Ce n'est écrit nulle part » labyrinthe http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Un très brittanique divertissement… http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2015/04/11/un-tres-brittanique-divertissement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2015/04/11/un-tres-brittanique-divertissement/#comments Sat, 11 Apr 2015 15:29:17 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=2083

C’est avec la plus grande émotion que j’ai retrouvé cette carte postale authentique envoyée par Éric, en 2012, à l’occasion d’un voyage en France. Il connaissait bien ma passion pour les labyrinthes.

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Un défaut de fabrication: le labyrinthe des signes de Charles Sanders Peirce http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-labyrinthe-des-signes-de-charles-sanders-pierce/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-labyrinthe-des-signes-de-charles-sanders-pierce/#comments Mon, 18 Aug 2014 15:03:45 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1937 Je n’ai jamais été ambidextre comme a pu l’être Charles Sanders Peirce. On raconte qu’il pouvait écrire au tableau simultanément des deux mains un problème logique et sa solution, au grand étonnement de ses étudiants (Joseph Brent, Charles Sanders Peirce. A Life, Bloomington, Indiana University Press, 1998, p. 15). J’essaie de l’imaginer, avec sa barbe fournie et ses cheveux très droits, séparés dans le milieu, lever les deux mains à la même hauteur et tracer des lettres et des symboles. Écrivait-il dans la même direction ou dans des sens opposés? Le faisait-il à répétition? Parlait-il en même temps qu’il écrivait?
Ce qui me fascine de cette anecdote sur Peirce, c’est la possibilité que ses deux mains aient été complémentaires et convergentes. J’y retrouve l’illusion d’une complétude, d’une synthèse à la Michel Serres dans Le Tiers-Instruit (Paris, Éditions François Bourin, 1991) comme si Peirce était un être surhumain, qui avait atteint la troisième rive. Un de ses étudiants à l’Université Johns Hopkins le décrivait justement en ces termes:

Pour Peirce lui-même, j’avais une forme de dévotion. Si son intellect était froid et précis, son imagination métaphysique était capricieuse, scintillante et débridée, et sa personnalité était à ce point riche et mystérieuse qu’il semblait un être à part, un surhomme. J’aurais voulu être comme lui plutôt que comme tout autre personne rencontrée. (cité dans Brent, 1998, p. 15; je traduis)

Quand on lit Peirce et essaie de comprendre ses écrits logiques et philosophiques, on est frappé par le caractère hermétique de son écriture, de même que par la complexité de ses théories. Son esprit est essentiellement divergent, entre autres dans sa façon de prendre à rebours les modèles philosophiques, qu’il met sens dessus dessous. C’est un être de la contrariété : il invente le pragmatisme en opposition au cartésianisme, puis, quand cette doctrine devient trop populaire, il propose le pragmaticisme. En réponse à la phénoménologie, il définit une phanéroscopie, qui en est une proche voisine, mais encore plus hermétique. Chaque fois, il se donne les coudées franches pour développer son propre modèle, même s’il doit se marginaliser pour le faire. Il pense en triades, en catégories emboitées les unes dans les autres, qui donnent de la pensée en action une image inédite, à la fois ouverte sur le monde et en constante redéfinition. Il est à la fois intuitif et maladroit, capable de progressions fulgurantes et de remises en question brutales, oscillant, comme le fait Barthes, entre la ligne droite et le zigzag.
Il se déclare étonnamment dénué d’imagination et ne doit ses percées en logique qu’à sa persévérance et à la méthode qu’il dit avoir découverte dans sa jeunesse – une façon de rendre les idées claires. Cette méthode, il a longtemps été le seul à la posséder et à bien la comprendre. Et sa transparence était toute relative; mais, elle était la pierre de touche de son système philosophique.
On croit être en présence d’un esprit supérieur, pour qui tout est facile, mais la réalité est tout autre. Peirce était essentiellement un être souffrant. Et il attribuait certaines de ses inaptitudes au fait d’être gaucher.

