes reviennent. Sa main était ferme, son bras raidi par la tension.
- Prends tout ce que tu veux garder.
- Où allons-nous?
- Il est temps que tu comprennes ce qu’on te veut.

matière01

Nous avons longé un couloir, ouvert une porte dérobée, tout près des locaux de Menem et d’Ada, et descendu un escalier. Au bout d’un garage intérieur, Karl s’est arrêté. Il a ouvert une porte et, avant même d’allumer la lumière, m’a fait entrer.
Le local était rempli d’une multitude de pyramides! Toutes semblables et disposées en colonnes régulières. Sur le devant de chacune d’elles, le même logo, un œil et son index.
- Des pyramides. Et la mienne, celle de Gnung?
- Une copie, comme les autres.
- Il ne devait y en avoir qu’une seule…
- Regarde là-bas. Vois-tu les boîtes? Elles servent à les envoyer.
- Mais à qui?
- Le carnet de commande est bien rempli. Tu pourras le demander à Menem. Mais je doute qu’il apprécie.
- Il y aurait plus qu’un Liraal? D’autres que moi sont à sa recherche?
- Les pyramides que nous expédions ne sont pas vides, mais pleines.
- De Liraal?
- En quelque sorte. Une seule dose d’énergie captée suffit à emplir des milliers de ces pyramides. On les expédie alors à nos clients, qui les payent très cher. Comment penses-tu que la société survit? Avec nos maigres leçons et vos salaires désuets? La SAL fait dans l’exportation. Nos clients sont répartis sur la surface du globe, du Japon à l’Islande, du Paraguay à la Malaisie.
- Et tous ces gens parviennent à surlire?
- Mais non. Ce que des accélecteurs comme toi parvenez à produire, cette énergie que vous mettez en cage, c’est une drogue. Le Liraal est un hallucinogène aux effets formidables. Sans rien absorber, des univers entiers s’animent sous nos yeux, des mondes aussi riches que des pays, faits de personnages et d’événements aux configurations multiples. Le procédé est très simple et d’une grande économie. On installe la pyramide sur une surface rouge. Il faut garder la porte fermée, pour empêcher l’énergie de se dissiper. Je ne sais pas si tu as remarqué tout en haut de la pyramide, il y a une petite bille en verre. Elle bascule. Elle est creuse aussi. On dépose quelques gouttes d’encre dans la bille, on la fait tourner sur elle-même et, quand l’encre s’échappe dans la pyramide, elle entre en contact avec le Liraal et s’évapore. L’hallucination débute.
- C’est tout?
- C’est pour ça qu’elle vaut si cher. Pourquoi penses-tu que Menem te presse à ce point? Il a des commandes en retard. Sans compter qu’il en est un usager assidu. Le produit crée une très forte dépendance. Menem est en manque depuis déjà quelques mois. Il parvient à survivre grâce à des succédanés. Les accélecteurs dégagent un peu de Liraal, surtout quand ils se sont approchés de l’énergie. Quelque chose se loge dans la peintulire avant de se répandre dans le corps. S’il te prend les mains, c’est pour absorber un peu de drogue, juste assez pour passer une nuit ou deux. En attendant une vraie dose… Et Ada aussi. Sa manie de mettre sa main sur ton épaule… Le procédé est moins efficace, mais Menem a l’usage exclusif de tes mains.
- Et pourquoi me raconter tout ça? Tu veux ta dose, toi aussi?
- Je ne consomme pas.
- Facile à dire…
- T’ai-je déjà touché? Disons simplement que mon père a aussi payé le prix du Liraal.
- Ce n’est pas assez.
- Gnung est mon père.
- Gnung? Et Ada?
- Elle n’a jamais été que sa maîtresse. Je suis son enfant d’une première union.
- Je ne comprends pas. Menem et Ada ont détourné l’invention de Gnung. Le Liraal devait sauver l’humanité. Pourquoi rester avec eux?
- Parce qu’ils n’ont rien détourné…
- Ton père n’est pas dans un coma?
- Si. Mais il était le premier consommateur de son propre produit. Et il a fini par faire une overdose. Il faisait le commerce du Liraal; Menem et Ada étaient dans le coup. Ils n’ont rien volé, ils n’ont fait que continuer son œuvre. Gnung est dans un état végétatif, mais c’est sa propre faute. Il ne pouvait plus se passer du Liraal. Eux non plus d’ailleurs.
- Tes associés…
- Si on veut. Je ne leur fais plus confiance. Tu es leur dernier accélecteur, comprends-tu? Le dernier à être capable de saisir cette énergie et la transmettre à une pyramide. Les dysdextriques font les meilleurs accélecteurs. Mais vous ne courez pas les rues. Et ça prend beaucoup de temps pour vous former.
- Ils veulent me séquestrer?
- Au contraire. La survie de la société dépendait de toi. Maintenant, ils considèrent avoir gaspillé leur chance. Menem a découvert ton secret. Il a senti à ton énergie que tu avais déjà capturé le Liraal. Il veut te l’enlever de force. Je l’ai déjà vu faire. Une fois, c’est assez.
Sans même relever les yeux, il m’a donné la clé de la porte du fond. Il me rendait la liberté.

Je n'y crois plus.

Je n'y crois plus.

