Ce n'est écrit nulle part » livre http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Faire un livre http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/09/05/faire-un-livre/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/09/05/faire-un-livre/#comments Fri, 05 Sep 2014 01:58:04 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1949 (reproduction d’un texte publié dans la revue Main blanche (vol 19, no2, 2014)

 

J’ai écrit des livres, mais ai-je fait des livres? Au sens d’un projet total où texte et forme se complètent? Quelques-uns à peine. Et encore, ce ne furent jamais que des projets restreints et amateurs, montés avec les moyens du bord, des photos, des dessins, des collages sommaires.
Pourtant, d’emblée, j’ai toujours aimé ces livres qui étaient plus que des textes imprimés, ces livres où le texte et les images se répondaient, où la mise en page devenait un enjeu en soi, à la manière du Coup de dé de Mallarmé.  J’ai ainsi longtemps étudié l’œuvre de Donald Barthelme (1931-1989), l’un de mes écrivains américains favoris. Et j’ai tenté de l’imiter.

Dans ses nouvelles, il pratiquait le collage sous toutes ses formes, qu’il soit inspiré du Merz, du surréalisme ou du Pop Art américain. Ses textes étaient traversés de références artistiques, de mentions de peintres et de sculpteurs. Mais, plus important encore, ils reposaient sur des principes artistiques et picturaux. Telle nouvelle, « Au musée Tolstoï » par exemple, jouait sur la coprésence de textes et de dessins, dont celui du visage long et barbu du vieux Tolstoï, mais aussi des dessins représentant son manteau ou une version jeune de l’écrivain, un livre à la main. Tel autre texte, mettant en scène Paul Klee, était conçu comme un tableau du peintre, décentré et abstrait, où étaient incorporés, sous forme de collages discrets, des extraits de son journal intime. Dans « Eugénie Grandet », reprise satirique du roman de Balzac, les vingt-quatre fragments mêlaient des extraits du texte, des dessins, des dialogues fictifs, des aberrations chronologiques et même quelques erreurs. La nouvelle, tout en ruptures, se démarquait du roman original écrit, lui, tout d’une traite, sans chapitres ni coupures. Dans le quatrième fragment, le narrateur s’interrogeait pour savoir qui demanderait la main d’Eugénie et on découvrait, au fragment suivant, un dessin rudimentaire de la main d’Eugénie, dessin qui venait briser la métonymie en prenant l’interrogation au pied de la lettre.

Comme le soulignait Barthelme en entrevue : « J’essayais de faire de la fiction qui ressemblait à certaines formes de peinture moderne. Vous savez, tendant vers l’abstrait »; et d’ajouter « je crois que j’essayais d’être un peintre, à ma façon. J’aspirais probablement à quelque chose qui n’est pas à proprement parler du domaine de l’écriture » ( Not-Knowing.  The Essays and Interviews, édition de Kim Herzinger, New York, Random House, 1997, p. 298 et 268. ).  Et c’est en explorant les marges de l’écriture qu’il en avait renouvelé la pratique.


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Je ne lisais pas que Barthelme à l’époque. J’étais aussi amusé par Edward Gorey (1925-2000). J’avais acheté, un peu par hasard, lors de vacances à Cape Cod, une anthologie de ses livres de dessins, intitulée Amphigorey ( New York, A Perigee Book, 1981 (1972)). Le titre m’avait bien fait rire. Et, devenu accroc,  j’ai acheté les autres volumes de la collection, Amphigorey too ( New York, A Perigee Book, 1975), Amphigorey Also ( New York, A Harvest/HBJ Book, 1983) et Amphigorey Again ( New York, Harcourt, Inc., 2006) , de même que des exemplaires d’éditions originales. J’y retrouvais la même absurdité que dans les nouvelles de Barthelme, la même fausse naïveté, le même jeu entre le texte et l’image, même si la dimension iconique y était surdéterminée.
Gorey a fait d’innombrables livres illustrés, des chapbooks élégants et aux formats variés, proposant des abécédaires délirants, des fictions pseudo-victoriennes, des contes faits d’enfants abandonnés, de demoiselles en détresse et d’ivrognes à la barbe hirsute errant dans des maisons vides ou sur des landes arides. C’étaient des bijoux d’humour noir, où les images minimalistes et démodées, faites à l’encre de Chine, entraient en résonance avec des textes d’une grande absurdité ou tout simplement enfantins. L’auteur appréciait d’ailleurs les pseudonymes, signant certains de ses livres à l’aide d’anagrammes évidents : Mme Regera Dowdy, Ogdred Weary, Raddory Gewe, Awdrey Gore ou Dogear Wryde.
On pourrait dire que Gorey refaisait sans cesse le même livre, variant à peine les sujets et les dessins, habitant un espace figural marqué par le deuil et la douleur, ancré dans un dix-neuvième siècle imaginaire, mais ce livre n’avait rien accidentel, tout y était minutieusement maîtrisé. Gorey faisait des livres pleinement assumés.