Je ne suis pas un écrivain naturel, n’étant pas différent en cela de la plupart des hommes. Et si j’ai écrit quelque chose de bien, c’était parce que les idées pratiquaient sur moi une immense pression, au point de me faire éclater. En outre, j’écris beaucoup mieux quand j’ai une hypothèse précise à prouver. Et il ne faut pas qu’elle soit compliquée, sinon ma gaucherie mentale me conduira à m’exprimer d’une façon qu’un esprit normal trouvera presque inconcevablement maladroite. (Lettre à Cassius J. Keyser, Brent, 1998, p. 43; je traduis)

Peirce associe de façon presque enfantine le fait d’être gaucher à une pensée gauche : « il semble que les connexions entre les diverses parties de mon cerveau doivent être différentes de l’organisation usuelle et optimale; et, si tel est le cas, il s’ensuit nécessairement que mes pensées apparaissent comme gauches. » (Brent, 1998, p. 44; je traduis)
On disait de lui qu’il était atteint de névralgie trigéminale (ou du trijumeau, un nerf du visage), ainsi que d’une psychose maniaco-dépressive. Il souffrait d’hypersexualité, ainsi que de nombreuses addictions (à l’alcool, à la morphine et, vraisemblablement, à la cocaïne), et connaissait des états mélancoliques. De son propre aveu, il avait de grandes difficultés à écrire et sa pensée fonctionnait par diagrammes et schémas. Ce qui apparaissait aux autres comme de l’originalité n’était pour lui que de la maladresse.
À lire sa biographie, on comprend que c’était un être fantasque, imprévisible et irritable, qui a dû expérimenter la contrariété sans jamais totalement appréhender les conséquences de sa rééducation, pourtant ratée. Il fait remarquer, dans une lettre, que

le fait d’être gaucher n’est pas une simple habitude, un accident de parcours, mais provient de causes organiques et cela est mis en évidence par le fait que, quand j’ai quitté l’école, j’écrivais facilement de la main droite et ne pouvais à peine le faire de la gauche; par contre, quand j’ai cessé de faire l’effort de continuer cette pratique inculquée pendant trois ans, je suis vite retourné à me servir de ma main gauche, bien que je me sois toujours servi, à table, d’un couteau, d’une fourchette et d’une cuiller tout comme le monde. (Brent, 1998, p. 44; je traduis)

Son ambidextrie était une illusion, un contrecoup de sa rééducation avortée. Car, il n’a pas continué à écrire de la main droite, il est revenu à sa main naturelle. La gauche, la divergente.
Peirce est l’un des rares, surtout au dix-neuvième siècle, à avoir su résister à l’expérience de la contrariété. Il n’a pas continué à écrire de la main droite, intégré de force au corps social, il a désappris ce geste, pour lui substituer son penchant naturel. Avant de s’opposer aux philosophes des siècles passés et de proposer une façon originale de comprendre l’esprit et le maniement des idées, il s’est opposé à ses éducateurs et à leurs idées reçues.
Peirce s’est-il senti un monstre? S’est-il perçu comme un être double? Gaucher et droitier en même temps? Ses nombreux moments d’apitoiement semblent l’indiquer. Et il y a ce dessin, reproduit dans la biographie de Brent, qui le laisse aussi entendre. Un des rares dessins faits de la main de Peirce, conservé dans les archives de l’Université Harvard. On y découvre un Minotaure au centre d’un labyrinthe de lignes entortillées. Le dessin est d’une complexité inouïe. Et il est impossible de savoir si l’on peut se frayer un chemin à travers ce dédale de fils enroulés. L’impression générale ressentie est que le Minotaure, cet être double par excellence, s’y trouve littéralement écrasé. La bulle, qui l’entoure, le protège à peine de sa prison. La légende explique qu’il s’agit de la représentation par Peirce du « labyrinthe des signes », cet univers de tensions et de relations au cœur duquel la conscience se déploie.


