Ce n'est écrit nulle part » histoire http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 6 janvier 1946 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/02/06/6-janvier-1946/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/02/06/6-janvier-1946/#comments Sat, 06 Feb 2010 16:30:34 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=669 corbu-05

Le Modulor de Le Corbusier

(une version antérieure de ce texte a paru dans Les failles de l’Amérique, 2005. Je le reprends dans le cadre du projet de Calendrier imaginaire)

Le Corbusier est monté à bord du Vernon-S.-Hood.

Nous sommes en 1946, et Le Corbusier traverse l’Atlantique. Dans une cabine nauséabonde, l’architecte travaille sans relâche à dessiner la figure de l’Homme-à-la-main-levée et à poser les jalons du Modulor.

Il se rend aux États-Unis, à l’occasion de la construction du siège de l’Organisation des Nations Unies. À cette époque, il n’a pas encore résolu le problème du son échelle de mesures, censée réconcilier le système impérial anglais et le métrique français. Un problème bien posé, répète-t-il à ses stagiaires, trouve toujours sa solution. Il n’en est pas encore là, les mathématiques se rebellent. Il bûche sur ses carrés et ses chiffres.

Le Corbusier s’est embarqué sur le Vernon-S.-Hood, un cargo à destination de New York, à la mi-décembre. La traversée dure dix-neuf jours. Dix-neuf, plutôt que les six ou sept prévus par la compagnie. Une tempête épouvantable a secoé le navire les six premiers jours, et les treize autres se déroulent sur une mer agitée qui retarde la progression du cargo et transforme la traversée de l’Atlantique en un interminable cauchemar.

modulor-oic-01Les vingt-neuf passagers doivent coucher dans des dortoirs bruyants et puants, les cabines sont réservées aux marins. Le Corbusier, accompagné d’un ami, Claudius Petit, décide de faire contre mauvaise fortune bon cœur et déclare qu’il ne sortira pas de ce bateau houleux sans avoir trouvé l’explication de la règle d’or du Modulor. On parlemente avec les officiers, qui acceptent enfin de libérer une cabine pour lui permettre de compléter ses équations. Le Corbusier réussit ainsi, le matin, de huit heures à midi, et le soir, de vingt heures à minuit, à travailler tout son soûl dans une cabine. Il doit réintégrer le dortoir, la nuit, pour se coucher avec les autres passagers, malades du roulis et du tangage que la mer déchaînée ne cesse de provoquer.

On imagine Le Corbusier, attaché à sa chaise afin d’éviter de chuter lors des mouvements latéraux du cargo, le dos voûté, ses feuilles éparpillées sur une table en formica, accumuler les calculs et les dessins, tandis que le vent siffle à tue-tête et que les vagues font tanguer le navire. Il doit se concentrer pour ne pas perdre le fil de ses séries et dessine à mains nues, même si le froid lui glace les doigts. C’est un travail herculéen, mais un travail de l’esprit; et les éléments qu’il affronte ne sont pas faits d’eau et d’air, mais de lignes et de traits, de formes régulières dont les correspondances suivent une logique qu’il ne parvient pas à identifier hors de tout doute.

Il y passe Noël et le jour de l’An. Des journées entières, préoccupé par des échelles qui fuient comme le font les serpents; des journées coupées en deux parties égales passées à revoir les principes de son invention et à concevoir les deux séries qui en déterminent les valeurs fondamentales.

Le Corbusier a dans sa poche un ruban gradué, que lui a construit un ami à partir des premières approximations du Modulor. Il repose dans une boîte en aluminium de film Kodak. Cette boîte, le Corbusier la portera sur lui jusqu’à ce qu’il la perde, quelques années plus tard, en Inde, lors d’une expédition sur les chantiers de Chandigarh.

Il sort souvent son ruban dans les lieux les plus inattendus, pour procéder à des vérifications et à des calculs. Sur le cargo, avec quelques passagers informés de ses travaux, il s’est même accroupi sur la passerelle du commandant pour en vérifier les mesures. Elle paraissait agréablement proportionnée et il a eu l’intuition, fort juste d’ailleurs, qu’elle respectait dans ses mesures l’échelle du Modulor.

