Ce n'est écrit nulle part » musement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Naked City Redux. Le REPRÉSENTANT qui ne m’a pas sauvé la vie (15/20) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2015/06/02/naked-city-redux-le-representant-qui-ne-ma-pas-sauve-la-vie-1520/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2015/06/02/naked-city-redux-le-representant-qui-ne-ma-pas-sauve-la-vie-1520/#comments Tue, 02 Jun 2015 14:47:14 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=2269 Dernier épisode: Naked City Redux. Sixième mouvement : l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (14/20)

 

 

Le REPRÉSENTANT est reparti en me laissant dans la main ce que je me suis empressé d’avaler.

Un comprimé comme une goutte de liquide incolore.

(silence lourd et rauque)

J’avais écouté d’une oreille distraite ce qu’il m’avait expliqué.

Je ne suis pas attentif aux choses de ce monde.

Ma mère ne cessait de me le reprocher:

Toujours dans la lune, toujours à rêvasser.

Tu ne feras rien de bon dans la vie, si tu continues à ne rien faire de tes jours.

Je ne l’ai jamais écoutée.

La lune est encore mon endroit favori.

Je m’y aventure dès que le vent se révolte,

Sur la face cachée, dans le noir et le froid et le vide et le blanc laiteux d’une matière volcanique inerte.

 

Je regarde les yeux dessinés sur les murs de ma cellule.

Parmi ces yeux, il y en a un que je ne retrouve plus.

C’est l’œil de Duncan, mort et enterré.

L’œil du poète de malheur qui a écrit son malaise en courtes phrases paroxystiques.

L’œil de Duncan Kleist.

Le sourire de Gloria Christmas, comme une récompense.

Duncan.

Il était un poète comme je suis un prisonnier.

Par un étrange concours de circonstances.

Un voyage de mille pas commence avec le premier dit le proverbe chinois ou népalais.

Je ne sais plus.

 

Tout au long de ses nuits de débauche, Duncan ne cessait de rêver à Gloria.

Sa beuverie l’occupait tout entier.

Gloria était son phare, lumière distante qui le guidait.

Si seulement il pouvait sortir de son marasme, de cette mer d’alcool, et la rejoindre, il serait sauvé.

Gloria.

Mais il fallait pour cela qu’il sorte de l’eau.

Il fallait qu’il crée de toutes pièces un nouveau monde.

Beau et pur.

Une véritable utopie au centre de laquelle Gloria se dresserait comme une déesse de l’amour et de l’abnégation.

Il s’est noyé, un poème à la fois.

(rauque)

Il est mort, frappé par derrière.

(The  barman’s the culprit.)

Pourtant, ce sont ses propres travers qui l’ont tué.

Il est mort comme il a vécu, sans rien comprendre de ce qui se tramait véritablement sous la surface, entre les lignes, entre les pages, entre les séquences.

 

Le REPRÉSENTANT est parti.

La collégienne a été sevrée.

Duncan a été frappé à la tête et nage dans un bain de sang.

Gloria est un mythe sans fondement.

Un labyrinthe impossible à pénétrer.

Et ce bref moment de conscience est devenu insupportable.

Pendant ce temps, je me laisse bercer par un hymne à la mort.

Une voix lourde et forte me tient éveillé la nuit.

Et  je crains que demain je me mette à pleurer.

Je crains que demain je me mette à pleurer.

Je crains que demain je me mette à pleurer.

Le décompte est commencé.

Ce n’est pas un hymne à la joie qui résonne, mais une sombre mélodie.

Confusion et dissolution me guettent.

 

 

Prochain épisode: Naked City Redux. Dernier acte: l’éclipse (16/20)

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Vous êtes libre… http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/31/vous-etes-libre/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/31/vous-etes-libre/#comments Thu, 31 Jan 2013 14:01:01 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1869

Toronto, vu de l'hôtel Chelsea

 

Dans ma chambre d’hôtel de downtown Toronto, où je suis descendu pour voir ma fille et lui annoncer une nouvelle qu’elle ne voulait pas apprendre, nouvelle qui l’a immobilisée en pleine respiration, comme si on était au cinéma et que le temps s’arrêtait dans un freeze-frame lourd de conséquences, nouvelle qui a fait vaciller notre relation perturbée depuis quelques années déjà, faite de silences, de réunions ratées, d’une incompréhension fondamentale – mais il ne peut en être autrement, c’est dans la nature des relations parentales de générer méprises et attentes irrésolues –, dans cette chambre qui ne m’offre ce matin qu’un paysage de buildings et d’affiches publicitaires, je lis le livre  Iotékha’ de Robert Lalonde (Boréal, 2004), et trouve cette phrase d’Henry Miller, « Fuyez le monde et vous êtes perdu. Perdez-vous en lui et vous êtes libre. »
Libre de quoi au juste?
Une vérité me rattrape : ce n’est jamais au père de chercher à se libérer, c’est à l’enfant de le faire.

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Atelier nomade des quatre saisons – automne http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/11/06/atelier-nomade-des-quatre-saisons-automne/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/11/06/atelier-nomade-des-quatre-saisons-automne/#comments Sun, 06 Nov 2011 16:33:25 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1682 Textes écrits et photos prises à l’occasion de l’atelier nomade  de La traversée, qui s’est déroulé le 5 novembre au mont St-Hilaire. Le thème en était le dépouillement. La saison s’y prêtait. Seules cinq photos étaient permises. Elles sont accompagnées de textes courts.

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Une ombre déposée sur la pierre par un soleil d’automne
Deux troncs, l’un mort, l’autre absent
Et mes pensées se déplient, éperdues

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Qu’est-ce qui fend la pierre
Et se cache dans la crevasse entrouverte
Que je  n’y ai pas déjà mis moi-même…

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Un boulder en forêt comme une pensée arrondie
Immobilisée entre les arbres nus
Un songe au milieu des tiges dressées

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Je ne regarde jamais les cimes
Sauf quand elles menacent de m’écraser
Et que le moindre vent me fait frémir

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D’une lave organique aux formes arrondies
Suspendue à l’écorce d’un arbre engourdi
S’écoule une paix dépouillée de tout

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Train, wagon, banquette http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/02/20/train-wagon-banquette/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/02/20/train-wagon-banquette/#comments Sun, 20 Feb 2011 09:38:37 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1343 P1010534

(Texte rédigé dans le cadre de l’Atelier nomade « En train – projections itinérantes » de La Traversée, l’atelier québécois de géopoétique. L’activité a eu lieu entre le 21 et le 23 janvier 2011.)

Je dois faire un effort pour me souvenir de mes voyages.
Le train est un espace bruyant, le cliquetis des roues d’acier sur les rails, les sifflets, les discussions des voisins, les annonces, le grincement de la tôle lors des ralentissements, des décibels de bruits de fond qu’on tente de contrer avec son lecteur de mp3. Il faut rester concentré si l’on veut pouvoir y réfléchir, pouvoir y écrire, pouvoir y rêvasser, sans s’abrutir.
Le train est un espace mécanique. C’est du métal sur du métal. Ce qui ne favorise pas le rappel, mais bien plutôt l’abrutissement, le désengagement, l’identité égarée dans le flux des bruits et des mouvements. Corps instables, membres dépareillés, uniformes vieillis.

Train, wagon, banquette,
Train, wagon, banquette.


Je cherche à me souvenir.
Le wagon est un espace de transition, instable et mécanique, qui n’incite pas à l’introspection, mais à l’errance, à une forme d’égarement. Il ne peut en être autrement. Le train passe et ne laisse du paysage qu’il traverse qu’une vision fragmentaire, et éphémère. Un défilement incessant d’images sans réelles aspérités.
Que voit-on d’un train et de ses fenêtres salies par les trajets d’hiver? Rien ou si peu, du bois, des maisons de bord de chemin de fer, sans grand cachet ni richesse, des cours arrières désordonnées, des routes de campagne, des champs, des champs et des champs. On ne voit presque rien d’un train, rien de la vie des gens, rien des écosystèmes traversés, rien de ce qui est important. Nous n’avons droit qu’à des bribes.


Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette. (accelerando)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette. (affrettando)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

P1010528Ça me revient. Je me souviens d’un trajet entre Paris et Londres, très excité à l’idée de traverser à plus de trois cents kilomètres à l’heure la manche sous la mer, et de ma déception quand le train s’est enfin enfoncé dans le tunnel et que les fenêtres se sont voilées, se métamorphosant en miroir. On ne distinguait rien, rien des parois obscurcies du tunnel, rien de la vitesse du train réfléchie sur les murs. On ne voyait que nous-mêmes, regardant inutilement cette surface réfléchissante. On ne pouvait examiner que notre propre déception de ne rien apercevoir. Le train était confortable, les banquettes toutes neuves, le wagon tout aussi moderne et technique qu’une cabine d’avion, mais ce n’est pas ce que je voulais voir, non, c’est le spectacle de la vitesse qui  m’intéressait, le spectacle du tunnel, des arcs de cercle supportant la voûte, le spectacle de la technologie. Je n’avais droit qu’au spectacle de mon regard déçu.

Train, wagon, banquette. (calando)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

J’observe, mais rien ne se révèle à moi. Ce n’est pas un paysage que j’aperçois, mais le froid, le froid comme mode de vie, le froid comme environnement, et son compagnon de toujours, la neige, et la glace, et le frimas sur la vitre.

Je suis à l’écoute, le train avance, le paysage est un camaïeu de gris. Le gris blanc de la neige, le gris terne de l’écorce des arbres, le gris laiteux des nuages,  le gris métallique des rivières longées puis traversées, un gris plus menaçant, instable, profond qui appelle des images de noyade et de suffocation. Il y a le gris aussi des pylônes électriques, qui se profilent à l’horizon, structures translucides, étrangement fragiles, comme si on pouvait électrifier un pays à l’aide d’un jeu de mécano. Il y a le gris des rares maisons que nous croisons, un gris de circonstance, élaboré à partir d’un mélange de neige et de revêtements bas de gamme. Déclin d’Aluminium. PVC blanc. Bardeaux en composite.

P1010530_2Et le gris des voitures, le gris des bouleaux, le gris des chandails et des vestes, le gris  des rails, le gris anthracite des poteaux et des clôtures, le gris de mon imagination qui fait du surplace pendant que le train avance, ralentit, accélère, s’immobilise, se remet lentement en marche, tangue, vibre, grince, masse alourdie qui traverse les champs indifférente aux variations de température, aux oscillations des volontés et des désirs.
Il fait froid, c’est un gris froid et sans aspérité. Un gris rêche comme une pierre non polie contre laquelle un genou vient buter, juste avant le cri. Car la douleur transforme le gris en rouge tirant sur le violet.

La Tuque, Rapide blanc, Windigo, Weymontachie, je regarde sur le dépliant cette enfilade de noms aux contours étonnants, et je rêve à d’anciens voyages. Strachan, Monet, Dix et Forsythe. Des noms de colonisation.

Pourquoi les granges aux abords des chemins de fer ont-elles toujours l’air abandonnées?
Les planches de leurs murs sont inégales et parfois même tordues par les intempéries, les angles paraissent brouillés, et la pente des toits est menaçante. Que met-on dans ces bâtiments? Des tracteurs abandonnés? Des outils vieillots et sans âmes? Des bottes de foin, des chars rouillés, des faux, des lanières de cuir, des selles, des chevaux aux dents jaunies, des fantasmes hérités de l’enfance, chairs rougies par le frottement, masses sans identité ni forme réelle, des cheveux emmêlés, ornés d’une poussière fine et cristalline dans la lumière, une langue qui goûte la réglisse rouge, non,  ce n’est pas tout à fait vrai, une langue qui goute l’interdit et l’inconnu, une langue qui goûte ce que doit gouter l’amour quand il se fait en cachette et dans l’urgence, une langue qui n’a plus rien de réel.

Je regarde par la fenêtre les sapins enneigés, et les champs nappés de blanc qu’une route improvisée traverse nerveusement, et je tente de me souvenir. La matière grise de mon cerveau s’envenime.

IMG_0206A Skagway en Alaska, j’ai pris le train que les prospecteurs utilisaient pour monter leur matériel jusqu’aux mines, lors du Klondike. Le voyage n’a duré que quelques heures, c’est vrai, une expérience pour touristes, c’est vrai, le wagon de la White Pass & Yukon Route Railroad était aménagé pour des voyageurs de bateau de croisière, c’est vrai, mais le rail est monté de façon constante à flanc de montagne et sur des ponts enjambant des gorges menaçantes de profondeur, et cela jusqu’à rejoindre les nuages au col de Chilkoot à plus de mille mètres d’altitude. Le wagon était complètement enveloppé par une masse verdâtre et vaporeuse d’eau en suspension, une masse qui transformait les arbres en spectres, le moindre cours d’eau, en mystère impénétrable et les pensées, en un long dédale d’impressions angoissées. Le train s’est arrêté dans un grincement lugubre et nous sommes sortis pour descendre à la rivière en partie gelée que le chemin de fer longeait. Une rivière de glace et de roches, dans laquelle nous avons mis les mains.

Train, wagon, banquette. (piano)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette

Le train se laisse attendre, maintenant qu’il chemine en direction de l’ouest. Par la fenêtre, on ne voit plus que des lacs gelés et des forets à flancs de collines, des sapins aux branches alourdies par la neige. Les caméras ont été rangées, les discussions ont perdu de leur intensité, les stylos glissent sur les feuilles des carnets.

Des arbres morts aux abords des rails.
Des troncs abattus, des éclats de pierre à flanc de falaise.
Un lac gelé est une surface de jeu. Un chemin. Une piste dont le chant est simple à suivre, malgré son caractère inattendu. Le froid transforme une masse en une surface, c’est le mystère de l’eau.  Un mystère usuel, car il se reproduit chaque hiver. Les éléments se transforment, les liquides deviennent des corps, les pensées se transforment en texte.
Je n’écris plus, je grelotte.
Je ne pense plus, tout se coalesce.
C’est le givre.
Le givre des glaces chimères.
Une courroie noire sur une épaule en partie dénudée. Des mains effilées.
Une nuque longiligne.
Le corps est une paroi qu’on apprend à gravir. Le chemin est un rail qu’on consent à emprunter. Où mes pensées me mènent-elles?

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L’image se précise enfin. Un train entre Mexico City et Laredo. Un train populaire, qui fait tous les villages du cœur du pays.  Les paysans y entrent avec leur famille et leurs animaux, des sacs remplis de victuailles, d’objets de dévotion, de mémentos et de vêtements. C’est une transhumance de misère, un périple fait de regrets et d’angoisse.
Je n’avais plus un sou et devais rentrer au pays. J’étais le seul blanc à bord, le gringo de service, au regard du lièvre à l’approche du coyote. Je me tenais dans mon coin, ne parlais à personne, surtout que l’accent de ce coin du pays ne m’était pas familier et que ma maitrise de l’espagnol était de toute façon rudimentaire. J’aurais voulu écrire mais je n’avais plus de note à prendre, j’avais épuisé ma capacité d’émerveillement, et mon épuisement n’avait d’égal que le retard du train. Au rythme où nous allions, il était possible que nous n’arrivions jamais.
Je me morfondais. Les heures s’égrenaient, laissant derrière elles des relents de nuit blanche et de bière tiède.
J’aurais voulu être ailleurs, même sur une piste bordée de cactus et sillonnée par des pick up vieillissants. Tout sauf cette captivité imposée par les rails.
Raillez rails, raillez, je ne resterai pas en place indéfiniment, tandis que vous, vous n’irez jamais ailleurs que là où on vous a posés.
Un passager m’a offert de fumer de l’herbe pour quelques pesos. Je craignais le traquenard, mais la possibilité de perdre un peu de cette angoisse qui me raidissait la nuque n’était pas à dédaigner. Et je n’avais plus rien à perdre, je ne possédais que les vêtements que je portais et un sac a dos en grande partie vidé de son contenu.
L’herbe goûtait le mais brûlé et le tabac déchiqueté, mais il emplit en peu de temps mon esprit d’une nappe métallique de pensées déjantées.

