Ce n'est écrit nulle part » mythe http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 6 janvier 1946 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/02/06/6-janvier-1946/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/02/06/6-janvier-1946/#comments Sat, 06 Feb 2010 16:30:34 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=669 corbu-05

Le Modulor de Le Corbusier

(une version antérieure de ce texte a paru dans Les failles de l’Amérique, 2005. Je le reprends dans le cadre du projet de Calendrier imaginaire)

Le Corbusier est monté à bord du Vernon-S.-Hood.

Nous sommes en 1946, et Le Corbusier traverse l’Atlantique. Dans une cabine nauséabonde, l’architecte travaille sans relâche à dessiner la figure de l’Homme-à-la-main-levée et à poser les jalons du Modulor.

Il se rend aux États-Unis, à l’occasion de la construction du siège de l’Organisation des Nations Unies. À cette époque, il n’a pas encore résolu le problème du son échelle de mesures, censée réconcilier le système impérial anglais et le métrique français. Un problème bien posé, répète-t-il à ses stagiaires, trouve toujours sa solution. Il n’en est pas encore là, les mathématiques se rebellent. Il bûche sur ses carrés et ses chiffres.

Le Corbusier s’est embarqué sur le Vernon-S.-Hood, un cargo à destination de New York, à la mi-décembre. La traversée dure dix-neuf jours. Dix-neuf, plutôt que les six ou sept prévus par la compagnie. Une tempête épouvantable a secoé le navire les six premiers jours, et les treize autres se déroulent sur une mer agitée qui retarde la progression du cargo et transforme la traversée de l’Atlantique en un interminable cauchemar.

modulor-oic-01Les vingt-neuf passagers doivent coucher dans des dortoirs bruyants et puants, les cabines sont réservées aux marins. Le Corbusier, accompagné d’un ami, Claudius Petit, décide de faire contre mauvaise fortune bon cœur et déclare qu’il ne sortira pas de ce bateau houleux sans avoir trouvé l’explication de la règle d’or du Modulor. On parlemente avec les officiers, qui acceptent enfin de libérer une cabine pour lui permettre de compléter ses équations. Le Corbusier réussit ainsi, le matin, de huit heures à midi, et le soir, de vingt heures à minuit, à travailler tout son soûl dans une cabine. Il doit réintégrer le dortoir, la nuit, pour se coucher avec les autres passagers, malades du roulis et du tangage que la mer déchaînée ne cesse de provoquer.

On imagine Le Corbusier, attaché à sa chaise afin d’éviter de chuter lors des mouvements latéraux du cargo, le dos voûté, ses feuilles éparpillées sur une table en formica, accumuler les calculs et les dessins, tandis que le vent siffle à tue-tête et que les vagues font tanguer le navire. Il doit se concentrer pour ne pas perdre le fil de ses séries et dessine à mains nues, même si le froid lui glace les doigts. C’est un travail herculéen, mais un travail de l’esprit; et les éléments qu’il affronte ne sont pas faits d’eau et d’air, mais de lignes et de traits, de formes régulières dont les correspondances suivent une logique qu’il ne parvient pas à identifier hors de tout doute.

Il y passe Noël et le jour de l’An. Des journées entières, préoccupé par des échelles qui fuient comme le font les serpents; des journées coupées en deux parties égales passées à revoir les principes de son invention et à concevoir les deux séries qui en déterminent les valeurs fondamentales.

Le Corbusier a dans sa poche un ruban gradué, que lui a construit un ami à partir des premières approximations du Modulor. Il repose dans une boîte en aluminium de film Kodak. Cette boîte, le Corbusier la portera sur lui jusqu’à ce qu’il la perde, quelques années plus tard, en Inde, lors d’une expédition sur les chantiers de Chandigarh.

Il sort souvent son ruban dans les lieux les plus inattendus, pour procéder à des vérifications et à des calculs. Sur le cargo, avec quelques passagers informés de ses travaux, il s’est même accroupi sur la passerelle du commandant pour en vérifier les mesures. Elle paraissait agréablement proportionnée et il a eu l’intuition, fort juste d’ailleurs, qu’elle respectait dans ses mesures l’échelle du Modulor.

Pendant que roule et tangue le navire, il dresse ses échelles de chiffres. Ces derniers, se dit-il, doivent engager la stature humaine et représenter les points décisifs de l’encombrement de l’espace, cette place que le volume du corps humain occupe. Les chiffres doivent être anthropocentriques. Il dessine des carrés et les transforme; il en double la superficie, puis il les fait pivoter et trace des diagonales. Il inscrit des chiffres, des unités dont il double la valeur, puis il établit des rapports, multiplie et divise. Plus les éléments se déchaînent à l’extérieur, plus sa concentration est grande.

Il dessine à répétition des croquis d’un homme à la main levée qu’il barre de traits horizontaux, aux pieds, au plexus solaire, à la tête, puis à l’extrémité des doigts de la main gauche levée, le bras étendu le plus loin possible. Ces points sont les méridiens du Modulor, les parties essentielles de cette échelle de proportions qui, par miracle, correspondent aux séries de Fibonacci. Le Corbusier découvre donc, en mariant peinture et calculs, mathématiques et géométrie, figures humaines et abstraites, que le corps de l’homme est mathématique, que les points saillants de son anatomie respectent des proportions qu’il est possible de reproduire, qu’il faut même projeter à la grandeur du monde. Le corps de l’homme est une base harmonique fondamentale et il doit s’imposer comme la mesure de tout.

Le 6 janvier 1946, dans sa cabine de cargo, sur du papier mouillé, il compose enfin l’image du Modulor, l’image devenue canonique de l’Homme-à-la-main-levée, striée de barres et accompagnée de la double spirale des séries bleues et rouges de Fibonacci. Quand il sort de son enfer maritime, quand il met les pieds sur le sol américain, livide et exténué, le Modulor n’est plus une intuition, il est devenu une réalité. Quelque chose est né. En plein orage, dans un moment de disharmonie complète, ballotté en pleine mer, une oasis a été isolée. Une note simple et cristalline.

Quelquefois, il faut reculer de quelques pas pour mieux s’élancer. Le retard de deux semaines du cargo a été un don. Celui d’une grille maintenant réelle. D’une figure coulée en quelque sorte dans le béton de son imagination.

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Le Corbusier

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Mirage. Cinquième mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/28/mirage-cinquieme-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/28/mirage-cinquieme-mouvement/#comments Tue, 28 Jul 2009 16:10:11 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=375 IMG_2745-low

Le Temps du rêve souffle où il veut.
Les chants de pistes qui lui sont liés découlent de cette conception de l’imagination et du rapport au territoire. Il semble que les Ancêtres, quand ils ont exploré à l’occasion du Temps du rêve le continent australien, aient laissé dans leur sillage une suite de mots et de notes de musique qui constituent des pistes, véritables voies de communication entre les tribus.
Le territoire est marqué par une écriture illisible, voire invisible pour les non-initiés, mais qui lui donne une forme, qui le fait exister.

Le Temps du rêve ne peut être abordé, en tant que potentialité, que si des chants de pistes témoignent de sa présence en amont. Une potentialité, par définition, échappe à toute actualisation. Dès qu’elle s’est actualisée, elle a commencé à se dégrader, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, son souvenir. Mais cette trace même imparfaite est la seule façon d’en inférer la présence.
De la même façon, le musement ne peut être décrit que si une parole quelconque parvient à témoigner de sa présence initiale. En fait, tout parole, en tant qu’actualité, implique une potentialité que le musement identifie comme processus. S’il apparaît comme le jeu pur d’une pensée libérée de ses amarres, ce qui remonte à la surface n’en est jamais qu’un reste, une pâle version, dénuée de toute vitalité, mais c’est tout de même un témoignage, le seul qui puisse exister.

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IMG_2342Pour Bruce Chatwin, ces chants de pistes constituent « un labyrinthe de sentiers invisibles sillonnant tout le territoire australien » (Le chant des pistes, in Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque Grasset, 2005 (1987), p. 606).
Le territoire n’a commencé véritablement à exister qu’à partir du moment où il a été chanté dans le Temps du rêve. « En amenant le monde à l’existence par le chant, dit Chatwin, les ancêtres avaient été des poètes dans le sens originel de poiesis, la ‘création’. » (Le chant des pistes, p. 619)

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Dans le mythe grec, pour sortir du labyrinthe, il faut un couple lié par un fil, c’est-à-dire un être qui s’aventure dans le dédale, Thésée, et un autre qui l’aide à revenir, Ariane. Le premier est l’oubli et la seconde, le rappel. Sans Ariane, le labyrinthe est un tombeau.
Les mêmes éléments sont essentiels pour revenir et retenir quelque chose du musement. Un couple lié par un fil, celui de la parole. Un être, un museur, qui explore à l’aveugle les voies de l’oubli et de l’échappé, et un autre, un scribe, qui prend note de ce qui a été recueilli.