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Délire (7/9 – Un défaut de fabrication) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/18/delire-79-un-defaut-de-fabrication/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/18/delire-79-un-defaut-de-fabrication/#comments Mon, 18 Jul 2011 13:59:15 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1565 vie des livres-5

Give me the right to read you

J’étais chez moi en pleine surlecture, les index badigeonnés de blanc, l’esprit préoccupé par cette masse d’énergie qui ne semblait plus vouloir me quitter, quand la porte s’est ouverte, sans même qu’on ait sonné. Menem est entré. Il portait son éternel habit de coton rouge. Il a posé ses mains sur les pages de mon livre, a inspiré profondément, puis a couvert ses yeux de ses deux paumes. Je l’ai regardé sans réagir. Des livres traînaient sur le sol.

Depuis combien de temps?

- Assez pour ne plus reculer.

Ada m’avait informé.
Elle l’avait deviné dès votre première rencontre.
Et puis, les journées passées à faire le guet à tes fenêtres n’ont pas été inutiles.
Tu as fait d’immenses progrès.

Je suis resté muet. Ada à mes fenêtres…

Quelquefois, j’avais pratiqué nu. Je vilisais et des corps apparaissaient, dans leur plus simple appareil, des seins ronds comme des voyelles, des cuisses ouvertes, un pubis aussi sombre qu’une lettre muette.  On aurait dit une pièce d’orfèvrerie, un ove entouré de feuillage. J’avais des érections qui me ralentissaient, mon âme égarée dans les replis d’un désir incommunicable. Et Ada à ma fenêtre.

Ce que tu fais contrevient à tout ce que nous enseignons.
C’est aussi la seule façon d’atteindre le Liraal.
Pour le capter, il faut ses deux mains.
Gnung le savait bien.
Il souffrait lui-même de dysdextrie.
Et chez lui, les effets de la maladie étaient encore plus importants que chez toi.
Les deux parties de son corps allaient et venaient dans le désordre.
Au début, il croyait souffrir du mal de Conty.
Mais ses symptômes n’étaient pas les bons.
Trop de régularités dans les gestes, une bilatéralisation prononcée.
Pour contrôler sa maladie, il prenait des drogues.
Il a expérimenté avec des psychotropes.
Le vilire est né ainsi.

- Dysdextrique, Gnung


Tout comme toi.
Et il dialisait à deux mains.
La seule façon d’atteindre le Liraal.

- Vous enseignez le contraire.

À cause de l’addiction.
Ce que tu as lu, à la société, est faux.
Gnung n’est pas devenu un ermite.
Il est devenu fou.
L’ivresse des sommets l’a atteint. Au moment où il croyait mettre la main sur le Liraal, il a perdu la raison. Nous l’avons fait interner, pour sauver la société.
Quand nous l’avons trouvé, il était dans un état comateux.
Il gisait sur le tapis, les deux index brûlés au troisième degré.
Il divaguait, les mots sortaient de sa bouche.
Une bile ininterrompue.
Le liraal avait obscurci à jamais ses perceptions.
Ada en a perdu connaissance.
Ne sois pas surpris!
Elle était sa conjointe…
Sa plus fidèle confidente.
Mais nous sommes partis le plus loin possible.

viedeslivres-194-1

Menem était devenu sombre et délicat. Il avait joint les mains, les deux index soudés tels des siamois.

Reviens à la société.
Ta formation n’est pas complète.

- J’en sais déjà assez.

Tu ne fais que débuter.
Tu as dû déjà pressentir l’approche du Liraal.
Tu crois même pouvoir le toucher du bout des doigts.
Mais tu ne peux pas le capter seul.
Gnung était seul dans sa quête et il n’en est jamais revenu.
Ne commets pas la même erreur.
Viens.

- Et pourquoi irais-je capturer ce Liraal?

N’as-tu pas déjà senti sa force?
Le Liraal sera un outil de libération.
Si nous le capturons, il sera là pour tous…
Ta dysdextrie sauvera l’humanité.
Tu seras le prochain Gnung.

Nous sommes retournés aux locaux de la Société. L’idée d’une quête me redonnait courage. Tous les intermédiaires et les novices étaient présents. Ada m’a serré dans ses bras, ses cheveux roux fraîchement lavés. Même Karl était présent, au fond de la salle. On avait préparé un festin. Tous les index étaient peints en mauve, couleur des cérémonies. J’étais le nouveau Gnung.  On a chanté. Je me suis endormi dans ma nouvelle chambre.
L’entraînement a commencé le lendemain. Sous la férule de Menem, je me suis astreint à de nouveaux exercices, destinés à accroître mon ambidextrie. Ada empilait les livres sur ma table et je devais les lire dans le désordre, les pages à l’envers, un œil bandé. On ne me posait plus de questions, personne ne cherchait à vérifier ce que je comprenais des textes. Je ne dialisais plus pour lire, mais afin d’affiner mes réflexes, d’augmenter ma perception de la masse d’énergie aux limites de la page. Même si elle m’attirait et si le jeu de ses formes me distrayait, je ne devais rien entreprendre pour la capter. Il me fallait la laisser venir à moi.

Sers-toi de tes index comme des pinces.
Pour l’immobiliser, tu dois non seulement vilire, mais t’imaginer le faire.
Te constituer une image de tes mains et de tes yeux tandis que tu dialises à travers les pages.
Oublie le contenu des textes.
C’est de toi qu’il s’agit, et de tes doigts.