Pendant que roule et tangue le navire, il dresse ses échelles de chiffres. Ces derniers, se dit-il, doivent engager la stature humaine et représenter les points décisifs de l’encombrement de l’espace, cette place que le volume du corps humain occupe. Les chiffres doivent être anthropocentriques. Il dessine des carrés et les transforme; il en double la superficie, puis il les fait pivoter et trace des diagonales. Il inscrit des chiffres, des unités dont il double la valeur, puis il établit des rapports, multiplie et divise. Plus les éléments se déchaînent à l’extérieur, plus sa concentration est grande.

Il dessine à répétition des croquis d’un homme à la main levée qu’il barre de traits horizontaux, aux pieds, au plexus solaire, à la tête, puis à l’extrémité des doigts de la main gauche levée, le bras étendu le plus loin possible. Ces points sont les méridiens du Modulor, les parties essentielles de cette échelle de proportions qui, par miracle, correspondent aux séries de Fibonacci. Le Corbusier découvre donc, en mariant peinture et calculs, mathématiques et géométrie, figures humaines et abstraites, que le corps de l’homme est mathématique, que les points saillants de son anatomie respectent des proportions qu’il est possible de reproduire, qu’il faut même projeter à la grandeur du monde. Le corps de l’homme est une base harmonique fondamentale et il doit s’imposer comme la mesure de tout.

Le 6 janvier 1946, dans sa cabine de cargo, sur du papier mouillé, il compose enfin l’image du Modulor, l’image devenue canonique de l’Homme-à-la-main-levée, striée de barres et accompagnée de la double spirale des séries bleues et rouges de Fibonacci. Quand il sort de son enfer maritime, quand il met les pieds sur le sol américain, livide et exténué, le Modulor n’est plus une intuition, il est devenu une réalité. Quelque chose est né. En plein orage, dans un moment de disharmonie complète, ballotté en pleine mer, une oasis a été isolée. Une note simple et cristalline.

Quelquefois, il faut reculer de quelques pas pour mieux s’élancer. Le retard de deux semaines du cargo a été un don. Celui d’une grille maintenant réelle. D’une figure coulée en quelque sorte dans le béton de son imagination.

modulor-oic-08

Le Corbusier

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/02/06/6-janvier-1946/feed/ 0
Réflexions sur le contemporain II. Le contemporain et l’actuel http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-ii-le-contemporain-et-lactuel/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-ii-le-contemporain-et-lactuel/#comments Sun, 27 Sep 2009 14:54:30 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=390 DSC02983

(Cette entrée a paru initialement sur Salon double, le 11 septembre 2009)

Le contemporain est-il l’actuel?

La question mérite d’être posée car, comme le signale Giorgio Agamben, reprenant à son compte une déclaration de Roland Barthes tirée d’une note de ses cours au Collège de France, «Le contemporain est l’inactuel».

Agamben, dans cette brève introduction à un séminaire donné à l’université de Venise et publié sous le titre de Qu’est-ce que le contemporain? (Paris, Payot/Rivages, 2008), affirme à la suite de Barthes et de Nietzsche l’inactualité du contemporain: «Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps» (p.9-10).

Il continue plus loin, en précisant: «La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme» (p.11).

De telles affirmations sont intéressantes, mais elles viennent buter contre le projet de décrire et de comprendre l’imaginaire contemporain, expression qui, on l’a vu précédemment, repose sur l’adéquation du contemporain et de l’actuel. Les deux termes, en effet, ont comme signification courante le fait d’être de notre temps, immédiatement.

Si le contemporain est ce qui résiste à son temps, comment rendre compte de l’imaginaire contemporain, qui serait donc l’imaginaire de ce qui résiste à sa propre actualité? Appliquée à l’imaginaire, une telle conception du contemporain semble impliquer une régression à l’infini.
En fait, il convient d’examiner de plus près la posture d’Agamben, car elle consiste essentiellement à définir une figure, et non à étudier un imaginaire. Et cette figure qu’il décrit, c’est celle d’un intellectuel, de ce sujet qui, identifié comme Sujet Contemporain, est capable de comprendre son siècle et d’en prendre la mesure.

Ce n’est pas n’importe quelle forme de contemporanéité qui est en jeu, mais celle d’un sujet, d’un être doté d’un esprit critique qui parvient à adopter une position de retrait face au monde, à ses événements et à leurs lignes de force. Il n’adhère pas au monde et à ses appâts, il reste critique, suspicieux, en porte-à-faux, posture qui lui permet de résister à l’envoûtement que le chant du monde contemporain suscite. Le Contemporain n’est pas plongé dans ce monde, il ne baigne pas dans ses eaux ensorcelantes. Il ne prend pas des vessies pour des lanternes et, comme le philosophe platonicien, il est capable de considérer ce qu’il voit comme de simples ombres, ombres  d’une vérité que le détachement permet de ramener à leur juste valeur.