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Les chants de pistes sont connus par les occidentaux comme « des ‘itinéraires chantés’ ou ‘pistes de rêves’ et des aborigènes sous le nom d’‘empreintes des ancêtres’ ou de ‘chemins de la loi’. Les mythes aborigènes de la création parlent d’êtres totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence. » (Chatwin, Le chant des pistes, p. 606)

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Dans le Temps du rêve, la langue n’est pas arbitraire, mais motivée. Chanter le nom des choses les fait venir au monde. Nommer, c’est faire exister. Et cette assertion a une valeur ontologique. L’existence en question n’est pas limitée aux faits sociaux et conventionnels, elle embrasse la vie elle-même.
Dans la Genèse, Dieu façonne du sol tous les animaux et il les conduit à Adam pour voir comment celui-ci les appellera : « chacun devait porter le nom que l’homme lui aurait donné » (Gen 2 : 19). Le savoir du premier homme est inné, sa langue est parfaite, et les noms qu’il donne aux animaux sont ceux que Dieu leur reconnaîtra. L’homme et Dieu parlent la même langue : une langue qui est dans une relation nécessaire aux choses de ce monde, puisqu’elle permet de les identifier exactement, hors de tout arbitraire, et ultimement de les faire exister.
Le Temps du rêve et la Genèse adhèrent à une même conception du langage.

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Les aborigènes, selon Chatwin, ne conçoivent pas « le territoire comme un morceau de terre délimité par des frontières, mais plutôt comme un réseau de ‘lignes’ et de voies de communications entrecroisées. » (Le chant des pistes, p. 661)

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« Pour certains, les pistes chantées étaient comme L’Art de la mémoire à l’envers. Dans le merveilleux livre de Frances Yates, on apprend comment les orateurs de l’époque classique, Cicéron et ses prédécesseurs, bâtissaient des palais de mémoire en liant les parties de leurs discours à des structures architecturales imaginaires; après avoir fait le tour de chaque architrave et de chaque colonne, ils pouvaient mémoriser des longueurs colossales de discours. Les diverses parties étaient connues sous le nom de loci ou ‘lieux’. Mais en Australie les loci n’étaient pas de simples constructions mentales, mais existaient depuis toujours sous la forme des événements du Temps du rêve. » (Le chant des pistes, p. 906)

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IMG_2825Les chants de pistes constituent un labyrinthe de sentiers invisibles, lié au Temps du rêve.
Or, le labyrinthe est justement, et très précisément, l’antithèse des palais de mémoire (je développe l’argument dans La ligne brisée, dont je reprends ici un extrait). En tant que structure faite pour s’égarer, il apparaît comme un lieu de l’oubli, non pas d’un oubli pur et simple, comme une amnésie complète, mais un oubli partiel, une pensée désarticulée, toujours capable de comprendre qu’elle est dans un dédale, mais impuissante à rétablir les liens qui unissent les tracés entre eux. C’est une pensée qui capte, sans pour autant retenir l’ordre des choses, une pensée désordonnée qui se réinvente sans cesse, car elle ne repose pas sur ce qui est déjà établi. Or, c’est la définition même du musement.
Pour Yates, «L’art de la mémoire est comme une écriture intérieure.» (L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 18) Le musement est cette même écriture, déliée, s’écrivant toute seule. L’identité n’y est pas maintenue par répétition ou procédé d’attribution; elle l’est plutôt par invention, renouvellement et conquête d’un territoire qui est celui, intérieur, de la pensée elle-même.

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Le chant des pistes est un musement de nature géopoétique. Et on comprend intuitivement que c’est une poétique qui est ainsi mise en scène, un rapport à la création essentiellement dynamique, qui repose sur les potentialités infinies d’un Temps du rêve, métaphore chronotopique et mythologiquement articulée du musement.

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Chatwin avait anticipé ce rapport dynamique à la création, déclarant lors d’une généralisation peu commune chez lui, qu’il avait l’impression « que les itinéraires chantés ne se limitaient pas à l’Australie, mais constituaient un phénomène universel, le moyen par lequel les hommes marquaient leur territoire et, en conséquence, organisaient leur vie sociale. Tous les autres systèmes qui lui ont succédé n’étaient que des variations – ou des perversions – de ce modèle originel. » (Le chant des pistes, p. 907)

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Chatwin se plait à imaginer des chants de pistes « sur tous les continents, à travers les siècles », et des « hommes laissant derrière eux un sillage de chants (dont, parfois, nous percevons un écho). » (Le chant des pistes, p. 907-908) Je veux, à sa suite, proposer que la création littéraire, que toute création artistique, n’est qu’un subtil chant de pistes, la production d’itinéraires chantés qui nous expliquent qui nous sommes et d’où nous venons, qui nous inscrivent dans un territoire (culturel et géographique), qui nous y lient et qui, en même temps, l’actualisent. Notre culture n’est rien d’autre que la face actualisée d’une potentialité, véritable rêve d’une socialité en coalescence.

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Nous sommes des êtres du temps et de la mémoire, uniquement parce que notre société nous a formés à penser notre rapport au monde en ces termes. Bien entendu, le temps, les saisons, les lunaisons, les durées variables de temps d’ensoleillement marquent nos vies. Mais la création littéraire, toute forme de création,  peut, voire doit s’affranchir de cette contrainte, si elle veut, non seulement rendre compte du présent et de ses exigences, mais s’ouvrir aux formes potentiellement infinies de l’imagination, par définition atemporelle.

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IMG_2816Nos pensées sont avant toutes choses des possibilités. Parler et créer, c’est arrêter le flux constant de pensées qui nous traverse, pour en capter un moment. C’est comme tendre un gobelet dans les eaux tumultueuses d’une rivière pour en ramener un verre. Que reste-t-il, dans ce verre, de l’énergie de la rivière? De l’écume, des remous, des vagues qui se brisent contre les roches? Plus rien, du moins en surface. L’eau du verre est calme et sereine, elle ne tressaille plus, elle se laisse boire sans réagir. Elle est à notre portée, tandis que l’eau de la rivière était véhémente, mais elle tire son origine de cette seule source. Entre nos pensées énoncées et la rêverie en action, entre la création et le musement, il y a le même écart. Et la même relation nécessaire. Il n’y a pas de pensée sans rêverie, comme il n’y a pas d’eau sans rivière.

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Le mince filet d’eau qui s’échappe du verre est un chant qui muse sur la rivière comme de son Temps du rêve original. Un rêve depuis longtemps perdu, et d’autant plus merveilleux qu’il ne pourra jamais être récupéré, renvoyé dans la strate des potentialités désuètes puisque déjà actualisées.

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Mirage. Quatrième mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/22/mirage-quatrieme-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/22/mirage-quatrieme-mouvement/#comments Wed, 22 Jul 2009 12:33:47 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=361 IMG_2633-low

Le mont Uluru a été chanté avant d’exister, il a été imaginé, dessiné, projeté sur la surface rouge de la terre. Il est issu du Temps du rêve, et ses pentes lisses comme de la pâte, ses formes arrondies et ses blessures qui laissent transparaître des ruches constellées d’alvéoles vides parlent d’un temps autre, d’un temps maintenant dépassé, quand tout émergeait, frais à l’esprit et tout à la fois scintillant et effrayant.

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Le Temps du rêve est, pour les aborigènes, l’époque de la création du monde.

«Toute création provient de la même source : le rêve et les agissements des Grands ancêtres. Toutes les étapes, les phases et les cycles étaient présents simultanément dans le Temps du rêve. » (Lawlor, Voices of the First Day, p. 15)

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La plupart des commentateurs signalent que l’idée de rêve ne parvient qu’imparfaitement à décrire ce temps mythique de la création du monde des aborigènes. Le terme a été conservé dans les diverses traductions, faute de mieux.
Notre vocabulaire est définitivement trop pauvre pour identifier les états de conscience que nous pouvons connaître. Notre dépendance à la rationalité et au sentiment de sécurité qu’elle engage – car rien n’est plus rassurant qu’une structure stable et prévisible–, nous incite à négliger les marges de notre imagination, ses mouvements ombragés, ses pourtours incertains. Nous avons plus de mots pour identifier les pièces d’une automobile que pour décrire nos états d’esprit.
Pour expliquer l’extraordinaire dynamisme du temps de création des aborigènes, nous n’avons qu’un seul terme, le rêve. Façon, entre autres, d’en réduire la portée, d’en banaliser les résultats. Ce n’était après tout qu’un rêve
D’autres notions pourraient être proposées pour signaler le caractère fondamental de ce temps de création.