Le rapport au monde qui y est mis en scène est marqué par la complexité, ainsi que le danger. Car, le Minotaure est à la fois ce monstre qui dévore ses victimes et une cible pour des héros en quête d’aventures. Ce qui le distingue est aussi ce qui le rend vulnérable. Fait à noter, le Minotaure dessiné possède un corps animal et une tête humaine, plutôt que le contraire. Un corps difficile à dompter et un esprit en proie aux plus vives inquiétudes.
Ce dessin est, pour moi, une version tragique de l’existence du philosophe : encerclé, menacé de toutes parts, envahi par les signes d’un univers aux formes instables, fait de plis et de replis, d’un flux constant qui l’agresse tout autant qu’il le nourrit. J’y vois aussi, exprimée de manière figurale, la solitude et l’exaspération du contrarié confronté à un monde réfractaire.

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L’ingrat (texte ailé) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/06/07/lingrat-texte-aile/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/06/07/lingrat-texte-aile/#comments Wed, 08 Jun 2011 03:26:22 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1434 avion da vinci
Le géomètre a un fils qui périra noyé.
Marcel Labine

Altitude : 243 mètres
Température : 4° C
Distance parcourue : 16 180 mètres
Durée du vol : 6 h, 32 min

Camicos, Camicos, où es-tu?
Cocalos m’attend et je suis fourbu.

Jusqu’ici, tout va bien.
La cire tient le coup. Je n’ai perdu que 11% de mes plumes, bien en-deçà des prévisions. Mes bras commencent à être fatigués, c’est vrai, mon triceps droit surtout et mes intercostaux gauches, mais rien d’inattendu. Il me reste encore six dragées, du miel en abondance et une moitié de cervelas au vin résineux des coteaux de Cnossos.

George Frederick Watts

George Frederick Watts

Ma carrière a consisté à parer à l’imprévisible. Les longues semaines d’entraînement sur le sable frais de la demeure d’Astérion n’ont pas été inutiles, malgré les plaintes constantes de cette carie de fils, de cette craie blanche et fade qui me sert d’héritier. Moi, l’inventeur du fil à plomb et de la vrille, de la colle de poisson et de la hachette, moi qui ai su animer les statues de la Grèce et tromper le taureau blanc de Poséidon, qui ai dessiné les plans des plus beaux palais du monde et imaginé le Labyrinthe, ce joyau qui a fait ma fortune,  j’ai pour fils cet aède sans cervelle qui ne sait pas respecter les consignes.

Si seulement il pouvait voler en ligne droite, comme je le lui ai montré, nous pourrions économiser nos forces. Mais non, cet incapable d’Icare ne cesse de briser la ligne. Il volette çà et là, dessine des rhizomes et des spirales, des formes géométriques irrégulières qui me laissent hagard. Il a drapé son corps d’un velours incarnat qui se teinte de reflets cuivrés dès qu’il s’expose aux rayons du soleil. Je crains que nous ne nous fassions repérer. J’ai beau lui crier de descendre, il ne m’écoute pas. La jeunesse n’a que faire des vieux boucs et de leurs frayeurs. Talos avait la même arrogance. Il avait osé s’approprier mes plus subtiles inventions, les bras du compas et les dents de la scie. Mal lui en prit.

Le Labyrinthe. J’ai bien fait de prévoir deux façons d’en sortir, sinon nous y croupirions encore. Le fil et la plume. Les plus belles inventions sont les plus simples.
Un fil, qui l’eut cru!

Vents du sud-ouest : effet de convergence.
Mer : vagues déferlantes et récifs.


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Altitude : 212 mètres
Température : 6° C
Distance parcourue : 20 137 mètres
Durée du vol : 7 h, 53 min

Ariane, pure Ariane, ne pleure pas,
Dionysos t’aime, il te couronnera.