Percevoir l’énergie était une chose mais la saisir en était une autre, selon Menem qui me préparait à la quête. Je devais garder mon âme pure et mes intentions transparentes. Il me parlait de Perceval, tout en serrant mes mains. Ce contact le nourrissait.
Ada s’occupait de ma chambre. Karl m’apportait les livres que j’avalais de façon gargantuesque. Les accélecteurs avaient l’ordre de répondre à mes souhaits. Toute mon attention était concentrée sur la masse d’énergie. Elle était une présence et mon activité l’amusait. Je le sentais à ses petits mouvements de feinte, au nouvel éclat qu’elle prenait quand je passais à ma figure préférée.
Menem continuait chaque soir son enseignement sur cette nouvelle forme d’énergie. Je ne mettais pas en doute ses propos, mais je ne parvenais pas à voir, en cette entité fragile et craintive, autre chose qu’une compagne de lecture. L’écart se creusait entre ce que j’expérimentais et ce que décrivait Menem.
Puisqu’elle ne quittait plus mes lectures, je lui ai trouvé un nom. Teth. Quelquefois, elle traversait les pages, venait glisser contre mes index, puis retournait se cacher sous les mots.
Menem, à qui je taisais cet apprivoisement, discutait sans cesse technique et finalité. Un après-midi, il a sorti un écrin de vitre en forme de pyramide.

C’est Gnung qui l’a fabriqué.
Il n’en existe qu’un seul exemplaire.
Elle est à toi.
Gnung voulait s’en servir pour y capturer le Liraal.
Il s’est brûlé les doigts, sans rien attraper.
Il n’avait aucune technique.
Tu n’auras qu’une chance de t’en emparer.
Tes gestes doivent être nets et précis.

Laissez-moi sortir d'ici

Laissez-moi sortir d'ici

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Délire (6/9 – Un défaut de fabrication) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/11/delire-69-un-defaut-de-fabrication/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/11/delire-69-un-defaut-de-fabrication/#comments Mon, 11 Jul 2011 19:30:19 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1560 vie des livres-test

À la Société, je fuyais la présence d’Ada, dont je craignais le regard. J’évitais la bibliothèque et préférais vilire seul dans ma salle de travail, le bras gauche en partie caché par le mur. Je gardais la porte fermée, je retenais mon poignet par une corde.
Ada s’expliquait mal mon refus de vilire en présence d’autrui. Puisque je devenais autonome, suggérait-elle, il était correct que je veuille m’affranchir de sa tutelle, mais rien ne justifiait un tel isolement. Elle venait frapper à ma porte sans arrêt, me donnait des conseils, mettait sa main sur mon épaule. Elle s’inquiétait de mes performances qui étaient à la baisse.
Un jour, j’ai même eu droit à la visite de Menem. Il avait maigri, ses traits étaient différents. Il m’a examiné de son regard généreux, les deux mains à plat sur la table.  Il m’a incité à ne pas lâcher prise. Puis, il a fait une chose surprenante. Il a saisi ma main gauche, l’a serrée longuement, comme pour en trouver le pouls, et s’est levé sans rien dire.
Il est revenu régulièrement, par la suite, s’asseoir à ma table, attendant quelques instants, puis prenant ma main dans les siennes et repartant sans dire un mot. Je craignais  des remontrances, je recevais des cadeaux. Un essai dédicacé, La vie des livres de Robert Kemp, des photos de Gnung, un scarabée d’Égypte. Ada restait en retrait et   venait ensuite m’exprimer la très grande satisfaction de Menem, même si mes vitesses de lecture étaient en chute libre.
Je faisais mine de vilire à la SAL; mais, à l’appartement où je continuais seul mon apprentissage, je ne me surveillais plus. Je dialisais pour vrai, mais à deux mains. J’avais choisi de ne plus combattre mon geste, mais de l’intégrer à ma pratique. Je m’étais même acheté un pot de peintulire blanche.
La première fois, je l’ai fait craintivement, certain qu’on m’observait par la fenêtre et qu’on rapporterait mes gestes. J’ai même interrompu le rituel pour fermer les rideaux et c’est dans la pénombre que j’ai trempé mes deux doigts dans le liquide blanc et chaud du vilire.
J’ai pris un vieux roman feuilleton et j’ai entrepris de le parcourir à deux mains, touchant la page du gauche, puis du droit. Dans un geste délibéré. Ma première traversée a été chaotique. Mes doigts se frappaient, mes yeux trébuchaient sur le mauvais index, je ratais la moitié de l’information. Mais bien vite, ces problèmes se sont évanouis et j’ai retrouvé la pureté de l’attention du vilire. Les personnages du roman ont commencé à se manifester avec une clarté déconcertante. Je me sentais fautif, les remords me raidissaient le dos, mais l’exactitude des images éveillées me remplissait d’une béatitude difficile à décrire.
viedeslivres-04Mes vitesses se sont mises à grimper et, encore, la précision de ma saisie des textes augmentait. Je pouvais en prendre de plus en plus en même temps, élargissant le spectre de mon attention. Les livres de mon père étaient mon laboratoire.
Une masse d’énergie apparaissait de façon anarchique dans les marges des pages. Au début, elle était éphémère, telle une luciole. Graduellement, elle est restée perceptible plus longtemps. Je pouvais presque l’effleurer du bout des doigts. Ces expériences m’apaisaient et je ressortais de mes séances sustenté. Je contrevenais au tabou de la société, j’étais en pleine Saleté. Je craignais parfois de souffrir de l’ivresse des sommets.
Je me suis mis à inventer de nouvelles figures qui correspondaient mieux à mes besoins. Des croisements, dont le plus réussi était l’imbrication des deux premières figures, devenues  de ce fait un étonnant symbole, le « T » et le « E » fondus en une entité à la limite de l’alphabet.
À la société, par la force des choses, je devais me surveiller. Et je m’enlisais. Le retour au vilire à un seul doigt m’était insupportable. Je passais tout mon temps, dans ma salle, à ne plus rien faire. Et quand Ada passait, je me remettais au travail d’un œil distrait. Je sautais des pages, mes figures étaient tordues. Menem avait beau multiplier les cadeaux , Ada était de plus en plus irritée.
Elle m’accusait de ne plus la respecter, de tout faire pour lui nuire. Ses cheveux restaient attachés. Menem avait fondé en moi de grands espoirs et je devais être à la hauteur. Gnung enseignait la persévérance. Le prix de mes leçons ne couvrait qu’une partie des frais impliqués. Je dilapidais une fortune en gâchant mon talent. Karl, qui cherchait toujours à me rejoindre, surveillait mes moindres gestes d’un regard désapprobateur.
Un matin, j’ai décidé de rester à l’appartement et de rompre mon association avec le mouvement.