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Mes lectures m’ont conduit ensuite à m’intéresser au livre altéré A Humument, l’un des projets majeurs de l’artiste anglais Tom Philips, qui se sert des pages d’un vieux roman du XIXe siècle comme canevas pour ses dessins et peintures.  Puis, je suis passé aux livres-livres de Louise Paillé, aux pages-miroirs de Rober Racine, aux livres éclatés de Paul Zevelansky, aux explorations romanesques de Mark Z. Danielewski, aux diverses figures du livre mise en scène dans les œuvres hypermédiatiques, mais aussi à un projet éditorial comme celui des éditions McSweeney’s, qui semblaient vouloir, dans les premiers temps, pousser à la limite la forme même du livre, cherchant à briser, par exemple, toutes les conventions de ce qui constitue un beau livre. Et c’est un coup de dé (lire : Google Books) qui m’a conduit à découvrir la version numérique d’un très étonnant manifeste de la fin des années 70, texte maintenant réédité et traduit aux éditions Héros-limite de Genève. Ce texte, « Le nouvel art de faire des livres », est d’Ulises Carrion et il apparaît comme la pièce maîtresse de son essai Quant aux livres / On Books.
Ce nouvel art de faire des livres repose sur le principe que l’écrivain ne doit plus seulement écrire des textes, mais faire des livres, que les modes d’organisation d’un texte sur la page sont essentiels à la production du livre.

Il arrive qu’un livre ne contienne que par hasard un texte dont la structure est sans rapport avec lui : je pense aux livres des librairies et des bibliothèques.
Un livre peut aussi être une forme autonome, qui se suffise à elle-même, et contenir un texte qui accuse cette forme, qui en fasse partie intégrante : c’est là que commence le nouvel art de faire des livres. (Quant aux livres / On Books, Genève, éditions Héros-Limite, 2008, p. 33)

Bien que ses propos s’appliquent à la pratique des livres d’artistes, Carrion vise un public plus large. Ce sont tous les écrivains qui sont concernés et qui peuvent, voire qui doivent mettre les mains à la pâte.

Dans l’art ancien, l’écrivain estime que la fabrication du livre proprement dit ne lui incombe pas. Il écrit le texte. Le reste est l’œuvre de serviteurs, d’artisans, d’ouvrier, de tiers.
Dans le nouvel art, écrire un texte n’est que le premier maillon de la chaine qui relie l’écrivain au lecteur. Dans le nouvel art, l’écrivain se charge de l’ensemble du processus (2008, p. 33).

Dans ce nouvel art que les dispositifs numériques rendent maintenant accessible, l’écrivain peut faire des livres. Il peut les faire comme il le veut. Il peut y ajouter des images, des collages, une calligraphie spontanée, une mise en page singulière, des vides et des blancs, des objets trouvés; il peut modifier le contenu et la forme des pages selon ses désirs, changer de type ou de couleur de papier, faire varier les formats. Tout est possible. Un livre en forme de boite de cigares. Un livre sans épine dorsale. Sans couverture. Un livre à lire à l’endroit comme à l’envers. Un livre interactif. Un livre dématérialisé.
Dans les faits, plus rien ne nous arrête de faire le livre que nous souhaitons. La seule question qu’il convient de se poser maintenant est de savoir pourquoi nous ne le faisons pas.

 

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