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Le Temps du rêve, aurait ainsi dit Charles Sanders Peirce, est essentiellement une forme de musement. Et le philosophe américain a, lui aussi, résisté à décrire l’activité de création ou de recréation pure impliquée par son concept comme une forme de rêve.
S’il a commencé par le décrire comme une rêverie ou une méditation, il s’est ravisé, précisant qu’il s’agit avant tout d’une rêverie pleine, sans perte de conscience, sans absence complète de soi. Le musement est plutôt de l’ordre du jeu, mais d’un jeu aux propriétés particulières : « c’est du Jeu Pur. […] Il souffle où il veut. Il n’a pas de projet, hormis la récréation. » (« Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu », in Lire Peirce aujourd’hui, Gérard Deledalle, éd., Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990, p. 174)

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Le Temps du rêve aborigène est aussi un jeu pur, un jeu qui précède toute loi, parce qu’il en est le présupposé. Il souffle où il veut, comme un esprit qui s’aventure sur des chemins peu fréquentés et qui produit de l’inouï, du nouveau, une création originale.
Le Temps du rêve est une forme d’oubli actif qui permet la production et la création de formes essentiellement nouvelles et inédites. C’est un temps de création.
Et, peu à peu, il s’est imposé comme le Temps de la création, une fois enclenché le processus de mythification qui fait du passé lointain une origine.

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IMG_2755Comment quelque chose se révèle-t-il à nous? Quelle est la substance même des mirages?
Georges Didi-Huberman donne l’exemple de la poussière en suspens : « La poussière nous montre qu’existe la lumière. Dans le rai qui tombe au sol, du haut d’un oculus, la poussière semble nous montrer l’idéale existence d’une lumière qui serait épurée des objets qu’elle rend visible : entre un vent d’éther et la fluidité sans but d’infimes particules. Il ne s’agit que d’une fiction, bien sûr, car l’objet, loin d’être épuré, est bien là et c’est la poussière elle-même. » (Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Minuit, 1998, p. 57.)
Le contenu des rêves, la matière même du Temps du rêve se révèlent à nous comme un rai de lumière laisse transparaître la poussière en suspens. Cette matière est à la fois présente et absente. Elle existe, même si elle est impalpable et essentiellement évanescente. Elle s’actualise juste assez pour que sa potentialité s’impose à l’esprit.

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Le musement est lui aussi un temps du rêve, une pure potentialité. Il se présente comme un dessaisissement, un mouvement continu de la pensée, un flot qui nous traverse jusqu’à ce que nous nous déprenions de lui, pour une raison ou pour une autre. C’est une forme de discours intérieur, qui ne doit pas être conçu comme une dérive occasionnelle, mais comme le moteur même de notre pensée. On peut le comparer à l’association libre, pratiquée en psychanalyse, qui n’est pas le musement, mais une façon d’en mimer le jeu. C’est surtout l’errance d’un esprit en plein processus créateur, processus qui ne nous apparaît qu’à la faveur de circonstances singulières : faisceaux de lumière, bruit incongru, découverte d’un paysage saisissant.

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Muser, c’est perdre la notion du temps, et c’est se perdre dans la contemplation de figures, de ses figures. Muser, c’est s’inscrire dans le temps du rêve et entreprendre de suivre ses propres chants de pistes, qui apparaissent alors comme cet indispensable ressaisissement par lequel nos éblouissements initiaux prennent forme.
Le voyage est un moment propice pour appréhender, ne serait-ce que de façon fugace, ce Temps du rêve, pour participer à la logique du musement, comme si la confrontation avec une géographie et un paysage inattendus entraînait une défamiliarisation qui forçait le regard à se renouveler, à sortir de ses ornières, afin de capter les indices de ce qui se terre normalement en arrière-plan.

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Mirage.
Je me suis rendu en Australie pour retrouver dans les mythes aborigènes de création du monde une forme inattendue de musement. Moi qui n’ai cessé d’en explorer les possibilités et les formes, ces dix dernières années, j’ai été étonné de le retrouver à l’œuvre chez un peuple dont je ne connaissais pratiquement rien.
Le Temps du rêve est une version mythifiée du musement.
Je ne suis pas encore certain de savoir ce qu’il faut en penser. Ce rapprochement est-il fondé ou une simple illusion? Le résultat d’un esprit porté à retrouver des signes et des alphabets même dans les pierres, à la manière de Roger Caillois?

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« Les formes et les dessins des pierres offrent un prétexte à la dérive de mon esprit autant qu’une énigme à sa réflexion. M’attardant à les regarder, il m’arrive également d’être distrait, détendu, flottant. Je navigue à l’estime ou à la corne de brume en ces eaux du songe. Si je pensais que l’illumination fût autre chose qu’un éblouissement, je dirai extatiques ces états opposés, proches parents les uns de l’hypnose, les autres du vagabondage, où se pressent des conjectures tour à tour strictes et sauvages comme une foison d’herbes folles, ortie et ivraie, envahit dans une promiscuité abominable des plants d’agronomes, de généticiens. »
Roger Caillois, Pierres réfléchies, Paris, Gallimard, 1975,  p.13.

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Mirage. Troisième mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/16/mirage-troisieme-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/16/mirage-troisieme-mouvement/#comments Fri, 17 Jul 2009 01:58:51 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=352 IMG_2749

D’où vient le passé?
D’où vient que le passé importe parfois plus que le présent?
Pourquoi faut-il que nous ayons organisé notre pensée en fonction de catégories comme le présent, le futur et le passé?
C’est la mémoire qui fait exister le passé. Sans mémoire, sans lieux ou palais  de mémoire, à la Cicéron et Simonide, surtout, qui est à l’origine du procédé, le passé n’a aucune présence. Il se disloque, comme un vent qui vient de passer et qui se perd dans l’immensité de l’atmosphère. Mais ce passé, quel est son rôle? Est-ce une loi? un matériau? une potentialité?

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IMG_2362En Australie, les arbres perdent leur écorce pendant les grandes chaleurs. Ils la perdent comme les serpents muent, laissant derrière eux des enveloppes d’une fine membrane translucide.
Les arbres se débarrassent de leur écorce qui tombe à leur pied et les oiseaux s’en emparent pour constituer leur nid. Il ne reste plus à ces feuillus que leur bois blanc. On dirait des spectres. Des arbres blanchis par une force souterraine. Et le blanc est accentué par cette gomme qui les recouvre et protège. Des arbres blancs, comme des souvenirs égarés, comme une attention sans aucune densité, sans aucune profondeur.
Ce sont des arbres qui s’offrent au vent et à la pluie. Des arbres sans protection. Nus, comme les enfants le sont en naissant.
Chaque été, ils perdent leurs souvenirs d’écorce et retrouvent une virginité blanche. Celle des sentiments purs, celle de l’innocence, celle de l’oubli.

*

Le koala, après le kangourou, est un des emblèmes de l’Australie. Ce marsupial au pelage gris et aux yeux rêveurs vit dans les eucalyptus dont il mange les feuilles. Il s’agit de leur seul aliment. Mais la valeur nutritive de ces feuilles est faible et le processus de digestion, extrêmement long. Les koalas usent toute leur énergie à les digérer et ils dorment près de dix-neuf heures par jour. Dix-neuf heures par jour à dormir et à muser.
À quel rapport au monde ces heures de vacances donnent-elles droit?
Les koalas dorment leur vie et les aborigènes décrivent leurs mythes d’origine comme un Temps du rêve, un Dreamtime.
Le musement a une emprise indéniable sur ce continent. Et je participe au mouvement.

*

IMG_2526Les aborigènes ne fractionnent pas leur existence en termes temporels, mais d’actualisation. Leur vie actualise une partie de la création du Temps du rêve.
Le passé n’est pas ce qui est terminé, mais ce qui s’impose comme potentialité, comme ce possible que le présent actualise. Il n’y a pas trois termes, comme avec le temps, mais deux. L’enchaînement est logique et non temporel. Potentialité et actualité. Premièreté et deuxièmeté. Il ne manque que la loi pour que la triade soit complète.
Robert Lawlor, dans un essai sur le Temps du rêve aborigène, explique : « Comme pour la graine, la potentialité de tout emplacement terrestre est imbriquée dans la mémoire de son origine. Les aborigènes nomment cette potentialité le Rêve de cet endroit, et ce rêve est au cœur du caractère sacré de la terre. Et seulement dans des états de conscience extraordinaires peut-on devenir sensible ou se mettre à l’écoute du rêve intime de la terre. » » ((Robert Lawlor, Voices of the First Day. Awakening in the Aboriginal Dreaming, Rochester, Vermont, Inner Traditions, 1991, p. 1)

*

J’essaie de penser en dehors du temps, mais je n’y parviens pas. J’essaie de penser ce que c’est que de parler et de penser en dehors du temps, et je suis incapable de me l’imaginer. J’ai vécu ma vie entière dans le temps, dans la pensée du temps, et je ne puis m’en extraire. Le temps a structuré mes pensées.
Quelle étonnante notion! Penser en dehors du temps…
Il faudrait peut-être, pour y arriver, arrêter d’écrire, cesser d’enfiler des mots sur des lignes invisibles qui disent par leur structure même le défilement du temps. Laisser le rêve envahir l’esprit et lui dicter une nouvelle façon de faire.