P1010577La Tuque, Rapide Blanc, Windigo, Weymontachie, je boirais volontiers un scotch, Strachan, Monet, Six et Forsythe, ce coin de pays m’est totalement inconnu, mais j’ai beau regarder le paysage défiler, je ne me sens pas dépaysé. C’est toujours la même chose, les mêmes bois, la même configuration géographique. Je tente d’écrire, mais une pensée me trouble. Je ne verrai rien si je continue à pianoter sur mon clavier, mais en même temps, je n’écrirai rien si je me mets à tout observer. C’est le dilemme du voyageur: témoigner ou vivre. Vivre pour témoigner. Puis s’empêcher de vivre parce qu’on entend témoigner.

La nuit a fini par tomber. Le train s’est rempli à craquer, les chèvres bêlaient, les poules caquetaient, les enfants criaient comme des damnés. Un jeune Mexicain a sorti sa guitare. J’avais mon harmonica. Après quelques airs, je l’ai sortie et me suis mis à jouer, il s’est approché, ses amis nous ont entourés, une caisse a été transformée en tambour autour duquel certains se sont réunis, les mains en pagaille. Puis les femmes ont commencé à parler de plus en plus fort. On ne s’entendait plus respirer.
De l’herbe a circulé, encore de l’herbe, puis du mescal, des tortillas et du poulet carbonisé, des gâteaux sucrés.
Parfois, je regardais par la fenêtre. Je ne voyais rien, la vitre me renvoyait mon retard angoissé. Je craignais de passer tout droit. Où étais-je? Où étais-je exactement? Cela ne cessait de changer, même si je restais ankylosé sur ma banquette affaissée. Mais les rythmes soutenus sur la peau durcie de la caisse, les notes pincées sur la vieille guitare et les airs improvisés à l’harmonica me rassuraient.
Allais-je passer tout droit? Je me suis senti rassuré quand j’ai compris que les autres voyageurs allaient au même endroit. Nous allions tous au bout du monde, au bout du pays, à la frontière avec les États-Unis. Laredo. Nueva Laredo. Le pont entre les deux villes serait notre frontière commune.

Au milieu de la nuit, le train s’est arrêté dans une petite gare aux murs de terre. Un homme est entré, alourdi par une immense valise de cuir noir et un tabouret.  Sitôt le train reparti, il a ouvert sa valise et déposé sur son tabouret des bouteilles d’un liquide rouge aux reflets ambrés. Les femmes se sont tues, les jeunes ont cessé de jouer, même les vieillards ont commencé à prêter l’oreille.
L’homme était un chamane, un vendeur d’élixir, un sorcier instruit des secrets de la terre et des déserts. Il connaissait les coyotes par leur nom, disait-il, et il fréquentait les loups quand ils descendaient de la montagne pour se nourrir de poules et de lapins. Il parlait aux morts, savait lire les lignes du ciel, et boire la sève des arbres sacrés. Il savait quel cactus couper pour en extraire la sève, trancher les figues de barbarie pour en manger la chair et choisir les racines pour leurs propriétés médicinales.
Son élixir fait à base de peyotl et de poivre pouvait guérir tous les maux que les hommes attrapaient dans les champs et les chambres humides des villages frontaliers, tous les maux que les femmes subissaient quand leur homme revenait soul de la fiesta ou quand elles se brulaient les mains sur les braises, tous les maux dont les jeunes souffraient au moment des pointes de croissance. Ou de désir.
Je me disais qu’en aucun temps les passagers de mon train, les habitants de mon wagon ne croiraient un mot de ce vendeur itinérant, que personne ne serait assez naïf pour donner un quelconque crédit à ces sornettes, inventées sur place et au gré des regards des femmes intimidées.

Les coyotes hurlaient au loin. Le vendeur parlait sans discontinuer, attentif aux hésitations des voyageurs. Sa voix était par moments enterrée par les grincements stridents du train. Il aurait fallu que les loups descendent de la montagne pour le faire taire, mais ils ne venaient plus depuis longtemps. Nous étions seuls au monde et les âmes des décédés avaient cessé de visiter les éplorés pour adoucir leur peine ou les conseiller dans leurs décisions.
Tous écoutaient attentivement le chamane tandis qu’il multipliait les qualités miraculeuses de son élixir. Mais personne ne se levait. Personne ne faisait le moindre geste en direction de l’étal de bouteilles effilées. Puis, soudainement, un homme, sorti de nulle part, un homme au dos courbé, j’aurais juré qu’il n’était pas avec nous ces dernières heures, qu’il était entré avec le sorcier au tabouret lors du dernier arrêt, ce paysan à la chemise déchirée et au pantalon de toile délavée s’est dirigé vers le vendeur. Il a saisi une bouteille, l’a ouverte avec son couteau et s’est empressé d’en boire le contenu. Pour mon arthrite, a-t-il baragouiné, mon arthrite. Il a payé sa bouteille et en a acheté deux autres qu’il a cachées dans ses poches de pantalon avant de repartir vers la queue du train.
Comme une marée, les autres voyageurs se sont rués sur le vendeur et ses bouteilles d’élixir. Il avait fallu d’un seul acheteur pour dégeler les voyageurs et les convaincre des pouvoirs miraculeux de cette insipide potion rougeâtre. En moins de cinq minutes, la valise était vidée, et le chamane paya une tournée de tequila à ses nouveaux clients.
J’aurais voulu crier, leur dire que leur naïveté finirait par les perdre, mais je n’avais pas le vocabulaire pour les sermonner, ni l’énergie pour me battre. Mon voisin m’a donné une gorgée d’élixir espérant ainsi me calmer, le sirop goutait la cerise et l’aspirine broyée.

Il n’y a pas de voyage sans égarement, dit un écrivain. Il n’y a pas de voyage sans perte. L’important est de savoir s’y retrouver.

La Tuque, Windigo, un bleu laiteux a remplacé le gris du jour, Strachan, Monet et Forsythe, un bleu qui lentement cède au marron rougeoyant du crépuscule.  Nous arriverons bientôt. Oui, nous arriverons bientôt, si tant est qu’une destination soit de mise, car il se peut que ce soit le trajet qui importe, uniquement le trajet, les kilomètres parcourus, les discussions à bâtons rompus, les attentes, les paysages, les regards, les jeux, les paroles sans conséquences, le rêve. Quelqu’un à mes côtés a sorti un harmonica.

Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

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L’abattement des épinettes http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/03/24/labattement-des-epinettes/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/03/24/labattement-des-epinettes/#comments Wed, 24 Mar 2010 13:47:02 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=715 Centre de foresterie des Laurentides

Les épinettes dans mon bois sont une source d’inquiétude.

Elles tombent à chaque gros coup de vent. J’en ai vu deux s’écraser dans la forêt, l’hiver passé. De mes yeux vus. Les arbres des alentours ont tremblé, leur feuillage a été vivement secoué. En les voyant s’écraser, j’ai tout de suite pensé aux films d’horreur, où la première manifestation du monstre passe par des signes et des présages. Des feuillus sont secoués, des arbres sont déracinés. Les troncs s’écartent et…

Ce qui m’effraie n’a rien à voir avec une production hollywoodienne et tout avec le vieillissement.

La forêt des Laurentides est faite d’épinettes qui sont devenues trop grosses et hautes pour leurs propres racines. Le réseau de racines des épinettes n’est pas important. Il se déploie surtout en surface et ne se rend pas loin. Dès qu’un vent très fort souffle ou qu’une tempête se lève, elles résistent difficilement aux assauts et s’étendent de tout leur long dans le bois, arrachant tout sur leur passage. Ce sont des géants aux pieds d’argile. Plus les épinettes sont hautes et lourdes, plus elles sont vulnérables.

Il y a là comme une leçon. Et c’est bien ce qui m’inquiète. Les épinettes abattues sont-elles un présage? Serai-je à mon tour jeté à terre?