Jusqu’ici tout va bien. Mes jambes pendent de bien étrange façon, mes mollets sont endoloris. J’ai perdu un peu d’altitude, mais rien pour m’inquiéter. Ma pression sanguine est stable.
Je reste étonné par la fraîcheur de l’air à cette altitude. La chaleur s’élève, le soleil réchauffe tout ce qui s’approche de lui, la neige tombe du ciel pour ne jamais remonter; pourtant, en nous élevant, la température n’a fait que baisser. J’en ai la chair de poule. Je devrai résoudre ce paradoxe, si je veux que mon invention étende encore plus ma renommée.
J’envie à Phidias le nombre d’or qu’il a fait graver sur quelques colonnes à Athènes. Une simple inscription et son nom perdure depuis des lustres. Que d’énergie ai-je dû déployer, en comparaison, pour assurer ma propre place… Pfft!

avionvinci2

Le sel brûle les yeux et je n’ose les fermer, de peur de m’assoupir.
Ariane a dû vendre la mèche car Minos a trop vite deviné le subterfuge par lequel Thésée a pu retourner sur ses pas. J’avais laissé, juste avant mon arrestation, une seconde pelote de fil de soie invisible, tressé par mes propres soins. Je l’avais cachée derrière l’hêtre cendré qui surplombe le palais et n’avais qu’à frôler le mur de droite pour en attraper discrètement le bout. Soie et hêtre, une parfaite union.
Minos a beaucoup ri quand il a coupé d’un geste grandiloquent le fil. Jamais, a-t-il déclaré, tu ne t’échapperas. Jamais. Je l’ai pourtant fait mentir, je me suis évadé. Je me suis soustrait à sa loi! Et je n’ai fait que réitérer ce vieux paradoxe : tous les Crétois sont menteurs. Ha!
Où est passé mon fils?

Vents du nord-ouest : rafales pouvant dépasser 40 nœuds.
Mer :  haute et cassante, spécialement au large de la pointe.


Dédale et Icare

Dédale et Icare

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Altitude : 193 mètres
Température : 7° C
Distance parcourue : 23 903 mètres
Durée du vol : 10 h, 24 min

Roi Minos, roi Minos, ne me cherche plus.
Thésée a tué ton fils et tu es déchu.


J’ai appris de source sûre que les oiseaux d’un lointain pays dessinent un V dans le ciel, lors de leurs migrations. Cette disposition en pointe de flèche signale leur destination, mais surtout, elle vient assouplir le vent, le faire ondoyer comme une vague. J’ai tout expliqué à cet ingrat d’Icare. Je le lui ai répété, maints dessins à l’appui. Il m’a regardé avec cet air qu’ont les enfants à qui on ne peut plus rien apprendre et, maintenant, tandis que je bats de l’aile, il s’amuse à écrire dans le ciel l’alphabet tout entier. Son vol est une ode à la liberté. C’est du plomb dans sa cervelle que j’aurais dû lui mettre.
Le vent l’emportera.

Le Nautilus

Le Nautilus

Minos croyait me retenir. Roi prétentieux et sans génie… Rien n’arrête Dédale, ni le marbre ni les murs. Le Labyrinthe était inextricable, c’est vrai; Minos l’avait voulu ainsi. Aucun voyageur ne pouvait en ressortir. Les fourches et les culs de sac, les allées dérobées, les perspectives rompues, l’obscurité presque totale, tout avait été fait pour désorienter. Un palais consacré à l’oubli. De soi et de son être. Un tombeau… À moins bien sûr d’emprunter la voie des airs!
J’avais prévu, en dessinant les plans du Labyrinthe, des puits d’aération et de lumière. Le plus important se trouve au centre et devait permettre au Minotaure de survivre à son incarcération.  Nous ne voulions pas qu’il meure asphyxié, mais que son image mystérieuse soit le symbole permanent du pouvoir crétois. Les murs de cette salle étaient d’un marbre lisse et froid, pour empêcher quiconque de grimper jusqu’au sommet. J’avais fait construire des pigeonniers, pour permettre à Astérion de se nourrir entre deux grandes années. Le tribut athénien ne pouvait suffire, avais-je convaincu Minos, à calmer son appétit. Il lui fallait des entremets. Le roi m’a félicité pour ma prévoyance. Il ne se doutait pas que je plantais les graines de ma future évasion.
J’ai caché des pots remplis de cire, le long du mur oriental, que j’ai déterrés dès que nous avons rejoint le centre du Labyrinthe. J’ai fait fondre la cire en me servant du soleil de midi. Tel que prévu, le Minotaure avait consommé une quantité prodigieuse de pigeons et d’échassiers de toutes sortes, le sol de sa demeure était jonché de leurs plumes bigarrées. Il y en avait pour une armée de voyageurs. Nos ailes n’ont rien à envier à celles des albatros. Elles sont lourdes mais efficaces.
golden-ratio-fibonacci-spiral_designTel que prévu, le puits de lumière était assez large pour nous permettre de prendre notre envol. Les préparatifs furent longs, surtout en raison de la propension d’Icare à errer dans le dédale et à rêver de tout et de rien. À l’écouter, nous y serions encore, à disserter sur la jalousie des muses.
Nous sommes partis peu avant l’aube. J’ai écorché le bout de mon aile droite contre le rebord du puits, Icare a dû s’y prendre à deux fois avant de se dégager des parois. Nous avons pu fuir sans être repérés. Adieu, Pasiphaé, douce reine! Adieu, amours illicites! Adieu, surtout, atelier où j’ai tant rêvé et sculpté.
Nous avons assisté, du haut des airs, au plus magnifique lever du soleil. Notre périple s’amorçait dans la félicité; l’ivresse a été de courte durée. Le froid, la faim et la fatigue se sont réunis pour ralentir notre rythme.