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Délire (5/9 – Un défaut de fabrication) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/06/delire-59-un-defaut-de-fabrication/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/06/delire-59-un-defaut-de-fabrication/#comments Wed, 06 Jul 2011 17:02:16 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1545 viedesivres

Je suis retourné le lendemain à la Société, anxieux de commencer mon apprentissage.  Le vilire changerait ma vie. Ada me redonnait un sentiment d’appartenance que je n’avais plus connu depuis ma tendre enfance. Mais, ma dysdextrie a failli tout interrompre dès la deuxième séance.
Parmi les rituels de la Société, l’un des premiers était la peintulire. Avant d’amorcer tout exercice, il fallait se rendre à la table recouverte d’une nappe rouge, et placée sous le signe de la SAL, faire un salut, les mains jointes placées sous le menton, puis porter son index directeur à son œil et presser légèrement sur sa paupière, avant de le tremper délicatement dans un bol. Il y en avait six, remplis de peinture de couleurs différentes, du jaune au rouge. C’était la peintulire.
J’ai présenté, comme les autres, ma main directrice et trempé mon index gauche dans le premier bol. La peintulire avait été chauffée. Elle a séché rapidement, mais j’ai dû tout de même attendre cinq minutes la main contre mon cœur, l’index bien rigide, gêné par le caractère païen du rituel. Ada nous a donné l’autorisation de nous asseoir et j’ai ouvert un livre.  Le premier exercice consistait à suivre son doigt dans un déplacement simple, la figure du « T ».
viedeslivres-8Mes premières tentatives me sont apparues infructueuses. Je ne parvenais pas à oublier mon index, qui labourait les lignes et n’animait rien à son passage. Mes yeux papillonnaient et rataient les mots. Il ne se passait rien et je craignais d’être classé parmi les lirelents. J’ai été malgré tout remarqué.
Ada et Karl se promenaient dans les rangées et inspectaient les index. D’un jaune lustré, la peintulire prenait rapidement l’apparence d’une tache de gras, quand les doigts touchaient trop fréquemment la surface de la page. Votre index, disaient-ils, doit flotter à quelques millimètres de la masse des mots. Tout contact provoque un ralentissement et même une cassure.
J’essayais tant bien que mal de vilire, quand Karl s’est arrêté près de mon épaule.
- Que faites-vous?
- Je ne sais pas.
- Là!
- J’essaie de vilire. C’est difficile.
- Non! Vous ne vilisez pas.
- Je ne fais que commencer.
- Faux! Ils vilisent; mais vous, c’est un crime que vous commettez. Il y a des lois ici. Ada, Ada, viens. Nous avons un problème.
Elle s’est approchée rapidement, passant entre les rangées. Il a pris mes deux mains, les a retournées, paumes ouvertes. Mes deux index étaient tachés… Karl a ri avec sarcasme.
- Vilire à deux doigts, c’est interdit! Dangereux et immoral. De la Saleté. La première loi du vilire est l’index. Au singulier. Le pire danger attend qui contrevient à la loi.
J’ai prononcé le mot de dysdextrie. Ada a paru surprise.  Un dysdextrique, dans son groupe! Elle a chassé Karl, qui est retourné diriger l’exercice, en maugréant. Elle a mis sa main sur mon épaule.
- Tu as été diagnostiqué depuis longtemps?
- Ma plus tendre enfance.
- Gaucher corrigé?
- J’en porte encore des marques aux jointures.
- Et l’écriture?
Nous sommes retournés à la table de peintulire, où j’ai trempé mon second index dans le pot. J’aurais dorénavant les deux doigts jaunes. Mais je ne devais sous aucun prétexte m’en servir. Les conséquences étaient trop graves.
- Tu dois choisir ton doigt. Et laisser l’autre en veilleuse. Sinon, tu seras chassé. La loi est stricte. Mais c’est pour ton bien. Plus tard, tu comprendras. La peintulire servira de témoin. On ne triche pas avec le jaune. Si tu touches des deux mains, nous le saurons.
adaouardeur2Dès ce moment, Ada m’a pris sous sa protection. J’ai refait l’exercice avec la main droite, uniquement, la gauche appuyée fermement sur le pupitre. J’ai lu les pages de mes premiers romans comme un possédé, les épaules meurtries par la tension, des tremblements jusqu’au bout des doigts. Je m’appliquais à ne pas déposer l’index sur la page, forçant mes yeux à capter le plus de mots possibles, sensible à leur léger frémissement, disloquant les phrases pour ne conserver que les verbes, quelques grappes de sens.
Sous l’œil attentif d’Ada, j’ai développé mes talents de surlecteur. Ses cheveux roux étaient parfois détachés. Elle me donnait de menus objets, pour occuper ma main gauche. Des élastiques, des billes, des pyramides de pierre polie. Elle craignait les objets contondants. Nous nous enfermions des heures durant dans les salles de travail de la société. Menem apparaissait parfois, distant et renfrogné.
Je me suis attelé aux encyclopédies de la bibliothèque, à de vieux journaux aux colonnes découpées dans tous les sens, à des essais de psychologie populaire, des romans de science-fiction, des biographies d’hommes célèbres, des modes d’emploi. Il fallait apprendre à vilire n’importe quoi, à redonner vie aux mots sur toute surface, du papier glacé des livres cadeaux aux pages acides et sèches des éditions populaires.
Parfois, mes yeux se troublaient et une ombre traversait mon champ de vision. Elle voyageait à rebours du mouvement de mon index et se logeait dans les marges, forçant ma pupille à se contracter.
Ada me disait de faire attention. Elle posait sa main sur mon épaule. Cela s’appelait l’ivresse des sommets. Une forme d’intoxication que subissent les novices quand ils atteignent de grandes vitesses de lecture. Un mirage. Ses conséquences pouvaient être désastreuses. Avant d’espérer s’en approcher, il fallait être un accélecteur patenté. Seulement alors pouvait-on tenter de capter cette énergie. C’était la quête du Liraal. Mais les risques étaient grands. Gnung lui-même n’en était jamais revenu.
Dans les moments de détente, Ada me racontait sa vie avant sa découverte du vilire. Une adolescence similaire à la mienne.  Puis, tout avait basculé dans la lumière, quand elle avait commencé à dialiser. Elle s’était convertie sans arrière-pensée et, depuis, sa vie était consacrée au développement de la SAL. Elle avait même fait un pèlerinage en Californie et avait rencontré Gnung en personne.
J’étais touché. Notre complicité grandissait à chaque nouveau plateau que j’atteignais. Quand nous dialisions ensemble, elle s’installait tout contre moi et je ne pouvais m’empêcher de rechercher le contact de son corps, sa chaleur, le frémissement de ses muscles tandis qu’elle tournait les pages. Après chaque lecture, elle me posait des questions.
Karl bougonnait de plus en plus, mécontent de l’attention que me portait Ada. Il m’avait accroché, un soir que je retournais chez moi, et averti de faire attention. Il semblait sur le point d’éclater. La jalousie devait le ronger. Le lendemain, je l’ai dit à Ada, qui s’est empressée de le ramener à l’ordre. Elle devait avoir du pouvoir à la Société, car il a été affecté au reclassement des livres à la bibliothèque.