C’est métaphorique, je le sais. Mais il n’y a rien comme de filer une métaphore pour voir apparaître des ramifications insoupçonnées qui en rendent manifeste la portée réelle. Hans Blumenberg en aurait parlé en termes de métaphorologie, cette discipline qui « cherche à atteindre le soubassement de la pensée, le bouillon de culture des cristallisations systématiques » (Paradigmes pour une métaphorologie, Paris, J. Vrin, 2006, p. 12).

Le soubassement de ma pensée jaillit du fait que les épinettes de mon bois se jettent au sol à la moindre occasion. Je marche dans la forêt et je ne vois que dévastation, des arbres allongés, les uns sur les autres, des troncs d’arbre sens dessus dessous, des architectures inopinées, des cathédrales de bois mort. Quelques arbres restent en équilibre précaire, leurs branches emmêlées à des arbres encore sains et debout. Ils attendent qu’un vent nouveau ou une forte pluie les délogent et les forcent à terminer leur course. Il n’y a rien de paisible dans ce spectacle. Je suis en plein imaginaire de la fin. Je ne le dénonce pas, cette fois-ci, j’y participe par le biais de cette apocalypse intime que l’abattement des épinettes représente.

Et ça ne fait que commencer, je le vois bien. D’autres arbres morts sont encore sur pied.  Des épinettes tanguent à la moindre bourrasque. J’avance dans mon bois avec appréhension, attentif au craquement de branches.

John Hawkes rconte dans L’homme aux louves, parlant de Konrad Vost, son héros : « Ce n’est qu’au milieu du bouleversement de son petit univers qu’il en vint à apprendre que sans chronologie, sans événements inattendus qui se manifestent soudain par séries comme les maillons d’une chaîne, un être ne pouvait jamais découvrir la somme de ses propres secrets ni profiter vraiment des leçons de la dévastation. » (Paris, Christian Bourgois, 1979, p. 27)

Que me dit mon bois?

Je m’imagine sans peine le vent au point de départ d’un enchaînement d’événements inattendus. Un homme, seul, dans sa maison de campagne, entend un grondement dans les arbres à sa gauche. Il se lève, met sa veste de cuir, prend son bâton de marche – celui qu’il a fait il y a quelques années avec la branche de l’érable qui venait de se briser, frappé par la foudre – et il se rend à la limite de son terrain, là où le bois commence. Un sentier faiblement balisé guide sa marche, au début; mais bientôt, il n’a plus comme repère que les rares feuillus que les conifères ont laissé pousser. Des tâches de lumière zèbrent le sol. Un bruit sourd s’étend sur la forêt comme une nappe de brouillard. L’homme est inquiet. Ce bois, il le connaît pour l’avoir nettoyé. Il avait entrepris de monter une cabane pour sa fille. Mais elle est déjà partie étudier à l’étranger. Et il ne reste pus de ce projet que des billots pourris cloués ensemble dans une maigre clairière. Soudain, premier maillon de la chaine, il voit apparaître une forme rabougrie. Une figure qu’il ne croyait jamais revoir. Issue de son passé. La suite, il préfère ne pas y penser. Ses yeux se ferment. Les miens aussi.

Ce qu’on ne voit pas ne nous fait pas mal.

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Musement (à la William Gass) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/02/21/musement-a-la-william-gass/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/02/21/musement-a-la-william-gass/#comments Sun, 21 Feb 2010 15:17:05 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=680 musement-bg

Un gant de cuir noir près de la fenêtre.
Une brosse à cheveux nacrée sur la commode.
Une boucle d’oreille en forme d’obélisque inversé au pied de la table à dessin.
Un bâton de rouge à lèvres laissé près d’un pot de peinture.
Une botte à talon aiguille étendue de tout son long au pied du lit.

Pourquoi faut-il que ces objets me parlent plus que les plus éthérés poèmes modernistes? Ils ne font pas que témoigner de mon désir, ils le suscitent et en attisent le feu. Ce ne sont pas de simples choses, ce sont des signes, plus légers que des spectres, et d’autant plus chargés de sens qu’ils ont été portés par un être désiré.

Je les reçois comme la promesse d’une jouissance que le commun des mortels ne peut connaître, sauf peut-être à l’approche de la mort, quand l’esprit commence à se dissoudre et que le théâtre intérieur de la conscience se meuble de fantasmagories et de phasmes plus minces encore que les branches du rosier au printemps.

Je m’avance le plus discrètement possible dans la pièce, attentif au moindre froissement de tissu. Les murs sont recouverts de toiles en partie complétées et de châssis de bois. Des bocaux traînent au sol, remplis de pinceaux aux poils délavés.

Je progresse lentement et, si je le pouvais, je décrirais tout avec la plus grande minutie. Mes yeux s’arrêtent sur les plus infimes détails, les taches de peinture sur le plancher et les meubles, les figures esquissées sur les toiles, les livres d’art empilés sur les vieilles étagères, les croquis jetés pêle-mêle sur une chaise, des chemises et des t-shirts noirs, des punaises de couleur fichées sur un babillard, des piles de journaux, des bottes de pluie, des crayons et des gommes à effacer.

L’homme qui s’entoure de fétiches, comme l’enfant se protège avec sa couverte, connaît un sentiment inégalé de sécurité, même à la face du plus grave des dangers, parce qu’il se ceint non pas d’objets matériels mais d’idées et de pensées. Il se protège parce qu’en s’ouvrant au temps du rêve, il troque sa carcasse humaine pour le corps virtuel du rêveur, devenu forme humaine libérée de tout ce dont la vie le leste en temps usuel.

Je passe la pièce au peigne fin, sans rien trouver d’inhabituel. Le silence est absolu, comme si on avait coupé le son. Épuisé, je décide de m’étendre sur le lit défait. Je n’ai rien d’autre à faire. Mon esprit est une brique inerte qui coule dans une eau verte et brumeuse.

Je regarde autour de moi, surpris du calme qui règne. Il y a quelque chose d’essentiellement reposant dans un lieu où les formes et les figures dominent, dans la pureté silencieuse de leur propre précarité. Je me sens comme dans un monastère à l’aube d’une expérience mystique.

Je ferme enfin les yeux, attentif au moindre bruissement. Dans ces moments de grande précision, je le sais sans avoir eu à y réfléchir : ce que je découvre dans une pièce n’est rien d’autre que ma vie intérieure extériorisée, projetée à la grandeur du monde.

Un gant de cuir bleu près de la fenêtre.
Une brosse à cheveux nacrée sur la commode.
Une boucle d’oreille en forme d’obélisque inversé.
Le mouvement infini de ma pensée…

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L’écriture au risque de l’oubli http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/10/12/l%e2%80%99ecriture-au-risque-de-l%e2%80%99oubli/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/10/12/l%e2%80%99ecriture-au-risque-de-l%e2%80%99oubli/#comments Mon, 12 Oct 2009 14:12:25 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=398
Série "Les Carnets" (1989-1990) Charlotte Gingras

Série "Les Carnets" (1989-1990) Charlotte Gingras

(Ce texte est issu d’une conférence prononcée lors de la Rencontre québécoise internationale des écrivains, de l’Académie des lettres du Québec, Montréal,  avril 2009)

Dans ses Apocalypses de 1999, sa très belle série de révélations, Daniel Oster raconte :

Un homme qui avait tout oublié à force d’application s’avisa qu’il avait encore un souvenir. C’était un souvenir qui le torturait jour et nuit mais il n’en connaissait que la forme, la musique, le fantôme. Il n’aurait su lui donner un nom ni un visage. C’était pourtant ce souvenir-là qu’il aurait dû oublier, et pas les autres. Il décida de le graver dans sa mémoire et se dit qu’un jour on finirait bien par le graver sur sa tombe. (Paris, P.O.L., 1999, p. 31)

Le récit d’Oster révèle un paradoxe de la mémoire :  ce qu’on veut oublier, on le retient; et ce qu’on veut retenir, on l’oublie. Il n’y a pas une mémoire qui serait comme un roc, que les eaux de l’oubli viendraient éroder. Il y a une mémoire et un oubli, unis comme les deux faces d’une pièce, les deux noms d’une même réalité de l’esprit. D’ailleurs, le souvenir qui n’est que cela, un souvenir, un ensemble structuré mais statique d’informations, devient vite une épitaphe, une inscription funéraire, et n’a plus rien d’une pensée vivante, capable d’imaginer et de créer.

