Ce n'est écrit nulle part » maitre http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Un défaut de fabrication : Le maitre, l’élève et la porte http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-maitre-leleve-et-la-porte/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/08/18/un-defaut-de-fabrication-le-maitre-leleve-et-la-porte/#comments Mon, 18 Aug 2014 03:32:31 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1932 (J’ai fait paraître récemment un essai intitulé Un défaut de fabrication. Élégie pour la main gauche (Boréal, 2014); je me permets de mettre en ligne quelques textes écrits ou colligés en marge du livre. Une façon comme une autre de faire durer le plaisir.)

 

La porte de mon bureau à l’université coince dès que l’humidité augmente. Il faut, pour l’ouvrir, opérer une légère pression vers le bas. Cette situation toute simple me permet de jouer au jeu du maitre et de l’élève.
Quand un étudiant entre pour la première fois dans mon bureau, la porte est souvent fermée afin d’assurer à nos échanges une certaine discrétion et de réduire l’impact des bruits du couloir, achalandé en début de session.
Mon bureau est au centre d’un T, là où la traverse croise le fût de la lettre, c’est-à-dire à cet endroit précis où les deux droites se coupent. Je travaille face à la porte et, en début d’année universitaire, je vois régulièrement des gens s’immobiliser à la fin du couloir, regarder dans toutes les directions dans l’espoir de trouver une façon de sortir du dédale (ils sont souvent à la recherche des ascenseurs, à l’autre bout de l’étage). Ils m’aperçoivent dans mon bureau et me dévisagent d’un œil suppliant… Je suis magnanime et leur répond avec précision : c’est simple, retournez sur vos pas, puis faites gauche, droite, gauche, droite, droite et vous serez devant les ascenseurs. Une bonne moitié des égarés reviennent à la case de départ, devant mon bureau, coupables de ne pas avoir suivi les indications à la lettre. C’était trop simple ou peu crédible. Souvent, ils ont spontanément inversé la séquence pour la faire débuter par la droite, incapables de concevoir une série qui commencerait par la gauche.
"Le gaucher" C’est dire que le couloir sur lequel donne mon bureau est bruyant, et je comprends les étudiants de vouloir fermer la porte. Normalement, la discussion va bon train et ils ressortent heureux de la rencontre. En fait, ils ressortiraient s’ils parvenaient à la rouvrir…
Mais voilà! La porte résiste. L’étudiant a déposé de la main droite ses affaires dans son sac, ses cahiers de notes, son ordinateur portable, les feuilles pleines de gribouillis qui servent de mémentos de nos discussions; il remet sa veste ou son manteau, se lève et fait le pas requis pour se rendre à la porte. Pendant ce temps, je reste confortablement assis. Rien ne trahit mon amusement à la scène qui se prépare. Il tend la main vers la poignée de porte, la saisit, comme on le fait tous les jours, c’est une porte standard avec une poignée ronde au fini métallique, et il entreprend de l’ouvrir. Le rendez-vous est fini, il est temps de décamper.
La porte refuse de se laisser ouvrir. Ce n’est pas une blague, enfin si, c’en est une. Mais ce n’est pas moi qui la fais. C’est la porte elle-même, qui refuse de s’ouvrir. Et plus l’étudiant met de la pression, plus elle résiste. J’en ai vu qui s’y sont pris à deux mains. La porte ne veut pas se laisser ouvrir. Les réactions vont de l’incompréhension vaguement amusée à l’irritation extrême, en passant par la peur d’être tombé dans un traquenard. À jamais enfermé dans le bureau d’un prof! Tout mais pas ça… Et je les vois s’imaginer une scène ridicule où il faut appeler les gardiens de sécurité, puis les préposés à l’entretien, et le spectacle de l’ouverture de la porte au chalumeau.
Je me lève alors lentement et, faisant les trois pas qui me séparent de l’entrée,  je me mets à baratiner mon laïus sur les relations entre le maitre et l’élève. L’élève ne sait pas ouvrir la porte. C’est pour ça qu’il est l’élève. C’est le maitre qui sait. Cela fait partie de l’apprentissage. Et, en disant ces mots, je mets ma main gauche sur la poignée de la porte et, sans faire le moindre effort, je l’ouvre. La porte qui tantôt résistait à toutes les tentatives s’ouvre maintenant sans effort. La preuve est faite, le maitre sait ouvrir la porte que l’élève ne parvient pas à faire bouger. Son autorité est complète.
La scène connait quelques variations à partir de cet instant. Les plus timides s’éloignent, sans se retourner, honteux de leur déconvenue. Ils ne connaitront pas le secret derrière le prodige. Certains autres restent dans le bureau ou, plus souvent qu’autrement, dans le couloir face au bureau. Une fois sortis et en sécurité, ils veulent comprendre et ne partiront pas sans avoir la réponse. Quelques-uns demandent même de refermer la porte. Ils veulent réessayer de l’ouvrir. Je les aime bien ceux-là. J’obtempère de bon gré, referme la porte et me retire. Mais les résultats sont identiques. Ils ne parviennent pas plus à l’ouvrir qu’auparavant. Parfois la porte bronche, et il lui est arrivé de céder, mais non sans grand effort. Le mystère demeure entier. Car, à la demande, je répète le prodige, en refermant et en ouvrant la porte sans aucune difficulté.
L’explication est toujours un moment amusant. La dialectique du maitre et de l’élève repose sur un truc, un savoir non partagé, qui fait que le maitre a beau jeu de paraitre intelligent. Dans ce cas-ci, le truc, c’est la main. Le haut de la porte frotte discrètement contre son cadre du côté de la poignée, surtout en période d’humidité. Il faut donc opérer une très légère pression vers le bas pour la libérer. En mettant de la pression vers le haut, c’est tout le contraire qui se produit, la porte ne s’ouvre plus, elle coince encore plus fortement. Les étudiants, droitiers, qui s’emparent de la poignée et qui entreprennent de la tourner dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, tirent sans s’en rendre compte vers le haut. La rotation de la main les conduit à mettre plus de pression vers le haut, immobilisant ainsi la porte dans son cadre. Ce sont eux qui l’empêchent de s’ouvrir. En tant que gaucher, au moment de la demi rotation de la poignée, je mets de la pression vers le bas et dégage automatiquement la porte.
J’ai ainsi hérité par le plus grand des hasards d’un bureau fait pour un gaucher, ce qui me procure un avantage certain sur les droitiers qui ne connaissent vraiment rien aux contrariétés… Habitué aux becs verseurs et aux outils désajustés, je ne peux que m’amuser des effets d’un monde réfractaire aux gestes usuels. L’opacité n’est jamais confortable, elle force à revoir nos habitudes et c’est notre rapport au monde qui doit être renégocié.

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