*

Tu ne peux pas emprunter le sentier avant d’être toi-même devenu le sentier, dit le proverbe.
Mais comment devient-on le sentier?
Dans quel état de conscience doit-on se mettre pour être à l’écoute du rêve intime de tout individu? Il faut suivre un signe de piste, entonner un chant de pistes. Se mettre à l’écoute de ce qui traverse toute parole juste avant qu’elle ne se taise.

*

Tout voyage réalise un rêve, même implicite.
Quel est le rêve de mon voyage en Australie? Ce rêve qui serait au cœur du caractère sacré de mon expérience? Peut-on s’inventer un rêve dans l’après-coup? Affirmer : voilà ce que j’étais allé chercher. Quand en fait on n’en avait aucune idée…
Le voyage est une dialectique où les réponses précèdent systématiquement les questions.
Est-ce mentir que de témoigner d’une vérité, quand c’est le jeu des contingences qui est à l’origine de sa découverte?

*

Le voyage échappe au défilement continu du temps, parce qu’il est un temps qui impose ses propres impératifs.
Ce n’est pas la grille horaire qui dit à quelle heure arrive le train.
C’est son entrée en gare.

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Mirage. Deuxième mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/13/mirage-deuxieme-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/13/mirage-deuxieme-mouvement/#comments Mon, 13 Jul 2009 21:49:26 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=338 IMG_2287

Le voyage est la découverte de contrées exotiques, de formes nouvelles et, surtout, de textures inattendues. Des strates minérales aux couleurs ocre, des fractures de la pierre, des entailles sauvages, de longues stries nervurées. Quand le paysage se fait précaire, ce sont les textures qui réapparaissent et dictent leur loi.
La géographie est une leçon de formalisme.

IMG_2284Nos yeux se posent sur le terrain que nos pieds foulent, et notre regard se perd dans les anfractuosités que la terre ouvre à quelques pas des sentiers. Nous sommes à la surface des choses, éternellement à la surface, rejetés à la périphérie du monde, et la première appréhension d’une couche inférieure nous angoisse comme le ferait l’ombre d’un dieu ancien.
D’où nous vient cette peur de l’invisible et de ce qui grouille sous terre? Pourquoi sommes-nous attirés par le vol des oiseaux, quand la structure rhizomique d’une fourmilière rivalise de complexité avec nos propres créations?
Cela nous enchante de savoir que Montréal est une ville souterraine, que s’étendent sous ses rues des kilomètres de couloirs et de centres commerciaux; mais de savoir que des termites ouvrent des galeries ventilées pour assurer le développement de leur communauté nous répugne au plus haut point. Nous préférons fermer les yeux.
Le vol des oiseaux est beaucoup moins dangereux, il ne laisse aucune trace dans le ciel.

*

Quand la lune est immense, ronde comme un sou et texturée comme une crêpe, elle nous indique que son orbite et celle de la terre sont convergentes. Le cinéma nous a habitué à apercevoir ces lunes exorbitantes qui trônent dans le ciel comme un soleil de nuit et à les interpréter comme des présages. Les pleines lunes sont dramatiques, elle attirent les êtres malveillants, des créatures assoiffées de sang ou des spectres attirés par la chaleur des corps vivants.

*

Nous sommes de plus en plus, face à la voûte céleste, comme des analphabètes devant une page d’encyclopédie. Fascinés, mais surtout dépassés. En contexte urbain, les étoiles parviennent péniblement à se tailler une place dans le ciel. Le smog et la pollution lumineuse ont raison des plus faibles qui s’inclinent et se retirent. La voûte n’est plus d’un noir bleuté constellé de points argentés, elle est grise et unie. Terne et sans vie.
IMG_2652Et quand, enfin, on découvre en plein désert australien une voûte riche et complexe, non seulement on n’y comprend rien, mais il est d’ores et déjà trop tard. On ne pourra jamais récupérer la science requise pour en comprendre l’architecture. Les données sont trop complexes, il faudrait une vie pour les assimiler.
On ne s’improvise pas astronome du jour au lendemain.
Quand on lève la tête et contemple la voûte céleste, au-delà de l’ébahissement que sa densité suscite, on se sent impuissant et déçu, sachant à l’instant même où on l’examine qu’elle restera en grande partie illisible.
Je suis confronté à une contradiction : je sais comprendre les plus récentes toiles exposées dans les musées, mais ne sais lire celle tendue depuis l’origine du monde au-dessus de ma tête.

*

Le voyage engage une temporalité qui lui est propre.
Il est à la fois un temps qui passe trop vite, une fois le périple terminé, et un temps qui passe très lentement, lorsqu’il n’est pas encore achevé. Le temps du voyage est ressenti comme un temps plein avec ses moments forts et ses fulgurances, comme un temps vide avec ses périodes d’incertitude et de doute.

*

Quand on est en voyage, la tentation est grande de ne plus revenir, de dire : voilà! je ne rentre plus, je continue, je fais du voyage mon mode de vie. Je ne veux plus qu’il soit une simple période circonscrite entre deux périodes de travail, mais un temps en soi. Son propre monde.
C’est un mirage, indéniablement. Pour un sédentaire, goûter au nomadisme et à son déracinement est une façon d’imaginer la fuite. L’altérité. La vie autre. Mais la perception s’efface aussi vite qu’elle a pu apparaître.
La défamiliarisation n’a aucune durée, elle est une rupture, nécessairement brève. Une rupture qui se prolonge évolue en nouvel état, elle redevient familière. Et la boucle se referme.
Si le mirage est puissant, c’est que cette défamiliarisation provoque des révélations, elle offre un aperçu sur ce qui a pu se tramer en arrière-plan. Dans le temps du rêve, dans le musement.
Le voyage transforme le lointain en événement intime.

*

IMG_2643Le voyage est un temps essentiellement fuyant.
Et le mirage est un leurre. C’est sa nouveauté qui est à l’origine de sa puissance. On ne peut en fixer l’expérience qu’artificiellement : en maintenant vivante son expérience par l’écriture, en reconstituant peu à peu sa figure.
Le mirage d’une vie autre ne repose pas sur la permanence d’un sentiment ou d’une forme, mais sur son apparition. C’est son irruption, la discontinuité qu’elle actualise, qui accentue ses effets de présence.

*

Je ne muse jamais autant que lorsque je suis en voyage. Les heures de route, les temps d’attente, les soirées à déambuler sur des quais décolorés et les périodes de pur ennui engagent au délestage et à l’errance de l’esprit.
Je rejoins le temps du rêve, je suis des pistes dont le chant est avant tout imaginaire et mon attention oscille entre deux mondes : l’un qui, bien qu’il me soit familier et intime, n’en finit pas de se reconfigurer et de me surprendre, et cet autre qui, découvert au gré des voyages, m’offre des perceptions inédites.
Le voyage affaiblit la frontière entre l’en soi et le monde, entre son passé et le présent, entre le quotidien et le mythe. C’est le principe premier du mirage : un décalage subtil entre les désirs et les perceptions.

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Mirage http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/10/mirage/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/10/mirage/#comments Fri, 10 Jul 2009 15:17:03 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=324 IMG_2608

Qui sait à quel mirage nous convie le voyage?
Quelle illusion il génère?
On entre dans un voyage, parfois, comme dans un temps du rêve. Les perceptions sont intenses, les révélations, multiples; mais leur actualité est de faible amplitude. Et leur pertinence, souvent, réduite.
Le voyage voit à l’ouverture de potentialités nouvelles et de formes singulières. Et on se surprend d’y retrouver, à l’occasion, des figures qui nous ramènent à notre propre origine.
Mais n’est-ce pas là le mirage le plus dangereux? Celui qui nous fait redécouvrir au loin ce que nous connaissons déjà?