On ne peut pas se forcer à oublier, comme on ne peut pas ne rien oublier. Emmanuel Kant fournit un bel exemple du premier motif, et Jorge Luis Borges, du second. Après avoir chassé Lampe, son vieux domestique, Kant, lui-même déjà âgé, ne parvient pas à se débarrasser de son souvenir. Comme le signale  Harald Weinrich, qui rapporte l’anecdote, « Visiblement, le personnage du vieux domestique s’était si étroitement associé aux habitudes quotidiennes du philosophe que le nom de Lampe ne lui sortait plus de la tête. » (Léthé. Art et critique de l’oubli, Paris, Fayard, 1999, p. 103.) Il lui fallait donc solliciter sa mémoire « afin de favoriser l’oubli ». (ibid.) Systématique comme toujours, Kant rédige donc un aide-mémoire : « Le nom de Lampe doit désormais être complètement effacé de ma mémoire. » Souviens-toi d’oublier! semble se dire le philosophe, pourtant peu habitué aux contradictions. Son aide-mémoire est une double contrainte parfaite. On ne peut se forcer à oublier, comme on ne peut se forcer à être spontané.

L’idéal d’une mémoire parfaite, d’une faculté sur laquelle l’oubli n’aurait aucune prise, n’est pas qu’un mythe, il est aussi, comme l’a bien saisi Borges, la plus insupportable des prisons. Dans « Funes ou la mémoire », le personnage d’Ireneo Funes apprend, suite à un accident, que sa perception et sa mémoire sont maintenant infaillibles. Il se souvient de tout, il ne peut rien oublier. Ce qui paraît être un prodige se révèle très tôt un enfer, car l’homme qui ne peut rien oublier en vient à ne plus pouvoir agir. Pour Borges, il est évident que : « Penser, c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats. » (Œuvres complètes. Tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 517) Or, cette immédiateté des détails, cette logique de l’instant que la co-présence de tous les souvenirs engage constituent une prison de tous les instants.

D’où vient le passé?  D’où vient que le passé importe parfois plus que le présent? Pourquoi faut-il que nous ayons organisé notre pensée en fonction de catégories comme le présent, le futur et le passé?  C’est la mémoire qui fait exister le passé. Sans mémoire, sans lieux de mémoire, à la Pierre Nora,  sans palais de mémoire, à la Cicéron et Simonide, surtout, qui est à l’origine du procédé, le passé n’a aucune présence. Il se disloque, comme un vent qui vient de souffler et qui se perd dans l’immensité de l’atmosphère. Mais ce passé, quel est son rôle? Est-ce une loi? un matériau? une potentialité? Examinons les trois possibilités, à la lumière des processus de création littéraire.  On comprendra que le premier des rôles est essentiellement négatif,  en ce qu’il maintient l’hégémonie de la mémoire, tandis que la création requiert avant tout des plages de liberté, des plages, voire une pratique assumée de l’oubli.

*

Le passé comme loi transforme la mémoire en mémorial, en monument commémoratif. Nous sommes loin de la création et de l’invention. L’oubli y apparaît comme essentiellement négatif : un problème à résoudre. Paul Ricœur résume bien cette attitude quand il constate que : « C’est d’abord et massivement comme une atteinte à la fiabilité de la mémoire que l’oubli est ressenti. Une atteinte, une faiblesse, une lacune. » (La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 537) Dans sa définition négative, l’oubli est le contraire de la mémoire, devenue valeur absolue. Une telle conception fige le temps et impose le passé comme seule vérité possible. Le passé devenu autorité a comme seul gardien la mémoire.  Et, ensemble, ils imposent leur loi sur tout : sur le temps qui lui est subordonné, et sur les êtres forcés d’en répéter la logique. Le futur n’est plus imaginé que sur la base de ce passé, l’avenir ne survenant que pour le confirmer dans son droit et sa vérité « éternisée ». Il ne peut y avoir de création, dans ce tableau, il ne peut y avoir qu’une restauration, et un regard essentiellement tourné vers l’arrière.

C’est contre cet usage du passé que Nietzsche, le premier, s’est rebellé.  Dans Généalogie de la morale, il déclare que « L’oubli n’est pas une simple vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels, mais plutôt une faculté de rétention active, positive au sens le plus rigoureux » (Paris, Garnier Flammarion, 1996, p. 67). L’oubli actif, c’est ce qui « garde l’entrée, maintient l’ordre psychique, la paix, l’étiquette : ce qui permet incontinent d’apercevoir dans quelle mesure, sans oubli, il ne saurait y avoir de bonheur, de belle humeur, d’espérance, de fierté, de présent. » (Ibid., p. 68) Et j’ajouterai : de création littéraire. L’oubli devient une force, il n’est plus un envers de la mémoire, mais un principe actif.

Concevoir le passé comme matériau, c’est ouvrir la voie à une réévaluation des rôles de la mémoire et de l’oubli dans le processus de création. C’est descendre le passé de son piédestal et le ramener au rang d’élément. Si le passé peut devenir un matériau, c’est que la mémoire est un travail. Dans ce portrait, elle ne s’oppose plus à l’oubli, ne recherche pas fidélité et ne se demande plus ce qui a été oublié ou délaissé et qui devrait être rappelé ; elle s’active plutôt à saisir ce qui a été maintenu dans ce processus complexe de délestage qu’est le traitement des événements, des situations et des perceptions en cours, et leur transformation en souvenirs, en marques maintenues ou disponibles au présent. Mais ces souvenirs ne sont pas une création littéraire. Sauf exception, notre vie n’est pas un projet esthétique ou romanesque. Pour le dire simplement, dans le meilleur des cas, la vie, notre vie, est le brouillon du roman qu’elle permet de rédiger.

Les souvenirs sont des matériaux, comme le sont les archives, les faits divers et les événements du monde, mais aussi les mythes et les histoires déjà racontées. Dans le processus de création rien, sinon leur origine, ne les distingue. Et au final, ils participent tous d’une même réalité, celle du texte rédigé, de cette totalité qu’est une création littéraire. Le travail d’écriture est un processus double de dessaisissement et de ressaisissement. Il faut se perdre dans ses souvenirs et ses oublis et passer les eaux de sa mémoire au tamis pour en découvrir ces faits et éléments qui pourront être par la suite transformés en texte, en récit.

Le passé comme matériau parle avant tout de la deuxième composante de ce processus, le ressaisissement qui représente bien le travail en cours de l’écrivain, cette activité soutenue qui fait advenir l’œuvre. Pour rendre compte du dessaisissement initial, il faut plutôt penser le passé non seulement comme matériau, mais comme potentialité.

Entrevoir le passé comme potentialité, c’est littéralement faire éclater la structure traditionnelle du temps et verser pleinement dans une logique du processus, et de l’oubli comme modalité de l’agir et non comme travers de la mémoire. Cet oubli positif, c’est le musement. Le musement est un jeu pur où la temporalité et la rationalité connaissent de nouvelles définitions, où la durée cède le pas à une logique de l’instant, où la répétition et la tradition se dissolvent dans un irrépressible mouvement de progression et de renouvellement.

Le musement est le temps du rêve, il est une pure potentialité (qui n’est pas, je tiens à le préciser, une forme de l’antériorité). Il se présente comme un dessaisissement, un mouvement continu de la pensée, un flot qui nous traverse jusqu’à ce que nous nous déprenions de lui, pour une raison ou pour une autre. C’est une forme de discours intérieur, qui ne doit pas être conçu comme une dérive occasionnelle, mais comme le moteur même de notre pensée. On peut le comparer à l’association libre, pratiquée en psychanalyse, qui n’est pas le musement, mais une façon d’en mimer le jeu. C’est surtout l’errance d’un esprit en plein processus créateur.

