Ce n'est écrit nulle part » imaginaire de la fin http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 L’instabilité des nombres à l’approche de la fin http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/14/linstabilite-des-nombres-a-lapproche-de-la-fin/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/14/linstabilite-des-nombres-a-lapproche-de-la-fin/#comments Mon, 14 Jan 2013 22:57:41 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1860    Si une pensée, la plus petite unité de l’imaginaire, pèse 7 ginaries, combien de pensées sont requises pour projeter un monde et en assurer la survie?
Aarvi Hradani, Traité de physique des particules imaginaires

 

 

Quand une porte se ferme bruyamment  et que les voisins de palier se taisent, quand les chats redressent l’oreille et que le temps s’immobilise, comme si plus rien ne reliait les secondes entre elles, le tic et le tac irrémédiablement disjoints, c’est que les choses vont mal.
Dans la ville de Faram, capitale de l’île des Pas perdus, les clients du Café de la craie ont déposé leur pinte de bière pour regarder l’horizon. L’île n’est plus un havre de paix, mais un monde instable. Le Grand Dérèglement vient d’entrer en phase aiguë.
Théo Adde en a maintenant la certitude. Et il se sent impuissant. La destruction de l’île s’accélère. Projeté sur le lit, son sac à dos s’est ouvert et ses feuilles de notes se sont dispersées en éventail. Sur ces pages quadrillées, un observateur attentif parviendrait à reconnaître des rangées de chiffres et d’additions. Ce sont des séries. Des séries exponentielles.
Théo n’a pas besoin de regarder tous ces chiffres pour en comprendre le sens.  Depuis son enfance, il habite dans un univers de nombres. Certains enfants sont capables d’apprendre des langues sans le moindre effort, d’autres peuvent démonter des horloges et des cadrans sans se soucier de la complexité des rouages mis à nus, d’autres encore excellent à tous les sports. Théo, lui, a la bosse des maths. Mais c’est plus qu’une bosse, c’est une montagne entière.
Théo est atteint de synopsie, une aptitude qui permet de percevoir un son, une syllabe ou même un nombre comme étant d’une couleur déterminée. Il voit les nombres dans une incroyable variété de coloris; il les perçoit comme des êtres complets avec un corps, un poids et une pigmentation.
Cette disposition fait en sorte qu’il peut calculer mentalement des sommes prodigieuses. Simplement en y pensant. En fait, il ne calcule pas, il a des images dans la tête qui correspondent à des nombres. Et ces images se mettent à vivre de leur propre chef. Le carré de 937, par exemple. Pour lui, c’est une figure nerveuse toute en angles, faite de bandes vertes striées de jaune et de rouge. 877 969. Quand il pense à une séquence de nombres, sa tête se remplit de couleurs et de formes qui dessinent un paysage mental imaginaire. Un paysage vivant.
Écrasé sur sa chaise, Théo se perd dans la contemplation des paysages hallucinés que ses feuilles de notes dessinent. Les couleurs sont confuses, les lignes, brisées à répétition, et les formes ont perdu toute précision. Le spectacle lui donne la nausée. D’après ses projections, l’île vient d’atteindre le cinquième degré de l’échelle de Hradani des perturbations imaginaires.
Au quatrième degré, il le sait, les dégâts commencent à être considérables. Des murs entiers s’affaissent, le pavé cède par endroit, des crevasses entaillent les chemins. Des fils électriques se brisent, des incendies apparaissent. Le rétrécissement du monde commence à devenir irrévocable. Les pensées se font de plus en plus radicales, et l’intransigeance étend son emprise sur le pays.
L’échelle de Hradani est logarithmique,  et le cinquième degré que vient d’atteindre l’île est encore plus destructeur. Les tours s’effondrent, des crevasses déchirent les rues et les fondations. La population est durement touchée : les pertes de rationalité ne se comptent plus. Des quartiers complets sont rasés, écrasés par le poids du réel. Le temps se disloque et on voit apparaître des zones d’atemporalité qui menacent de tout détruire. Les nombres commencent à se transformer en pierre.

*

Tout l’après-midi, Théo s’est promené dans le vieux Faram, en prenant des notes et des mesures dans son carnet. La ville, tout comme le reste de l’île, avait été imaginée par son père, Saul Adde, un architecte aux talents infinis. Et elle respectait dans ses plus infimes détails le nombre d’or. La théorie des proportions que ce nombre exprimait avait été utilisée en architecture dès l’Antiquité, et des artistes aussi divers que Michel-Ange et Léonardo da Vinci, de même que de nombreux peintres du vingtième siècle avaient fondé leurs œuvres sur son principe. Même un architecte comme  Le Corbusier s’en était servi pour développer le Modulor, son système de mesure révolutionnaire.
Théo avait été élevé dans le respect de cette théorie et, avec sa synopsie, il avait appris à en apprécier de façon subtile l’équilibre. Il savait reconnaître une construction de son père aux ratios des volumes et aux agencements singuliers qu’il avait su imposer aux matériaux. Le nombre d’or, phi, était pour Théo l’expression même de la vie, et ses formes toutes en volutes et arabesques, nacrées de violet tirant sur le vermillon, le plongeaient dans une rêverie apaisante.
Il aimait initier une série de Fibonacci depuis le toute premier nombre et la lancer comme on le ferait d’une balle qui rejoindrait les plus hauts sommets.
0, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 114, 233, 377, 610, 1 597, 2 584, 4 181, etc.
Plus la série était grande, plus le nombre d’or, obtenu par la division d’un nombre par son précédent dans la série, se faisait précis, et le paysage mental qu’il dessinait gagnait en profondeur et en intensité. La série générait son propre univers qui se déployait dans son esprit. S’il avait poussé la série jusqu’au le seuil de l’infini, juste avant que les nombres s’échappent, dotés de leur propre vie, il aurait rejoint la forme que prend l’île des Pas perdus au lever du soleil. Et cette île, il l’habitait. Il ne faisait pas que l’imaginer, il en faisait partie, comme si les vases pouvaient communiquer.
Aarvi Hradani lui avait expliqué que l’île et lui étaient en symbiose, ce que sa synopsie révélait. Lui seul avait ce talent sur l’île. Et pour Hradani, un physicien, cette symbiose n’était pas une façon de parler, c’était une observation scientifique vérifiable. L’île était au sens strict imaginaire, et Théo pouvait en modifier le statut par ses seules pensées.
Hradani affirmait que l’île était constituée de particules imaginaires, qu’elle était même l’expression accomplie du nombre d’or, joyau maintenu en équilibre par la force des séries de Fibonacci en pleine expansion. Intrigué par les hypothèses du physicien, Théo s’était procuré son Traité de physique des particules imaginaires.
Dès l’introduction, Hradani argumentait que tout corps est composé d’une quantité inversement proportionnelle de particules réelles et de particules imaginaires. Le poids des particules imaginaires est établi par la mesure de l’écart entre la masse initiale et la masse finale d’un corps soumis à une pensée de 12, 37 microsecondes. Les ontologies, au cœur de la constitution des univers, sont ainsi déterminées par des ratios préétablis de particules réelles et imaginaires. Le monde réel est composé de 99,2% (+/- 0,6%) de particules réelles; cela lui assure une grande stabilité. Un monde est déclaré explicitement imaginaire lorsque sa composition contient plus de 37, 5% de particules imaginaires; mais plus ce pourcentage est grand, plus le monde est instable. Il est chaud et brillant, plutôt que terne et froid; il est susceptible par contre de vaciller au moindre choc.
L’île des Pas perdus est composée, selon les calculs de Hradani, de 92% de particules imaginaires, ce qui explique pourquoi le Grand Dérèglement en perturbe les structures mêmes. Le monde est en train de se désarticuler et Théo, lors de son exploration du vieux Faram, n’a pu qu’en reconnaître les effets. Les maisons de son père se ratatinaient, perdant jusqu’au souvenir de leur équilibre initial. Les rangées d’érables le long de la rue des Remblais s’étaient mises à zigzaguer. Même l’avenue Eddable, reconnue pour ses façades, avait perdu toute régularité.
Théo a retraité dans sa chambre au dessus du Café de la craie, dans un état de découragement total. Les mesures qu’il avait prises confirmaient que l’île se défaisait.
À quoi ressemble la fin d’un monde?  Est-ce une lumière qui s’éteint, comme une source disparaît, laissant quelque temps sur la rétine l’image même des ondes qui s’effacent? Ou est-ce comme une ampoule qui explose, envoyant des éclats de verre dans toutes les directions? Théo ne parvient pas à choisir lequel des scénarios surviendra. Il comprend pourtant la nécessité d’une action face à la catastrophe qui se prépare.
Il se redresse subitement. Il repense à l’hypothèse de Hradani. Si sa synopsie lui permet d’imaginer l’île qu’il habite, pas seulement de l’apercevoir en esprit, quand les nombres se divisent, mais bel et bien de la faire apparaître et de la faire vivre, comme si les opérations d’adition et de division qui généraient le nombre d’or à partir des séries de Fibonacci en étaient le souffle vital, peut-être ses propres pensées peuvent-elles en assurer la survie…
C’est parfaitement fou, mais logique, dans les circonstances. Théo se cabre.  Si l’île s’affaisse sous une pression trop forte sur sa charpente imaginaire, il peut contrebalancer cette pression par ses propres actions, jouer en quelque sorte le rôle de support. Il assurera la survie de l’île par sa propre imagination, par sa capacité à l’imaginer à l’aide de nombres en mouvement.
Sa décision est prise. Il s’assoit bien droit sur sa chaise, dépose ses deux mains sur le bureau, prend une grande respiration, puis il ferme les yeux et il se met à générer une série de Fibonacci. Les nombres s’emballent rapidement et une mosaïque de couleurs et de formes s’anime, au rythme du pouls de Théo. Si son père a pu faire de l’île un monde à nul autre pareil, une exception qui déjoue toutes les règles, il pourra, lui, tel le titan Atlas, assurer sa survie en la soutenant mathématiquement jusqu’à la fin des temps. Il devra simplement se méfier de l’instabilité des nombres à l’approche de la fin.
Bibliographie

Debray, Cécile et Françoise Lucbert, dir., La section d’or, 1925, 1920, 1912, Musée de Châteauroux, Musée Fabre, Éditions Cercle d’art, 2000.
Hemenway, Priya, Le code secret, Cologne, Evergreen, 2008.
Hradani, Aarvi, Traité de physique des particules imaginaires, Eddable, Presses universitaires d’Eddable, 2006.
Le Corbusier, Le Modulor et Modulor 2, Paris, Fondation Le Corbusier, 2000 [1950 et 1955].