Premier mouvement

IMG_2613Uluru.
C’est le cri du hibou au cœur de la nuit.
Un mythe de dieux anciens, issu de l’imagination d’un écrivain fiévreux.
Une créature aux yeux de sang et au pelage strié d’ocre et de noir.
Uluru!
Il faut le crier, ce nom, pour en entendre les échos sinistres et mélancoliques. Il traduit un sentiment de crainte face à un inconnu deux fois inconnu, car inconnu dans sa connaissance même.
Un mot à l’orée du langage.
Un mot aux limites de la lumière.
Lié au Temps du rêve et de la création.

*

Uluru!
Certains mots sont des énigmes qui font figure.
L’esprit s’arrête, étonné de retrouver dans le langage des formes qui répondent à ce que les sens ont entraperçu.
Existent-ils des mots qui parviennent à dire l’éblouissement au moment même où il survient?
Un mot argenté aux lignes brisées.
Les mots sont notre manière d’exister dans l’univers. Leur opacité est la marque de la complexité du monde, et de notre incapacité à le lire sans aide.

*

IMG_2632Le mont Uluru au crépuscule s’impose par ses couleurs primaires et ses formes minimalistes. Pourtant, les émotions qu’il suscite sont étrangement surréalistes.
Le mont frappe avec ses contours arrondis et assoupis. Le temps y apparaît ramolli, comme si la chaleur et l’odeur de poêlon surchauffé du désert venaient en perturber la saisie. On se croirait devant un paysage conçu par Dali ou de Chirico. Un paysage qui goûte le fer rouillé et le pourpre.
L’endroit paraît mystique, isolé dans un désert d’une grande aridité. La terre est d’un rouge oxydé, la chaleur est torride et les mouches collent au visage. Mais on se sent aspiré. Vers le plus lointain encore. Comme si le temps se mettait de la partie, s’ouvrant à l’immémorial.

*

IMG_2678Certaines montagnes ressemblent à des animaux, à des éléphants étendus ou à des têtes de loup.
Vu du ciel, l’Uluru a la forme d’une pointe de flèche, faite dans la pierre et qui porte les marques du travail requis pour lui donner son tranchant. Une immense pointe de flèche déposée sur le sol rouge, qu’un géant pourrait à tout moment ramasser et attacher à une tige à l’aide de tendons de kangourou pour en faire une flèche.
Les paradoxes de Zénon d’Élée auraient pu naître aux pieds du mont Uluru. La flèche propulsée par un arc bandé ne rejoint jamais les bords lisses de la montagne. Elle se perd en chemin, s’égarant dans les entrelacs d’un temps qui se segmente et se rompt en îlots, atoll sans cohésion qui laisse filer entre les doigts les instants vécus et aussitôt oubliés.

*

Certains paysages sont d’une complexité assumée, les formes et les couleurs se multiplient, et il faut à l’œil du temps pour en intégrer les contours, pour transformer la masse de perceptions en un tableau vivant et cohérent.
Il n’en va pas de même avec le Mont Uluru dans les territoires du nord de l’Australie. C’est sa simplicité qui en fait la beauté. Une masse de pierre rouge, presque unie, si on oublie les blessures causées par l’érosion, un ciel d’un bleu uniforme, nullement ponctué par des nuages dissidents, et un sol composé de quelques arbres malingres et de buissons étouffés par la chaleur.
Rien de plus.

*

Si notre regard n’a pas à se battre avec un influx complexe de sensations et de formes, il se perd dans la densité des formes compactes du monolithe, et dans l’incandescence de l’orangé du soleil couchant et des ombres étirées que l’horizontalité presque parfaite de ses rayons provoque.
Le regard longe les rayons du soleil, il en suit les ondes et ne les confronte plus comme en plein jour. On ne se bat pas avec la lumière au crépuscule, on l’accompagne, on en épouse les formes, et on se laisse porter par le pinceau d’une étoile qui glisse sur la pierre pour en souligner  la texture et les irrégularités.

*

Le Mont Uluru est une masse de pierre assoupie, comme une coulée de lave qui se serait immobilisée après une longue course. Sa forme endormie est apaisante, elle incite au recueillement, elle signale pourtant une intense activité géologique. Une force capable de faire émerger des entrailles de la terre des masses liquéfiées d’une pierre maintenant anesthésiée.

*

L’Uluru n’est pas un mont qu’on gravit, même s’il est possible de s’y aventurer quand les vents sont cléments et que le ciel est libre de tout orage.Son expérience est essentiellement visuelle. C’est une masse faite pour être contemplée de loin, pour être vénérée comme un dieu.IMG_2687
Son aura vient de la singularité d’une expérience visuelle d’une grande précision, celle des formes simples et des couleurs pleines.
Elle vient de son emplacement au milieu d’un désert inhospitalier, et d’un continent isolé dans les mers du sud.
Elle vient enfin de mes attentes comblées. Il ne peut y avoir de déception face à un tel panorama. Malgré ses innombrables représentations – les cartes postales, les brochures touristiques, les couvertures de livres –, le mont Uluru transcende ses copies et s’impose comme spécimen unique et comme expérience à éprouver dans sa singularité même.

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18 avril 1946 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/06/28/18-avril-1946/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/06/28/18-avril-1946/#comments Sun, 28 Jun 2009 21:52:05 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=270 (reproduction de cette nouvelle initialement parue dans XYZ la revue de la nouvelle, Montréal, n° 86, été 2006, p. 30-33. Reprise dans le cadre du projet de Calendrier imaginaire)

L’attente


Jackie broie du noir au marbre.
Des mésanges passent au-dessus du monticule.
Il tient son bâton très haut. Ses pieds sont ancrés de chaque côté de la plaque. Ses mains sont glacées, ses genoux pourraient céder à tout instant et, sur ses épaules, l’histoire elle-même s’est déposée, grise et envahissante.
Il attend.
jr-04Son heure, sa balle, notre avenir. La foule, dans les estrades, est bruyante. On suppute, on fanfaronne, les lèvres miment des insultes. Une femme endimanchée retient sa respiration. Elle cache dans ses mains nouées un crucifix qui lui irrite les paumes.
Jackie n’entend rien. Seule compte la balle qu’il doit frapper. Il ne regarde pas le lanceur qui, sur sa butte, prépare son offrande. Il ne voit rien des longues-vues qui l’auscultent, lui, le premier Noir à jouer pour une équipe de baseball professionnelle.
Les Royaux de Montréal affrontent, pour leur premier match de la saison, les Giants de Jersey City au stade Roosevelt et Jackie retient son souffle. Ce n’est rien, se dit-il, un geste mille fois répété, un jeu d’enfant. Il se voit encore gamin dans le champ derrière la maison lancer la balle de la main droite et, avant qu’elle retombe, la frapper de son bâton. Tchac! Le bruit distinct de la balle contre le bois. Tchac! Et les yeux se plissent pour suivre la balle dans sa trajectoire sinusoïdale.
Une première prise, une balle, un élan retenu au dernier instant : Jackie se mord la lèvre intérieure. Le jeu est fait de formes régulières : cercles, losanges et carrés.
Seul l’oubli est inégal. Personne ne pourra le forcer à s’y résoudre. L’oubli, nous le craignons tous, est le seuil de la conscience. En deçà de l’oubli, il n’y a qu’une forme abâtardie d’animalité.
Son regard porte sur un point imaginaire entre le lanceur et le marbre. Entre le passé et l’avenir. C’est un trou noir. Une géométrie instable. La balle le franchira dans un Big Bang qui laissera le passé en friche. L’avenir est en expansion et Jackie veut en précipiter l’irruption.
Déjà, la jambe gauche du lanceur se lève, le genou rejoint le torse, le bout du pied fixe le troisième but. Il a joint les mains, l’une recouverte d’un gant de cuir aux lacets blancs, l’autre protégeant une balle de ses longs doigts obscurcis. Dans quelques instants, Jackie le sait, le mouvement s’amorcera : la longue détente du lanceur tandis qu’il se déploie, la jambe gauche qui frappe le sol comme un cheval de cirque, le corps qui se projette vers l’avant tandis que la balle est amenée le plus loin possible en arrière, les bras dessinant un arc entier qui disloque le torse et écartèle les côtes, flottant de plus en plus librement dans l’apesanteur d’une attente démesurée, les muscles tendus jusqu’au point de rupture – un élastique qui bande ne ferait pas autrement, il vibrerait de l’énergie emmagasinée et sur le point d’être relâchée, il s’étirerait jusqu’à la décoloration, les fils de caoutchouc soumis à une pression longitudinale extrême, et c’est bien ce que devient le lanceur au moment ultime, un ressort sur le point d’être libéré, une structure à ce point de déséquilibre extrême –, puis, tout aussi assurément que le tonnerre roule après la foudre, bien que le bruit produit ne puisse être transcrit par aucune onomatopée connue, oscillant entre le sifflement du crotale et l’embrasement d’une allumette, le présent se contracte d’un coup, le corps entier du lanceur se mue en catapulte, le bras claque comme un fouet au moment du coup et la balle est projetée vers le marbre. La balle est projetée vers le marbre.
Le temps ralentit quand l’histoire enfonce ses pieux dans la terre meuble du passé. Il suffit d’une anomalie pour que le temps se détraque. Les appareils photographiques sortent de leur étui de cuir, les chapeaux sont rabattus vers l’arrière, les cigarettes sont écrasées du talon. L’attente s’ouvre à l’éblouissement.
Nous sommes le jeudi 18 avril 1946, et Jackie Robinson s’élance.

