Ce n'est écrit nulle part » littérature http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Faire un livre http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/09/05/faire-un-livre/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/09/05/faire-un-livre/#comments Fri, 05 Sep 2014 01:58:04 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1949 (reproduction d’un texte publié dans la revue Main blanche (vol 19, no2, 2014)

 

J’ai écrit des livres, mais ai-je fait des livres? Au sens d’un projet total où texte et forme se complètent? Quelques-uns à peine. Et encore, ce ne furent jamais que des projets restreints et amateurs, montés avec les moyens du bord, des photos, des dessins, des collages sommaires.
Pourtant, d’emblée, j’ai toujours aimé ces livres qui étaient plus que des textes imprimés, ces livres où le texte et les images se répondaient, où la mise en page devenait un enjeu en soi, à la manière du Coup de dé de Mallarmé.  J’ai ainsi longtemps étudié l’œuvre de Donald Barthelme (1931-1989), l’un de mes écrivains américains favoris. Et j’ai tenté de l’imiter.

Dans ses nouvelles, il pratiquait le collage sous toutes ses formes, qu’il soit inspiré du Merz, du surréalisme ou du Pop Art américain. Ses textes étaient traversés de références artistiques, de mentions de peintres et de sculpteurs. Mais, plus important encore, ils reposaient sur des principes artistiques et picturaux. Telle nouvelle, « Au musée Tolstoï » par exemple, jouait sur la coprésence de textes et de dessins, dont celui du visage long et barbu du vieux Tolstoï, mais aussi des dessins représentant son manteau ou une version jeune de l’écrivain, un livre à la main. Tel autre texte, mettant en scène Paul Klee, était conçu comme un tableau du peintre, décentré et abstrait, où étaient incorporés, sous forme de collages discrets, des extraits de son journal intime. Dans « Eugénie Grandet », reprise satirique du roman de Balzac, les vingt-quatre fragments mêlaient des extraits du texte, des dessins, des dialogues fictifs, des aberrations chronologiques et même quelques erreurs. La nouvelle, tout en ruptures, se démarquait du roman original écrit, lui, tout d’une traite, sans chapitres ni coupures. Dans le quatrième fragment, le narrateur s’interrogeait pour savoir qui demanderait la main d’Eugénie et on découvrait, au fragment suivant, un dessin rudimentaire de la main d’Eugénie, dessin qui venait briser la métonymie en prenant l’interrogation au pied de la lettre.

Comme le soulignait Barthelme en entrevue : « J’essayais de faire de la fiction qui ressemblait à certaines formes de peinture moderne. Vous savez, tendant vers l’abstrait »; et d’ajouter « je crois que j’essayais d’être un peintre, à ma façon. J’aspirais probablement à quelque chose qui n’est pas à proprement parler du domaine de l’écriture » ( Not-Knowing.  The Essays and Interviews, édition de Kim Herzinger, New York, Random House, 1997, p. 298 et 268. ).  Et c’est en explorant les marges de l’écriture qu’il en avait renouvelé la pratique.


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Je ne lisais pas que Barthelme à l’époque. J’étais aussi amusé par Edward Gorey (1925-2000). J’avais acheté, un peu par hasard, lors de vacances à Cape Cod, une anthologie de ses livres de dessins, intitulée Amphigorey ( New York, A Perigee Book, 1981 (1972)). Le titre m’avait bien fait rire. Et, devenu accroc,  j’ai acheté les autres volumes de la collection, Amphigorey too ( New York, A Perigee Book, 1975), Amphigorey Also ( New York, A Harvest/HBJ Book, 1983) et Amphigorey Again ( New York, Harcourt, Inc., 2006) , de même que des exemplaires d’éditions originales. J’y retrouvais la même absurdité que dans les nouvelles de Barthelme, la même fausse naïveté, le même jeu entre le texte et l’image, même si la dimension iconique y était surdéterminée.
Gorey a fait d’innombrables livres illustrés, des chapbooks élégants et aux formats variés, proposant des abécédaires délirants, des fictions pseudo-victoriennes, des contes faits d’enfants abandonnés, de demoiselles en détresse et d’ivrognes à la barbe hirsute errant dans des maisons vides ou sur des landes arides. C’étaient des bijoux d’humour noir, où les images minimalistes et démodées, faites à l’encre de Chine, entraient en résonance avec des textes d’une grande absurdité ou tout simplement enfantins. L’auteur appréciait d’ailleurs les pseudonymes, signant certains de ses livres à l’aide d’anagrammes évidents : Mme Regera Dowdy, Ogdred Weary, Raddory Gewe, Awdrey Gore ou Dogear Wryde.
On pourrait dire que Gorey refaisait sans cesse le même livre, variant à peine les sujets et les dessins, habitant un espace figural marqué par le deuil et la douleur, ancré dans un dix-neuvième siècle imaginaire, mais ce livre n’avait rien accidentel, tout y était minutieusement maîtrisé. Gorey faisait des livres pleinement assumés.

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Mes lectures m’ont conduit ensuite à m’intéresser au livre altéré A Humument, l’un des projets majeurs de l’artiste anglais Tom Philips, qui se sert des pages d’un vieux roman du XIXe siècle comme canevas pour ses dessins et peintures.  Puis, je suis passé aux livres-livres de Louise Paillé, aux pages-miroirs de Rober Racine, aux livres éclatés de Paul Zevelansky, aux explorations romanesques de Mark Z. Danielewski, aux diverses figures du livre mise en scène dans les œuvres hypermédiatiques, mais aussi à un projet éditorial comme celui des éditions McSweeney’s, qui semblaient vouloir, dans les premiers temps, pousser à la limite la forme même du livre, cherchant à briser, par exemple, toutes les conventions de ce qui constitue un beau livre. Et c’est un coup de dé (lire : Google Books) qui m’a conduit à découvrir la version numérique d’un très étonnant manifeste de la fin des années 70, texte maintenant réédité et traduit aux éditions Héros-limite de Genève. Ce texte, « Le nouvel art de faire des livres », est d’Ulises Carrion et il apparaît comme la pièce maîtresse de son essai Quant aux livres / On Books.
Ce nouvel art de faire des livres repose sur le principe que l’écrivain ne doit plus seulement écrire des textes, mais faire des livres, que les modes d’organisation d’un texte sur la page sont essentiels à la production du livre.