Le Contemporain est un être capable de voir à travers la lumière, surtout celle qui se donne comme pure totalité. «[Le] contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité» (p.19). Il parvient donc à déceler les zones d’ombre là où les moins percevants, esclaves de leur temps, ne voient qu’un spectacle baigné de lumière. Si le monde était une scène, il en verrait les coulisses et saurait retrouver la source des faisceaux lumineux qui éclairent le tout. Il verrait qu’il n’y a là que des projections, dont les dispositifs, quelque magiques qu’ils puissent paraître, peuvent à tout instant être démontés.

Le Contemporain est poète (p.19).  Il n’est pas un être de lumière, mais d’obscurité, d’une obscurité révélée comme vérité, tandis que la lumière visible n’est qu’une apparence trompeuse. Nous sommes avec Agamben en plein mythe de la caverne: «Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité» (p.21).

Le Contemporain est philosophe. Il se méfie de la lumière du siècle, recherche l’obscurité qui en révèle le caractère factice, et parvient à retrouver cette véritable lumière qui s’y cache. Être contemporain, «cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment» (p.24-25).

Le Contemporain se doit de recevoir «en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps» (p.22), et surtout d’en témoigner, de faire l’expérience de la contradiction et d’en rendre compte. Le Contemporain sait trouver les mots pour disséquer cette obscurité et faire apparaître cette autre lumière, qui ne doit rien au spectacle des représentations, mais tout aux contraintes de l’intelligibilité, de la pensée rationnelle, de ce regard perçant qui sait se dégager des apparences pour rejoindre les vérités.

Je n’ai rien contre cette figure d’un Sujet Contemporain, poète et intellectuel soucieux de faire ressortir les zones d’obscurité dans cette lumière qui se donne comme seule réalité, seule vérité, totale et actuelle. Mais il faut comprendre qu’elle est essentiellement une figure. Si nous avons besoin de ces Contemporains, de ces Agamben au regard pénétrant, ceux-ci ne sont pas le contemporain. Pour le dire simplement, ce contemporain-là ne permet pas de comprendre l’imaginaire contemporain.

Peut-être cet imaginaire n’est-il qu’une construction, un savant jeu de lumière qui nous fait prendre une scène pour notre seule réalité. Mais cette scène est notre seul théâtre des opérations. Nous ne sortirons jamais de la caverne. Et il convient, non pas de le rabattre au rang d’écran, mais de l’investir comme principale surface de connaissance.

Quels récits nous racontons-nous maintenant? (Et non: quels récits devrions-nous nous raconter pour ramener de l’inactualité et, par conséquent, de la densité dans notre époque?)
Quelles images nous fascinent maintenant?
Quelles zones de tension se profilent? Quelles failles?

Il ne s’agit pas de prendre un pas de recul, mais au contraire de faire un pas de plus et de se colleter aux difficultés que pose l’étude de ce qui se passe immédiatement sous nos yeux. Non pas de refuser le spectacle, mais de pousser à l’extrême sa logique de façon à en voir les limites.
Le contemporain n’est pas un écran, il n‘est pas un plan à deux dimensions, mais un espace complexe à trois dimensions, un espace capable de recueillir des situations, des tensions, tout comme des représentations.

Il ne faut pas se retirer, mais s’immerger. Or, s’immerger ne veut pas dire abandonner tout esprit critique, mais plutôt de travailler de l’intérieur et de construire, de l’intérieur, des espaces de réflexion et de l’analyse. D’ailleurs, à travailler de l’intérieur, à ne pas se séparer de la situation étudiée, on peut espérer y intervenir.

L’approche n’est pas exclusivement analytique, elle a une composante pragmatique fondamentale. Étudier l’imaginaire contemporain, c’est agir sur cet imaginaire, sachant fort bien que l’étude d’une idée en modifie essentiellement la portée ou la forme, à moins évidemment de l’avoir immobilisée préalablement.