Le musement est l’imagination au travail. Écrire, imaginer, dans le sens fort du terme, c’est-à-dire de créer des formes nouvelles, d’arpenter un territoire non encore défriché, c’est oublier et s’oublier. L’oubli permet au nouveau de survenir. Il est disjonction, rupture, événement inattendu. Si mémoire, identité et temporalité vont de pair, l’oubli comme modalité de l’agir s’ouvre sur l’altérité et sur une dislocation de l’expérience du temps. Le musement est le contraire des palais de mémoire, puisque tout s’y confond, le littéral et l’allégorique, l’avant, le pendant et l’après qui, de ce fait, perdent toute actualité, toute stabilité. Le musement n’empêche pas de se souvenir, l’oubli positif n’efface pas la mémoire, mais décolle les souvenirs de la gangue de la mémoire. Roger Caillois a décrit comme une forme de musement les rêveries que les pierres ont suscitées chez lui.

Les formes et les dessins des pierres offrent un prétexte à la dérive de mon esprit autant qu’une énigme à sa réflexion. M’attardant à les regarder, il m’arrive également d’être distrait, détendu, flottant. Je navigue à l’estime ou à la corne de brume en ces eaux du songe. Si je pensais que l’illumination fût autre chose qu’un éblouissement, je dirai extatiques ces états opposés, proches parents les uns de l’hypnose, les autres du vagabondage, où se pressent des conjectures tour à tour strictes et sauvages comme une foison d’herbes folles, ortie et ivraie, envahit dans une promiscuité abominable des plants d’agronomes, de généticiens. (Pierres réfléchies, Paris, Gallimard, 1975, p. 13)

Muser, c’est perdre la notion du temps, et c’est se perdre dans la contemplation de figures, de ses figures. Muser, c’est s’inscrire dans le temps du rêve et entreprendre de suivre ses propres chants de pistes, qui apparaissent alors comme cet indispensable ressaisissement par lequel nos éblouissements initiaux prennent forme.

Nous sommes des êtres du temps et de la mémoire, uniquement parce que notre société nous a formé à penser notre rapport au monde en ces termes. Bien entendu, le temps, les saisons, les lunaisons, les durées variables de temps d’ensoleillement marquent nos vies. Mais la création littéraire, toute forme de création,  peut, voire doit s’affranchir de cette contrainte, si elle veut, non seulement rendre compte du présent et de ses exigences, mais s’ouvrir aux formes potentiellement infinies de l’imagination, par définition atemporelle.

*

Je pratique depuis longtemps le musement, et cela, de toutes les façons possibles. Ce concept a agi sur moi comme un aimant. J’en ai entendu parler une première fois dans un séminaire de Gérard Deledalle, le premier traducteur de Charles Sanders Peirce en France, et j’ai été immédiatement conquis. Depuis, je ne cesse d’en explorer les multiples facettes, à la croisée de l’inconscient et des formes de la rationalité.

J’en ai fait un objet d’étude, en l’inscrivant au cœur de mon essai sur les formes contemporaines du labyrinthe (La ligne brisée, La Quartanier, 2008). Ce vagabondage de l’esprit correspond tout à fait à l’errance dans un labyrinthe. J’ai donc cherché à voir jusqu’à quel point cette analogie était motivée. Si le musement est un labyrinthe de pensées, est-ce que la contrepartie est aussi vraie, c’est-à-dire est-ce que le labyrinthe, dans ses représentations narratives et artistiques, apparaît comme un lieu de l’oubli, de l’oubli en acte?

J’en ai exploré aussi de l’intérieur certaines de ses possibilités, en proposant de multiples fictions de l’oubli, des fictions centrées sur des personnages avant tout définis comme des êtres de l’oubli. Que ce soit Mitchell, dans Olso (XYZ éditeur, 1999), qui broie du noir dans le Palais des nains où il s’est installé, Gazole, dans le roman éponyme, qui s’aventure sur le territoire mortifère du monde des morts en compagnie du spectre de son ami suicidé, Thomas Cusson, des Failles de l’Amérique (XYZ éditeur, 2005), qui ne fait pas la différence entre ce qui est dans le monde et ce qui provient de son inconscient, ou encore Caroline Berger, de L’île des Pas perdus (XYZ éditeur, 2007) et Le maître du Château rouge (XYZ éditeur, 2008) et La mort de J. R. Berger (XYZ éditeur, 2009), qui confond allègrement le réel et l’imaginaire, tous incarnent l’oubli sous un aspect ou un autre.

Mais plus qu’un attribut ou un objet d’étude, le musement est au cœur de mes processus de création. Je laisse mon esprit dériver et mes pensées suivre leur propre trajet, mouvements virtuels qui dessinent un dédale aux tracés souvent inattendus. Nos pensées, j’en ai maintenant la conviction, sont avant toutes choses des possibilités. Parler et créer, c’est arrêter le flux constant de pensées qui nous traverse, pour en capter un moment. C’est comme tendre un gobelet dans les eaux tumultueuses d’une rivière pour en ramener un verre. Que reste-t-il, dans ce verre, de l’énergie de la rivière? De l’écume, des remous, des vagues qui se brisent contre les roches? Plus rien, du moins en surface. L’eau du verre est calme et sereine, elle ne tressaille plus, elle se laisse boire sans réagir. Elle est à notre portée, tandis que l’eau de la rivière était véhémente, mais elle tire son origine de cette seule source. Entre nos pensées énoncées et la rêverie en action, entre la création littéraire et le musement, il y a le même écart. Et la même relation nécessaire.

Il n’y a pas de pensée sans rêverie, comme il n’y a pas d’eau sans rivière. C’est pour moi le principe même de la création littéraire.

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Mirage. Ultime mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/08/03/mirage-ultime-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/08/03/mirage-ultime-mouvement/#comments Mon, 03 Aug 2009 13:15:13 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=381 IMG_2639-low

Le mont Uluru, la nuit, est une masse indistincte.
Déjà peu loquace, il se tait quand la terre poursuit sa rotation et que notre regard, n’ayant plus à se protéger de ce soleil qui donne vie et lumière, se perd dans l’infinité de l’univers.
Il nous rappelle que le Temps du rêve est un mythe, que son ère est ancienne et que ses figures ne nous apparaissent plus qu’à travers d’innombrables distorsions qui en brouillent les traits, peut-être même jusqu’à l’anamorphose.
Le mont Uluru est un mirage qui, la nuit, retourne là où se terrent les illusions.
Et le savoir auquel il semblait donner accès, cette révélation d’une relation nécessaire entre des termes issus de cultures et de philosophies différentes, se retrouve fragilisé.
Mais la fragilité est le propre de l’existence.

*

Uluru…
Le temps du voyage est depuis longtemps passé. Et le mont est retourné dans cette cage à souvenirs que d’aucuns nomment la mémoire.
Une cage comme un panier percé.
Déjà, il n’y reste plus que des miettes.

*

(Saint-Sauveur, dans les Laurentides)
À force de regarder la clairière devant ma fenêtre, à force  de laisser mes yeux en découper les contours, la clôture de perches de cèdre, les lupins, les iris et les lys qui en ponctuent les angles, les épinettes fragiles, les cordes de bois qui délimitent le terrain, elle s’est imprégnée dans mon esprit. Même si je ne suis plus devant ma fenêtre, je n’ai qu’à fermer les yeux pour en revoir les couleurs et les formes.
Le paysage m’habite tout autant que je le hante.
En cela, son souvenir est beaucoup plus stable que l’est celui du mont Uluru, que je n’ai vu que quelques heures.
Les photographies sont là pour témoigner de ma présence à ses pieds. Mais le mont n’est plus qu’un mirage de couleurs et de formes assoupies dans mon esprit. Je ferme les yeux et je ne le vois plus. Je cherche à travers mes souvenirs, et je ne capte que de fragiles spectres sans importance.
Sa présence en moi est liée au fait que mon bref séjour sur ce continent a permis un rapprochement que rien ne me permettait d’anticiper. Sa présence ne prend plus la forme d’une image ou d’un moment de vie, mais d’une parole et d’un discours, témoins hésitants d’une révélation maintenant évanouie.
Il ne reste plus que de faibles traces d’un processus dont le propre est de n’en laisser aucune.

*

Uluru.
Certains noms portent un mystère, comme si la nuit qui les entoure jamais ne relâchait son étreinte.