Il arrive qu’un livre ne contienne que par hasard un texte dont la structure est sans rapport avec lui : je pense aux livres des librairies et des bibliothèques.
Un livre peut aussi être une forme autonome, qui se suffise à elle-même, et contenir un texte qui accuse cette forme, qui en fasse partie intégrante : c’est là que commence le nouvel art de faire des livres. (Quant aux livres / On Books, Genève, éditions Héros-Limite, 2008, p. 33)

Bien que ses propos s’appliquent à la pratique des livres d’artistes, Carrion vise un public plus large. Ce sont tous les écrivains qui sont concernés et qui peuvent, voire qui doivent mettre les mains à la pâte.

Dans l’art ancien, l’écrivain estime que la fabrication du livre proprement dit ne lui incombe pas. Il écrit le texte. Le reste est l’œuvre de serviteurs, d’artisans, d’ouvrier, de tiers.
Dans le nouvel art, écrire un texte n’est que le premier maillon de la chaine qui relie l’écrivain au lecteur. Dans le nouvel art, l’écrivain se charge de l’ensemble du processus (2008, p. 33).

Dans ce nouvel art que les dispositifs numériques rendent maintenant accessible, l’écrivain peut faire des livres. Il peut les faire comme il le veut. Il peut y ajouter des images, des collages, une calligraphie spontanée, une mise en page singulière, des vides et des blancs, des objets trouvés; il peut modifier le contenu et la forme des pages selon ses désirs, changer de type ou de couleur de papier, faire varier les formats. Tout est possible. Un livre en forme de boite de cigares. Un livre sans épine dorsale. Sans couverture. Un livre à lire à l’endroit comme à l’envers. Un livre interactif. Un livre dématérialisé.
Dans les faits, plus rien ne nous arrête de faire le livre que nous souhaitons. La seule question qu’il convient de se poser maintenant est de savoir pourquoi nous ne le faisons pas.

 

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Blog, lecture et littérature. Réponses aux questions de Noémie Morilla http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/07/24/1820/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/07/24/1820/#comments Tue, 24 Jul 2012 13:43:20 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1820 Noémie Morilla m’a fait parvenir une série de questions. Je me suis plu à lui répondre.

- En tant qu’écrivain, préférez-vous la structure d’un livre papier ou celle d’un blog pour travailler?


Je dirai que j’apprécie de plus en plus la structure du blog. J’écris depuis plus de vingt ans des romans et des essais qui trouvent leur forme accomplie dans des livres. Carrière universitaire oblige. Cette forme est une donnée ou une contrainte avec laquelle j’ai appris à travailler. Quand on fait une thèse de doctorat, par exemple, on apprend essentiellement à rédiger un texte long et suivi qui pourra (si tout va bien) devenir un livre. Quand on apprend à écrire des fictions et des récits, de la même façon, le mode de diffusion par excellence en est le livre. Cette forme est au cœur de nos pratiques d’écriture. Elle en conditionne  le déroulement, les objectifs, et surdétermine  des choix. Le livre est un dispositif, mais il est aussi un symbole. Le représentant par excellence de la culture. Comment alors passer du livre au blog?


Quand j’ai commencé à écrire, les blogs n’existaient pas (évidemment!), ce n’est que peu à peu, en voyant ce que d’autres faisaient et en expérimentant par moi-même, que j’ai commencé à investir cette forme. Et je l’ai fait initialement dans le cadre d’un projet littéraire, où le blogue servait de complément à un projet littéraire. Ainsi, au moment de rédiger la trilogie de L’île des Pas perdus (2007, 2008, 2009), j’ai ouvert un blog. Il n’était pas à mon nom, mais au nom d’un des personnages de ces romans. Le projet se présentait sous la forme d’un site institutionnel, celui de la Chaire de recherche en littérature transgénique. Éric Lint, le titulaire de ladite Chaire, y exposait ses théories abracadabrantes sur le renouvellement de la littérature via les expérimentations transgéniques (un Eduardo Kac local, si on veut). Le personnage de fiction vivait en quelque sorte de ses propres ailes, il pouvait s’exprimer sur ce qu’il voulait et tenir les propos les plus fous sur la littérature. Ses propos n’avaient pas vraiment de place dans les romans de la trilogie, sauf de façon secondaire et très parcellaire, mais ils pouvaient se déployer dans cet espace. Quand les trois romans ont été publiés, j’ai cessé d’alimenter le blog. Cela n’a pas été une décision explicite de ma part, plutôt la conséquence logique de la fin du projet. J’ai cessé de faire vivre le personnage. Du moins, sur le site de la Chaire (car il lui arrive parfois maintenant de faire des performances). Mais le site a été un compagnon de mon écriture, un lieu où l’un de mes personnages, le plus fou, pouvait déblatérer à sa guise, prendre de l’expansion, habiter son univers.
J’ai commencé à tenir un premier blog avec le projet de la Chaire. J’y ai appris quelques leçons. La première et plus importante est que, si je voulais maintenir une présence littéraire sur Internet, il fallait que le prochain projet soit suffisamment ouvert pour permettre toutes sortes d’entrées. Le site de la Chaire était un projet ultra spécifique, et il est arrivé à sa conclusion tout naturellement (même si je n’avais pas fini de tout rédiger ce qui devait l’être). Seul Éric Lint pouvait y écrire, je n’y avais pas vraiment ma place… Le seconde leçon est qu’un avatar, c’est bien beau et amusant, mais c’est aussi lourd à porter.
Le site Ce n’est écrit nulle part (cnenp) est la conséquence de ces leçons. D’abord, ce n’est pas un avatar qui y écrit! Ensuite, ce n’est pas un projet précis. Il est ouvert. Il n’aura pas de fin. J’y mets tout ce que je veux, des inédits, des archives, des jeux littéraires, des faux, des expériences, des remédiations, des illustrations, des commentaires. Le site sert entre autres à diffuser des informations sur ma production (c’est la section des pages permanentes, située sous le titre du site). Et il sert aussi de parapluie à d’autres projets, qui sont quant à eux spécifiques. Il est une porte d’entrée à mon univers. Le site est devenu mon atelier d’écrivain, si l’on veut, un atelier ouvert sur le monde, par la force des choses, même si cela se passe sur un mode restreint, un espace qui me sert d’interface. Maintenant je ne concois plus mon écriture independament de ce site ou plus généralement d’une présence sur Internet. Même si je n’y publie pas régulièrement, pour des raisons de boulot et de manque de temps, je pense toujours en termes de ce que je pourrais y mettre.