Spirale de Fibonacci

Spirale de Fibonacci

Les airs sont en soi un Labyrinthe. Pas un seul nuage à l’horizon, une mer calme et sans tache, pourtant je ne vois plus Icare. Ses ailes ne se découpent plus dans le ciel, je n’entends plus ses chants. Il s’est perdu.
Icare!, ai-je le goût de crier, où dois-je te chercher?  Ton insouciance me confond.

Vents du nord-est : accélération par effet de réfraction.
Mer : risque de courants oscillants. Très forte houle.


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Altitude : 65 mètres
Température : 14° C
Distance parcourue : 27 583 mètres
Durée du vol : 13 h, 19 min

Bel Icare, bel Icare, où t’es-tu noyé?
Dédale s’épuise; il est éploré.


Qu’on me crève les yeux! Qu’on me vide la panse! Qu’on arrache une à une les plumes de mes ailes! Icare, mon fils, vient de sombrer dans la mer. J‘ai vu son corps inerte rompre la surface de l’eau et disparaître à jamais dans l’écume blanche de la mort. Il est passé, dans sa chute, tout près de moi et je n’ai rien pu faire pour le sauver.  Mes mains sont attachées à ces ailes dont je ne peux me libérer sans périr à mon tour.
Icare, mon fils, où es-tu? Qu’entends-tu? Où les nymphes te conduisent-elles? Dans les méandres de quelle rivière souterraine?
J’aurais voulu, Icare, que tu sois un Télémaque, fier et fidèle; tu t’es révélé être un Narcisse volage. Ton âme était trop indocile et ton inconstance t’a tué. Tes dernières virevoltes m’ont amusé, c’est vrai, mais ta vrille finale m’a atterré. Qu’est-ce qui a cédé en premier? Est-ce la cire de tes ailes ou celle de la tablette de ton esprit?
C’est la folie qui t’a emporté, Icare, et je n’ai pas d’inventions pour te rendre à la vie. Je ne suis plus un père.
Ma lignée s’est brisée sous mes yeux et elle a sombré dans la mer. Nul fil ne nous retenait et mon fils s’en est allé. Il ira distraire de son chant les algues et les épaves. Vivant, sa seule présence m’irritait; mort, son absence, déjà, m’accable. Les paradoxes s’accumulent.

Leonardo daVinci

Leonardo daVinci

Le soleil poursuit sa course et je pers mes repères. Je convoque des images qui ne réussissent plus à me distraire : la beauté de Phèdre à l’heure du bain; le craquement sec du bois, lors de la charge du taureau blanc, et les soupirs étouffés de Pasiphaé; ma toute première orgie au palais de Cnossos, ivre de vin; le regard des Athéniens découvrant mes statues animées; les falaises de la mer Égée à la brunante; le stade d’Aphrodisias au moment des jeux; les premiers pas de mon fils; le goût des dates fraîchement cueillies; le nacre et l’ambre. La mort a tout terni.
Une perdrix est témoin de ma douleur. Elle s’est approchée de moi et le battement de ses ailes annonce ma perte. Quel dieu se venge ainsi? Est-ce Poséidon, qui connaît toutes les choses que la mer avale?
Plus rien ne va. Mes bras faiblissent et je pers de plus en plus d’altitude. Des mouettes rieuses accompagnent ma descente. Bientôt, je le sens, mes pieds frôleront les plus hautes vagues. Je finirai mon périple en marchant sur les eaux. Triste spectacle qui n’a rien du prodige.

