Ce n'est écrit nulle part » numérique http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Je n’ai plus la télé depuis le passage au numérique http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/02/15/je-n%e2%80%99ai-plus-la-tele-depuis-le-passage-au-numerique/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/02/15/je-n%e2%80%99ai-plus-la-tele-depuis-le-passage-au-numerique/#comments Wed, 15 Feb 2012 15:46:42 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1749 Le passage au numérique

Le passage au numérique

Je n’ai plus la télé depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus d’oreilles de lapin depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus de bruit de fond depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus toute ma tête depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus de temps libre depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus lu de livre de poche aux pages desséchées depuis le passage au numérique. C’est pas grave, les feuilles acides de ces livres me donnaient de l’urticaire.
Je n’ai plus regardé un film sur cassette VHS depuis le passage au numérique. La dernière cassette que j’ai voulu lire a été avalée par le lecteur et j’ai dû couper le ruban pour dégager la cassette. J’ai coupé le cordon.
Je n’ai plus regardé de postes communautaires où les Jojo Horoscope du monde entier rivalisent avec les adeptes des soucoupes volantes ou du jovialisme expérimental depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus d’insomnie depuis le passage au numérique. Parce que dès que je me réveille, même au milieu de la nuit, je me déplace devant mon écran d’ordinateur et je navigue. Mes insomnies sont devenues des navigations au long cours sur des mers de données. Mes insomnies sont peuplées d’images virtuelles qui passent en diaporamas improvisés. Je vais de révélations en révélations, et je finis par me rendormir, les mains sur le clavier.
Je n’ai plus d’angoisses existentielles  depuis le passage au numérique, parce qu’elles sont toutes en surface, mes angoisses, projetées sur l’écran plat de mon ordinateur portable. Elles sont là, à la vue et au su de tous, maquillées sous la forme d’assertions bénignes de 140 caractères ou moins ou de courtes entrées sur la page d’accueil d’un réseau social. À quoi pensez-vous? me demande-t-on. Dites tout ce qui vous passe par la tête. Et c’est pas grave si c’est nul. L’important est de participer, d’alimenter le réseau. De socialiser.  Mais à quoi est-ce que je pense au juste? Est-ce que je le sais? Ce que j’écris que je pense, est-ce vraiment ce à quoi je pense au moment où je l’écris? Bien sûr que non. Je ne sais jamais ce à quoi je pense.  Cela se passe à mon insu. Ça pense. Ça pense. Et j’en capte des moments. Je transcris des trucs. Mais ça ne veut rien dire. De la fonction phatique. Un bruit de fond. Ah oui, j’oubliais, je n’ai plus de bruit de fond depuis le passage au numérique.
Je ne m’alimente plus que de flux depuis le passage au numérique. Flux d’informations. Flux d’images. Flux de pensées. Mon identité est devenue flux.
Je n’ai plus droit qu’à des informations fragmentaires depuis le passage au numérique. Des titres de nouvelles, des dépêches parcourues du regard, des extraits de vidéoclips, des images dont je ne lis pas les légendes, des figures entr’aperçues, des soupçons de pensées. Je sens que je me disperse. Que je tergiverse. Et ça me bouleverse.
Je n’ai plus grand chose à écrire depuis le passage au numérique. Tout est déjà là de toute façon. Je me rends sur google books, je contemple la masse de données en ligne, et je me dis que Borges serait malheureux, lui qui est devenu aveugle avant l’actualisation de ses rêves les plus fous. Je me dis qu’Homère serait dépassé par les événements. Que Joyce serait aux anges. Que Kafka éteindrait aussitôt son ordinateur, pris d’une violente nausée. Que Pessoa ne s’en rendrait même pas compte. Que Pound se fendrait d’un nouveau canto, explications incluses en liens hypertextuels. Que Proust. Je ne sais pas ce que Proust ferait. Sérieusement. Céline, oui. Il éructerait. Whitman, oui. Il continuerait son poème. Melville, aussi. Il dirait : I would prefer not to.  Mais Proust. Non. Je ne vois pas. Il déplacerait ses oreillers, remonterait les couvertures jusqu’à son menton et regarderait le plafond d’un air songeur, en disant : je ne regarde plus la télé depuis le passage au numérique.
Je n’ai plus de vie sexuelle fantasmée depuis le passage au numérique. Je me rends sur un site P et je passe ma commande. C’est facile. Je n’ai même pas à le désirer, je n’ai qu’à écrire des mots sur un moteur de recherche et cela m’apparaît à l’écran. Des femmes qui font ceci. Des hommes qui passent par là. Des enchaînements acrobatiques. Des visions fetish. Tout ça au bout des doigts. Sans effort, sans désir, sans rien.
Je n’ai plus de pèse personne depuis le passage au numérique. D’abord, avant on appelait ça une balance. Maintenant, il faut parler d’un pèse personne. C’est politically correct. Mais ça veut rien dire. Et si je mets un chien sur un pèse personne, est-ce que j’ai droit à un résultat? En plus, ce ne sont plus des livres qui sont indiquées mais des kilos. Je ne veux pas savoir ce que je pèse en kilos, je veux mes bonnes vieilles livres. Où sont les livres? Maudite culture de l’écran. Même les livres ont disparu.
Je n’ai plus de rêves violents remplis de sang et de corps désarticulés et d’un nuage blanc, laiteux, comme de la peinture au fond d’un pot, un blanc écru, grumeleux, qui sent quelque chose d’organique, mais je ne saurais dire quoi, non ce n’est pas ce à quoi vous pensez, rien de sexuel là-dedans, ni de maternel, mais comme du plâtre dilué, dans lequel on aurait ajouté des grains de sable, pour en modifier la consistance et je mettrais ma main gauche dans cette matière froide et épaisse, je la ferais pénétrer jusqu’au poignet, et elle disparaitrait complètement, comme si la masse l’avait avalée. Une main en moins. C’est un défaut de fabrication de moins à expliquer. Mais quand même, c’est inquiétant. Et si le liquide m’avalait tout entier? Et si je disparaissais dans cette masse blanchâtre? La masse est-elle une expression du numérique?
Je n’ai plus toute ma tête depuis le passage au numérique.

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