Ce n’est écrit nulle part. Le titre du site est un emprunt à un récit publié en 2000, au titre éponyme, qui avait été édité avec des dessins de Michel Côté (le bloc d’écriture en partie illisible en haut à droite est de lui, façon d’assurer le lien), et qui se voulait complètement éclaté. J’en avais fait une version écrite (parue aux éditions Triptyque), mais il en existait aussi une autre version, montée sur Storyspace de Eastgate Systems. C’était un hypertexte de fiction. Il fallait, comme avec Afternoon, a story, de Michael Joyce, explorer l’hypertexte pour être capable de lire l’entièreté des écrits et comprendre ce que vivait le narrateur. J’avais choisi une architecture en étoile, qui n’était apparente pour personne, mais qui répondait à un souci esthétique personnel. L’hypertexte a circulé de façon restreinte, façon de dire que quelques amis l’ont lu, sans trop comprendre ce que je tentais de faire, puis les systèmes d’exploitation se sont succédés et le document est devenu illisible. Maintenant, je ne peux même plus le lire moi-même… Il stagne sur le disque dur d’un de mes anciens Macintosh. Mais j’avais toujours aimé ce titre et quand je me suis cherché un titre pour mon atelier d’écrivain, je me suis dit que celui-là ferait parfaitement l’affaire, Internet devenant ce nouveau « nulle part » où mon écriture se délie.

Les possibilités offertes par le blog sont-elles manipulables à merci, afin de servir votre imagination, de faire passer un message en plus de votre texte (que vous ne pouvez faire passer par le livre papier) ou sont-elles superflues? Le blog vous offre-t-il une liberté totale quant à l’édition, ou avez-vous des contraintes/indications (de la part de votre hébergeur ou autres) pour vous guider ? Êtes-vous votre propre éditeur?


Je suis mon propre éditeur et j’ai une liberté totale quant au contenu du site. Le serveur qui heberge le site est un serveur du NT2, le labo que je dirige, je n’ai de comptes à rendre à personne. J’y mets vraiment ce que je veux (sauf des vidéos, pour des raisons techniques). Parfois ce sont les premières versions d’un texte qui sera publié par la suite (sous une autre forme); à d’autres occasions, ce sont des fictions qui ont déjà paru mais depuis plus de dix ans, c’est donc dire qu’elles sont tombées dans l’oubli. Leur réédition sur le site me permet de leur donner une nouvelle vie, en tant qu’archives disponibles aisément. J’aime bien faire des « figures de livres », c’est-à-dire des pages de  livres altérées. Comme je ne suis pas un artiste, je ne cherche pas à diffuser ce travail, et je suis très content de mettre en ligne ces pages transformées. Elles témoignent de mon intérêt pour le livre, sa culture, ses transformations, l’angoisse que sa survie suscite, etc.
Certaines entrées me servent, à l’occasion, à faire passer un message. Il m’arrive ainsi d’expliquer des éléments de mes processus d’écriture. Je pourrais dire à la blague qu’il m’est arrivé de répondre à des questions que j’aurais voulu qu’on me pose au moment de la publication d’un de mes romans. Pour Les failles de l’Amérique, par exemple, roman de 2005, j’avais suivi une contrainte liée aux séries de Fibonacci, qui imposait un nombre précis de caractères par chapitre. Avant que je l’oublie moi-même ou que les papiers  et l’information se perdent, j’ai choisi d’en faire une entrée. Personne ne m’avait posé la question, mais j’y ai répondu quand même…
Ceci dit, le site ne me sert pas à régler mes comptes, mais plutôt à écrire.  Je trouve très stimulant de pouvoir à tout moment, si je le désire, mettre en ligne un texte, initier une séquence, trouver une forme, etc. Souvent, cnenp me sert de lieu de première publication. J’écris un texte, et le fait d’en mettre une version sur le site me force à lui donner une première forme officielle. C’est l’effet de la prépublication. Le texte est assez avancé pour circuler, même s’il n’est pas parfait, et cette première diffusion permet de corriger des erreurs et des lacunes, de tester l’efficacité de certains choix éditoriaux. Quand je faisais mes études dans les années quatre-vingt, de nombreuses prépublications circulaient, des textes photocopiés, « édités » par des départements, circulant à 100 ou 200 exemplaires. On les lisait dans le cadre de séminaires, on les étudiait, et les profs se servaient de ce lieu de diffusion qu’était le séminaire pour peaufiner leur texte, soumis ensuite à un processus de publication officiel. Je me dis que la publication sur le site de cnenp joue le même rôle. C’est un lieu d’expérimentation semi-formel et officiel, qui permet de mettre à l’épreuve des textes.  Ainsi, une série intitulée Mirage, publiée sous forme de segments, a fini par paraître non pas sous le titre initial, ni même comme texte complet, mais, une fois resegmenté, comme moments de réflexion dans le cadre de Comme dans un film des frères Coen, roman de 2010. L’avant texte se trouve sur cnenp, sous une tout autre forme que celle finalement choisie.
Je ne me limite pas au seul site de cnenp. J’interviens sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain, où je fais des entrées dans un carnet intitulé Réflexions sur l’imaginaire contemporain. Un de mes projets en cours, dont on trouve des traces sur cnenp, se développe en partie sur la pateforme Tumblr. Cela s’intitule Interruption de service sur la ligne orange. Un homme qui s’est réfugieé dans le métro de Montréal écrit des notes sur son iPad et prend des photos de ce qu’il voit. Un lien permet d’y avoir accès. C’est dire que cnenp n’est pas ma seule intervention sur le web, mais un repère pour toutes sortes de choses, dont des projets en cours qui le complètent.
De nombreux éléments paratextuels du livre papier ne sont et ne peuvent être présents dans le blog, tels que les couvertures, jaquettes, pages de titre, etc. Pensez-vous qu’ils manquent au blog? Inversement, y a-t-il des éléments du blog que vous trouvez indispensables et qui pourraient enrichir le livre papier ? Certains éléments du blog, tels que les couleurs, photos, vidéos, liens restent-ils du domaine du paratexte pour vous, accompagnateurs et illustrateurs périphériques de votre texte ou deviennent-ils part entière et centrale du texte, sujet de votre rédaction ?