Vents de toutes directions : effet de coin.
Mer : turbulence accentuée par une marée descendante.


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Altitude : 34 mètres
Température : 17° C
Distance parcourue : 29 358 mètres
Durée du vol : 14 h, 02 min

Thésée, mon Thésée, ne m’oublie pas.
Ta ville est unifiée et tu es le roi.


Est-ce une terre que je vois au loin? Est-ce enfin la côte sicilienne? Cette vision de falaises et de pins majestueux me fouette le sang. Je ne suivrai pas, malgré tout, les traces de mon fils. J’ai cru entendre, un bref instant, sa mélopée, et j’ai failli me retourner, mais j’ai su résister.
labyrintheJ’ai expliqué à maints jeunes nubiles, orgueilleux et pleins d’audace, que la seule façon de retrouver sa voie  dans le dédale était de ne jamais se retourner et de toujours suivre le mur de gauche. J’ai omis de préciser qu’il fallait tout de même, dès la première courbe, aller tout droit et passer sous l’arche de la double hache. Folle jeunesse… Leurs os sont allés rejoindre les carcasses des Athéniens.
La vie coule dans mes veines. J’ai défié la mort et j’en sors à nouveau indemne. Je réfléchis déjà à mes futures inventions. Des fourmis besogneuses s’insinuent dans mon esprit, sinueux comme un coquillage. Je pourrai bientôt reprendre le fil de mes exploits.
Le vent tombe, un bon présage. Mes ailes se font plus légères. Je discerne des voiles et des mats. Des terres cultivées. Bientôt, le pêcheur qui dépose le poisson salé sur des tables de bois, le berger appuyé contre sa houlette et le laboureur derrière sa charrue annonceront par pigeon voyageur le prodige de mon arrivée.
Ma gloire en ressortira grandie.
Je dois, dès maintenant, me préparer à l’atterrissage. Il ne sera pas dit que Dédale a été négligent. Les dernières manœuvres sont délicates. Redresser le dos. Apprendre à la boucler. Vider sa tablette de cire. Mettre en ordre ses affaires. Ne plus penser à la chute. Oublier jusqu’à l’ombre de son nom.
Ce qu’on ne peut changer, il faut l’effacer.

Vents du nord-est : effet de canalisation.
Mer : très forts courants à proximité de la côte.


Daidalos, Daedalus, tu es ingrat,
Nul ne niera que tu n’aimes que toi.


Julien Salaud, Négatif Écho

Julien Salaud, Négatif Écho

Julien Salaud

(Ce texte a  paru initialement dans [best of], Montréal, Erre d’aller, 2006,  p. 122-128.)

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Le diable est dans les cordes http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/01/05/le-diable-est-dans-les-cordes/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/01/05/le-diable-est-dans-les-cordes/#comments Tue, 05 Jan 2010 16:56:54 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=602 fernandez-1

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(Le 10e Symposium international d’art in situ de la Fondation Derouin accueillait à l’été 2009 onze artistes issus de Cuba, des États-Unis, du Québec et du reste du Canada. Ils étaient invités à concevoir dans les Jardins du Précambrien des œuvres sous le thème des « Chemins et tracés ». À l’instigation de l’atelier de géopoétique La traversée, j’ai accepté de décrire l’une de ces œuvres. J’ai choisi Castillos en el aire du cubain Duvier del Dago Fernández.)