 

Ce texte a été publié initialement dans Les carnets des aventuriers, Hélène Guy et al, éds., Montréal, Chenelière éducation, 2011, p. 115-117.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/14/linstabilite-des-nombres-a-lapproche-de-la-fin/feed/ 0
Le contemporain et la crise: une relation nécessaire? http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/05/13/le-contemporain-et-la-crise-une-relation-necessaire/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/05/13/le-contemporain-et-la-crise-une-relation-necessaire/#comments Fri, 13 May 2011 12:30:01 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1426 Si on veut lire le texte que j’ai écrit en marge de mon entrée « Le sacrifice selon le DVG« , on  peut se reporter au site de l’OIC, où il a été publié.

En voici les premiers paragraphes:

Quand j’ai lu pour la première fois René Girard au début des années 80 (dans un cours donné par André Vanasse sur la poétique de Dostoïevski), la portée de ses hypothèses sur le désir triangulaire, ainsi que sur le bouc émissaire et la crise sacrificielle dans les sociétés antiques m’avait grandement impressionné. J’admirais l’efficacité de ses thèses et l’éclairage immédiat qu’elles apportaient sur un état social sur lequel je ne m’étais pas encore interrogé, mais qui a, depuis, pris place au cœur de mes recherches. Cet état, c’est la crise et la violence qui lui est associée.

Je n’ai pas travaillé sur les sociétés anciennes à la manière de Girard, j’ai opté plutôt pour les formes contemporaines de la littérature et de la culture, mais la notion de crise m’a semblé pouvoir s’appliquer d’une façon tout aussi efficace. J’avais remarqué, par exemple, qu’on ne cessait de la reprendre, cette notion, et de la réintroduire à tout propos : crise de tout et de rien (crise du pétrole des années 70, crise de la masculinité des années 80, crise de la fin du livre des années 90, crise du passage à l’an deux mille, crise économique, crise politique – je donne ces exemples pour montrer le spectre très large de son utilisation). Elle apparaissait vraiment comme un leitmotiv. À tout moment, pour tout sujet, la crise était invoquée, façon de marquer l’urgence d’une situation et la nécessité d’agir. Frank Kermode avait déjà déclaré à cet effet que « C’est une particularité de l’imagination de se croire toujours à la fin d’une ère. » Ce à quoi, on se doit de répondre : c’est une particularité de l’imaginaire contemporain de se croire toujours en état de crise.

(lire la suite)

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/05/13/le-contemporain-et-la-crise-une-relation-necessaire/feed/ 0
L’élastique apocalyptique. Vie de Walter C. Flood http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/09/28/lelastique-apocalyptique-vie-de-walter-c-flood/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/09/28/lelastique-apocalyptique-vie-de-walter-c-flood/#comments Tue, 28 Sep 2010 14:50:55 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1157 apocalypse-flood

W. C. Flood, dit le nouveau messie (archives personnelles)

(Cette vie de Wally Flood, comme ses intimes aimaient l’appeler, a été écrite il y a fort longtemps. Les événements sont racontés en ordre chronologique, afin de préserver l’aspect documentaire du récit, fondé sur une stricte observation des faits. Ces derniers se sont produits entre 1967 et 2000.)

31 décembre 1967

À la naissance de Walter Charles Flood, sa mère, Marlène, née Joubert, n’a pu s’empêcher de crier, entre deux contractions, que la fin du monde arrivait. Cette déclaration a fait une vive impression sur l’infirmière en chef, Mlle Antonine Lagacé, qui l’a noté dans son journal intime.

24 avril 1970

Un rapport de l’Hôpital général de St-Jean indique que le jeune Walter a été gardé sous observation pendant trois jours pour avoir mangé plus d’une douzaine de pages d’un livre. Son père, Alabaster Flood, a procédé à son admission à 17 h 37, craignant que son enfant ne s’étouffe, sa bouche encore pleine de papier. Le Dr Suzanne Valade était de garde. Elle a écrit que le père avait apporté le livre, en guise de preuve, une Bible des Mormons au contenu en partie arraché, Bible qu’il conservait depuis son tout premier voyage à Las Vegas. Les radioscopies n’ont rien révélé d’anormal et, fait étonnant, le papier n’est jamais ressorti à l’autre bout.

12 juillet 1973

Bell Canada avertit les Flood que des appels interurbains d’une durée totalisant onze heures et six minutes ont été effectués le 6 juin au numéro (606) 393 6660, qui appartient à  un service de rencontre, Little Angels Galore, de l’est du Kentuky. Les Flood refusent de payer la facture. La cause sera entendue à la cour des petites créances.

24 septembre 1974

Inquiets des nombreuses chutes de leur enfant, les Flood lui font passer un examen de  la vue. L’oculiste, M. Gustave Ford, trouve une myopie primordiale à l’œil gauche. Incertain de son diagnostic, il envoie les parents à un ophtalmologue de l’Hôpital Notre-Dame, M. Ismaël Turing, qui conclut pour sa part que l’œil droit est touché. Après moult vérifications, on déclare le jeune Walter atteint d’une rare myopie oscillante. Les jours pairs, il ne voit plus de l’œil droit, et les jours impairs, c’est l’œil gauche qui est atteint. L’hypothèse Ford-Turing vaut à ses auteurs un prix prestigieux de l’International Optometrist Association, qu’ils reçoivent en personne des mains de Billy Pilgrim, le président.

25 décembre 1975

Le jeune Walter reçoit une trompette, instrument pour lequel il se révèle avoir un talent inné. Il fonde au printemps de 1976 le corps de clairons « Le régiment des sept trompettes » qui gagne, dès l’été, le concours de fanfare de la ville de Brossard. Le régiment connaît un vif succès et passe à l’émission de télévision Les jeunes talents chrétiens du dimanche 27 août. La télégénie du jeune Walter est remarquée. « Quelque chose dans ses yeux… », note Adelard Novo dans l’édition dominicale du Journal de St-Jean (27 décembre 1975).

14 mars 1977

Au cours d’une promenade au lac Memphremagog, au moment du pique-nique, un orage éclate et le jeune Walter est frappé par la foudre. Il se serait lancé sur la plage en criant « Moi, moi, moi! » Son coma dure treize heures et trente-quatre minutes. À son réveil, les médecins du Gog Hospital for the Blind remarquent que ses brûlures se sont résorbées et que « the patient seems in perfect health, although somewhat confused » (Rapport préliminaire de la commission d’enquête sur les événements précédant la fin du monde, vol. 2, p. 251).

3 septembre 1980

A sa première année à la polyvalente Jésus-Marie-de-Dieu, le jeune Walter est nommé président de sa classe et responsable de la prière du matin. Il tiendra ce rôle trois années de suite, jusqu’à ce que la pratique soit abandonnée, pour cause de modernisation des idéologies. Walter entame une grève de la faim, puis fonde son premier groupe de lecture de la Bible, PRIERES (Programme d’immersion en religion et spiritualité).

14 décembre 1980

Walter est reçu par l’Archevêque de St-Jean, qui lui accorde sa bénédiction et lui remet un livre dédicacé. La photographie de Walter paraît dans le Bulletin diocésain. De nombreux lecteurs distinguent nettement une aura enveloppant la silhouette de l’élève. L’enquête ne révèle aucune contrefaçon (Rapport général du vérificateur interne du diocèse,  vol 37, p. 16).

6 mai 1984

Le professeur de mathématiques Larry Matthews découvre ce qu’il nommera « l’effet élastique ». En étudiant à temps perdu les relevés de notes de ses élèves, le professeur remarque une étonnante régularité dans le dossier de Walter Flood. Ses notes baissent de façon systématique de septembre à décembre, puis montent brusquement pour recommencer en janvier à péricliter jusqu’en juin. En vérifiant les relevés de notes antérieurs de Walter, le professeur remarque que la même courbe est reproduite d’année en année. Par contre, l’écart croît selon le principe de Kaplan-Duval. Résultats scolaires comparés de W.C. Flood

ressco-flood

Comme si, dira le professeur Matthews  aux agents du Ministère de la Sécurité publique, Walter était un élastique qui se tendait au fur et à mesure que les mois passaient jusqu’à casser au moment du Nouvel An, pour recommencer à nouveau à se tendre (R.p.c.e.e.p.f.m., vol. 1, p. 393).

12 janvier 1985

Le psychologue de la polyvalente Jésus-Marie-de-Dieu, M. Augustin Lebrave, suit Walter pendant la session d’automne 1984 et confirme la thèse du professeur Matthews. Walter se tend de plus en plus, à mesure que la session progresse, tous ses muscles se contractent, sa peau devient lisse, ses yeux se vident. Le tout revient miraculeusement à la normale après les fêtes de fin d’année.  Interrogé par le psychiatre du l’Hôpital du Sacré-Cœur, le Dr Simon Henry, à qui il a été envoyé, Walter admet bel et bien ressentir d’étranges élancements à l’approche des fêtes. Un appel intérieur, finit-il par expliquer. Une lumière qui attire. Puis, un grand éblouissement et une renaissance. Le Dr Henry recommande une thérapie préventive à l’Institut de réadaptation sociale de Longueuil.

21 février 1985

Victime de harcèlement et d’une intolérance grandissante à l’égard des activités de PRIERES, Walter abandonne ses études. « Au martyr! »,  clame la famille Flood lors d’une entrevue au Journal de St-Jean (24 février 1985).

Nuit du 31 décembre au 1er janvier 1987

Après un jeune de treize jours, à 23 h 59 min et 23 s le 31 décembre 1986, Walter s’effondre et se fait de profondes entailles aux mains. Au lieu de perdre connaissance, confie-t-il à l’infirmière du CLSC, Mme Cécilia Sergi, il pénètre dans un passage, irradié de blanc, qui le mène au lendemain. Ses plaies se referment miraculeusement. « J’ai le souvenir d’une voix forte comme le tonnerre », déclare-t-il aux membres de PRIERES, qui continuent à suivre ses enseignements (R.p.c.e.e.p.f.m., vol. 2, p. 49).

1987-1992

Walter travaille à la mise au point de sa Technique du Grand Passage. Il avoue, à un membre de PRIERES, soupçonner la présence d’un Ange au cœur du passage, dont le contact lui assure sa renaissance. Il confirme, par ses propres expériences, l’effet élastique du professeur Matthews et l’accroissement progressif de la tension. « Chaque fois, je m’enfonce avec plus de force dans le passage et j’y reste plus longtemps. Je m’habitue à ce nouvel environnement. Bientôt, je parviendrai à communiquer avec l’Ange. » (Albert Charland, Le nouveau messie, Candiac, Éditions du Préalable, 1999, p. 127)

été 1990

Walter rédige une pièce de théâtre, inspirée du drame des Cathares et intitulée Le langage des eaux. Le projet est refusé par toutes les compagnies de la métropole. Avec les disciples de PRIERES, le jeune prophète fonde le Grand Théâtre Millénariste de Montréal.  Après trois saisons, ponctuées d’échecs retentissants, le GTMM déclarera faillite. La production de Bogomil et les justes de Raymond Lebond devra même être abandonnée après la quatrième représentation (« Un four, que dis-je, un crématorium! » lit-on dans l’édition du 7 février 1991 du Devoir).