La forme du blog est ouverte, tandis que celle du livre est fermée. La clôture a ses avantages, c’est certain. Une forme finie peut être transformée en objet et être vendue en tant que tel, avec des éléments publicitaires que sont des pages couvertures, des rabats, des composantes paratextuelles. Des choses que le blog ne peut avoir, d’une part parce qu’il n’est pas un objet, d’autre part parce que son statut de work in progress ou d’œuvre flux rend ces déterminations inutiles. Mais il est faux de dire que le blog n’a pas de page couverture ou de composantes paratextuelles. Tout blog vient avec son design, sa mise en page singulière qui sert d’identification et qui vaut bien une page couverture ou une jaquette. Il vient avec la possibilité de commentaires, avec une description du projet, comme pour une quatrième de couverture. Il manque la marque de l’institutionnalisation, ce que la couverture du livre présente, plus que tout, mais cette faible institutionnalisation permet en revanche une plus grande liberté. C’est le prix à payer. Mais il faudra voir dans quelques années comment la situation se développera.
Par contre, le blog ou plus simplement les plateformes de diffusion web et les CMS permettent une intégration complète des images, des bandes audios ou vidéos, et de nombreux autres éléments, ce qui est tout simplement impensable en régime du livre. Sur mon blog, je peux mettre du texte, des photos que j’ai prises ou que je viens de rebloguer, des renvois à d’autres entrées, des commentaires, toutes ces choses qui rendent le texte non pas un objet inerte, figé à jamais sur une page de papier, mais un lieu d’échange et de communication, et plus important encore un lieu de création. Dans le cadre de Interruption de service sur la ligne orange, mon projet en cours, mon activité d’écriture et de création prend deux formes. Il y a le texte que j’écris et qui connaîtra une diffusion papier (si jamais mon éditeur en veut…). Ce texte est en chantier, personne d’autre que moi (et ma lectrice) ne le lit. Il n’est pas encore fait pour la diffusion, c’est un véritable bordel. Mais il y a aussi le projet web, publié sur Tumblr, que je monte peu à peu. Celui-là est public. Il est fait de très courts extraits du texte, extraits qui doivent pouvoir se lire seuls, détachés par conséquent de la trame narrative en développement, et de photos prises dans le métro de Montréal. Pour moi, Interruption de service est composé de ces deux projets, l’un souterrain, en cours, un processus, l’autre en ligne, accessible, mais lui aussi en cours, un processus. Le web me permet de diffuser une partie de mon travail sans pour autant l’arrêter. Et peu à peu, mon travail avec la photo a commencé à influencer mon écriture. Les deux actes, écrire et photographier, se répondent et s’alimentent l’un l’autre. Pour n’en prendre qu’un exemple, la photo que j’ai utilisée comme fond d’écran de ce projet a été choisie parce qu’elle montrait un métro entrant en station. La photo était simple et le train y jouait un rôle prépondérant. De plus, il était difficile de reconnaître la station. Mais à force de regarder cette photo, je me suis rendu compte que j’avais aussi photographié une étonnante tache sur le mur que longe le train. Cette tache, dans l’angle de ma caméra, ressemble à la figure d’un homme en train de fuir (le train qui entre en gare…). J’ai choisi une photo sur laquelle se détachait un spectre, saisi dans le mouvement même de sa fuite, tentant d’échapper à un train. Ce spectre a, depuis, commencé à occuper une place de choix dans mon texte. Une telle contamination est devenue possible parce que je travaillais avec les deux médias, et surtout parce que je travaillais sur les deux plans, l’écriture et la mise en ligne.

Pensez-vous que les liens enrichissent la lecture ou risquent-ils de perdre le lecteur ? Ne ressentez-vous pas cette profusion de liens vers d’autres auteurs comme une menace, risquant d’éloigner le lecteur de votre propre blog ?
Un des éléments les plus séduisants des blogs est leur capacité à établir des liens entre les membres d’une communauté, à créer en quelque sorte des microcommunautés de lecteurs. Il n’y a de littérature que parce qu’il y a des lecteurs. S’il n’y avait pas de lecteurs, écrire un texte serait inutile, le miroir suffirait à répondre au désir narcissique de se voir à l’œuvre. La présence potentielle d’un lecteur est au chœur même de tout projet littéraire (même si cette présence peut faire peur… car elle implique la possibilité d’un jugement). Le blog rend la présence de ce lecteur apparente, puisqu’il peut laisser un commentaire, faire un renvoi, rebloguer, inscrire le blog dans sa liste de lecture, etc. Mais cette présence est une condition essentielle à la survie de l’écriture, qui passe par sa transmission. Elle n’est pas une menace, mais une condition.
Quant aux liens qui peuvent conduire le lecteur à s’éloigner du blog, ils servent, je crois, tout autant à l’y ramener, comme un fil d’Ariane. La lecture est toujours une tension entre la découverte d’un texte, une progression, et sa compréhension, une intensification de l’acte de lire. Une tension entre l’accumulation de textes, ce que Internet permet de faire avec une incroyable aisance, et un approfondissement de la compréhension d’un texte, d’une entrée de blog. Cette tension entre le bien lire et le lire beaucoup, entre l’intensif et l’extensif, est présente depuis des siècles, elle trouve par contre une nouvelle actualisation dans le cyberespace, elle se déploie selon de nouvelles variables. Mais c’est la même opposition. Apprendre à lire, c’est apprendre à jouer avec ces variables, à moduler les lignes de force de cette tension, passer d’un mode de découverte à une intensification ou à un approfondissement de la compréhension d’un texte. En ce sens, Internet et les hyperliens ne sont pas une menace à la lecture, mais une occasion de revoir les paramètres de nos actes de lecture et de découverte du monde. De la même façon, internet n’est pas une menace à l’écriture et à la littérature, mais requiert que leur pratique et leur conception s’ajustent.

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Figures de l’envoûtement. L’exemple de La Mort à Venise de Thomas Mann http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/04/17/figures-de-lenvoutement-lexemple-de-la-mort-a-venise-de-thomas-mann/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/04/17/figures-de-lenvoutement-lexemple-de-la-mort-a-venise-de-thomas-mann/#comments Tue, 17 Apr 2012 18:27:28 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1775

(Extrait de l’introduction de mon article “Figures de l’envoûtement. L’exemple deLa Mort à Venise de Thomas Mann”, in @nalyses, Vol. 7, no 2. Printemps-été 2012)

Envoûtement et figure sont étroitement liés. Le Larousse historique nous apprend que le terme vient du latin « vultus », visage, puis de l’ancien français, « volt ou vout », « visage, image et en particulier les figures de cire représentant une personne à qui on veut nuire par une opération magique ». L’envoûtement est lié à la notion de figure et de figurine. La première acception du terme, dans leGrand Robert de la langue française, nous apprend qu’« envoûter », c’est « [r]eprésenter (une personne) par une figurine de cire, de terre glaise, etc. dans le dessein de faire subir à la personne représentée l’effet magique des invocations que l’on prononce devant la figurine ou des atteintes qu’on lui porte ». Au figuré, on obtient l’usage contemporain du verbe, qui est d’exercer sur quelqu’un un attrait, une domination irrésistible.