L’instant
jr-01Qui nous dira à quoi ressemble l’histoire? Qui nous expliquera de quoi sont faits nos récits? Un homme frappe un coup sûr, devant une foule incrédule; et c’est l’ordre du monde lui-même qui se recompose. Le passé pèse de tout son poids sur les événements qu’il transforme en vérités; pourtant, une seule et unique balle frappée avec force a la capacité d’en briser l’emprise.
Jackie n’entend plus les insultes. Il ne pense plus aux autobus ségrégués, aux tables minables à l’arrière des restaurants, aux portes closes, aux coups reçus, au mépris affiché des passants, aux regards craintifs des femmes qu’il croise sur les trottoirs, craintes mêlées d’attrait et d’un désir  à peine voilé, comme s’il n’était qu’une bête sauvage incapable de lire sur leur visage le trouble qu’il y jette.
Un homme est toujours seul devant ses juges. Toute question est un piège, tout lancer, une menace. La balle courbe ressemble à une allusion discrète énoncée par un procureur en mal d’aveu.
Jackie a tout chassé de son esprit. Plus rien ne le démonte, ni la jalousie, ni la condescendance, ni l’iniquité de ses pairs. Il n’a en tête que les mathématiques complexes de la balle, la ligne dessinée par le projectile lancé à plus de quatre-vingts kilomètres à l’heure, la rotation accélérée de son corps tandis qu’il complète son élan, un pivot qui visse ses pieds dans le gravier, et l’énergie cinétique transférée à ses bras qui vacillent sous le choc, le bruit clair et net du contact, tchac!, la masse comprimée de la balle qui s’enfonce, au moment de l’impact, dans le bois rude de son bâton, puis ce bref instant de confusion, tandis que le cerveau peine à interpréter toutes les données, une forme de déjà-vu qui immobilise le temps, fige la lumière et soulève la foule, tandis que peu à peu la vérité du coup s’impose aux sens : c’est une longue courbe qui, du marbre à l’extrémité intérieure du terrain, souligne la trajectoire de la balle jusqu’à son point de chute de l’autre côté du mur, là-bas, hors de la vue, à l’extérieur du terrain, au-delà de toute limite, là où les lois et les injustices se défont sous la pression des doigts.
Longtemps, la foule médusée contemplera la trajectoire de cette balle, comme écrite à la craie sur un ciel ennuagé. Calligraphie à peine lisible qui annonce pourtant aux plus lucides qu’une nouvelle ère débute.

Le don
L’histoire n’est pas un jeu, même si elle emprunte parfois des sentiers excentriques. Champs, losanges et abris.
Le 18 avril 1946, Jackie Robinson frappe quatre coups sûrs en cinq présences au bâton, dont un circuit, bon pour trois points, et trois simples, dans une victoire éclatante des Royaux de Montréal. Dans un triomphe espéré par les déshérités de ce monde, couleurs et langues confondues.
Le passé s’est fissuré, ébranlé par un simple coup de circuit, et les points marqués ont été portés au compte de l’humanité.

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Road closed 2. Et tout ce temps, je n’ai rien vu http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/05/03/road-closed-2-je-n%e2%80%99ai-rien-vu/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/05/03/road-closed-2-je-n%e2%80%99ai-rien-vu/#comments Sun, 03 May 2009 12:43:48 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=214 dsc00008

Comme bien des épreuves, la montée d’une paroi de glace permet de tester ses propres limites. On ne se bat pas contre la glace, on se bat contre soi, contre son propre corps, ses mollets, ses avant-bras et ses mains engourdies. On s’arrête subitement à quelques mètres du sommet, incapable de continuer, l’obstacle est trop imposant, trop puissant, et c’est légèrement déçu qu’on se laisse descendre, attaché à une corde qui lentement nous ramène à la sécurité.

Vue d’en bas, la paroi semble inoffensive, les angles sont peu prononcés, le chemin paraît facile à trouver. On se dit qu’on gravira la falaise glacée sans peine, qu’on saura se rendre au sommet. Mais quand, les deux pieds enfoncés dans la paroi elle-même, des éclats de glace dans les yeux, on lève la tête et aperçoit ce qu’il reste à franchir, tous ces mètres de rocs qui s’élèvent vers le ciel,  recouverts d’une eau cristallisée, on se rend compte que le regard est un mauvais juge et que les distances paraissent toujours plus faibles de loin que de proche. Quand la réalité se calcule en kilojoules, sa vérité ne peut plus être manipulée comme un raisonnement facile à plier. Elle se dresse, nue et imposante.

Les difficultés ne paraissent jamais de loin. Quand nous regardons une montagne aux parois abruptes, notre regard est fasciné par la forme des escarpements, les variations de couleurs, le bleu pâle et légèrement menaçant de la glace, le banc laiteux de la neige fraîche, les bruns délavés de la pierre, les gris tenaces des rochers. Notre perception est une prise, une forme d’appropriation. Nous avons vu, nous sommes là, nous pouvons nous approcher et témoigner de notre présence, prendre des clichés qui attesteront de notre regard.

Les yeux séparent le sujet de l’objet de ses perceptions. Ils atténuent les dimensions. Surtout, ils ne savent rien des épreuves. Notre regard nous plonge dans le monde, il nous y inscrit de façon irrécusable, mais il reste insensible aux véritables enjeux de notre présence dans ce monde.

Les yeux et les pieds ne connaissent pas la même réalité. La présence au monde, c’est notre corps qui l’assume. Ce sont nos pieds qui foulent un terrain, nos mains qui s’agrippent à des parois, nos avant-bras qui travaillent à planter des piolets dans des strates de glace, espérant qu’à travers les éclats la pointe aiguisée de l’instrument saura trouver racine dans ce masse de cristaux.

Les yeux aperçoivent des réalités qui ne les touchent pas. Mais le corps, le corps lui souffre et peine à se rendre à son but. Les yeux voient une falaise, en évaluent sommairement la hauteur et concluent à sa disponibilité. Le corps s’attaque à la masse d’eau gelée sur laquelle les yeux ont simplement glissé sans s’arrêter.

J’aurais voulu m’immobiliser en pleine ascension pour observer de près cette glace aux reflets d’acrylique, planter mon regard dans les formes bosselées de la paroi. Je m’étais dit que je prendrais un moment de repos pour observer l’environnement immédiat, les veines de la glace, l’ombre des roches qui transparaissent depuis leur sarcophage d’eau, les irrégularités, les trous, les stalactites et les glaçons, que je me retournerais pour observer le lac gelé, les montagnes qui s’y jettent, la courbure de la terre…

Je ne l’ai pas fait.

L’effort physique requis pour monter les quelques mètres prévus a bousculé mes projets. Je ne me suis pas arrêté à contempler les labyrinthes de glace, je me suis concentré sur mes pieds et mes mains, sur l’énergie requise pour monter un demi mètre. Je n’ai fait aucune pause, ou plutôt celles que je me suis permis ont servi à retrouver mon souffle et à activer la circulation sanguine dans mes doigts gelés. Je n’étais préoccupé que par mon corps et ses défaillances.

Je n’ai rien vu.

Mes observations se sont limitées à ma présence au monde et aux exigences qui venaient transformer de façon fondamentale ses paramètres ordinaires. Pour le dire simplement, au plus fort de l’activité physique, l’esprit n’est plus au sentiment esthétique, il est à l’effort, à la tâche à accomplir. Ensuite, une fois la montée complétée et la dose d’adrénaline redescendue, l’esprit revient à ce monde qui l’entoure et il se rend disponible à la possibilité de ressentir une émotion esthétique.

Je n’ai rien vu.

Pendant que je tentais de monter, mes piolets aux mains, mes bras levés et mes crampons fichés de façon précaire dans la glace, le temps semblait s’être ralenti, s’être inexorablement enrayé. Mes respirations étaient comptées, mes avant-bras tremblaient et ma progression devenait de plus en plus laborieuse. Je devais me retenir pour ne pas paniquer. Le temps était devenu d’une lenteur innommable, comme dans un ralenti cinématographique. Et dense comme un liquide. Si d’ordinaire, le tempds a la fluidité de l’air ou d’une masse éthérée, qui passe presque par inadvertance; là, sur la paroi de glace, il s’est épaissi pour devenir un brouillard où mes perceptions se sont dissoutes.