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Mirage. Cinquième mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/28/mirage-cinquieme-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/28/mirage-cinquieme-mouvement/#comments Tue, 28 Jul 2009 16:10:11 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=375 IMG_2745-low

Le Temps du rêve souffle où il veut.
Les chants de pistes qui lui sont liés découlent de cette conception de l’imagination et du rapport au territoire. Il semble que les Ancêtres, quand ils ont exploré à l’occasion du Temps du rêve le continent australien, aient laissé dans leur sillage une suite de mots et de notes de musique qui constituent des pistes, véritables voies de communication entre les tribus.
Le territoire est marqué par une écriture illisible, voire invisible pour les non-initiés, mais qui lui donne une forme, qui le fait exister.

Le Temps du rêve ne peut être abordé, en tant que potentialité, que si des chants de pistes témoignent de sa présence en amont. Une potentialité, par définition, échappe à toute actualisation. Dès qu’elle s’est actualisée, elle a commencé à se dégrader, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, son souvenir. Mais cette trace même imparfaite est la seule façon d’en inférer la présence.
De la même façon, le musement ne peut être décrit que si une parole quelconque parvient à témoigner de sa présence initiale. En fait, tout parole, en tant qu’actualité, implique une potentialité que le musement identifie comme processus. S’il apparaît comme le jeu pur d’une pensée libérée de ses amarres, ce qui remonte à la surface n’en est jamais qu’un reste, une pâle version, dénuée de toute vitalité, mais c’est tout de même un témoignage, le seul qui puisse exister.

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IMG_2342Pour Bruce Chatwin, ces chants de pistes constituent « un labyrinthe de sentiers invisibles sillonnant tout le territoire australien » (Le chant des pistes, in Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque Grasset, 2005 (1987), p. 606).
Le territoire n’a commencé véritablement à exister qu’à partir du moment où il a été chanté dans le Temps du rêve. « En amenant le monde à l’existence par le chant, dit Chatwin, les ancêtres avaient été des poètes dans le sens originel de poiesis, la ‘création’. » (Le chant des pistes, p. 619)

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Dans le mythe grec, pour sortir du labyrinthe, il faut un couple lié par un fil, c’est-à-dire un être qui s’aventure dans le dédale, Thésée, et un autre qui l’aide à revenir, Ariane. Le premier est l’oubli et la seconde, le rappel. Sans Ariane, le labyrinthe est un tombeau.
Les mêmes éléments sont essentiels pour revenir et retenir quelque chose du musement. Un couple lié par un fil, celui de la parole. Un être, un museur, qui explore à l’aveugle les voies de l’oubli et de l’échappé, et un autre, un scribe, qui prend note de ce qui a été recueilli.

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Les chants de pistes sont connus par les occidentaux comme « des ‘itinéraires chantés’ ou ‘pistes de rêves’ et des aborigènes sous le nom d’‘empreintes des ancêtres’ ou de ‘chemins de la loi’. Les mythes aborigènes de la création parlent d’êtres totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence. » (Chatwin, Le chant des pistes, p. 606)

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Dans le Temps du rêve, la langue n’est pas arbitraire, mais motivée. Chanter le nom des choses les fait venir au monde. Nommer, c’est faire exister. Et cette assertion a une valeur ontologique. L’existence en question n’est pas limitée aux faits sociaux et conventionnels, elle embrasse la vie elle-même.
Dans la Genèse, Dieu façonne du sol tous les animaux et il les conduit à Adam pour voir comment celui-ci les appellera : « chacun devait porter le nom que l’homme lui aurait donné » (Gen 2 : 19). Le savoir du premier homme est inné, sa langue est parfaite, et les noms qu’il donne aux animaux sont ceux que Dieu leur reconnaîtra. L’homme et Dieu parlent la même langue : une langue qui est dans une relation nécessaire aux choses de ce monde, puisqu’elle permet de les identifier exactement, hors de tout arbitraire, et ultimement de les faire exister.
Le Temps du rêve et la Genèse adhèrent à une même conception du langage.

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Les aborigènes, selon Chatwin, ne conçoivent pas « le territoire comme un morceau de terre délimité par des frontières, mais plutôt comme un réseau de ‘lignes’ et de voies de communications entrecroisées. » (Le chant des pistes, p. 661)

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« Pour certains, les pistes chantées étaient comme L’Art de la mémoire à l’envers. Dans le merveilleux livre de Frances Yates, on apprend comment les orateurs de l’époque classique, Cicéron et ses prédécesseurs, bâtissaient des palais de mémoire en liant les parties de leurs discours à des structures architecturales imaginaires; après avoir fait le tour de chaque architrave et de chaque colonne, ils pouvaient mémoriser des longueurs colossales de discours. Les diverses parties étaient connues sous le nom de loci ou ‘lieux’. Mais en Australie les loci n’étaient pas de simples constructions mentales, mais existaient depuis toujours sous la forme des événements du Temps du rêve. » (Le chant des pistes, p. 906)

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IMG_2825Les chants de pistes constituent un labyrinthe de sentiers invisibles, lié au Temps du rêve.
Or, le labyrinthe est justement, et très précisément, l’antithèse des palais de mémoire (je développe l’argument dans La ligne brisée, dont je reprends ici un extrait). En tant que structure faite pour s’égarer, il apparaît comme un lieu de l’oubli, non pas d’un oubli pur et simple, comme une amnésie complète, mais un oubli partiel, une pensée désarticulée, toujours capable de comprendre qu’elle est dans un dédale, mais impuissante à rétablir les liens qui unissent les tracés entre eux. C’est une pensée qui capte, sans pour autant retenir l’ordre des choses, une pensée désordonnée qui se réinvente sans cesse, car elle ne repose pas sur ce qui est déjà établi. Or, c’est la définition même du musement.
Pour Yates, «L’art de la mémoire est comme une écriture intérieure.» (L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 18) Le musement est cette même écriture, déliée, s’écrivant toute seule. L’identité n’y est pas maintenue par répétition ou procédé d’attribution; elle l’est plutôt par invention, renouvellement et conquête d’un territoire qui est celui, intérieur, de la pensée elle-même.

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Le chant des pistes est un musement de nature géopoétique. Et on comprend intuitivement que c’est une poétique qui est ainsi mise en scène, un rapport à la création essentiellement dynamique, qui repose sur les potentialités infinies d’un Temps du rêve, métaphore chronotopique et mythologiquement articulée du musement.

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Chatwin avait anticipé ce rapport dynamique à la création, déclarant lors d’une généralisation peu commune chez lui, qu’il avait l’impression « que les itinéraires chantés ne se limitaient pas à l’Australie, mais constituaient un phénomène universel, le moyen par lequel les hommes marquaient leur territoire et, en conséquence, organisaient leur vie sociale. Tous les autres systèmes qui lui ont succédé n’étaient que des variations – ou des perversions – de ce modèle originel. » (Le chant des pistes, p. 907)

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Chatwin se plait à imaginer des chants de pistes « sur tous les continents, à travers les siècles », et des « hommes laissant derrière eux un sillage de chants (dont, parfois, nous percevons un écho). » (Le chant des pistes, p. 907-908) Je veux, à sa suite, proposer que la création littéraire, que toute création artistique, n’est qu’un subtil chant de pistes, la production d’itinéraires chantés qui nous expliquent qui nous sommes et d’où nous venons, qui nous inscrivent dans un territoire (culturel et géographique), qui nous y lient et qui, en même temps, l’actualisent. Notre culture n’est rien d’autre que la face actualisée d’une potentialité, véritable rêve d’une socialité en coalescence.

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Nous sommes des êtres du temps et de la mémoire, uniquement parce que notre société nous a formés à penser notre rapport au monde en ces termes. Bien entendu, le temps, les saisons, les lunaisons, les durées variables de temps d’ensoleillement marquent nos vies. Mais la création littéraire, toute forme de création,  peut, voire doit s’affranchir de cette contrainte, si elle veut, non seulement rendre compte du présent et de ses exigences, mais s’ouvrir aux formes potentiellement infinies de l’imagination, par définition atemporelle.