Fait intéressant, les verbes par lesquels on parle de l’envoûtement ont tous une double dimension cognitive et relationnelle : assujettir, captiver, charmer, dominer, ensorceler, fasciner, séduire, subjuguer. On y trouve en effet une relation de domination ou de subordination et un état cognitif altéré. La leçon est simple : on ne reste pas intact face à ce qui nous envoûte. La figure qui nous ensorcelle nous propulse dans des états d’esprit qui n’ont rien d’usuel. Et, très précisément, la figure nous incite à nous perdre dans sa contemplation. On peut comprendre cette action de façon mineure, comme le fait de s’égarer, de sortir temporairement de sa voie ou, de façon majeure, comme d’entrer en état de perdition, qui conduit à la ruine de l’âme par le péché.

Des situations d’envoûtement apparaissent en toutes lettres dans des romans aussi divers que La Mort à Venise de Thomas Mann, Nadja d’André Breton,Lolita de Vladimir Nabokov, The Body Artist de Don DeLillo, certaines des nouvelles les plus perturbantes d’Edgar Allan Poe (« William Wilson », « Ligéa », « L’homme des foules »), les récits de revenants et de fantômes, etc. On pourrait aussi ajouter que tout texte où figure un objet de désir — du roman d’amour populaire aux métafictions contemporaines —, tout texte qui met en scène une figure de l’imaginaire offre les prémices, par le biais d’une structure désirante, d’une situation d’envoûtement.

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Le blogue littéraire: le vilain petit canard http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/22/le-blogue-litteraire-le-vilain-petit-canard/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/22/le-blogue-litteraire-le-vilain-petit-canard/#comments Wed, 22 Dec 2010 22:21:11 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1289 En septembre 2007, sans autre intention que de me distraire d’un roman en cours d’écriture, j’ai ouvert un blog, quel vilain mot, j’ai donc ouvert un vilain blog et je lui ai donné un vilain titre, plutôt par dérision envers le genre complaisant de l’autofiction qui excite depuis longtemps ma mauvaise ironie.
Éric Chevillard

Supposons qu’on veuille rendre compte des  modalités de la création littéraire dans le cyberespace. Non pas de la présence de la littérature sur Internet (librairies virtuelles, sites de maisons d’édition, bibliothèques), mais bien des entreprises ou des projets personnels à caractère littéraire qui se déploient actuellement sur le réseau (je précise littéraire plutôt qu’hypermédiatique, qui est au cœur du projet du NT2). On commencera par s’intéresser à la situation des blogues. Pourquoi les blogues ? Simplement parce que les logiciels sont faciles d’utilisation, qu’ils ne requièrent aucune expertise en informatique et peuvent être téléchargés gratuitement. Ils permettent à des internautes, tout comme le papier l’a longtemps fait (sous forme de feuilles volantes, de carnets et de cahiers), de se mettre à écrire sans autre souci que celui d’enligner des mots et des idées. Il permet à des projets d’écriture de voir le jour et de connaître une première diffusion.
Cette diffusion, indépendante de tout dispositif de validation, pose des problèmes de reconnaissance. Non pas des problèmes identitaires, vécus en soi et pour soi, mais de reconnaissance par l’autre, voire par l’Autre, de cette identité. Comme le signale Simon Brousseau,  dans ses Soubresauts, « l’institutionnalisation très faible des blogues et l’absence de canon que cela entraîne impliquent un rapport à la littérature en marge de l’imprimé, où les acteurs de la blogosphère agissent à la fois en tant qu’auteurs et en tant qu’instances de légitimation.  […] Le brouillage des différents rôles qui fondent habituellement la littérature, à savoir les écrivains, les lecteurs et les différentes institutions qui régissent les rapports entre ceux-ci, est à la fois ce qui fait l’intérêt des blogues littéraires et ce qui rend leur statut précaire. »L’intérêt pour la forme  est l’expression même d’une identité en mouvement; tandis que la précarité est la difficulté de cerner ouvertement, par l’établissement de traits  stables et récurrents, les fluctuations de cette identité. Il n’y a pas un usage unique des blogues, dans un contexte de création littéraire. Les blogues remplissent de nombreuses fonctions, ils s’insèrent dans de multiples projets.
Ainsi, il y a les blogues littéraires en bonne et due forme, des projets d’écriture qui n’ont d’autre fonction que celle de permettre justement une écriture. Mentionnons Les Soubresauts, Twist’n Serve, Albertine retrouvée, Le dernier des Mahigan, etc. On retrouve ensuite les blogues en amont d’un projet littéraire en format livre. Certains projets ont commencé comme des blogues littéraires et ont donné lieu par la suite à des publications, tel que Un taxi, la nuit de Pierre Léon Lalonde, tandis que d’autres sont rédigés dans l’optique d’une publication. La main, le souffle, d’Annie Dulong, publie les réflexions et les remarques de l’auteure engagée dans un processus de création littéraire. Ce sont des avant textes, rendus disponibles avant même que le texte ait été complété et publié. Sur un mode ironique, Écrire un roman, le making of d’un livre, de Pierre-Marc Drouin, exploite aussi cette idée d’un avant texte auto-représentatif.
Dans la même veine, on remarque l’existence de blogues en amont d’un travail de recherche, qui font la preuve, par leur existence même, que la forme du blogue constitue bel et bien un espace de création, de réflexion et d’écriture. On peut citer L’épée du soleil de René Audet, qui se sert de son blogue comme d’un lieu de recherche et de diffusion sur la littérature contemporaine et la culture numérique. Paule Mackrous, dans Effet de présence /Effect of presence, intervient quant à elle, en marge de sa thèse, sur les effets de présence engendrés  dans les arts hypermédiatiques, la cyberculture et la remix culture.
Les blogues peuvent aussi servir de complément numérique à des projets littéraires, procédant ainsi à une véritable extension du domaine de la lutte (pour emprunter une expression consacrée). Des sites comme ceux de Chloé Delaume ou de Karoline Georges en offrent des exemples probants.
Ils servent enfin de base à des projets d’écriture collaborative, tel que le site de La Traversée, l’atelier de géopoétique du Québec.
L’extrême limite semble être atteinte par Le tiers livre de François Bon, projet gargantuesque, qui réunit avec ses quinze sections les diverses manifestations web de cet auteur. Ce n’est plus un projet d’écriture, mais un projet de vie complexe et total. Au lieu de raconter l’histoire d’homme qui a décidé de mettre sa vie intellectuelle sur un réseau, la déployant en temps réel, François Bon a choisi de le faire pour vrai. Ce n’est plus une fiction, mais un projet de vie.
Ce n’est là qu’un rapide échantillon des pratiques d’écriture sur le web, de même qu’une catégorisation improvisée. Mais elle permet tout de même de brosser un premier portrait de ce qui s’écrit, au fil des jours, dans une perspective qu’on peut désigner comme littéraire, si par ce terme on entend, non pas ce qui est reconnu par l’institution et doté d’une valeur, mais bien cet intérêt, cette fascination pour le texte, son écriture et sa lecture, et pour tout ce que le langage permet de convoquer par le biais de ces choses toutes simples que sont les mots.