Et quand, redescendu de la paroi, le harnais détaché, les gants retirés, je me suis assis sur la neige, l’expérience m’est apparue comme extraordinairement brève. Un moment concentré. Un bloc de granit, mais de ces pièces de granit qu’on désigne comme graphique et où se trouvent gravés des lignes et des traits, comme si un alphabet y avait été tracé par les forces telluriques de la terre.

Les variations de notre perception du temps étonnent toujours. Pourquoi les rues de notre enfance paraissaient-elles beaucoup plus larges qu’elles ne le sont vraiment? Pourquoi les périodes d’examen semblent-elles beaucoup plus importantes que les quelques heures qu’elles occupent en réalité? Qu’est-ce qui fait que les instants denses de la montée redeviennent furtifs, presque effacés une fois descendu?

Peut-on connaître des expériences d’anamorphose? Je veux dire non pas voir une anamorphose sur une toile et parvenir, en changeant d’angle de vue et de distance, à distinguer ce qu’elle cache aux observateurs inattentifs. Je veux dire en faire l’expérience immédiate, directe, non médiatisée par une représentation, comme si notre présence au monde était une anamorphose,  que tout y était brouillé ou étiré sur le côté de sorte qu’on ne comprend pas tout de suite ce qu’on a expérimenté, et qu’il faut s’éloigner, prendre du recul, adopter un autre angle pour comprendre ce qui est vu.

Mon expérience sur la paroi de glace a été une anamorphose qui, maintenant que je m’en éloigne, se libère graduellement de la gangue qui la contenait. Elle n’en est pas encore totalement dégagée, de sorte que je ne suis pas encore certain de ce qu’elle signifie, mais j’aperçois quelques formes saillantes, je sens que bientôt la révélation sera complétée et que je saurai enfin ce qu’elle signifie, ce que ces quelques instants passés avec mes limites doivent me dire.

Me dire de moi. Me dire de la vie. Me dire de la mort.

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Road Closed. Mythe, sommeil et glace http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/04/26/road-closed-mythe-sommeil-et-glace/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/04/26/road-closed-mythe-sommeil-et-glace/#comments Mon, 27 Apr 2009 02:46:36 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=207 Offert à Hélène Guy

1

Sorti de ma salle de cours comme on tombe d’une falaise, j’ai dévalé les marches pour me rendre sur le quai du métro.
Les mots de John Hawkes résonnaient encore dans ma tête, tandis que les passagers s’entassaient dans le wagon. Le coma et le mythe sont inséparables, écrit-il dans La mort, le sommeil et un voyageur. « On ne peut faire l’expérience d’un mythe authentique que dans le coma. »
On m’avait prévenus que camper, en hiver, c’est faire une cure de sommeil. On dort près de onze heures par nuit sous la tente, emmitouflés dans ces sacs de couchage qui nous transforment en momies.
À quel mythe allais-je participer? À un mythe du nord, fait de froid et de voyageurs perdus dans des sentiers de nuit, d’escalade de glace et de parois enneigées, de bourrasques qui font trembler les toiles, de montagnes aux formes animales et d’étoiles trop nombreuses pour qu’on puisse les identifier.

2

Les vérités sont faites pour n’être jamais révélées de face, mais appréhendées du coin de l’œil, au moment où le rêve étend son emprise sur la surface bleue de la conscience. Elles ressemblent en cela aux rideaux de glace contemplés en contre-plongée.

3

L’aventure commence là où la route s’arrête.
Nous nous sommes élancés des raquettes aux pieds, des sacs alourdis d’équipement sur le dos et un rien d’appréhension, sur une route fermée par des barrières de bois blanc. Road closed, était-il écrit, comme s’il suffisait de ces quelques mots pour ouvrir la voie à l’aventure. Mots innocents. Mots sans arrière-pensée, même s’ils nous indiquaient l’entrée de l’arrière-pays.
Road closed.
J’aurais voulu pourtant qu’il n’y ait pas de route, que nous entrions directement dans le bois, comme des chasseurs à l’affût de gibier, que de nos mains nous nous tracions une voie entre les branchages, que le chemin de neige damée tracé par nos raquettes signale notre volonté de faire bande à part, de retrouver un peu plus de cette liberté dont nous ne comprenons que trop mal les exigences.

4

Nous avons établi notre camp à quelques mètres à peine d’un chemin. Nous avons monté nos tentes, écrasant la neige avec nos bottes et dégageant une aire commune où nous allumerions un feu. Tout paraissait trop facile.
Àla nuit tombée, quand la température a chuté et que le vent s’est levé, il a fallu se battre contre les toiles qui résistaient péniblement aux assauts répétés des bourrasques. L’eau daignait à peine bouillir, nos membres devenaient vite ankylosés, tout geste comportait subitement une dimension technique insoupçonnée.
J’ai dû me rendre compte que ce n’est pas l’éloignement qui fait l’aventure, mais le froid, la nuit, toutes ces choses qu’on nomme les éléments.
dsc00019

5

Les étoiles étaient d’une grande précision dans le ciel. De faibles lueurs émanaient des deux tentes écrasées. Le ruisseau grondait à ma gauche, ses eaux bouleversées par les plaques de glace. Le vent me frappait le visage. Je respirais, attentif aux morsures du froid.
Subitement, j’ai aperçu une faible lueur sur le sentier. Des gens avançaient lentement, à peine éclairés par une lampe frontale. La tache de lumière oscillait au rythme des pas des voyageurs, cercle instable qui tantôt se perdait dans l’immensité de la nuit, faisant ressurgir des ombres d’un passé à peine éteint, et tantôt montrait le sol où les pas alourdis pouvaient s’enfoncer dans la neige à peine tapée du soir.
J’ai crié, me rappelant que deux membres du groupe n’étaient toujours pas arrivés. J’ai appelé, espérant ainsi attirer leur attention. S’ils continuaient sans remarquer le campement, ils pouvaient se perdre dans ce sentier dont je ne connaissais que l’entame.
Mais personne ne s’est arrêté. Le cercle de lumière bleue a continué sa lente progression sans tressaillir. M’avaient-ils entendu? Étaient-ce seulement eux? Je n’ai pas osé m’élancer à leur poursuite.
Je suis retourné dans la tente, incertain de ce que j’aurais dû faire. J’ai plongé dans ma momie, enrubanné de vêtements noirs au tissu moulant.

6

À quoi ai-je rêvé, enfoui dans mon sac de couchage, une tuque noire sur la tête?  Quel mythe ai-je rejoint dans cette cure de sommeil qui vient avec le froid et la nuit?
Je ne sais pas.
Des images du Tibet me sont revenues, comme si les lieux communiquaient entre eux par une quelconque magie. Des paysages de pierre, des bribes de phrases, des saveurs âcres. Un ciel essoufflant.
Depuis mon enfance, je n’ai plus jamais revu d’aurores boréales. Ce fait d’une tristesse absolue m’est revenu.

7

Les motoneiges ont défilé une partie de la nuit comme des processions dans le sud des Etats-Unis au temps de la ségrégation. Notre campement était tout à côté de la boucle où elles venaient faire demi-tour.  Nous avons entendus les hommes parler à travers leurs walkies-talkies. Mais qui sont ces gens qui se suivent la nuit sur des chemins à peine balisés? Y a-t-il des femmes? Que voient-ils de cette nature qui les entoure? Rien. Toute leur attention porte sur la neige, la piste, le bruit du moteur et de la chenille, leur place dans la procession. Ils reproduisent un comportement de meute. Ils n’explorent pas, ils conquièrent. Ils prennent possession d’un territoire.
Nous n’étions, heureusement, pas sur leur route.

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8

Le chant des pistes ne suit jamais le chemin escompté. Il emprunte sa propre voie. Le mythe que l’on pourchasse n’est jamais celui que nos actions improvisées réveillent.
Je rêvais de me perdre dans l’immensité de l’hiver, je me suis réveillé dédoublé, et déboussolé par ce que j’allais vivre.

9

Pourquoi les parois de glace sont-elles d’un bleu clair, tirant sur le vert? À les regarder de loin, elle paraissent inoffensives. Quelques mètres à peine de haut, une surface lisse, légèrement ondulée, entourée de neige, de roches et d’arbres. À peine les remarque-t-on du chemin. L’hiver nous a enseigné à les reconnaître aux flans des falaises. Elles n’ont plus rien d’émouvant. Il suffit pourtant d’être tombé une seule fois en glissant sur une plaque de glace dissimulée sous la neige pour en appréhender le danger. La glace est la plus traître des surfaces. On ne s’y agrippe pas, on y glisse, sans espoir de rédemption.