Le contemporain n’est pas une figure d’intellectuel, il est une interface, un imaginaire, ce par quoi nous connaissons le monde et parvenons à nous y retrouver. L’imaginaire est une médiation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singulière qui se complexifie en se déployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au cœur de toute société. Cette interface est constituée d’un ensemble de règles d’interprétation, de compréhension ou de mise en récit, fondées sur une encyclopédie et un lexique, qui lui servent d’interprétants dynamiques, ainsi que sur une expérience du monde qui leur fournit des éléments complémentaires et collatéraux. Ces règles permettent au sujet de se situer dans le monde, de se le représenter et, au besoin, de le transformer.

D’ailleurs, quand ces règles ne sont plus adéquates, quand elles ne sont plus confirmées dans leur agir et ne servent plus à comprendre adéquatement, nous voyons apparaître des situations de crise. C’est le mode de présence du sujet au monde qui est précarisé et qui demande à être renégocié. Or, s’il est impératif d’étudier l’imaginaire contemporain, c’est que la relation du sujet au monde est actuellement, et sur de nombreux plans, précarisée. Et face à une telle crise, il convient non pas de se retirer, mais de s’impliquer, de s’engager. La négociation n’est possible que de l’intérieur, que par un investissement dans l’objet même qui est décrit.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-ii-le-contemporain-et-lactuel/feed/ 0
18 avril 1946 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/06/28/18-avril-1946/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/06/28/18-avril-1946/#comments Sun, 28 Jun 2009 21:52:05 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=270 (reproduction de cette nouvelle initialement parue dans XYZ la revue de la nouvelle, Montréal, n° 86, été 2006, p. 30-33. Reprise dans le cadre du projet de Calendrier imaginaire)

L’attente


Jackie broie du noir au marbre.
Des mésanges passent au-dessus du monticule.
Il tient son bâton très haut. Ses pieds sont ancrés de chaque côté de la plaque. Ses mains sont glacées, ses genoux pourraient céder à tout instant et, sur ses épaules, l’histoire elle-même s’est déposée, grise et envahissante.
Il attend.
jr-04Son heure, sa balle, notre avenir. La foule, dans les estrades, est bruyante. On suppute, on fanfaronne, les lèvres miment des insultes. Une femme endimanchée retient sa respiration. Elle cache dans ses mains nouées un crucifix qui lui irrite les paumes.
Jackie n’entend rien. Seule compte la balle qu’il doit frapper. Il ne regarde pas le lanceur qui, sur sa butte, prépare son offrande. Il ne voit rien des longues-vues qui l’auscultent, lui, le premier Noir à jouer pour une équipe de baseball professionnelle.
Les Royaux de Montréal affrontent, pour leur premier match de la saison, les Giants de Jersey City au stade Roosevelt et Jackie retient son souffle. Ce n’est rien, se dit-il, un geste mille fois répété, un jeu d’enfant. Il se voit encore gamin dans le champ derrière la maison lancer la balle de la main droite et, avant qu’elle retombe, la frapper de son bâton. Tchac! Le bruit distinct de la balle contre le bois. Tchac! Et les yeux se plissent pour suivre la balle dans sa trajectoire sinusoïdale.
Une première prise, une balle, un élan retenu au dernier instant : Jackie se mord la lèvre intérieure. Le jeu est fait de formes régulières : cercles, losanges et carrés.
Seul l’oubli est inégal. Personne ne pourra le forcer à s’y résoudre. L’oubli, nous le craignons tous, est le seuil de la conscience. En deçà de l’oubli, il n’y a qu’une forme abâtardie d’animalité.
Son regard porte sur un point imaginaire entre le lanceur et le marbre. Entre le passé et l’avenir. C’est un trou noir. Une géométrie instable. La balle le franchira dans un Big Bang qui laissera le passé en friche. L’avenir est en expansion et Jackie veut en précipiter l’irruption.
Déjà, la jambe gauche du lanceur se lève, le genou rejoint le torse, le bout du pied fixe le troisième but. Il a joint les mains, l’une recouverte d’un gant de cuir aux lacets blancs, l’autre protégeant une balle de ses longs doigts obscurcis. Dans quelques instants, Jackie le sait, le mouvement s’amorcera : la longue détente du lanceur tandis qu’il se déploie, la jambe gauche qui frappe le sol comme un cheval de cirque, le corps qui se projette vers l’avant tandis que la balle est amenée le plus loin possible en arrière, les bras dessinant un arc entier qui disloque le torse et écartèle les côtes, flottant de plus en plus librement dans l’apesanteur d’une attente démesurée, les muscles tendus jusqu’au point de rupture – un élastique qui bande ne ferait pas autrement, il vibrerait de l’énergie emmagasinée et sur le point d’être relâchée, il s’étirerait jusqu’à la décoloration, les fils de caoutchouc soumis à une pression longitudinale extrême, et c’est bien ce que devient le lanceur au moment ultime, un ressort sur le point d’être libéré, une structure à ce point de déséquilibre extrême –, puis, tout aussi assurément que le tonnerre roule après la foudre, bien que le bruit produit ne puisse être transcrit par aucune onomatopée connue, oscillant entre le sifflement du crotale et l’embrasement d’une allumette, le présent se contracte d’un coup, le corps entier du lanceur se mue en catapulte, le bras claque comme un fouet au moment du coup et la balle est projetée vers le marbre. La balle est projetée vers le marbre.
Le temps ralentit quand l’histoire enfonce ses pieux dans la terre meuble du passé. Il suffit d’une anomalie pour que le temps se détraque. Les appareils photographiques sortent de leur étui de cuir, les chapeaux sont rabattus vers l’arrière, les cigarettes sont écrasées du talon. L’attente s’ouvre à l’éblouissement.
Nous sommes le jeudi 18 avril 1946, et Jackie Robinson s’élance.