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Une claque derrière la tête : technique d’interrogatoire no 43 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/11/une-claque-derriere-la-tete-technique-d%e2%80%99interrogatoire-no-43/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/11/une-claque-derriere-la-tete-technique-d%e2%80%99interrogatoire-no-43/#comments Sat, 11 Dec 2010 19:25:00 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1269

43. INTERROGATOIRE

Un poing frappe une surface. Des structures métalliques s’entrechoquent. Des tissus se froissent. On retient son souffle.
Gian-Carlo: Réponds!
Le silence de Dédé est imperturbable. Les néons vibrent. Dans les moments de silence embarrassé, c’est la première chose qu’on entend. Les néons. Ça et le bruit des doigts qui pianotent sur les claviers du poste. On a soif. Ça reprend.
Gian-Carlo: C’est pas sorcier, t’es retourné à la bibliothèque…
Dédé : Ça me donne quoi de répondre?
Gian-Carlo: Des points. Combien? Ça dépend de la réponse.
Dédé : J’y suis allé pour faire un vol, tiens.
Gian-Carlo: Tu viens d’en perdre une centaine d’un coup.
Dédé : Un vol de BAnQ.
Gian-Carlo: Attends que je te cravate.
Dédé s’en fout. Il a toujours aimé faire Tilt! Il met ses running, ses running blancs, blancs comme du sucre en poudre, blancs comme la Vierge Marie, sur la table en formica verdâtre, puis détache ostensiblement sa veste marron, afin de réajuster sa cravate au nœud ratatiné. Sa copie du Monde diplomatique, pliée en deux, menace de tomber de sa poche.
Gian-Carlo: Pensais-tu qu’on ne te suivrait pas? Les filatures aux heures de pointe, se cacher dans la foule, prendre des photos, c’est l’enfance… Hé! Alors, même si tu t’es faufilé au dernier instant dans le wagon, on était là pareil. À Berri-UQAM, on était là. On les a vues les portes se refermer sur ta cravate… Ha! ha! du grand guignol… Juste à côté de la fille au ipod. Oui, celle qui a ri de ta déconvenue. Ta cravate prise dans les portes! Ç’aurait été tellement facile de t’étrangler. Il suffisait de tirer.
Dédé : Qu’attendiez-vous?
Gian-Carlo: On a tout filmé, c’est pareil. Pis, c’est pas toi qu’on veut, minus, c’est ton sponsor. Savoir qui a commandé le coup. On s’en sacre du menu fretin.
Dédé : Et si j’agissais seul?
Gian-Carlo: On veut ton boss. Pas perdre notre temps. On est sorti avec toi à Sherbrooke. On t’a suivi au carré Saint-Louis. Sur la Main. Pis Ontario. T’avais rien à faire?
Dédé : C’est mon jour de congé. Je flâne.
Gian-Carlo: Ouais. Pour crâner, tu crânes. On t’a vu redescendre vers Maisonneuve. Bifurquer vers la bibliothèque. T’asseoir. Planer. Faire semblant de lire. Pis ton cellulaire a sonné.
Dédé : J’en ai même pas!
Gian-Carlo se rassoit. Il joue au gaucher contrarié un bref instant, avant de sortir de sa poche un sac en plastique fermé hermétiquement dans lequel on discerne sans peine un téléphone cellulaire qui n’a plus rien d’intelligent.
Gian-Carlo: Tu l’aurais toujours, si tu ne l’avais pas remis à ta complice.
Dédé : Rions noir!
Gian-Carlo: T’es beau, tu sais, en crétin! C’est émouvant. Je te parle de la femme. Miss Sunshine en personne. Coréenne. Sud. Seoul. Superbe.
Dédé : J’en connais pas…
Gian-Carlo: Mais si. Fais un effort. Je peux t’aider, s’il le faut. Et cesse de ricaner!
Il se lève, fait le tour de la table et, sans prévenir, assène une claque retentissante derrière la tête de Dédé. Il en remet même deux autres.
Dédé se crispe, sa cravate tressaute.
Gian-Carlo: Ça ne te rappelle rien? Une belle claque derrière la tête assénée par une asiatique aux mains gantées? Pas de quoi pavaner, hein! Tu nous prends vraiment pour des cols de chemise. Belle diversion… Pendant qu’on regarde la claque, tu glisses discrètement le téléphone dans la poche de son manteau. De vrais magiciens. Mais c’est plus le matin, mon petit. Pis des vers comme toi, on les enfile à des hameçons. Alors, on recommence.
Dédé (silence, mais un silence moins convaincant que le premier)
Gian-Carlo: Qui voulait faire tuer Perec? La gang des Lyonnais? Le gros Raymond? Harry? Les ouvreurs de chez Little Pots? Qui? Tu vas répondre!
Un poing refrappe une surface. Un nœud se comprime. Des tissus se froissent. On en perd le souffle.
(Texte rédigé à la suggestion de Clarence L’inspecteur, dans le cadre du projet « On est toujours trop bon« , une version remixée des Exercices de style de Raymond Queneau.)
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Le blogue littéraire: Baudelaire aurait eu le sien… Et Nabokov aussi. http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/10/le-blogue-litteraire-baudelaire-aurait-eu-le-sien-et-nabokov-aussi/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/10/le-blogue-litteraire-baudelaire-aurait-eu-le-sien-et-nabokov-aussi/#comments Fri, 10 Dec 2010 23:40:55 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1262 J’aimerais revenir un bref instant sur le statut du blogue, et surtout sur sa place dans la pratique littéraire contemporaine. Je restreins mon propos à la dimension littéraire de la chose, non pas pour exclure ou spécialiser la pratique du blogue, mais pour réduire la portée de mes propos et surtout viser la communauté littéraire.