Au bout de la treizième semaine de classes, j’étais devenu un intermédiaire. Mes doigts étaient peintulirés en vert. Je me salissais beaucoup moins, même s’il restait encore des résidus d’encre dans les crevasses de ma peau. Je rêvais, la nuit, d’empreintes digitales agrandies sur les vitres de mes fenêtres et des lignes courbes d’un interminable labyrinthe.
teth2Je lisais de plus en plus vite et parfois même, à l’appartement où je pratiquais le matin, je me laissais emporter par le mouvement du vilire, je dialisais à des vitesses imposantes. J’en ressortais épuisé, l’esprit vide, les yeux rougis et, plus étonnant encore, les deux index noircis par l’encre des livres. Le gauche autant que le droit, comme si, dans ces moments de concentration extrême, quand mon attention se dissolvait dans cette course à travers le papier, je faisais des figures à deux mains. Malgré l’interdiction.
Les enseignements de Gnung étaient clairs à ce sujet. Ada m’avait fourni le livre rouge de ses pensées. Le mouvement double des index était à proscrire car il menait à l’affaissement des hémisphères cérébraux. L’accélecteur pouvait entrer en transe et sombrer dans la schizophrénie. Personne n’avait réussi à maîtriser cette technique et le dernier à l’avoir essayé en était même mort, foudroyé par ses propres hallucinations.
Même si je connaissais les dangers de cette double hélice de l’index, le mouvement partait de lui-même quand je m’y attendais le moins. L’immobilité imposée à mon bras gauche fondait dès que mon attention se resserrait sur le texte. J’angoissais à l’idée d’une schizophrénie à laquelle ma dysdextrie, déjà, me destinait. Pourtant, je ne parvenais pas à réfréner le mouvement. J’étais inquiet, craignant d’être découvert, puis chassé.

adaouardeur

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Délire (4/9 – Un défaut de fabrication) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/06/28/delire-49-un-defaut-de-fabrication/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/06/28/delire-49-un-defaut-de-fabrication/#comments Tue, 28 Jun 2011 07:43:08 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1537
La vie des livres est un enfer

La vie des livres est un enfer

Depuis l’arrivée d’Ada et de Karl, les choses n’avaient cessé de se bousculer. Menem avait raison, ma vie avait déjà commencé à changer. J’étais à la porte d’un monde nouveau. Je m’étais toujours tenu loin de ces mouvements spécialisés avec leurs promesses. Mais celui-ci m’attirait, contre toute raison.