L’instant
jr-01Qui nous dira à quoi ressemble l’histoire? Qui nous expliquera de quoi sont faits nos récits? Un homme frappe un coup sûr, devant une foule incrédule; et c’est l’ordre du monde lui-même qui se recompose. Le passé pèse de tout son poids sur les événements qu’il transforme en vérités; pourtant, une seule et unique balle frappée avec force a la capacité d’en briser l’emprise.
Jackie n’entend plus les insultes. Il ne pense plus aux autobus ségrégués, aux tables minables à l’arrière des restaurants, aux portes closes, aux coups reçus, au mépris affiché des passants, aux regards craintifs des femmes qu’il croise sur les trottoirs, craintes mêlées d’attrait et d’un désir  à peine voilé, comme s’il n’était qu’une bête sauvage incapable de lire sur leur visage le trouble qu’il y jette.
Un homme est toujours seul devant ses juges. Toute question est un piège, tout lancer, une menace. La balle courbe ressemble à une allusion discrète énoncée par un procureur en mal d’aveu.
Jackie a tout chassé de son esprit. Plus rien ne le démonte, ni la jalousie, ni la condescendance, ni l’iniquité de ses pairs. Il n’a en tête que les mathématiques complexes de la balle, la ligne dessinée par le projectile lancé à plus de quatre-vingts kilomètres à l’heure, la rotation accélérée de son corps tandis qu’il complète son élan, un pivot qui visse ses pieds dans le gravier, et l’énergie cinétique transférée à ses bras qui vacillent sous le choc, le bruit clair et net du contact, tchac!, la masse comprimée de la balle qui s’enfonce, au moment de l’impact, dans le bois rude de son bâton, puis ce bref instant de confusion, tandis que le cerveau peine à interpréter toutes les données, une forme de déjà-vu qui immobilise le temps, fige la lumière et soulève la foule, tandis que peu à peu la vérité du coup s’impose aux sens : c’est une longue courbe qui, du marbre à l’extrémité intérieure du terrain, souligne la trajectoire de la balle jusqu’à son point de chute de l’autre côté du mur, là-bas, hors de la vue, à l’extérieur du terrain, au-delà de toute limite, là où les lois et les injustices se défont sous la pression des doigts.
Longtemps, la foule médusée contemplera la trajectoire de cette balle, comme écrite à la craie sur un ciel ennuagé. Calligraphie à peine lisible qui annonce pourtant aux plus lucides qu’une nouvelle ère débute.

Le don
L’histoire n’est pas un jeu, même si elle emprunte parfois des sentiers excentriques. Champs, losanges et abris.
Le 18 avril 1946, Jackie Robinson frappe quatre coups sûrs en cinq présences au bâton, dont un circuit, bon pour trois points, et trois simples, dans une victoire éclatante des Royaux de Montréal. Dans un triomphe espéré par les déshérités de ce monde, couleurs et langues confondues.
Le passé s’est fissuré, ébranlé par un simple coup de circuit, et les points marqués ont été portés au compte de l’humanité.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/06/28/18-avril-1946/feed/ 0