Le blogue est dénigré dans le milieu littéraire. Les vieilles croutes, qui ne s’y reconnaissent pas, en fustigent la pratique. Ce qui se comprend parfaitement. C’est le rôle des vieilles croutes de. La situation rappelle en fait le vieux débat sur la mort du roman aux Etats-Unis dans les années soixante. Confrontés à l’épuisement (littéral) des romanciers qui avaient fait la fortune littéraire des Etats-Unis (Faulkner, Fitzgerald, Hemingway, Dos Passos, Steinbeck, etc.), de nombreux critiques  déclaraient que le roman était mort, que la littérature s’en allait à vau-l’eau, etc. Quand on leur fit remarquer qu’il y avait une nouvelle génération d’écrivains qui étaient en train de remplacer les décédés, renouvelant le genre et ouvrant de nouvelles voies avant tout métafictionnelles, lesdits critiques préférèrent faire la sourde oreille, affirmant que ces nouveaux romans n’étaient pas des romans comme ils aimaient en lire, qu’ils n’allaient pas à la cheville des anciennes formes, etc. Et tant pis pour les Nabokov, Gaddis, Barth, Pynchon et consorts qui commençaient à s’imposer. Ce qui comptait, pour ces critiques, c’était que le roman était en train de mourir. Point à la ligne.

On assiste à la même situation maintenant. Pour les critiques attachés au livre et à ses possibilités (à son modèle d’affaires), les blogues ne donneront jamais des œuvres accomplies. De toute façon, ils préfèrent ne pas en lire pour ne pas être contaminés. Et ils n’ont pas de temps à perdre. Dans ce modèle d’affaires, time is money.

Je préfère de loin la posture affichée sur Albertine retrouvée, où l’on peut lire, en date du 24 septembre 2010 :

« Je trouve ça très bête lorsque des individus malintentionnés, individus qui veulent salir les blogues, disent que Baudelaire n’aurait pas écrit un blogue. Si Baudelaire était né comme moi en 1980, ouais, il aurait un blogue. Je suis bien désolée de vous décevoir! Je déteste ceux qui idolâtrent stupidement les grandes figures d’écrivain et qui idolâtrent le livre. Oui, Baudelaire aurait écrit un blogue et ce n’est pas pour rechercher de l’amour ou pour recevoir une réponse immédiate à ses textes. Oh non! C’est seulement parce qu’Internet en ce moment est un vrai espace de liberté, les écrivains cherchent à tout prix la liberté bien plus que l’amour. Baudelaire l’aurait vu cette immense liberté permise par Internet et il aurait sauté dessus! »

Baudelaire aurait écrit un blogue. L’assertion ne pourrait être plus franche. Et je la trouve incontestable. On me dira : oui, c’est facile. Baudelaire n’est pas là, on peut lui faire dire n’importe quoi. C’est du révisionnisme.

Essayons à nouveau: Walter Benjamin aurait écrit un blogue. Son travail sur les passages parisiens aurait pris une forme encore plus rhizomatique, s’il avait connu le Web 2.0. Il aurait investi cette nouvelle forme, émerveillé par la démocratisation de l’écriture qu’elle représente. On me dira à nouveau: même problème qu’au paragraphe précédent.

Allons-y une autre fois : Vladimir Nabokov aurait écrit un blogue. Je ne sais pas si Nabokov aurait adoré avoir son blogue (cela dit, il aimait tellement fustiger l’ignare qu’il aurait eu de la difficulté à résister à l’envie de le faire au vu et au su de tous…). Mais je suis certain qu’il aurait écrit des hypertextes, car déjà dans les années cinquante, il en écrivait. Ce n’est pas du révisionnisme. Nabokov écrivait ses romans sur des fiches de quatre pouces par six. Des fiches de bibliothèque. Pas des carnets ou des journaux. Non, des fiches. Lolita a été écrit comme ça sur plus d’un millier de fiches, qui devaient être attachées par des élastiques. Elles lui permettaient d’aller sans problèmes d’une partie à l’autre de son roman. Il aimait cette possibilité, à l’origine des premiers logiciels d’hypertextes (Hypercard pour Macintosh), de se déplacer librement dans un espace d’écriture et de création. Son processus d’écriture n’était pas linéaire.

Si on ne me croit pas, on peut se reporter au tout dernier roman de Nabokov, publié à titre posthume, L’original de Laura (Paris, Gallimard, 2010). Le roman est encore à l’état d’ébauche, mais le choix éditorial de la maison d’édition est révélateur de la pratique d’écriture de Nabokov.  Gallimard a choisi en effet de reproduire les fiches sur lesquelles est écrit son texte. On y voit sans peine la singularité de la démarche de Nabokov.

V. Nabokov, L'original de Laura, Paris, Gallimard, 2010.

V. Nabokov, L'original de Laura, Paris, Gallimard, 2010.

Cette singularité devient à l’époque contemporaine, marquée par la présence de l’hypertexte, le fondement même de nos pratiques d’écriture. Nous pouvons tous, nous qui travaillons avec des traitements de texte, faire des hypertextes et naviguer entre les diverses îles de nos écrits, sans être pour autant présents sur Internet. Nous pouvons tous mettre en ligne et en liens nos écrits, choisissant comme Nabokov, d’exploiter un espace, par définition non linéaire, de création.

En donnant cet exemple, l’enjeu n’est pas de déterminer qui de nos illustres ancêtres aurait tenu son blogue, car évidemment on ne le saura jamais. Il consiste plutôt à se demander en quoi ce dispositif d’écriture, de conservation  et de transmission du texte, adapté à une culture de l’écran, est-il moins apte que le codex à susciter des formes accomplies ? En quoi est-il une forme d’écriture qui se trouve en deçà de la littérature et de ses genres?