J’avais depuis longtemps remarqué cette vitalité des mots quand je lisais. Cela dansait aux confins du texte, pantomime à peine perceptible, vibrations ténues qui s’évanouissaient dès que mon regard y était déporté. J’avais attribué ces épiphénomènes à de la fatigue ou à de la distraction, et parfois même, lors d’une angoisse à peine camouflée, à une manifestation de ma maladie. Je n’avais jamais pensé que le mouvement venait des pages elles-mêmes.

C’était une révélation. Je m’étais toujours cru déficient. Et ces perceptions périphériques, un symptôme de ma dysdextrie.


Dysdextrique…

J’avais subi le diagnostic avec effroi, à l’adolescence, et depuis je le portais comme un stigmate. Confusion irréparable des deux hémisphères, avait dit le docteur, en égrenant sa liste de symptômes: troubles d’apprentissage, problèmes sérieux d’orientation, confusions de toutes sortes, écritures en miroir, pensée palindromique, voire labyrinthique, pouvant mener à la schizophrénie. J’avais été marqué du fer rouge de la déraison.

Menem, d’un coup, me ramenait à la raison. Ce n’était pas ma dysdextrie qui provoquait ces sauts de page, mais la force de ma lecture, les mots eux-mêmes. Je redevenais normal. Aussi, quand Ada a invité les lirelents et les sceptiques à quitter les lieux, je suis resté sagement assis. Il n’était plus question que je parte.

La leçon a débuté.
-Tout le monde debout! Les bras en croix, la tête bien haute, les jambes écartées. Réchauffement!

Karl était debout. Sévère, froissé. Il avait peigné ses cheveux, il tenait son index blanc très haut dans les airs. Personne n’avait osé partir.
- On regarde en haut, à gauche, à droite. Il faut apprivoiser ses yeux. Croisez-les. Fermez-les. Faites l’horloge.

Karl parlait tout en gesticulant. Il fallait entretenir ses yeux, élargir son champ visuel, se défaire de ses paresses oculaires, pour acquérir de nouvelles habitudes, propres et modernes.
- Fermez l’œil gauche et avec le droit, faites l’alphabet. Et je veux des lettres bien faites, des mouvements complets. Ensuite, vous me compterez jusqu’à cinquante.

Et 1 et 2 et 3 et 4
Et 5 et 6 et 7 et 8

Les trois semaines suivantes, chaque séance commencerait par ces exercices de vivision, dans la grande salle. Après dix minutes, nous en avions tous mal à la tête, une douleur frontale que Karl reconnaissait comme le signe le plus sûr de la domestication de nos montures. Nos nerfs optiques devaient subir un entraînement rigoureux, si nous voulions commencer à vilire. Il nous fallait travailler à agrandir notre champ visuel, à trouver toutes ces choses qui traînent dans l’opacité de notre vision périphérique.

Karl nous montrait, dessin à l’appui, quels muscles permettaient à l’œil de tourner dans toutes les directions. Il expliquait comment les muscles obliques pressaient autour de l’équateur de l’œil et entraînaient un allongement du globe. Nous devions améliorer votre vision périphérique de façon à passer d’une lecture par fixations de 25 signes, à une surlecture par fixations de 50 et même de 100 signes. Karl apportait parfois un métronome, pour nous aider. Nous nous assoyions à notre pupitre, posions les avant-bras sur la table, espacés de 62 centimètres, mains détendues, pouces vers le haut, et, au rythme de la baguette, faisions bouger nos yeux d’un pouce à l’autre.

Nous commencions lentement, à 40 battements à la minute, et devions maintenir quelque temps cette vitesse, même si nos yeux avaient tendance à revenir à des mouvements normaux. La meilleure façon d’accélérer est de ralentir, disait Karl, en martelant la table de son poing.
Nous devions expérimenter une série de plateaux, certains plus confortables que d’autres. À 210 battements à la minute, nous ressentions tous des étourdissements et même des nausées. Un soir, ma voisine s’évanouit, s’ouvrant même le front sur le bord du pupitre. Une semaine plus tard, un jeune étudiant partit précipitamment pour ne plus jamais reparaître. Karl nous ramenait ensuite à 130 battements à la minute, qui servait de vitesse de croisière.

Photo du 34826904-06- à 09.40Chaque séance d’exercices était complétée d’une période de relaxation. Ada baissait les lumières et nous nous étendions sur des tapis dans le fond de la grande salle, tout près du logo de la société. Elle nous demandait de pratiquer la chambre noire. On couvrait nos yeux fermés avec la paume de nos mains. Il ne fallait pas exercer la moindre pression sur les globes oculaires. Nos doigts devaient reposer sur le front, et la partie inférieure de nos paumes sur les os des pommettes. On faisait le noir, le noir le plus total. Le noir noir, affirmait Ada, qui passait de l’un à l’autre, pour vérifier nos postures. Elle se penchait sur nos têtes, déplaçait nos doigts et nous pouvions sentir son parfum citronné. Dans le silence et l’obscurité, nous attendions que la douleur cesse. Même si je fermais les yeux, je parvenais à voir Ada, à deviner son approche. Elle apparaissait dans le noir noir et chassait de ma vision intérieure toutes les particules de lumière qui émergeaient de mon mental. Je retournais à la maison, apaisé.

Pendant les premières heures, j’étais même certain que ma vision s’améliorait. Les couleurs paraissaient plus vives, les distances n’atténuaient plus les contours des objets. Un étrange sentiment de supériorité  me transportait. Je ne ressemblais plus au commun des mortels, au regard traînant et à l’intelligence réduite, j’étais devenu un être neuf, éclairé. Je portais avec fierté mon écusson de la SAL et parfois même je ne me lavais pas l’index avant de quitter l’institut, violant l’interdiction.