22 mai 1992

agneauégorgéConvaincus de la sainteté de leur fils, les Flood fondent l’Église de l’agneau égorgé. Le groupe PRIERES est dissous. Le gouvernement du Québec institue une enquête sur les agissements de la famille Flood ; celle-ci sera abandonnée trois mois plus tard faute de preuves.

Du 24 juin au 17 juillet 1994

Walter entreprend avec sept disciples de faire un enregistrement de la voix de l’Ange, au sommet du mont Orford. Trois disques verront le jour: Ange, La voix des grandes eaux et Comme de la laine blanche. L’entreprise est un échec commercial. Revenu-Canada entame une poursuite contre L’Église de l’agneau égorgé pour fraude fiscale (R.p.c.e.e.p.f.m., vol. 1, p. 19).

1 janvier 1995

L’état d’épuisement de Walter atteint, à la fin de l’année, un nouveau sommet. Les disciples craignent le pire, souligne Patricia Nothingham, informatrice pour le compte du diocèse (R.g.v.i.d., vol 37, p. 46).  Non seulement Walter survit au passage, il en ressort métamorphosé. La chrysalide s’est ouverte. Un prophète est né. « L’Ange a parlé », déclare-t-il. « Plus de délai! », lui a-t-il dit, « Prends la plume et transcris le secret des quatre Justes. Il te remplira les entrailles de gaz, mais en ta bouche il aura la douceur de l’eau d’érable. » Du 2 janvier au 14 mars, Walter Charles Flood rédige le premier chant de La prophétie des Anges. « D’une écriture fluide, comme monte la sève » (Le nouveau messie, 1999, p. 274). Trois autres chants seront écrits, un par passage. La prophétie parle d’une fin du monde imminente, et du début d’un nouvel ordre psychique mondial. Le Québec est désigné comme étant le centre de ce nouveau monde.

Printemps 1997

L’Église de l’agneau égorgé entreprend une campagne de prosélytisme qui mène les disciples aux quatre coins de la province. On les reconnaît à la trompette tatouée à leur tempe et aux élastiques de couleur qu’ils portent aux chevilles et aux poignets. Flood ne quitte plus son château du Domaine de l’Ultime Mission, à Rougemont.

13 novembre 1997

Le professeur Matthews devient président du Regroupement pour un Québec laïque et sceptique et dénonce la supercherie du Grand Passage. « Flood est un dépressif qui s’ignore! » (Journal de St-Jean, 13 nov. 97) Le corps du président est retrouvé, le 17 décembre, dans le coffre arrière d’une Babylonia verte, immatriculée en Ontario. Il a été égorgé. Flood exige une enquête publique pour laver son nom de toute accusation malveillante.

2 mai 1998

Lancement du site Internet de l’Église de l’agneau égorgé. La Gendarmerie royale du Canada amorce une enquête sur les activités illégales de l’Église, accusée de détournement de mineurs et de dilapidation du patrimoine national. « Persécution! Inquisition! » crient les représentants de l’Église (Le nouveau messie, p. 127).  Le cabinet d’avocats Winkler, Flore, Quinn, Lindsey, Sophonie et Levy est retenu pour représenter Alabaster Flood, dont les dettes de jeu dépassent les revenus déclarés de l’Église.

10 août 1998

Les Éditions du Préalable tirent à deux millions d’exemplaires  la version définitive de La prophétie des Anges. Chants I-IV. Le livre reste à la tête de la liste des best-sellers pendant quarante-huit semaines. Le Grand Passage. Entretiens avec W.C. Flood, de Charbert Alland, paraît juste avant Noël et est réédité en moins de trois semaines.

17 août 1998

Interviewé par Yvon Légaré, à La vie mode d’emploi, Flood annonce la fin du monde pour le 1er janvier 2000.

31 décembre 1998

Une foule évaluée à plus de cent milles adeptes se masse sur le terrain du Domaine de l’Ultime Mission pour assister au pénultième Grand Passage du prophète. Flood le prophète réapparaît au matin du jour de l’An, enveloppé d’une lumière essentielle. Les services ambulanciers doivent évacuer trois cent trente-sept  personnes atteintes du Grand Mal. Un camp est monté d’urgence pour héberger les croyants qui ne veulent plus quitter le Domaine. « Quiconque au Château survivra au Passage. », lit-on à répétition à la page 5 du Journal de St-Jean.

22 janvier 1999

Lancement par les Productions GTMM d’un coffret musical, intitulé Diadème, qui reprend les disques compacts Ange, La voix des grandes eaux, Comme de la laine blanche, et auxquels s’ajoutent de vieux enregistrements du Régiment des sept trompettes. Succès commercial instantané, mais réception virulente de la critique (« Du Kraft Dinner pour l’esprit! », écrit Aude Ingrat de La Presse, le 29 janvier 1999).

30 mars 1999

Ouverture du procès à la Cour supérieure du Québec contre l’Église de l’agneau égorgé.

4 avril 1999

Au Vatican, pendant la messe de Pâques, le pape Jean-Paul II condamne l’hérésie floodienne.

17 juin 1999

Marlène Flood, née Joubert, est tuée quand sa Lexus explose dans un stationnement souterrain. L’attentat est revendiqué par le groupuscule Kultur Apokaliptik.

2 juillet 1999

Pour échapper à la persécution, Flood le prophète et l’état major de l’Église prennent le large sur l’Absinthe, brise-glace désaffecté de la Marine canadienne transformé en studio de télévision et en casino.

1er août 1999

delugeDans les eaux internationales, l’Absinthe commence sa diffusion par satellite d’une émission religieuse quotidienne, Seuils, où Flood le prophète continue ses enseignements et livre les détails de sa prophétie. Un nouveau déluge se prépare, un raz de marée qui engloutira l’Amérique. Le bogue de l’an 2000 frappera le tiers de la population. Le sida se communiquera par voie respiratoire. Tous les athées mourront d’un cancer du foie.  La myopie oscillante de Flood, dite de Ford-Turing, crée à la télévision un effet stroboscopique hypnotisant (R.p.c.e.e.p.f.m., vol. 3, p. 36). Seuils est classée, par Santé et Bien-être Canada, parmi les émissions toxiques les plus nocives du pays, et la population est avertie des dangers encourus par une exposition régulière.

9 septembre 1999

Le Journal de St-Jean, racheté par les Éditions du Préalable, rapporte une panique collective au Domaine de l’Ultime Mission, lorsque Flood le prophète s’évanouit en pleine télédiffusion. « Le premier signe de la fin », lit-on dans l’édition du 10 septembre. Le journal tient une bulletin de santé quotidien du prophète, dont la faiblesse croît chaque jour. L’effet élastique n’a jamais été aussi puissant.

24 octobre 1999

« Nous entrons dans le temps de la fin », déclare Flood le prophète dans le cadre de l’Émission Seuils.

17 décembre 1999

Seuils entre en diffusion ininterrompue. « Toute la fin du monde, tout le temps! », titre le Journal de St-Jean. Les Productions GTMM organisent un spectacle au bénéfice de leurs œuvres pour célébrer Le Grand Passage. À la sortie, la foule saccage les commerces du Boulevard Saint-Laurent. L’émeute fait trente-neuf morts.

31 décembre 1999, 16 h 31

Faible, livide, tendu comme un arc, Flood le prophète entreprend la lecture intégrale des quatre chants de la Prophétie des Anges.

31 décembre 1999, 23 h 59
Sa lecture terminée, Flood le prophète se lève, regarde une dernière fois la caméra de ses yeux rougis par la fatigue et déclare solennellement : « C’est la fin. Plus rien ne pourra m’arrêter. Adieu. Quiconque me croit survivra au Passage. » Il se rend, seul, derrière un paravent.  À minuit précis, le microphone de l’émission enregistre un très net « Sheclack! », comme un élastique qui se rompt. La diffusion est immédiatement interrompue.

14 juillet 2000

L’épave de l’Absinthe est retrouvée au large des côtes de l’Uruguay, vidée de son contenu.

23 septembre 2000

À la suite de persistantes rumeurs sur son ascension et à des apparitions répétées dans le ciel des Cantons de l’Est, la Commission d’enquête sur les événements précédant la fin du monde est instituée pour faire la lumière sur les agissements de l’Église de l’agneau égorgé et sur la disparition de W. C. Flood.

(publiée dans XYZ, la revue de la nouvelle, hiver 1999. n°60)

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/09/28/lelastique-apocalyptique-vie-de-walter-c-flood/feed/ 0
Zoom in sur Dresde: qui l’eût cru? http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/06/24/zoom-in-sur-dresde-qui-leut-cru/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/06/24/zoom-in-sur-dresde-qui-leut-cru/#comments Thu, 24 Jun 2010 15:01:18 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=897 Un événement inattendu s’est produit hier, quand j’ai fait mon zoom in sur la photo de Dresde, du site Mégapixel-Dreden.de.  Fasciné par cette photographie, présentée à juste titre comme la plus grande photographie jamais prise, j’ai voulu en montrer les extraordinaires qualités.

J’ai eu des difficultés avec l’édition de mon texte. Je voulais insérer une vidéo, une séquence captée à l’aide d’un utilitaire tout simple (ping) qui aurait montré les possibilités de zoom in et de zoom out de la photographie, mais en raison des formats de sauvegarde de la séquence, je n’ai pas été capable de la téléverser. Après cinq tentatives infructueuses, et une perte de temps non négligeable (une heure tout de même!), j’ai dû me rabattre sur trois photographies prises à des degrés de précision différents (du plus large au plus petit), images que j’ai mises au début, au milieu et à la fin de l’entrée (vous pouvez vérifier, c’est juste en dessous).