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Argyle Street. Ça me chipotait… http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/08/02/argyle-street-ca-me-chipotait/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/08/02/argyle-street-ca-me-chipotait/#comments Mon, 02 Aug 2010 20:33:44 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=955 argylest-détail-4

Oups! C’est le cas de le dire.
J’étais au marché Jean Talon, en train de faire mes courses, j’avais déjà acheté des saucisses chez Walter, saucissier (trois: une chevreuil et vin rouge, une cinq poivres et une autre saveur aussitôt oubliée – c’est toujours pareil, après dix minutes je ne sais plus ce que j’ai pris, j’arrive à la maison et ce sont des saucisses génériques qui sont dans mon sac), ainsi que du pain aux grains germés et une bouteille de Pinot noir australien, je marchais tranquillement dans l’espace central du marché, appréciant les couleurs des étals et l’animation de la foule, bruyante et amusée, quand tout à coup j’ai bien été obligé de me rendre compte qu’on m’observait. Moi.
J’ai plissé des yeux – c’est la stratégie que j’adopte habituellement quand je n’ai pas mes lunettes et que j’essaie de reconnaître quelqu’un au loin –, et sur le coup j’ai été médusé. Qui était cette personne qui me zyeutait ? Elle s’est approchée – je ne pourrais pas dire qu’elle m’a souri,  ses yeux étaient méchants – et, au lieu de me tendre la main, a simplement levé le bras comme pour signifier qu’il fallait que je m’arrête. Un policier n’aurait pas agi différemment. Stop in the name of the law (à prononcer avec l’accent  de Peter Sellers dans le rôle de l’inspecteur Clouseau)!
C’était Rémy Potvin.
J’ai compris immédiatement qu’il n’était pas content. Il m’a regardé de la tête aux pieds, adoptant l’attitude d’une infirmière ulcérée devant un patient récalcitrant, et demandé : « Que s’est-il passé ? »
- Heu… pas grand chose. Je reviens de vacances.
- Je veux dire entre nous.
- Absolument rien!
argylest-détail-3-J’avais l’impression qu’à la suite de notre conversation au Miss Villeray, je retrouverais dans les pages de cette chose que vous nommez un blog et semblez apprécier, dieu seul sait pourquoi?, le gros de notre conversation. Je me suis confié à vous pensant qu’il en sortirait un hommage. Or, qu’ai-je lu? Rien, ou alors si peu. Un début de conversation, quelques mots échangés, et rien, mais alors là presque rien de mon projet littéraire. Une vie entière réduite à quelques pattes de mouche numériques.
Sur le coup je n’ai pas su quoi lui répondre. Quand je l’avais rencontré au Miss Villeray, c’était juste avant les vacances, et j’étais très fatigué. Je souffrais d’un début de B.O. (et je ne veux pas dire « body odor »). Je m’endormais pour des riens, paraissais de plus en plus blasé, incapable de lire, juste bon à écouter des séries télé américaines. Vous l’avez vu, j’ai commencé à transcrire certaines des parties de notre conversation, mais la suite, la suite, eh bien, tout simplement je n’ai pas eu le courage de la faire. Je suis parti en vacances, au Honduras plus précisément, faire du snorkel près les coraux. La littérature, il était temps que je la néglige et que je m’accorde quelques moments de répit. Exit Rémy Potvin et ses jérémiades.
J’ai joué pour mon plus grand bien à l’écrivain négatif.
I would prefer not to.
Par contre, le refoulé finit toujours par revenir, il l’a fait au marché Jean Talon sous les traits d’un auteur amer et revendicateur. Il aurait fallu, si j’ai compris ce qu’il disait, que je parle de son roman Argyle Street, que j’en vante les mérites au-delà de ce que j’avais déjà dit, que je rende compte de sa poétique in extenso, du soubassement de son écriture. Il a cité un dénommé Racine: « Les coulisses d’une création sont souvent plus passionnantes que l’œuvre elle-même. » Il aurait pu citer Borges, cela n’aurait pas été différent. J’écoutais d’une oreille distraite. Mes saucisses attendaient qu’on occupe d’elles.
On ne peut pas dire que Rémy soit un être chaleureux ou généreux. Les auteurs, ce sont des hommes froncièrement égocentriques, des égotistes, de ces personnages que Nathaniel Hawthorne décrivait comme ayant un serpent dans le ventre. Et le serpent qui ronge les entrailles de Rémy Potvin porte le nom d’une rue qu’il a reconstruite en fiction. Une rue en forme de tartan écossais, fait de diamants bleus sur un fond uni.
Il est vrai que j’avais beaucoup apprécié son roman, dont la facture éclatée m’avait rappelé mes cours de littérature. J’y avais trouvé des échos de quelques argyle0004recueils de nouvelles qui m’avaient fasciné: ceux de Sherwood Anderson, de Shelby Foote et de James Joyce. Ces recueils n’étaient pas de simples réunions de texte disparates et sans liens, mais au contraire de véritables totalités, mais éclatées. Le roman de Rémy Potvin était de la même façon totalement éclaté, mais il maintenait par le biais des Tableaux d’une exposition de Moussorgski une très grande unité thématique et formelle.
Je comptais, dans une nouvelle entrée, développer mon interprétation de son roman. Mais, j’ai été refroidi. Lors d’une conversation avec un ami critique, je me suis tout simplement dégonflé. La très grande originalité du projet de Potvin était un leurre! Il m’avait expliqué en long et en large l’utilisation des Tableaux d’une exposition. C’était pour lui novateur, une stratégie qui allait marquer l’histoire de la littérature. Et j’étais bien près de le croire. Mais il avait omis de me dire qu’il n’était pas le premier en terres québécoises à avoir pensé à une telle stratégie!
Il semble que l’écrivain Noël Audet avait déjà utilisé lui aussi la même composition de Moussorgski comme base d’un de ses romans. Son œuvre de 1995, Frontières ou tableaux d’Amérique, reposait sur les mêmes pièces de Moussorgski et se présentait comme une série de sept tableaux… Le monde est petit.
Argyle Street de Potvin n’était pas le premier, mais le second à utiliser le procédé, ce qui lui ôtait une grande part de son originalité. Je suis sûr que Rémi m’aurait expliqué que c’est sans connaître le roman de Noël Audet qu’il s’était engagé dans son projet… On n’est pas pour chipoter. Mais, comment dire, il y avait là comme une tache qui ne s’efface pas aisément. Peut-être est-ce cette tache qui a fait en sorte que la critique ait peu parlé du roman, au grand dam de son auteur. Ils en ont peu parlé simplement parce qu’il s’agissait d’une entreprise qui avait déjà été faite quelques années plus tôt. En littérature, on ne peut pas arriver second. C’est la règle d’or.
C’est ce qui m’a refroidi, et qui a fait en sorte que je ne termine pas ma retranscription de notre conversation. Rémy n’avait pas été totalement honnête.
Je n’étais quand même pas pour le lui dire au marché Jean Talon. Alors, j’ai bredouillé de ces excuses qu’on offre spontanément aux passants quand on leur a marché sur les pieds. Et pour me faire pardonner, je lui ai payé une saucisse de chez Walter, saucisse que nous avons mangée avec de la choucroute et de la moutarde forte. Je me suis rapidement éclipsé, en me disant qu’on ne m’y reprendrait plus.
Ah oui, je me souviens, la troisième saucisse était une chipolata.

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