Première observation:

Je marche en forêt sur l’un des sentiers des Jardins du Précambrien. La pluie s’est enfin calmée. Tout l’été elle ne cessera de me compliquer la vie, créant des rigoles dans le sous-sol, favorisant l’apparition de plaques de mousse sur le toit, retardant le moment où je pourrai faucher les grandes herbes au fond du terrain. Mais là, en cet après-midi du 18 juillet, elle laisse place à un soleil timide, et je m’aventure en forêt. Julien Gracq en serait fier.

Le sentier serpente entre les rochers et les rus et je découvre après de nombreux ambages une œuvre faite uniquement de cordes blanches tendues entre les arbres et enroulées autour de leurs troncs. Selon les points de vue, elle ressemble à un pont suspendu, à des vagues qui déferlent, à l’armature d’une structure architecturale, à un immense piège à souvenirs, comme un capteur de rêves amérindien, à une toile d’araignée, faite pour immobiliser des oiseaux ou des bipèdes insouciants, à un parachute dont il ne resterait plus que les cordes, la toile ayant été emportée par le vent et la pluie, à des fils électriques réunis en grappe à l’approche des pylônes, à un labyrinthe aussi, un dédale de nylon, un peu à la manière du labyrinthe que Fernando Arrabal avait imaginé dans une de ses pièces, c’est-à-dire un labyrinthe de draps suspendus à des cordes à linge, où les personnages se perdaient tout aussi assurément que dans celui de Cnossos. Mais à la différence des labyrinthes, qui se veulent inextricables, celui-ci rend l’espace qu’il occupe impénétrable. On ne peut pas y circuler, l’espace est en quelque sorte confisqué. On n’y entre pas, on en fait le tour. On l’examine de l’extérieur. On en prend la mesure, mais on ne peut en expérimenter de l’intérieur le réseau.

Chemins et tracés.  Les cordes ne tracent pas un chemin entre les arbres, car il n’y a rien ici que l’on puisse suivre, et les fils ne sont pas aménagés en piste d’hébertisme. L’espace ne nous est pas offert, il se referme sur lui-même, préoccupé par sa propre densité. Ces cordes représentent par contre un voyagement, un long chemin fait d’allers et retours, complété de multiples traversées. Les cordes s’étirent entre les arbres et elles dessinent un plan, une carte abstraite, dont les lignes, très claires, délimitent et occupent tout en même temps un territoire.

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Il ne faut jamais confondre les cartes et le territoire, nous disent les personnes sensées, les drapeaux et les pays, mais cette carte-ci, juchée au dessus d’un terrain dont elle identifie les limites, s’y superpose jusqu’à prendre autant de place que lui. Nous frôlons le paradoxe de la carte, celle qui devient à ce point complexe et détaillée qu’elle occupe autant d’espace que le territoire lui-même.

S’il fallait que l’œuvre tombe, que les cordes se brisent et s’écrasent au sol, l’espace qu’elle délimite serait immédiatement déconstruit, il s’effacerait pour n’être plus que de l’air, des arbres que rien sinon leur coprésence dans un même lieu relie. Les cordes au sol ne seraient plus que cela, un entortillement de fils, un chaos de cordes qu’il ne nous resterait plus qu’à ramasser avant que les nœuds ne se jettent dessus et n’amorcent leur œuvre, qui est bien entendu celle du diable.

Quand je vois des cordes, qu’elles soient tendues comme ici, ou au sol, jetées là sans raison, c’est plus fort que moi, je pense aussitôt aux nœuds qui viendront bientôt les emmêler. On prend une corde, on la roule le plus délicatement possible, prenant soin de réduire les possibilités de nœuds liées aux torsions sur les fils tressés, on la dépose subtilement au sol, et quand on revient le lendemain, prêt à s’en servir, on tire sur un bout et, comme par enchantement – ou plutôt, j’en suis convaincu, suite à l’action du diable des cordes qui profite de la nuit profonde pour sortir de terre, c’est un chtonien, un être de la terre qui ne conçoit le monde que sous la forme d’un rhizome infini– , on tire sur un bout et, voilà!, la corde s’immobilise nouée en de multiples nœuds.