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Et 13 et 14 et 15 et 16

Pourtant, à la toute première séance, l’humiliation avait été grande. Après la période de réchauffement,  Karl avait procédé à une expérience. Il nous avait remis un texte d’une vingtaine de pages, un essai de textologie, et, chronomètre en main, il nous avait demandé, à nous et à Ada, de le lire le plus rapidement possible.

Les photocopies distribuées, Karl avait donné le signal. J’avais regardé mes feuilles avec force, certain de ma vitesse d’exécution. Je n’avais pas encore fini de lire la septième phrase que, déjà, Ada avait fini le texte. Vilire était un miracle.

Nous lui avions posé des questions sur le texte. Elle connaissait les réponses et pouvait même en résumer l’argument central, de l’existence des mots et des autres formes de vie dans la lettre. On aurait dit un tour de magie. Ada, pourtant si fragile d’apparence, avait parcouru le texte en moins de vingt-cinq secondes. En extrapolant mes propres chiffres, j’aurais mis plus de vingt-deux minutes et quarante-six secondes à faire de même. L’écart était incommensurable.

J’étais rentré à la maison, perturbé. J’avais regardé ma bibliothèque et cherché à calculer le temps que cela me prendrait pour la parcourir en entier. Il y avait en tout 2300 livres, à 250 pages chacun. Si je mettais deux secondes à lire une ligne et que chaque page contenait une moyenne de 32 lignes, j’en aurais pour 10 200 heures, c’est-à-dire près de 1 300 jours, à huit heures de lecture par jour, et à trois ans et demi de travail continu. Trois ans et demi de vie!

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Et 21 et 22 et 23 et 24

La vie des livres est dans un égout

La vie des livres est dans un égout

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Délire (3/9 – Un défaut de fabrication) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/06/26/delire-39-un-defaut-de-fabrication/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/06/26/delire-39-un-defaut-de-fabrication/#comments Sun, 26 Jun 2011 14:08:36 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1512 P1020174

La vie des livres est un enfer

Ada, Karl et moi, nous avons marché dans la neige, attentif aux autres piétons qui pouvaient ralentir notre route. Mes guides étaient devenus silencieux. Nous avons pris l’autobus, le métro, un autobus encore. Je découvrais des lieux nouveaux, des boulevards aux noms étrangers, des architectures somnolentes. C’était le secteur industriel, un quartier de rues sans trottoirs ni lampadaires et de noms de compagnies inconnues.

Ada marchait à vive allure. Elle avait pris les devants. Un édifice brun nous attendait au bout de la rue. Une masse anonyme, avec pour seule identification les lettres de la société, en noir sur un fond blanc.

À peine entrés, Ada m’a fait asseoir dans une salle où douze personnes m’avaient précédé. Nous avions tous le même écusson jaune des novices. Des dépliants vantaient les mérites de la société et décrivaient sa courte histoire.

délire-04La Société pour l’accélération du lire avait été fondée au nord de la Californie, à la suite de la découverte, par Gnung, du rôle de la diagonale et de la figure du « T » dans la lecture. Une découverte inouïe, révolutionnaire. Suite à l’absorption d’une drogue de sa propre confection, le Prosal, dont il n’avait réussi à produire qu’une dizaine de fioles, il s’était mis à lire à une vitesse phénoménale, parcourant des œuvres entières en quelques secondes à peine. Au cours des dix séances que le destin lui avait accordées, il était parvenu à lire l’ensemble de la littérature américaine du vingtième siècle. Et encore, à mettre au point une technique d’accélération de la lecture et de l’activité cérébrale qui pouvait sauver l’humanité de l’inculture. Il fallait contrecarrer l’influence de la télévision et des technologies modernes en plein essor et redonner à l’homme les rênes de sa propre destinée. Pour ce faire, il ne fallait pas lire moins, mais plus. Il fallait libérer la lecture de son carcan traditionnel, transformer les yeux en de véritables machines à lire, modernes, efficaces, libératrices.

Gnung avait fondé la première société pour l’accélération du lire à Cupertino. Ses premiers adeptes avaient été des amis de la région, avec qui il avait mis au point les diverses figures du dialire. La technique demandait de travailler avec l’index qui devait guider les yeux. Le signe de la société, le doigt qui touche et l’œil qui regarde, avait été dessiné par Gnung lui-même à cette époque de grande imagination.

Le mouvement avait connu un essor incroyable, dès l’instant où la Société avait choisi de diffuser les enseignements de son maître Gnung. Les premiers ateliers avaient été organisés dans le sous-sol du YMCA local. Le directeur des activités culturelles avait donné son aval et les novices étaient venus nombreux. Menem avait été de cette première cohorte d’adeptes. Il avait suivi les cours de Gnung et avait collaboré au développement des figures du « E » et du « L ». Sa maîtrise du vilire était comparable à celle du maître. Après sept ans d’étroite collaboration, comme Gnung devenait un ermite, de plus en plus préoccupé par sa quête d’un savoir supérieur et total, il avait fondé un chapitre de la société sur la côte Est, afin de diffuser la bonne nouvelle là où elle était requise.

Le reste du document décrivait les installations, les salles de séminaire, la bibliothèque, les stages et les programmes d’apprentissage. Une annonce vantait les infusions de Métasal, les sachets de poudre vitaminique Salition, les gouttes pour les yeux Ocusal.