10

Mes piolets attachés aux poignets – on aurait dit des armes offensives faites pour éviscérer des baleines ou des élans –, des crampons fixés sous mes bottes rigides, une corde nouée autour de la taille, un casque blanc vissé, un vague souvenir de coupure en tête, la paume de la main ouverte suite à une chute sur de la glace, du sang qui coulait jusque sur mes cuisses d’enfant,  j’ai entrepris d’escalader la paroi.
Je n’avais rien à craindre, Bertrand, le premier de cordée, assurait mes moindres gestes. Bertrand, comme moi. J’avais un double tout en haut de la plaque de glace, qui me surveillait et me retenait, le cuissard alourdi de mousquetons et de vis. Un Bertrand à chaque bout de la corde. L’un, tout en haut, attaché à un arbre et prêt à entrer en action à la moindre défaillance; l’autre, tout en bas, tâchant de ne pas perdre l’équilibre tandis que la glace résistait aux assauts de ses piolets. Lequel encore étais-je?
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser, empreint d’un étrange pressentiment, à ce qui pouvait arriver quand nous nous rejoindrions? Quand les deux Bertrand seraient réunis en haut des glaces? Ne sait-on pas que les doubles sont de mauvais augure? Qu’à leur réunion des monstres sont créés qui requièrent sacrifice, comme un pharmakos de glace?

11

Mon esprit parfois me joue des tours. Il ne s’est rien produit à mon arrivée, évidemment. Mes mains étaient gelées, mon dos était en sueur, mes bras épuisés ne m’auraient pas permis de gravir un mètre de plus, mais la falaise ne s’est pas vengée, la terre n’a pas tenté de nous séparer.
Rien de néfaste ne s’est produit.
Il est vrai, tout de même, que le crampon de mon pied gauche s’est défait et que je suis allé valser au bout de ma corde, retenu par Bertrand qui m’a dit de tenir bon. J’ai longtemps été en perte d’équilibre, amputé d’un point d’appui à plus de trente mètres de haut. Mais Bertrand a réussi à remettre l’appareil à ma botte sans trop de peine.
Il est vrai aussi, immédiatement après, que le crampon du pied droit de Bertrand s’est défait à son tour et que j’ai dû, moi, Bertrand, dernier de cordée, l’aider à le remettre à son pied.
Étonnant, a dit Bertrand, surpris que son équipement le lâche sans raison.

12

Deux Bertrand réunis par une corde.
Dans le mythe, les hasards n’existent pas. Tout est motivé. La plus infime blessure répond à des impératifs symboliques. C’est la loi du mythe. C’est le mythe en tant que loi. Mais qui sait, au moment où la chute est déjà amorcée, l’équilibre définitivement rompu, à quel mythe répond l’événement? À quelle loi est-on soumis?
Mais les sommets n’incitent pas à l’introspection. La montagne requiert notre entière attention.
J’avais perdu pied au moment où je me croyais en sécurité. Le mythe tolère rarement les négligents.

13

J’ai suivi du regard le profil de la montagne qui m’entourait, subitement frappé par sa masse lourde et silencieuse. Pourquoi m’apparaissait-elle proche et lointaine en même temps? Était-ce parce que je connaissais maintenant l’effort requis pour atteindre son sommet?
Le regard crée de fausses impressions de proximité. Ces formes arrondis, il faut entreprendre de les gravir pour comprendre leur étonnant éloignement. Elles ne sont accessibles qu’en imagination, quand le corps de nos rêves se rend là où le regard se perd.

14

La montagne, de l’autre côté de la rive, ressemblait sous certains angles à la tête d’un éléphant, avec trompe et oreilles. Je discernais sa figure sans peine. Dans le ciel, un nuage s’étirait comme un chevreuil mort dans la neige. À côté de moi, la branche cassée d’un bouleau cendré était pliée comme une couleuvre géante, engourdie par le froid. Au sol, je reconnaissais sans peine des traces de lièvres et de mulots, déjà mangés par les renards. Des oiseaux en plein vol traversaient mon champ de vision et laissaient de subtiles traces sur ma rétine.
J’étais seul et, pourtant, tout autour de moi, gravitait une faune imaginaire.
Ce que nous voyons nous regarde.
Ce que nous imaginons nous comprend.
Nous projetons un monde à notre mesure qui répond en disposant des signes à l’image de notre trouble.

15

Rien ne ressemble plus à un alpiniste qui assène des coups de piolets sur une paroi de glace qu’un mineur qui frappe à coup de pioche sur de la pierre. Sauf que l’un tente d’ouvrir le mur afin d’accéder à ses secrets, tandis que l’autre n’entend pas dépasser sa surface. Il s’en sert pour se déplacer. L’un creuse, l’autre s’élève.
Ce n’est pas le contenu du mur qui intéresse l’alpiniste, mais sa forme. Le tracé qu’il découvre dans ses lignes et replis. Pourtant, les éclats de glace qui se répandent en cristaux sous les coups du piolet ressemblent aux structures telluriques des roches fendues par la pioche.
Le mineur est un somnambule obsédé par les formes évanescentes d’une vérité tapie au fond du roc. Il n’a rien du rêveur dont le regard s’ouvre sur l’horizon dégagé des sommets.
Ils se rejoignent dans l’excès.
Dans la recherche d’un absolu.
L’horizon, un filon.

16

De quoi parle-t-on, à la nuit tombée, autour d’un réchaud qui déjà refroidit? Les expéditions, même les plus timides, ouvrent les parois de la mémoire qui laisse jaillir les souvenirs. Récits de lacs gelés et de vêtements détrempés au Nouveau Québec, de vents implacables en Patagonie, de ravins et de sherpas malmenés.
Le mythe impose son rythme, quand les contes sont mis en cordée. Et la nuit permet toutes les outrances.

17

La deuxième nuit, j’ai dormi par à-coups. La présence de ce double à quelque pas de moi m’avait rendu anxieux. Le moindre bruit me faisait sursauter et je suis resté de longs instants à attendre que cesse la rumeur. Je me revoyais contre la paroi, suspendu par une corde mauve, mes piolets menaçants au bout de mes bras ballants. Je me laissais tomber. Bertrand me récupérait.
Les russes ont inventé, il y a longtemps, un terme pour rendre compte de ces étonnantes différences qui rendent nos expériences singulières. La défamiliarisation. Voilà exactement ce que je ressentais dans mon sac de couchage, collé contre la paroi humide de la tente. Avait-il neigé? Étions-nous recouverts?
Bertrand dormait-il? Quels rêves l’emportaient?
Plus rien de familier ne m’entourait.
Le blanc est la couleur de l’oubli. On ne peut rien en dire. Et pourtant, quand on le décompose, il devient un arc-en-ciel de rêveries. C’est le matériau même des mythes. Et des chutes.

18

Le texte est une paroi de glace. Je peux l’écrire, bien au chaud devant l’écran bleuté de mon ordinateur. Ce n’est pas un mur qu’on éventre avec sa pioche, c’est une surface glissante qu’on entreprend de gravir.
À tout moment, on risque de perdre pied. Le piolet peut rebondir sans trouver de prise, malgré la force des coups portés, les crampons peuvent venir à se détacher, les mains sont de plus en plus glacées et gauches. Les difficultés se multiplient.
Écrire, gravir. Aucune voie n’est tracée à l’avance, les passages aisés deviennent vite impraticables, il faut reculer, repartir, la chute n’est jamais très loin. La plume peut perdre prise sans trouver de rebondissements, les brouillons se détacher et les manuscrits paraître gauches et déplacés.
C’est une activité sans fin. On sait où l’on commence, mais jamais où cela s’arrêtera. Et, rendu au bout, le travail n’a fait que commencer. Car il reste à tout reprendre. Mais à l’envers.
La réécriture est un retour. Un rappel.
Et ce n’est qu’après avoir tout réécrit, retraçant ses pas et récupérant ses cordes, qu’on peut enfin
admirer la paroi.

19

Les routes ne sont jamais fermées.
Parce que l’imagination jamais ne cesse de suivre sa propre voie.
Même la nuit, dans un sarcophage en tissu synthétique.
Je sais maintenant qu’il existe, dans cet univers que j’examine à la loupe lorsque je transcris mes expériences vécues, deux Bertrand réunis par une corde, plaqués contre une paroi de glace qui leur renvoie l’image bleutée de leur figure étirée.
Image figée de toute éternité.
Ce fait ne me rassure pas.

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