Je pensais en rester là, heureux de la découverte de cette image et de ses propriétés inattendues (il me semble qu’il y a plus à dire de cette image, de ce qu’elle fait en tant qu’image, mais ce ne sont que des balbutiements… J’y reviendrai sûrement plus tard, quand j’y aurai mûrement pensé). Je pensais en rester là donc, quand je me suis mis à regarder la dernière photographie, le gros plan de la fenêtre de l’édifice au toit rouge et à la façade couleur crème. J’avais resserré l’image sur la fenêtre et l’échelle de secours, et en examinant la vitre, j’ai aperçu une étrange réflexion. Il y avait comme une présence sur la photo. Quelque chose avait été saisi par l’objectif de la caméra qui ne devait pas s’y trouver.  Une présence. Mais de quoi?

dresde-tordu-1

Je me suis approché d’avantage, et c’est à ce moment que j’ai aperçu la chose. Je ne sais quel autre terme utiliser. L’image ne ment pas, du moins à ce niveau de précision. À première vue, je me suis raisonné en me disant que c’est une cagoule. Un homme en cagoule observe de sa fenêtre une scène que je ne peux pas voir (on se croirait dans Millenium de Stieg Larsson).  J’ai tenté d’écrire au photographe pour lui demander s’il avait aperçu cette présence à la fenêtre de l’édifice, mais je me suis dégonflé. Je me suis demandé s’il ne fallait pas appeler plutôt la police de Dresde, mais l’homme à la cagoule avait dû avoir le temps de quitter son poste d’observation. Peut-être de toute façon n’avait-il fait rien de mal? Sa cagoule pouvait être en caoutchouc, de celles utilisées lors  d’ébats sados-masos.

Je me serais contenté d’avoir découvert cette présence inattendue dans une fenêtre anonyme d’une ville que je ne connais pas, si je n’avais procédé à un ultime agrandissement.  Mon dos s’est subitement glacé. La figure qui avait été subrepticement captée par l’œil acéré de la caméra n’était pas celle d’un homme recouvert d’une cagoule, mais d’un être, comment dire, d’un être, oui d’un être d’une autre origine, plutôt reptilienne de prime abord, au visage étendu, aux yeux, comment dire, exorbitants, version tortue géante, d’un être donc, lâchons le mot, extraterrestre.

dresde-tordu-2

Je ne peux croire que j’ai écrit ce mot, moi, un écrivain patenté peu enclin aux débordements imaginaires (ouais, bon ça va, un petit mensonge une fois de temps en temps ne peut pas nuire). Mais cette image m’a glacé les veines. Cette forme alienesque m’a rendu tout chose, rabattu au rang d’un enfant sans défense. Ce sont des yeux exorbitants, une bouche aplatie, un nez effacé que j’ai vus à la fenêtre de cette immeuble de Dresde. Je ne l’ai pas inventé. Je vous laisse la photo en guise de témoignage irréfutable.

Voilà où j’en suis. Le zoom in a déjoué mes attentes.  L’image m’a révélé quelque chose que je ne voulais pas voir, quelque chose qui ne répondait pas à mes attentes, quelque chose qui m’envoûte, si l’envoûtement s’applique aussi aux choses qui nous effraient.

Où est Lovecraft quand on a besoin de lui? Sûrement tapi dans une photographie de Dresde…

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/06/24/zoom-in-sur-dresde-qui-leut-cru/feed/ 1
Fictions et images du 11 septembre 2001: parution http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/29/fictions-et-images-du-11-septembre-parution/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/29/fictions-et-images-du-11-septembre-parution/#comments Thu, 29 Apr 2010 13:55:19 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=826 Couve24_figura

Le colloque a eu lieu il y a plus de deux ans, et  le collectif paraît enfin dans la collection des cahiers Figura. Not too soon… Mais il faut parfois prendre son temps. Et je ne peux m’empêcher de faire un peu de pub.

Ce projet est lié aux travaux d’ERIC LINT et au Projet Lower Manhattan, dont il est l’une des premières manifestations officielles (comprendre par là:  papier).

La quatrième de couverture dit:

Par leur force et leur caractère photogénique d’événement-image, les attentats du 11 septembre 2001 se sont gravés dans notre conscience, voire notre imagination. Depuis ils s’imposent comme fait incontournable. Déjà vieux de neuf ans, ils ne cessent d’être réactualisés et leur impact est décisif dans les sphères politique, sociale et culturelle. Ils sont au cœur de l’imaginaire contemporain, comme un mythe qui en serait l’origine. Les articles de ce collectif explorent, à travers un ensemble varié d’œuvres, l’arc entier des représentations de ces attentats, depuis les premières entreprises de reconstruction symbolique jusqu’aux œuvres les plus récentes qui mettent en scène les principales figures de cet imaginaire.

Avec des textes de Jean-François Chassay, Christiane Connan-Pintado, Christelle Crumière, Annie Dulong, Bertrand Gervais, Éric Giraud, Jean-Philippe Gravel, Françoise Heulot-Petit, Louise Lachapelle, Aurélie Lagadec, Charles-Philippe Laperrière, Patrick Tillard, Isabelle Vanquaethem et Nicolas Xanthos.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/29/fictions-et-images-du-11-septembre-parution/feed/ 0
Presbytère, hiéroglyphes et dernier mot. Pour une définition de l’illisibilité http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/06/11/presbytere-hieroglyphes-et-dernier-mot-pour-une-definition-de-lillisibilite/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/06/11/presbytere-hieroglyphes-et-dernier-mot-pour-une-definition-de-lillisibilite/#comments Thu, 11 Jun 2009 20:49:24 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=223 (reproduction, pour fins d’archivage, de cet article paru dans La lecture littéraire, Paris, Klincksieck, no 3, janvier 1999, p. 205-228. Toutes les calligraphies reproduites sont l’œuvre de Michel Côté.)

mcote-apercu-1D’entrée de jeu, je définirai la sémiotique comme l’étude des pratiques sémiotiques, c’est-à-dire l’étude des manipulation, compréhension et interprétation des productions sémiotiques et culturelles. Une telle définition a l’avantage de mettre l’emphase sur  les processus mis en jeu par une sémiose, sur les modalités d’attribution des objets de pensées aux signes, le maintien de ces attributions ou leur transformation . Les cas auxquels je veux m’arrêter ici portent sur des situations d’illisibilité, quand un signe quelconque apparaît opaque, qu’il semble en fait en état de désémiotisation. Comment décrire un tel état, comment surtout montrer ce qui est requis pour sa sémiotisation ?

L’illisibilité
L’illisibilité est une impasse dans la sémiose ; elle désigne l’incapacité d’engager ou de maintenir une interprétance, d’activer par conséquent un jeu d’interprétants apte à procéder aux attributions nécessaires entre un signe et son objet. Si le signe résiste à une attribution, il s’impose alors comme seul foyer de l’attention, chose coupée de ce qui doit la compléter dans sa forme accomplie. D’où son illisibilité.
La sémiose requiert, par sa structure, un representamen qui renvoie à un objet pour un interprétant. Par objet, il faut comprendre ce que C.S. Peirce nomme un objet immédiat, c’est-à-dire un objet de pensée, un objet présent dans la sémiose, et non un objet du monde. En raison de sa dynamique, la sémiose nécessite encore une série d’interprétants, sériés les uns aux autres, depuis les interprétants immédiats et dynamiques, jusqu’aux interprétants finals. La lisibilité, comme processus en continuel déroulement, et non comme simple statut d’une production sémiotique ou littéraire, suppose l’enchaînement de ces interprétants, ce qui ressort non seulement de la compréhension correcte du signe lui-même, et de l’effet réel que le signe, en tant que signe, détermine, mais encore des relations imposées par habitudes entre les signes et leurs objets. L’illisibilité apparaît alors dans l’incapacité d’assurer l’enchaînement des interprétants, comme si ce qui s’imposait du signe était ses seules qualités d’objet-signe, ce qui le distingue comme representamen, au détriment de l’objet auquel il renvoie et de l’interprétant qui assure cette médiation. Pour prendre un exemple que je développerai plus loin,  les hiéroglyphes étaient, avant les découvertes de Jean-François Champollion, des signes illisibles. Des signes étaient présents, des cartouches, des figures gravées dans la pierre; on pouvait les voir, les reconnaître et les reproduire, mais ils restaient énigmatiques. Des sémioses étaient initiées, mais faute d’une hypothèse efficace sur leur signification et les principes de leur structuration, elles n’en restaient qu’à l’affirmation de l’existence de ces signes.
mcote-apercu-2L’illisibilité est une situation déficitaire: il y a un manque, qui doit être résolu. Si le manque n’est plus ressenti, nous ne sommes plus dans le registre des signes. Il n’y a plus illisibilité, mais asémioticité. Par conséquent, l’illisibilité est une situation sémiotique. Il y a, à même sa définition, la reconnaissance du statut de signe à cette chose qui est saisie. L’énigme, qui cesse d’être perçue comme une énigme, comme une question en attente d’une réponse, n’est plus qu’une chose indifférenciée, qui se noie dans l’arrière-plan des objets du monde.
L’illisibilité est l’effet d’un processus de désémiotisation. Ce dernier peut être préalable à la sémiose ou en faire partie, à titre d’accident ou de conséquence. La désémiotisation rend compte de cette situation où l’opacité du signe est devenue prépondérante, éliminant de fait toute possibilité de renvoi. Pour renverser le cours de ce processus, pour rétablir une certaine transparence au signe et procéder à une attribution, il faut ce que je nommerai un coup de force.
Le coup de force est l’irruption d’une hypothèse, qui vient modifier le cours de la sémiose, qui vient en fait la relancer. Il est la pièce maîtresse d’une abduction, d’un raisonnement par hypothèse, en ce sens qu’il vient proposer un interprétant inédit. Dans le cas d’une désémiotisation préalable, ce coup de force peut requérir une somme de savoirs et de manipulations importante et l’on verra, avec Champollion, ce qui a été requis pour opérer un tel coup dans le décryptage des hiéroglyphes. Ailleurs, dans des situations d’apprentissage ou des contextes culturels particuliers, quand la désémiotisation est en acte ou que ses effets sont locaux, il prend la forme de stratégies de lecture et d’interprétation plus ou moins prévisibles. Sa force et son impact varient, mais à chaque fois, une même dynamique est en jeu.