Je contemple cette œuvre faite de cordes nouées avec soin, et j’y vois comme un défi lancé au diable des cordes. J’y vois une source inépuisable de nœuds, qui finiront bien par emprisonner cette structure, la rabattre au sol et la contraindre, comme Houdini aimait à l’être avant d’être jeté dans un aquarium dont il devait s’échapper avant que mort s’en suive.

Manquer d’air… L’œuvre génère un soupçon de menace. Car on se pend aussi avec des cordes. Elles se lient tout autant qu’elles délient l’existence, quand le souffle s’épuise et que le vent tombe, sans vie. On ne court pas impunément à travers des cordes tendues avec précision.

Deuxième observation

fernandez-3Cette œuvre est subtilement aérienne et diaphane. Elle laisse passer le regard, qui se trouve simplement structuré par les lignes tracées entre les troncs. On la regarde et rien n’est caché, ni la forêt dont on sait bien qu’elle aime à se dissimuler derrière les plus gros arbres, ni les sentiers des jardins du précambrien, dont le sentier des chevreuils qui trace une boucle tout autour d’elle, ni les autres œuvres qu’on devine au loin, près de l’agora des Érables ou de l’agora du Merisier.

L’œuvre occupe un espace, mais elle ne le remplit pas, elle ne le couvre pas. Elle en emprunte uniquement de fines sections, comme des rais de lumière traversent une clairière. Son poids ontologique est faible, comme si elle était constituée avant tout de particules imaginaires, c’est-à-dire de notre propre capacité de nous en représenter l’agir et d’en déployer le processus de symbolisation.

C’est une œuvre faite de notre perception.

La perception des distances, des angles, des volumes ainsi créés nous est entièrement redevable. Il n’y a, après tout, que des cordes tendues entre des troncs, et les formes ainsi générées, labyrinthes, toiles ou vagues, sont des effets de nos propres perceptions.

Le diable des cordes sait faire, il n’y a pas à dire! Il sait convaincre les plus résistants, amadouer les sceptiques. Il transforme de simples fils en œuvre, comme d’autres le font avec des vessies. Il crée des effets de présence qui nous passent, pour ainsi dire, la corde au cou. Nous projetons des figures depuis les quelques signes qui nous sont donnés, générant ponts et pylônes au gré de nos expériences.

Nous sommes, face à cette œuvre in situ en équilibre entre le réel et l’imaginaire. Et s’il nous arrivait de trébucher, en reprenant le chemin, nous serions heureux d’apprendre que ces cordes peuvent aussi nous retenir ou nous aider à nous relever, avant bien sûr de nous emprisonner.

Troisième observation:

fernandez-4Cette œuvre est d’une singularité absolue. Compte tenu de l’emplacement des arbres, des divers plans du bois qu’elle habite, de la façon dont les cordes sont tendues, du jeu des contingences qui ont infléchi sa réalisation, elle ne pourra jamais être remontée de la même façon. Ni ici, ni ailleurs. Elle n’existe donc qu’ici, maintenant. Et, à moins de partir avec les arbres et le segment de forêt, elle ne pourra jamais être déménagée. Elle est prisonnière de ce bois, et sa destinée est d’y survivre quelques instants avant de disparaître.

Cette œuvre n’est presque rien, des mètres de cordes, des nœuds, un volume comme arraché de l’air, mais un volume presque abstrait qu’on peut aisément vider de sa forme par notre seule pensée. L’œuvre est faite de presque rien… Or, c’est dans ce presque, dans l’écart entre rien et quelque chose que sa singularité s’impose et s’affiche. C’est une création éphémère, conçue et réalisée sur place, et notre souvenir de sa présence, traces écrites, paroles prononcées ou entendues, photographies prises et regardées, sera bientôt sa seule manière d’exister.

Si le diable est dans les cordes et qu’il les fait bruisser quand le vent se lève et secoue la forêt, sa présence en ce lieu ne nous menace guère. Il n’est, de toute façon, qu’un soupçon bien vite apprivoisé, comme un trompe l’œil dont on s’est lassé. Laissons-le donc retourner à ses affaires, ce qu’il fera aussitôt que nous aurons repris le chemin du sentier.

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