Ada est réapparue, vêtue de blanc, les cheveux noués à l’arrière. Elle était radieuse. Le bout de son index de la main droite était recouvert d’une peinture blanche. Elle nous a invités à la suivre, après avoir ôté nos souliers et laissé nos objets personnels dans un panier.

Nous nous sommes assis dans une pièce à l’éclairage tamisé et aux couleurs discrètes. Une musique éthérée jouait en sourdine, harpe et viole de gambe sur fond de vagues. Des bureaux en contreplaqué, assez grands pour ouvrir un livre, mais pas assez pour y déposer nos coudes, étaient disposés en rangées. Quelques affiches annonçaient:

Toucher, c’est lire
Vilire, pour la vie
Vers le Liraal

Un œil et son index étaient peints sur le mur du fond, éclairés par un projecteur unique, caché au sol.

Un homme s’est avancé jusqu’à la table principale. Son habit de coton était rouge. Il portait ses cheveux, longs et blancs, noués à l’arrière.  Ses jambes étaient droites comme des lettres. Il a pris un livre sur la table, l’a feuilleté sans effort et un sourire d’enfant a détendu son visage. Il nous a regardés, puis a mis sa main gauche sur son cœur, son index rouge bien en vue. Il nous accueillait. Lire, a-t-il commencé à dire d’une manière saccadée, est la lumière du jour.

La lumière… qui éclaire l’encre sur la page.
Lire est la vie.
Et vilire est la vivre pleinement.
Vilire est ne plus oublier que la connaissance est le maître du monde.
La seule façon de s’ouvrir à sa vérité.
Vilire, disait Gnung, débute quand l’index glisse sur la page.
L’œil trace des figures sur sa surface.
Il englobe de ce fait l’univers tout entier.
Univers tapi entre les lignes.
Je ne suis qu’un guide.
Chacun en soi doit découvrir sa propre vitesse de lecture. Le savoir est en vous.
C’est votre vie qui vous a conduits jusqu’en ce lieu.
Je me nomme Menem.

délire-05

Gnung disait: laissez les livres vous parler.
Laissez aux mots le soin de vous indiquer lesquels seront nécessaires à votre lecture.
Vous ne le savez pas, mais eux, ils se connaissent.
Les mots ont une âme, disait Gnung, ils savent que vous les lisez.
Ce ne sont pas des masses inertes, mais des êtres.
Ils attendent que vous leur transmettiez énergie et mouvement.
Un œil qui passe lentement sur leur corps est un vent froid.
Il ne les réchauffe pas.
Un œil qui passe à toute allure leur insuffle une énergie.
Ils s’empressent de nous la redonner.
Une énergie mise au service du vilire.

Menem détachait chaque mot de son discours, chaque phrase, comme s’il s’agissait d’un titre. Il semblait maître d’un savoir illimité.
Les mots ont une âme.

Libérez-les du carcan de l’immobilité.
Ils vous en seront reconnaissants.
Ouvrez un livre et examinez le, lignes par lignes.
Rien ne bouge.
Les mots imprimés sur la page.
Le noir de l’encre demeure stable, les mots paraissent morts.
Restez longtemps sur un seul mot et il se transforme en carcasse.
En un squelette facile à désarticuler, petites lettres sans âme.
La lenteur est un meurtre de mots.
Elle assassine, elle démembre.
Prenez maintenant la même page et dialisez-la.
L’encre s’anime, les lettres acquièrent une aura.
Les mots vivent.
Le vilire les a réanimés.
Des figures inouïes, des pyramides, des rivières.
Des êtres même apparaissent sur la page.
Le noir et le blanc s’unissent pour une danse nouvelle.

délire-06

Mais ne vous laissez pas distraire par ces figures improvisées.
Elles disent la joie des mots qui ressuscitent enfin, mais elles ne sont d’aucune utilité à l’état sauvage.
Ne vous laissez pas distraire.
Ces figures sont une énergie brute qu’il faut domestiquer.
Si vous ne voyez rien, si rien ne s’agite, le vilire vous échappera toujours.
Partez immédiatement.
Vous êtes un lirelent.

Ne vous laissez pas distraire par ces figures improvisées.
Elles disent la joie des mots qui ressuscitent enfin.
Elles ne sont d’aucune utilité à l’état sauvage.
Ne vous laissez pas distraire.
Ces figures sont une énergie brute qu’il faut domestiquer.
Si rien ne s’agite, le vilire vous échappera toujours.
Partez immédiatement.
Vous êtes un lirelent.

délire-07
Si vous restez, c’est que ce matériau vous apparaît dans toute sa vitalité.
Vous devrez apprendre à travailler ces figures.
À les mouler à votre identité.
À remplacer celles qui surgissent dans l’instantanéité du dialire par les vôtres.
Celles que nous vous enseignerons.
Les figures du T, du E, la grande diagonale, la petite.
Gnung disait qu’il faut traiter les mots avec respect.
Le seul, le véritable respect que permet le vilire.
Il vous faudra de la discipline.
De l’endurance.
Un entraînement complet, de l’œil à la main.
L’œil est un cheval qu’il faut domestiquer.
Et nous ferons de vos yeux sauvages, des montures solides, efficaces.

Ses derniers mots n’étaient pas encore compris que Menem était déjà parti. Nous étions médusés. L’espace devant nous était vide, bien qu’un peu de rouge y flottait encore. L’œil est moins vite que le geste.

Bergen juin 2011

Bergen juin 2011

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