La coquille de l’escargot
Pour illustrer la dynamique même de la sémiose, dans une situation d’illisibilité, reprenons un exemple déjà exploité par Jean-Michel Adam, celui du « Curé sur le mur », tiré de La maison de Claudine de Colette (1960). Ce qu’on y voit, c’est la sémiotisation d’un mot, dans ses différentes étapes, d’une illisibilité initiale à une compréhension personnelle du mot, par la voie d’une séquence d’attributions. La narratrice reprend un souvenir d’enfance:

Le mot «presbytère» venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d’y faire des ravages.
«C’est certainement le presbytère le plus gai que je connaisse…» avait dit quelqu’un.
Loin de moi l’idée de demander à l’un de mes parents: «Qu’est-ce que c’est, un presbytère?» J’avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d’un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe… Enrichie d’un secret et d’un doute, je dormais avec le mot et je l’emportais sur mon mur. «Presbytère!» Je le jetais par dessus le toit du poulailler et le jardin de Miton, vers l’horizon toujours brumeux de Moutiers. Du haut de mon mur, le mot sonnait en anathème: «Allez! vous êtes tous des presbytères!» criais-je à des bannis invisibles. (p. 29)

Claudine enfant est confrontée à un mot dont elle ignore la signification: le presbytère. Certaines choses sont impliquées par cette situation d’illisibilité. Premièrement, il y a le fait que nous ne sommes pas dans une situation d’asémioticité. Le «presbytère» est reconnu comme un mot, comme un signe, de fait de son contexte d’énonciation et de réception. Malgré le fait que la narratrice ne sache pas à quoi il renvoie, quel est son objet immédiat, son statut de representamen lui est préservé. Ceci est un signe. Deuxièmement, on comprend vite aussi qu’elle s’est mise de façon délibérée en situation d’illisibilité. Le signe en jeu n’est pas inconnu. Au contraire, un interprétant est disponible, du côté des parents, mais il n’est pas requis. La signification préalable, le code tel que les parents en sont les garants, est refusée comme modalité d’attribution. Claudine veut choisir ses propres interprétants, issus de ses propres expériences, de son exploration du monde. Dernièrement, on trouve  une des caractéristiques notées des situations d’illisibilité, et qui est le resserrement de l’attention sur le signe en tant que chose, que chose-signe. Le regard est rabattu sur la matérialité même du signe qui de fait devient prépondérante. Que fait Claudine avec son mot? Elle le décrit comme un tissu, qui peut être brodé, qui a un relief rêche. Elle l’emporte sur son mur, dort avec lui, le jette par-dessus un toit, comme une chose quelconque, dotée d’une matérialité, qui n’est nulle autre que celle de sa propre existence. Le signe est une chose.
La sémiose est initialement bloquée à la reconnaissance du signe en tant que signe. Les limites de cette opacité langagière seront dépassées par une série d’attributions, d’hypothèses de signification qui, pour naïves qu’elles soient, étant le fait d’une enfant qui préfère passer par sa propre imagination plutôt que par l’autorité et le savoir de ses parents, vont réussir à lancer une sémiose et à la rendre fonctionnelle.
Le premier geste de Claudine va consister à employer ce «presbytère» en situation d’énonciation, à en faire un acte de langage. Le pragmatisme de Peirce nous dit que les idées sont ce que nous en faisons. Claudine comprend bien ce principe, elle qui commence par mettre le mot en situation et s’en servir, indépendamment de toute attribution confirmée. À sa façon, elle illustre bien ce fait que la signification effective d’un mot ne passe pas par une désignation préalable qui se ferait indépendamment de toute situation sémiotique réelle, mais, à l’opposée, s’inscrit nécessairement dans une situation pragmatique.
Son jeu sur le presbytère repose sur un raisonnement fondamental qui est repris sous une forme épurée. Si c’est un mot, il sert à quelque chose. Il remplit une fonction en tant que langage: il sert à faire un acte de langage. Les actes de langage les plus évidents sont les performatifs (Austin, 1970), le « presbytère » devient donc un performatif. Il sert d’anathème, de condamnation, d’excommunication. Indépendamment de son contenu, une force illocutoire est reconnue au mot, qui l’inscrit bel et bien comme acte langagier. Il a la signification que sa fonction lui attribue, qu’elle soit juste ou non. Il importe peu à cette étape que l’interprétant soit juste ou non, que la signification du mot soit respectée. La sémiose est lancée; elle pourra ensuite être redirigée.
Quelles sont les modalités d’attribution de cette première signification? Elles reposent sur une similitude entre la chose-signe et l’objet auquel elle renvoie, comme si le mot ressemblait à sa fonction et à sa signification. Le renvoi est établi de façon iconique, le signe présente une propriété de l’objet auquel il renvoie. Est-ce son relief rêche, sa longue syllabe de fin? L’acoustique du mot sonne en anathème, comme le dessin d’une pomme ressemble au fruit. Ce rapport, au-delà de sa dimension iconique, s’inscrit aussi dans une logique narrative. La signification du mot est établie par la voie d’une narrativisation. Un anathème qui s’adresse à des bannis, c’est bien le dernier acte d’un récit qui met en jeu une loi contestée qui cherche à réaffirmer son pouvoir. Une condamnation est une doxa, qui vient clôturer un récit, une séquence d’événements. Claudine enfant, après avoir refusé la loi de ses parents et cherché à se mettre hors de son emprise, se place du côté de la loi, même si c’est d’un simulacre de loi.
De ce premier pas iconique, on passe ensuite à des formes de plus en plus justes de rapport symbolique. La lisibilité du terme sera l’objet en fait d’une négociation, où seront réconciliés langue et langage privé, loi et expérience.

Un peu plus tard, le mot perdit de son venin, et je m’avisai que «presbytère» pouvait bien être le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir… Une imprudence perdit tout, pendant une de ces minutes où une enfant, si grave, si chimérique qu’elle soit, ressemble passagèrement à l’idée que s’en font les grandes personnes…
- Maman! regarde le joli petit presbytère que j’ai trouvé!
- Le joli petit… quoi?
- Le joli petit presb…
Je me tus, trop tard. Il me fallut apprendre – «Je me demande si cette enfant a tout son bon sens…» – ce que je tenais tant à ignorer, et appeler les «choses par leur nom…»
- Un presbytère, voyons, c’est la maison du curé.
- La maison du curé… Alors, M. le curé Millot habite dans un presbytère?
- Naturellement… Ferme ta bouche, respire par le nez… Naturellement, voyons…
J’essayai encore de réagir… Je luttai contre l’effraction, je serrai contre moi les lambeaux de mon extravagance, je voulus obliger M. Millot à habiter, le temps qu’il me plairait, dans la coquille vide du petit escargot nommé «presbytère». [...] Et puis je cédai. Je fus lâche, et je composai avec ma déception. Rejetant le débris du petit escargot écrasé, je ramassai le beau mot, je remontai jusqu’à mon étroite terrasse ombragée de vieux lilas, décorée de cailloux polis et de verroteries comme le nid d’une pie voleuse, je la baptisai «Presbytère», et je me fis curé sur le mur.
(p. 29-30)
Claudine enfant reste du côté de la loi et de son simulacre. Après avoir sémiotisé le mot, mais d’une façon temporaire, forme sans véritable contenu, sémiose où l’objet reste nébuleux, une force (celle de la condamnation) et non un sens, elle entreprend de lui trouver un objet en bonne et due forme, d’établir formellement une attribution. Le rapport symbolique est ce lien arbitraire établi entre un representamen et un objet, qui dépend par la force des choses d’une loi (plutôt que d’une ressemblance ou d’un rapport de contiguïté). Le simulacre de loi de Claudine repose sur l’idée de la science et de ses régies sémiotiques bien particulières. « Presbytère » est un mot inconnu, la science regorge de ces mots inconnus. Presbytère est un nom scientifique. Syllogisme amateur assurément, mais qui indique bel et bien la nature inférentielle des opérations d’attribution de la narratrice. À quoi ressemble le presbytère en tant que mot scientifique? Pourquoi pas à un escargot rayé jaune et noir? Même si l’interprétant ne résistera pas à la confrontation, même si l’objet attribué sera rapidement disqualifié comme objet de ce signe, la sémiose aura eu le temps de s’imposer comme pratique sémiotique authentique. Claudine connaît un mot et elle s’en sert pour désigner ces choses du monde qu’elle croit être identifiées par ledit mot. C’est d’ailleurs ce qui la perd.
La situation pragmatique vient servir de révélateur. Claudine erre et ses parents la corrigent. Le presbytère n’est pas un escargot, mais la maison d’un curé. La sémiose est re-dirigée, suite à la disqualification d’une interprétant et à son remplacement par un nouveau. Une nouvelle hypothèse d’attribution est proposée, auréolée d’autorité, et elle s’impose comme cette loi dont il ne faut pas dévier (du moins ouvertement). Ce conflit est intéressant en ce qu’il montre bien les mécanismes par lesquels les mots trouvent une signification et s’intègrent à des sémioses, qui ne peuvent être qu’individuelles pour survivre.
Le conflit vécu par Claudine enfant, mais qu’on peut généraliser à toute expérience langagière, oppose un langage privé et une norme, qui est la langue dans sa définition saussurienne.  À l’extravagance et à l’invention répondent la loi et la norme. Deux vecteurs sont à l’œuvre: l’un, qui est cette expérience personnelle faite d’approximations et d’inférences naïves et inefficaces, voire comiques lorsque évaluées par autrui, mais dont la fonction est de donner à la sémiose son dynamisme, sa vitalité; l’autre, qui repose sur les interprétants finals, ces habitudes interprétatives qui peuvent être, à la limite, décisivement déductives et qui imposent une norme, un parcours idéal. Une sémiose en situation  est la rencontre de ces deux vecteurs, la résultante, l’appropriation de la loi en fonction de pratiques personnelles, d’expériences concrètes et singulières du signe. Le conflit laisse la place à un compromis. Celui de Claudine lui fait lâcher prise et abandonner l’idée de l’escargot, puis de la coquille, vidée de son occupant initial pour être habitée par un curé, et enfin, par généralisation, pour la remplacer par une habitation, cet autre contenant qu’est une maison.  En fait, l’invention va se porter ailleurs, dans le rapport du mot aux objets du monde. La terrasse va devenir un presbytère, parce qu’il faut bien qu’un contenant ait un volume et par conséquent une surface, ce que possède aussi une terrasse, qui est par contre cet espace extérieur qu’on occupe mais qui ne contient rien. Claudine en curé sur le mur, c’est à la fois le respect du sens du mot et l’appropriation de ses conditions d’utilisation.
Cet exemple tiré de Colette permet d’expliciter un scénario d’amorce ou de relance d’une sémiose. Confrontée à un  mot inconnu, Claudine enfant a procédé par une série d’hypothèses ou de coups de force, à une sémiotisation qui, du conflit au compromis, est devenue fonctionnelle. À la fin, le presbytère n’était plus le prétexte à une situation d’illisibilité. Cela ne veut pas dire qu’une transparence complète a été atteinte, au sens d’un idéal, mais qu’un degré de lisibilité l’a été, un degré suffisant pour assurer le maintien d’une sémiotique. Il s’agissait avec Claudine d’une situation d’apprentissage, où l’illisibilité était l’effet local et éphémère d’une situation personnelle d’acquisition de la langue et de ses codes. J’aimerais maintenant exploiter deux exemples d’illisibilité, le premier lié à ce que j’ai appelé une désémiotisation préalable; et le second à une désémiotisation en acte.