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IMG_2816Nos pensées sont avant toutes choses des possibilités. Parler et créer, c’est arrêter le flux constant de pensées qui nous traverse, pour en capter un moment. C’est comme tendre un gobelet dans les eaux tumultueuses d’une rivière pour en ramener un verre. Que reste-t-il, dans ce verre, de l’énergie de la rivière? De l’écume, des remous, des vagues qui se brisent contre les roches? Plus rien, du moins en surface. L’eau du verre est calme et sereine, elle ne tressaille plus, elle se laisse boire sans réagir. Elle est à notre portée, tandis que l’eau de la rivière était véhémente, mais elle tire son origine de cette seule source. Entre nos pensées énoncées et la rêverie en action, entre la création et le musement, il y a le même écart. Et la même relation nécessaire. Il n’y a pas de pensée sans rêverie, comme il n’y a pas d’eau sans rivière.

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Le mince filet d’eau qui s’échappe du verre est un chant qui muse sur la rivière comme de son Temps du rêve original. Un rêve depuis longtemps perdu, et d’autant plus merveilleux qu’il ne pourra jamais être récupéré, renvoyé dans la strate des potentialités désuètes puisque déjà actualisées.

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Mirage. Quatrième mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/22/mirage-quatrieme-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/22/mirage-quatrieme-mouvement/#comments Wed, 22 Jul 2009 12:33:47 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=361 IMG_2633-low

Le mont Uluru a été chanté avant d’exister, il a été imaginé, dessiné, projeté sur la surface rouge de la terre. Il est issu du Temps du rêve, et ses pentes lisses comme de la pâte, ses formes arrondies et ses blessures qui laissent transparaître des ruches constellées d’alvéoles vides parlent d’un temps autre, d’un temps maintenant dépassé, quand tout émergeait, frais à l’esprit et tout à la fois scintillant et effrayant.

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Le Temps du rêve est, pour les aborigènes, l’époque de la création du monde.

«Toute création provient de la même source : le rêve et les agissements des Grands ancêtres. Toutes les étapes, les phases et les cycles étaient présents simultanément dans le Temps du rêve. » (Lawlor, Voices of the First Day, p. 15)

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La plupart des commentateurs signalent que l’idée de rêve ne parvient qu’imparfaitement à décrire ce temps mythique de la création du monde des aborigènes. Le terme a été conservé dans les diverses traductions, faute de mieux.
Notre vocabulaire est définitivement trop pauvre pour identifier les états de conscience que nous pouvons connaître. Notre dépendance à la rationalité et au sentiment de sécurité qu’elle engage – car rien n’est plus rassurant qu’une structure stable et prévisible–, nous incite à négliger les marges de notre imagination, ses mouvements ombragés, ses pourtours incertains. Nous avons plus de mots pour identifier les pièces d’une automobile que pour décrire nos états d’esprit.
Pour expliquer l’extraordinaire dynamisme du temps de création des aborigènes, nous n’avons qu’un seul terme, le rêve. Façon, entre autres, d’en réduire la portée, d’en banaliser les résultats. Ce n’était après tout qu’un rêve
D’autres notions pourraient être proposées pour signaler le caractère fondamental de ce temps de création.

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Le Temps du rêve, aurait ainsi dit Charles Sanders Peirce, est essentiellement une forme de musement. Et le philosophe américain a, lui aussi, résisté à décrire l’activité de création ou de recréation pure impliquée par son concept comme une forme de rêve.
S’il a commencé par le décrire comme une rêverie ou une méditation, il s’est ravisé, précisant qu’il s’agit avant tout d’une rêverie pleine, sans perte de conscience, sans absence complète de soi. Le musement est plutôt de l’ordre du jeu, mais d’un jeu aux propriétés particulières : « c’est du Jeu Pur. […] Il souffle où il veut. Il n’a pas de projet, hormis la récréation. » (« Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu », in Lire Peirce aujourd’hui, Gérard Deledalle, éd., Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990, p. 174)

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Le Temps du rêve aborigène est aussi un jeu pur, un jeu qui précède toute loi, parce qu’il en est le présupposé. Il souffle où il veut, comme un esprit qui s’aventure sur des chemins peu fréquentés et qui produit de l’inouï, du nouveau, une création originale.
Le Temps du rêve est une forme d’oubli actif qui permet la production et la création de formes essentiellement nouvelles et inédites. C’est un temps de création.
Et, peu à peu, il s’est imposé comme le Temps de la création, une fois enclenché le processus de mythification qui fait du passé lointain une origine.

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IMG_2755Comment quelque chose se révèle-t-il à nous? Quelle est la substance même des mirages?
Georges Didi-Huberman donne l’exemple de la poussière en suspens : « La poussière nous montre qu’existe la lumière. Dans le rai qui tombe au sol, du haut d’un oculus, la poussière semble nous montrer l’idéale existence d’une lumière qui serait épurée des objets qu’elle rend visible : entre un vent d’éther et la fluidité sans but d’infimes particules. Il ne s’agit que d’une fiction, bien sûr, car l’objet, loin d’être épuré, est bien là et c’est la poussière elle-même. » (Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Minuit, 1998, p. 57.)
Le contenu des rêves, la matière même du Temps du rêve se révèlent à nous comme un rai de lumière laisse transparaître la poussière en suspens. Cette matière est à la fois présente et absente. Elle existe, même si elle est impalpable et essentiellement évanescente. Elle s’actualise juste assez pour que sa potentialité s’impose à l’esprit.

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Le musement est lui aussi un temps du rêve, une pure potentialité. Il se présente comme un dessaisissement, un mouvement continu de la pensée, un flot qui nous traverse jusqu’à ce que nous nous déprenions de lui, pour une raison ou pour une autre. C’est une forme de discours intérieur, qui ne doit pas être conçu comme une dérive occasionnelle, mais comme le moteur même de notre pensée. On peut le comparer à l’association libre, pratiquée en psychanalyse, qui n’est pas le musement, mais une façon d’en mimer le jeu. C’est surtout l’errance d’un esprit en plein processus créateur, processus qui ne nous apparaît qu’à la faveur de circonstances singulières : faisceaux de lumière, bruit incongru, découverte d’un paysage saisissant.

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Muser, c’est perdre la notion du temps, et c’est se perdre dans la contemplation de figures, de ses figures. Muser, c’est s’inscrire dans le temps du rêve et entreprendre de suivre ses propres chants de pistes, qui apparaissent alors comme cet indispensable ressaisissement par lequel nos éblouissements initiaux prennent forme.
Le voyage est un moment propice pour appréhender, ne serait-ce que de façon fugace, ce Temps du rêve, pour participer à la logique du musement, comme si la confrontation avec une géographie et un paysage inattendus entraînait une défamiliarisation qui forçait le regard à se renouveler, à sortir de ses ornières, afin de capter les indices de ce qui se terre normalement en arrière-plan.

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Mirage.
Je me suis rendu en Australie pour retrouver dans les mythes aborigènes de création du monde une forme inattendue de musement. Moi qui n’ai cessé d’en explorer les possibilités et les formes, ces dix dernières années, j’ai été étonné de le retrouver à l’œuvre chez un peuple dont je ne connaissais pratiquement rien.
Le Temps du rêve est une version mythifiée du musement.
Je ne suis pas encore certain de savoir ce qu’il faut en penser. Ce rapprochement est-il fondé ou une simple illusion? Le résultat d’un esprit porté à retrouver des signes et des alphabets même dans les pierres, à la manière de Roger Caillois?

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« Les formes et les dessins des pierres offrent un prétexte à la dérive de mon esprit autant qu’une énigme à sa réflexion. M’attardant à les regarder, il m’arrive également d’être distrait, détendu, flottant. Je navigue à l’estime ou à la corne de brume en ces eaux du songe. Si je pensais que l’illumination fût autre chose qu’un éblouissement, je dirai extatiques ces états opposés, proches parents les uns de l’hypnose, les autres du vagabondage, où se pressent des conjectures tour à tour strictes et sauvages comme une foison d’herbes folles, ortie et ivraie, envahit dans une promiscuité abominable des plants d’agronomes, de généticiens. »
Roger Caillois, Pierres réfléchies, Paris, Gallimard, 1975,  p.13.

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