Effacer les effets du temps
Le premier cas est le décryptage des hiéroglyphes et de l’écriture égyptienne par Jean-François Champollion. Avant cette découverte, les hiéroglyphes représentaient une situation parfaite de désémiotisation préalable. Des signes étaient présents, on pouvait les voir, les reconnaître et les reproduire, mais ils restaient illisibles. Des sémioses étaient initiées, mais faute d’une hypothèse efficace sur leur signification et les principes de leur structuration, elles n’en restaient qu’à cette partie manifeste, qui est le signe dans sa matérialité même.
mcote-apercu-3Pour les relancer véritablement, il a fallu un coup de force majeur. Ce coup est évidemment la découverte de la pierre de Rosette, ramenée à la suite de l’expédition de Bonaparte en Égypte, et qui est cette stèle de granit noir où figurent trois écritures, trois versions d’un même décret, les deux premières en démotique et en grec, la dernière en hiéroglyphes. Ceux-ci sont devenus lisibles grâce à cette stèle, faite d’équivalences, mais surtout au travail abductif de Champollion, une série d’hypothèses interprétatives qui, sériées les unes aux autres, ont abouti à ce principe fondamental, ce coup de force, d’une écriture peignant tantôt les idées, tantôt les sons d’une langue. C’est cet interprétant qui a permis de découvrir leurs significations, maintenant devenues usuelles, qui a permis par conséquent de relancer la sémiose, d’assurer une attribution à ces signes qui en étaient jusqu’alors dépourvus.
L’illisibilité des hiéroglyphes était le résultat d’un processus de désémiotisation qui s’est déroulé sur la longue durée. Plus de trois millénaires séparent l’écriture hiéroglyphique et le siècle de Champollion. Leur opacité est donc consécutive au passage des civilisations, à l’évolution des procédés d’écriture et même de conservation de la culture. Dans les termes de la médiologie de Debray, l’illisibilité des hiéroglyphes illustre les liens malaisés qui se multiplient quand deux médiasphères ou états médiologiques sont réunis, le premier marqué par la logosphère, qui coïncide avec l’invention de l’écriture, et le second par la graphosphère, qui repose sur l’imprimerie, le livre. Le travail de récupération du système d’écriture hiéroglyphique consiste donc à construire un pont entre ces deux médiasphères, à retrouver les principes d’attribution d’un code dont il ne reste plus que la partie congrue, les traces matérielles. Mais on le verra, passer du scarabée ou de l’épervier à une véritable grammaire égyptienne consiste à remonter le courant, à passer d’une intuition à caractère iconique des modalités d’attribution à un véritable système. Mon intention ici n’est pas de retracer dans le détail le parcours de Champollion et de ses prédécesseurs, mais simplement de marquer certaines des étapes de la re-sémiotisation de ces signes, afin de montrer comment une sémiose peut être réengagée, à partir entre autres d’un coup de force qui est l’assomption d’une règle d’interprétation inédite, révolutionnaire.
Jean Lacouture, dans son portrait de Champollion paru chez Grasset, cite la préface de 1922 d’Henri Sottas à la Lettre à M. Dacier de Champollion où ce dernier explique une première fois comment décrypter les hiéroglyphes. Lacouture reprend les propos de Sottas parce qu’ils indiquent quelles étaient les conditions à une telle découverte. Il faut:

a) avoir une notion plus ou moins claire du contenu du texte; b) se faire une idée du système d’écriture utilisé; c) détenir un élément sûr pour le démarrage.
Sur le premier et le troisième point, le décrypteur disposait de bonnes données de base: le contenu de l’inscription de Rosette était connu, d’abord par sa traduction grecque, puis par le déchiffrement partiel du texte démotique opéré par Sacy, Akerblad et surtout Young; et le point de démarrage était, on le sait, l’identification du nom de Ptolémée (que l’on peut accorder à Young) dans quatre des cartouches gravés sur la pierre de Rosette.
C’était évidemment la deuxième partie du problème qui arrêtait – et vouait souvent au désespoir – les chercheurs: celle qui avait trait à la nature du système d’écriture employé par les prêtres d’Amon. S’agissait-il d’idéogrammes, de signes symboliques? D’une écriture alphabétique ou syllabique, ou bisyllabique? Comprenait-elle des éléments phonétiques?  Était-elle même essentiellement phonétique? Devait-on y découvrir des signes ne représentant rien ou n’ayant aucune signification proprement dite, sinon la valeur d’une simple ponctuation, voire d’une décoration?
(1988, p.285-6)
Comment réanime-t-on un système d’écriture depuis longtemps oublié, au point où ses plus simples principes ne sont pas connus? Cela prend des conditions particulières. On peut traduire en termes sémiotiques les trois conditions énumérées par Sottas, parce qu’elles donnent une bonne idée des mécanismes requis, des modalités de relance d’une sémiose.
Il est dit premièrement qu’il faut avoir une notion plus ou moins claire du contenu du texte. En d’autres mots, il faut être déjà en sémiose, avoir une idée de l’objet qui est attribué, même si on ne sait pas comment il l’est. Il s’agit d’une situation factice, d’une sémiose dérivée, où l’interprétant n’est pas dans une situation d’attribution. Une sémiose d’emprunt, constituée de l’interprétant d’une autre sémiose qui est plaqué par simple substitution. Cet interprétant est une béquille. On sait ce qui est dit, sans savoir comment. Évidemment, une telle sémiose est en respiration artificielle, elle est statique, pour ainsi dire morte. Elle reste dans l’opacité. Ceci renvoie globalement à cela, sans qu’on soit capable d’identifier les relations spécifiques, ou de termes à termes, qui sont impliquées. C’est dire qu’on est incapable de reproduire cette attribution. En termes peircéens, on a des répliques dont on ignore la loi qui les inscrit comme légisignes. Un peu comme ces enfants qui savent quel conte est narré, même s’ils sont incapables de lire, d’identifier les phrases. Ils peuvent savoir ce que telle page du livre contient, pour leur en avoir fait la lecture, mais ne parviennent pas à procéder eux-mêmes aux attributions.
schama-iili-1On a l’habitude de représenter une sémiose par un triangle. Servons-nous de cet iconisme pour reproduire schématiquement la situation. R désigne le representamen, Oi, l’objet immédiat ou l’objet en sémiose; et I, l’interprétant.

La situation d’illisibilité rencontrée par Champollion est une sémiose où, faute d’interprétant adéquat, seul le representamen hiéroglyphique (noté R1) est présent. Parvenir à avoir une idée du contenu revient à poser, globalement, un objet immédiat qui joue un rôle de substitut. Grâce à la pierre de Rosette et la traduction en grec du texte du décret (R2, Oi2, I2), Champollion possède un objet de même qu’un interprétant qui peuvent servir de substituts (notés Ois et Is). Par contre, rien n’est su des modalités d’attribution, des règles de fonctionnement des interprétants hiéroglyphiques (noté par un triangle ombragé).

schama-illi-2

Cette situation artificielle est cependant une condition essentielle à la recherche des bons interprétants. Car s’il n’y a même pas d’objet, rien ne peut être fait.  Il n’y a plus que des porteurs désémiotisés, dont on peut toujours évaluer la beauté, sans plus. Claudine n’avait pas procédé autrement en relançant artificiellement une sémiose. Elle avait transformé le signe inconnu en anathème, en performatif imaginaire.
Regardons immédiatement la troisième condition: détenir un élément sûr pour le démarrage. Est donc aussi requis un point d’ancrage à la sémiose. Une relation spécifique, une attribution assurée, renouvelable au besoin,  dont on connaît par conséquent les principes et les règles. L’interprétant est valide, il n’est ni factice ni une béquille. Il donne un point d’ancrage à une sémiose qui resterait autrement une pure fiction.  Champollion le possède, c’est le cartouche de Ptolémée, présent quatre fois sur la pierre de Rosette. De tels cartouches, Champollion le sait déjà, contiennent des noms de rois ou de dieux. Grâce aux travaux de S. de Sacy et de Akerblad, il sait aussi que l’écriture démotique exprime les noms propres étrangers par des signes alphabétiques. En suivant les propositions de Thomas Young, le physicien anglais, il parvient à déterminer qu’un principe équivalent de transcription s’applique aux hiéroglyphes en tant que tels; et le cartouche de Ptolémée livre son secret. Il s’agit alors de déterminer si ce point de départ est généralisable aux autres cartouches, aux autres noms étrangers, comme Cléopâtre, Hadrien, etc. Est-ce que les principes de cette première relation d’attribution restent efficaces lorsque appliqués à d’autres signes? La lisibilité naît du passage du singulier au général.
Revenons maintenant à la deuxième condition qui consiste, nous disent Sottas et Lacouture, à se faire une idée du système d’écriture utilisé. L’expression « se faire une idée » est à la fois informelle et d’une grande justesse. Qu’est-ce que se faire une idée, sinon justement, travailler à opérer des attributions, être dans un processus inférentiel? C’est faire acte d’imagination. Se faire une idée, c’est ce que j’ai nommé un coup de force. Cela consiste à imposer, dans le cadre d’un raisonnement abductif, une hypothèse qui saura relancer l’activité sémiotique.
Le problème est de savoir comment se fait une telle idée. Il est intéressant de noter les qualités de Champollion, énumérées par Lacouture dans son portrait impressionniste, qualités nécessaires à la relance d’une sémiose. Champollion est linguiste, historien et artiste. Cette polyvalence recouvre en fait les trois points d’entrée de la sémiose, ses trois fonctions principales.  Être linguiste, c’est posséder une expertise, ou savoir collatéral sur les representamens et leurs modes d’organisation; être historien parle de ce savoir qui porte sur les objets de la sémiose, ce qui est un objet de pensée pour une culture ou sémiosphère donnée, dans ce cas-ci l’Égypte Ancienne. Quant au fait d’être artiste, cette expertise rend compte de l’inventivité de Champollion, de sa capacité à introduire de nouvelles hypothèses, à proposer par conséquent des interprétants nouveaux.
Quelle idée alors s’est fait Champollion du système d’écriture? Une idée complexe capable de rendre compte du multiple. Le travail de décryptage a consisté en fait à élargir le cadre de référence jusqu’à réconcilier ce pouvait apparaître d’abord contradictoire et paradoxal. Il a demandé de revoir en profondeur les règles d’interprétance en cours pour les ajuster aux contraintes du système hiéroglyphique, devenu par la force des choses hybride et servant à trois choses distinctes.
Cette écriture destinée par essence à la décoration des monuments avait d’abord été identifiée comme idéographique, c’est-à-dire constituée de signes qui traduisent directement des idées. Or, cette première hypothèse, pour naturelle qu’elle semble, compte tenu de la forme même des signes, était en partie erronée. Ce n’est pas parce que les hiéroglyphes ressemblent à des choses qui peuvent être dénotées que leurs modalités d’attribution sont nécessairement ou uniquement iconiques. C’est prendre des presbytères pour des escargots.
Champollion, comme les autres archéologues, était confronté aux trois écritures égyptiennes – le démotique, l’hiératique et l’hiéroglyphique proprement dit–, dont les liens n’étaient pas connus. À la suite des conjectures de Thomas Young sur le caractère phonétique des hiéroglyphes et sur la parenté des trois écritures égyptiennes, Champollion avance que l’écriture hiératique est une simplification, une tachygraphie des hiéroglyphes, ensuite que les caractères démotiques ne sont eux-mêmes que l’ultime dégradation des signes originels. Les trois écritures égyptiennes procèdent d’un même système. Armé de cette identification, Champollion procède à deux inférences essentielles. Comme il l’explique dans sa Lettre à M. Dacier:

L’interprétation du texte démotique de l’Inscription de Rosette par le moyen du texte grec qui l’accompagne, m’avait fait reconnaître que les Égyptiens se servaient d’un certain nombre de caractères démotiques auxquels ils avaient attribué la faculté d’exprimer des sons, pour introduire dans leurs textes idéographiques les noms propres et les mots étrangers à la langue égyptienne. (1989, p.3-4)

L’emploi de ces caractères phonétiques une fois constatée dans l’écriture démotique, je devais naturellement en conclure que puisque les signes de cette écriture populaire étaient, ainsi que je l’ai exposé, empruntés de l’écriture hiératique ou sacerdotale, et puisque encore les signes de cette écriture hiératique ne sont, comme on l’a reconnu par mes divers mémoires, qu’une représentation abrégée, une véritable tachygraphie des hiéroglyphes, cette troisième espèce d’écriture, l’hiéroglyphique pure, devait avoir aussi un certain nombre de ses signes doués de la faculté d’exprimer les sons; en un mot, qu’il existait également une série d’hiéroglyphes phonétiques. (1989, p. 5)
L’écriture hiéroglyphique n’est donc pas qu’idéographique, mais phonétique. En fait, Champollion en arrivera à l’identification de trois classes de caractères bien tranchées: les caractères mimiques ou figuratifs, qui « expriment précisément l’objet dont ils présentent à l’œil l’image plus ou moins fidèle et plus ou moins détaillée » (1997, p. 22); les caractères tropiques ou symboliques, qui peignent des idées « par des images d’objets physiques ayant des rapports prochains ou éloignés, vrais ou supposés, avec les objets des idées qu’il s’agissait de rendre graphiquement » (1997, p. 23) ; et finalement, de façon tout à fait surprenante, les caractères phonétiques ou signes de son.
Cette dernière classe de signes n’est pas « un système aussi fixe et aussi invariable que nos alphabets. Les Égyptiens étaient habitués à représenter directement leurs idées; l’expression des sons n’était, dans leur écriture idéographique, qu’un moyen auxiliaire » (1989, p.11). Le caractère hybride de l’écriture est la résultante d’une double exigence historique: d’une part, au besoin d’incorporer des mots et des noms étrangers et, d’autre part, de maintenir actuel une écriture traditionnelle:

[Les Égyptiens] songèrent bien à étendre leurs moyens d’exprimer les sons, mais ne renoncèrent point pour cela à leurs écritures idéographiques, consacrées par la religion et par leur usage continu pendant un grand nombre de siècles. Ils procédèrent alors, comme l’ont fait dans des conjonctures absolument pareilles les Chinois, qui, pour écrire un mot étranger à leur langue, ont tout simplement adopté les signes idéographiques dont la prononciation leur paraît offrir le plus d’analogie avec chaque syllabe ou élément du mot étranger qu’il s’agit de transcrire. On conçoit donc que les Égyptiens voulant exprimer soit une voyelle, soit une consonne, soit une syllabe d’un mot étranger, se soient servis d’un signe hiéroglyphique exprimant ou représentant un objet quelconque dont le nom, en langue parlée, contenait ou dans son entier, ou dans sa première partie, le son de la voyelle, de la consonne ou de la syllabe qu’il s’agissait d’écrire. (1998, p.11)
Le principe fondamental de la méthode phonétique consiste donc à figurer des objets physiques ou exprimer des idées dont le signifiant correspondant commence par le phonème qu’il s’agit de représenter . Ainsi, un signe représentant un main, parce que cette dernière se dit « tot », a pour valeur phonétique le « t », et ainsi de suite.
Un tel système d’écriture était d’autant plus complexe et difficile à retrouver que plusieurs hiéroglyphes pouvaient représenter une lettre, du fait de ce jeu de correspondance entre icône d’une chose et première initiale du symbole qui lui est associé, en termes peircéens; et que, comme les écritures hébraïque, syriaque, arabe coufique ou actuelle, une grande partie des voyelles n’était pas notée, n’offrant aux lecteurs que « le squelette seul des mots, les consonnes et les voyelles longues » (1989, p. 34) .
Le processus de sémiotisation des hiéroglyphes a donc passé par la résolution d’un paradoxe, par un coup de force qui a posé l’hybridité, la possibilité que des idéogrammes aient aussi une fonction phonétique, par un jeu complexe de transcriptions, des rébus. On comprend alors que « se faire une idée » du système d’écriture consistait d’abord et avant tout à se défaire d’idées préalables, de se départir d’interprétants fragmentaires et par suite inexacts. D’une disjonction stricte, où l’écriture est soit idéographique, soit phonétique, il fallait passer à une conjonction. Les hiéroglyphes représentent des idées et des sons. Ou plutôt, ils ne représentent ni uniquement des idées, ni uniquement des sons. Mais l’un ou l’autre, selon les circonstances.

L’illisibilité résiduelle

mcote-apercu-4L’exemple de Champollion indique clairement que l’illisibilité ne doit jamais être totale sinon elle reste impénétrable. De la même façon, la lisibilité n’est jamais complète. La transparence intégrale du signe est une mort tout autant que son opacité absolue. La vitalité d’une sémiose vient du fait de l’imperfection de ses interprétants, de ce que tout n’a pas été décidé, qu’il reste encore de l’espace pour des lectures, des appropriations singulières et un renouvellement des interprétants qui viendra apporter un éclairage nouveau. Une telle leçon fait partie des prémisses de toute lecture littéraire. Les textes que nous lisons, nous ne les comprenons pas intégralement, certains aspects résistent à nos stratégies de saisie initiale, restent illisibles à nos mécanismes de compréhension de base et demandent que nous nous investissions davantage.
Tout autant que les situations d’apprentissage ou de décryptage, la lecture est un processus sémiotique, dont on peut distinguer deux étapes, en fonction de leur rapport à l’illisibilité. Lire, c’est d’abord comprendre un texte. Comprendre est cette sémiose activée par le jeu des interprétants du lecteur, déjà établis et confirmés dans leur application. Ces interprétants sont accessibles au lecteur par le biais de ses habitudes interprétatives et compétences sémiotiques. Mais il est évident que le résultat d’une telle étape n’est pas complet. Tout d’un signe ou d’un texte n’est pas compris. On peut identifier ce reste comme une illisibilité résiduelle. Dans ce contexte, l’acte d’interpréter est une opération sémiotique de second niveau qui sert à résoudre une illisibilité résiduelle à un acte de compréhension (Gervais, 1998). En d’autres mots, si la compréhension se déroule sur l’arrière-plan des architectures interprétatives confirmées dans leurs paramètres et structures, l’interprétation en tant que telle implique une remise à jour de ces architectures par l’incorporation de nouvelles hypothèses.
Pour exploiter cette distinction et les régies de lecture impliquées par une illisibilité résiduelle, je m’arrêterai rapidement au court récit de Maurice Blanchot paru dans Après coup, intitulé « Le dernier mot ». Ce récit va me permettre de décrire une situation de lecture marquée par une importante illisibilité résiduelle et le coup de force qui peut servir à en prendre la mesure.  L’illisibilité relative du « Dernier mot »  est consécutive à l’absence d’un interprétant, qui prend la forme d’un mot d’ordre. L’incipit l’indique clairement:

Les paroles que j’entendis ce jour-là sonnaient mal à mes oreilles, dans la plus belle rue de la ville. J’interpellai un passant:
- Quel est donc le mot d’ordre?
- Je vous le confierais volontiers, me répondit-il; mais voilà, c’est que justement, aujourd’hui, je n’ai pas encore réussi à l’entendre.
- Ne vous en préoccupez pas, dis-je, je vais aller trouver Sophonie.
Il me regarda d’un air mauvais.
- Votre langage ne me plaît qu’à moitié. Êtes-vous sûr de vos paroles?
Non, dis-je en haussant les épaules; comment pourrais-je en être sûr? C’est un risque à courir.
(1983, p. 61)
S’ensuit un étrange récit où l’absence du mot d’ordre sème en quelque sorte le désordre.  Les pérégrinations du narrateur qui tente d’abord de le retrouver tiennent du rêve, où s’accumulent les gestes et les rencontres, les paroles prophétiques et les confrontations, jusqu’à ce que la fin soit atteinte, au sommet d’une tour (qui a tout de la tour de Babel) qui s’effondre dans les flammes. Sans qu’on sache au juste ce qu’il en était de cette journée. Car l’absence du mot d’ordre, de cette consigne qui n’est plus partagée et qui aurait expliqué, justifié ces choses à venir, inscrit le récit et ses actions dans le registre de l’illisible.
L’impact de sa disparition se fait sentir partout. Après son passage à la bibliothèque, où il ne reste plus qu’un seul livre, il demande des explications au bibliothécaire: « Pourquoi ne m’a-t-on pas communiqué le mot d’ordre? » (p. 62) La réponse ne se fait pas attendre: c’est qu’il n’y en a plus.

- Vous ne pouvez m’éconduire ainsi, m’écriais-je. Comment vivrais-je désormais? Avec qui aurais-je des entretiens?
Ces mots dits, il me fallut quitter la pièce et descendre dans la rue. Devant le grand portail, je retrouvai la vieille femme qui me regarda avec un sourire malicieux: « Connaissez-vous la nouvelle? Il n’y a plus de bibliothèque. Chacun désormais lira à sa guise. »
(p. 62-63)
Comme le signale cet extrait, le narrateur paraît continuellement en retard et déphasé. Il subit les événements sans les comprendre, tantôt curieux, tantôt résigné. Que signifie lire à sa guise? Le lien avec l’absence de mot d’ordre qui est ici suggéré sera plus loin explicitement posé. Face à une classe d’enfants, le narrateur les avertira, un grand livre à la main: « Depuis qu’on a supprimé le mot d’ordre [...], la lecture est libre. Si vous jugez que je parle sans savoir ce que je dis, vous resterez dans votre droit. Je ne suis qu’une voix parmi d’autres. » (p. 68) Lire, en l’absence du mot d’ordre, c’est lire comme on l’entend, à son gré et à sa fantaisie. C’est échapper définitivement à la loi, celle du texte, de la langue. C’est prendre un presbytère pour un escargot ou un anathème. Cela peut donner des effets d’appropriation intéressants, mais nous inscrit, et par la force des choses, du côté de l’illisibilité, de ces signes qui, parce que leurs interprétants ne sont pas ou plus partagés, se désémiotisent graduellement. La disparition du mot d’ordre libère peut-être la lecture, mais le mouvement centrifuge qu’elle initie ouvre la voie à la dispersion, à l’égarement, à une sémiose et un langage privé que plus rien ne vient baliser. Le narrateur ajoute immédiatement après: « Je ne pouvais m’empêcher de trembler, je lisais les phrases et j’en brisais le sens remplaçant certains mots par des hoquets et des soupirs. » (p. 68) Sa lecture s’échappe hors du langage. Les sens sont brisés et il ne reste plus qu’un silence fait de contractions spasmodiques, par définition involontaires.
Le retrait du mot d’ordre, de cet interprétant essentiel, provoque une suppression des attributions et, par suite, un effacement des objets, de sorte qu’il ne reste plus que des vestiges de mots, des signes coupés des renvois qui les constituent véritablement comme signes. La désémiotisation les transforme en débris inutiles. Résidus de mots qui disent à la fois ce qui manque et ce qui reste malgré tout inaltérable. Nous restons dans du sémiotique, même s’il a été désémiotisé. Donnons-en quelques exemples. Le narrateur se promène de rue en rue, quand il entend un bruit immense de cris: « Avec des débris de paroles, comme si du langage n’eussent subsisté que les formes d’une longue phrase écrasée par le piétinement de la foule, on modula le chant d’un mot qui transparaissait à travers n’importe quel hurlement. » (p. 63 ; je souligne) Plus loin, il rencontre une femme. Elle crie et ses cris lui traversent le corps et remontent jusqu’à sa bouche: « Je parlais sans avoir à dire un mot. » (p. 64) Il s’exclame ensuite : « O ville, dis-je en priant, puisque bientôt je ne pourrai plus par mon langage communiquer avec vous, laissez-moi jusqu’à la fin jouir de ces choses auxquelles les mots répondent s’ils se brisent. » (p. 65) Il croise une femme qui entrouvre son manteau et qui lui montre « les taches de feu qui y dessinaient les premières formes d’un vague langage. » (p.76) Il entre dans un pavillon, où sont enfermés les plus jeunes enfants de la ville, « ceux qui ne consentent à parler qu’en criant et en pleurant » (p. 66). Soudain, ils se jettent sur lui, pour lui manifester leur affection. Parmi eux, il y a un être qui  « de sa bouche ne cessait de tomber une salive abondante qui imprégnait ses vêtements. Par cette rivière qui lui coulait sur le menton, la jeune créature apostrophait, au nom d’un idéal antérieur au langage, le maître qui avait trop parlé. » (p. 70)
Ces exemples parlent d’un processus en acte de désémiotisation de la langue. Les mots se brisent, la foule piétine des phrases, un enfant s’exprime par une bave qui lui coule sur le menton. En même temps, le narrateur parle sans avoir à dire un mot. Blanchot finit par nommer le paradoxe :

Jusqu’au dernier moment, je vais être tenté d’ajouter un mot à ce qui a été dit. Mais pourquoi un mot serait-il le dernier? La dernière parole, ce n’est déjà plus une parole et, cependant, ce n’est pas le commencement d’autre chose. Je vous demande donc de vous rappeler ceci, pour bien conduire vos observations: le dernier mot ne peut être un mot, ni l’absence de mot, ni autre chose qu’un mot. (p.77)
Le dernier mot est un mot désémiotisé. Il n’est plus un signe, parce qu’il n’a plus ni d’objet ni d’interprétant, mais il reste malgré tout, virtuellement, un signe, le fondement nécessaire de toute sémiose.
Notre posture de lecture du « Dernier mot » ressemble à celle du narrateur. La disparition du mot d’ordre nous affecte aussi, en ce sens que le dispositif textuel de Blanchot reproduit la situation déficitaire de son personnage narrateur. Comme lui, nous avons à comprendre un texte qui subit les effets de la disparition de son principal interprétant. À la lecture, nous comprenons les phrases, de même que le pas à pas du déroulement du récit – l’illisibilité ne se situe pas au niveau des mots et de leurs objets immédiats – , mais la signification des gestes échappe.  Pourquoi le narrateur se rend-il à la bibliothèque, qui est cette femme qu’il croise, pourquoi va-t-il instruire des enfants? L’opacité du texte, cette illisibilité résiduelle, se concentre sur sa dimension narrative, les principes d’organisation de ces événements qui défilent sous nos yeux: les lieux visités, cette langue de plus en plus matérielle et inadéquate, les paroles prophétiques, etc.
En fait, pour échapper à cette illisibilité, pour tenter d’en restreindre la portée, il faut opérer un coup de force, qui consiste à faire l’hypothèse de ce mot d’ordre perdu. Ce mot est l’interprétant qui nous manque pour comprendre le texte. Si, comme l’explique Pierre Bergounioux, l’illisibilité naît du déséquilibre des deux dimensions de notre être – « ou bien le général éclipse l’expérience singulière. La vision est séparée de l’épaisseur sensible de la vie. Ou bien la singularité à laquelle nous sommes d’abord réduits se refuse à l’épreuve du général. » (1996, p. 5) –, le mot d’ordre, c’est ce qui permet de passer le seuil du général. Et sa disparition signale la prééminence d’une expérience dont l’extrême singularité déjoue le cours normal des choses. Ce qui se vit et se lit dans « Le dernier mot » requiert, pour devenir lisible, l’hypothèse d’une situation d’exception, d’une situation de fin. Le mot d’ordre est « la fin du monde ». Et, tant qu’on ne l’a pas trouvé, tant qu’on n’a pas fait l’hypothèse que les événements qui se déroulent participent de ce cadre précis de la fin d’un monde, le récit reste en deçà du seuil de la lisibilité. L’illisibilité y est par contre moins radicale qu’avec les hiéroglyphes, entre autres parce que Blanchot fournit des pistes pour sa résolution, à même les premiers mots du texte. La mention de Sophonie, qui saurait retrouver ce mot d’ordre et redonner aux événements de la journée une signification, en est la preuve. La prophétie de Sophonie est de nature apocalyptique et le jugement de Dieu y est implacable: « Je ferai tout disparaître de la surface du sol », dit l’oracle de Dieu, « je ferai périr hommes et bêtes, oiseaux du ciel et poissons de la mer; je ferai disparaître les impies avec leurs scandales, j’extirperai les hommes de la surface du monde […] » (La Bible, p. 1268). Aller trouver Sophonie, c’est rechercher cette loi du jugement de Dieu, cet interprétant qui efface l’illisibilité du texte et impose la fin du monde.  Le dernier mot, dans ce cas-ci, est bel et bien le mot de la fin.
Dans « Le dernier mot », la fin se présente donc comme un principe de lisibilité. Elle est une hypothèse qui permet d’interpréter le texte, de lui redonner une cohérence. Elle est ce mot d’ordre qui freine le mouvement centrifuge d’une lecture qui n’en ferait qu’à sa guise, qui serait libre de toute entrave. Comme l’exemple de Colette l’a montré, la lisibilité est le résultat d’un conflit et d’un compromis, entre la loi du texte et la liberté de l’expérience singulière. Lorsque l’un des deux vecteurs l’emporte, au point de prendre toute la place, l’équilibre est rompu et survient une désémiotisation. Si le mot d’ordre ne doit pas s’imposer comme seule loi possible, sa présence est tout de même nécessaire pour assurer une direction au processus d’appropriation.

Conclusion
La lisibilité n’est pas un idéal, mais un équilibre qui peut être rompu, entraînant un processus plus ou moins complexe et complet de désémiotisation dont les effets sont perçus comme illisibilité. Renverser les effets de ce processus requiert un coup de force, le recours à une ou des hypothèses qui parviendront à relancer la sémiose en procédant à de nouvelles attributions. C’est dire que les sémioses ne sont ni permanentes ni stables, mais sujettes, comme n’importe quel système, à des fluctuations. Elles possèdent un début, un milieu et une fin. Et selon que l’on s’approche de son amorce ou de son achèvement, la transparence de ses signes est plus ou moins assurée. Les situations d’illisibilité forcent en fait à penser les sémioses non plus simplement sur le plan de sa structure et de ses composantes fondamentales, mais aussi et surtout sur le plan de ses acquis et de son devenir. Elles forcent à les penser dans le temps.
Les exemples exploités ont montré par quels bonds et mécanismes procède une sémiotisation, que son point de départ soit le résultat d’une désémiotisation préalable à la sémiose (les hiéroglyphes) ou d’une désémiotisation en acte (« Le dernier mot »). En fait, quel que soit leur prétexte, nos pratiques sémiotiques se déploient toujours sur l’horizon d’une illisibilité. D’une opacité qu’il s’agit de contrer. Dans les cas extrêmes, cette illisibilité est complète, mais plus souvent qu’autrement, elle n’est que partielle. Une illisibilité résiduelle.  Vécue sur un mode mineur, cette opacité relative nous incite à déployer de nouvelles stratégies de compréhension et d’interprétation. Et elle nous rappelle que l’ordre des mots et des signes requiert des mots d’ordre et des coups de force dont la clarté n’est jamais que relative.

Bibliographie
ADAM, Jean-Michel, Linguistique et discours littéraire; théorie et pratique des textes, Paris, Larousse, 1976.
AUSTIN, J.L., Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970.
La Bible, version établie par les moines de Maredsouss, Paris, Brepols, 1969.
BLANCHOT, Maurice, Après coup, Paris, Minuit, 1983.
BERGOUGNIOUX, Pierre, Haute tension, Périgueux, William Blake et Co, 1996.
CHAMPOLLION, Jean-Francois, Lettre à M. Dacier, Fontfroide, Bibliothèque artistique et littéraire, 1989 (1822).
CHAMPOLLION, Jean-Francois, Grammaire égyptienne, Arles, Solin, 1997.
COLETTE, La maison de Claudine, Paris, Hachette, 1960.
DEBRAY, Régis, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.
DELEDALLE, Gérard, Théorie et pratique du signe, Paris, Payot, 1979.
GERVAIS, Bertrand, Lecture littéraire et explorations en littérature américaine, Montréal, XYZ éditeur, 1998.
LACOUTURE,  Jean, Champollion. Une vie de lumières, Paris, Grasset, 1988.
PAP, Leo, Semiotics: An Integrative Survey, Toronto Semiotic Circle, 1991.
PEIRCE, Charles Sanders, Collected Papers, Cambridge, Harvard University Press, 1931-1935, 1958.
REY, Jean, Théories du signe et du sens, tome 1, Paris, Klincksieck, 1973.

]]>
http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/06/11/presbytere-hieroglyphes-et-dernier-mot-pour-une-definition-de-lillisibilite/feed/ 1