Ce n'est écrit nulle part » pathétique http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Un défaut de fabrication 5 : inclure le tiers? http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/28/un-defaut-de-fabrication-5%c2%a0-inclure-le-tiers/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/28/un-defaut-de-fabrication-5%c2%a0-inclure-le-tiers/#comments Tue, 28 Dec 2010 19:36:04 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1293 Alechinsky, "Pierre spirale"

Alechinsky, "Pierre spirale"

Dans Le tiers-Instruit, Michel Serres réfléchit à sa propre contrariété et aux formes diverses de l’apprentissage. Il en vient à adopter une attitude renversante face au devenir droitier des gauchers. Il affirme ainsi ne conseiller à personne « de laisser un enfant gaucher libre de sa main, surtout pour écrire » » (Éditions François Bourin, 1991, p. 35). Il le fait, non pas parce qu’il tient à refouler sadiquement cette frange de la population, mais parce que cette rééducation est un apprentissage de la complexité. Elle fait des gauchers des êtres uniques, qui connaissent la troisième rive.

Je cite le passage in extenso, seule façon de comprendre la pensée parfois étonnante de Serres.

« Travail extraordinaire, écrire mobilise et recrute un ensemble si raffiné de muscles et de terminaisons nerveuses que tout exercice manuel fin, d’optique ou d’horlogerie, est plus grossier en comparaison. […]

Faire l’entrée de ce monde nouveau en inversant son corps exige un abandon bouleversant. Ma vie se réduit peut-être à la mémoire de ce moment déchirant où le corps explose  en parts et traverse un fleuve transverse où coulent les eaux du souvenir et de l’oubli. Telle partie s’arrache et l’autre demeure.  Découverte et ouverture dont toute une vie professionnelle d’écriture décrit, par la suite, la cicatrisation différée.

Cette balafre suit-elle avec fidélité la suture vieille de l’âme et du corps? Le gaucher dit contrarié devient-il ambidextre? Non, plutôt un corps croisé, comme une chimère : resté gaucher pour le ciseau, le marteau, la faux, le fleuret, le ballon, la raquette, pour le geste expressif sinon pour la société – ici le corps – il n’a jamais cessé d’appartenir à la minorité maladroite, sinistre, prétend le latin – vive la langue grecque qui la dit aristocrate! Mais droitier pour la plume et pour la fourchette, il serre la bonne main après la présentation – voici l’âme –; bien élevé pour la vie publique, mais gaucher pour la caresse et dans la vie privée. À ces organismes complets les mains pleines.

[…] Je ne conseillerai à personne de priver un enfant de cette aventure, de la traversée du fleuve, de cette richesse, de ce trésor que je n’ai jamais pu épuiser, puisqu’il contient le virtuel de l’apprentissage, l’univers de la tolérance et le scintillement solaire de l’attention. Lesdits gauchers contrariés vivent dans un monde dont la plupart des autres n’explorent que la moitié. Ils connaissent limite et manque et je suis comblé : hermaphrodite latéral. » (p. 35-36)

Je ne crois pas avoir la sagesse de Michel Serres. Ma vie est encore une rébellion. Et je ne suis pas prêt à pardonner. Le syndrome de Stockholm, très peu pour moi merci… S’il eut fallu qu’il me dise ça de vive voix, je n’aurais pas su quoi lui répondre. Je ne sais même pas si j’aurais été capable de me retenir. Priver un enfant de l’aventure d’une rééducation inutile! Quelle ironie… À ce compte, pourquoi ne pas le priver de la vue ou d’un membre ou d’un parent? Il faut apprendre à combler les déficits, c’est le principe de la résilience. Je veux bien. Mais doit-on en faire un programme social? Imaginer des cursus scolaires composés à partir de contraintes physiques et cognitives? Cela dit, penser que tous les droitiers de ce monde puissent être forcés à écrire de la main gauche est un grand amusement.

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Un défaut de fabrication 4 : éloge de la confusion http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/17/un-defaut-de-fabrication-4-eloge-de-la-confusion/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/17/un-defaut-de-fabrication-4-eloge-de-la-confusion/#comments Fri, 17 Dec 2010 18:49:17 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1278

P. Alechinsky, Statue de la liberté

P. Alechinsky, Statue de la liberté

Devenu droitier, je suis resté malgré tout gaucher.

Dès mon plus jeune âge, mon écriture s’est imposée pour son inélégance, pour ne pas dire qu’elle était carrément illisible. Je faisais des pattes de mouches que je ne parvenais pas moi-même à relire par après… J’avais l’écriture d’un médecin, même si je n’étais qu’un malade sans avenir. Et en mathématiques, je ne faisais jamais mes chiffres de la même façon, ce qui rendait l’évaluation de mes résultats hautement périlleux. Les deux et les cinq se ressemblaient à s’y méprendre, les sept et les un, les trois et les neuf. J’ai eu un emploi d’été comme commis comptable, affecté aux écritures des ventes et des revenus, et la comptable n’a eu d’autre choix que de me limoger après mon troisième mois, parce que jamais mes chiffres ne balançaient. Je me forçais pour tout écrire de la façon la plus lisible possible, mais il n’y avait rien à faire, les chiffres se ressemblaient, et je ne parvenais pas moi-même à les interpréter correctement.
Un pédagogue, qui avait évalué l’ensemble des élèves de l’école primaire, a déclaré à mes parents qu’avec mon handicap, je ne ferais jamais d’études supérieures. Les délais que prenait mon cerveau à transférer l’information d’un lobe à l’autre viendraient bientôt retarder mon développement et nuiraient grandement à mes chances d’aller au collège. D’après lui, il fallait s’attendre à ce que je sois cantonné dans des emplois subalternes, ne requérant aucune activité cognitive exigeante.

Il est vrai que j’intervertissais tout sans arrêt. La gauche et la droite, l’est et l’ouest, bien sûr, mais aussi les chiffres. Non seulement ma graphie les rendait indiscernables, mais encore les chiffres s’inversaient dans ma tête. Le 37 devenait rapidement un 73. Le 25, un 52. Si on me donnait une combinaison de chiffres, elle se recomposait à tout propos, de sorte que je multipliais les erreurs. Les cadenas à combinaison étaient ma bête noire. Non seulement en raison des enchaînements de nombres, mais des déplacements de la roulette. Fallait-il commencer dans le sens des aiguilles d’une montre ou le contraire? Le passage aux montres numériques m’a aussi compliqué la vie. Retenir l’heure quand il s’agit de garder en mémoire l’emplacement de la grande et de la petite aiguilles était la simplicité même, mais 17 heures 12? Les chances étaient bonnes que je retienne 12 heures 17. Si les minutes étaient supérieures au nombre total d’heures d’une journée, tout allait bien, l’incongruité d’une 32 heures 14 me ramenait dans le droit chemin. Mais 11 heures 13? 19 heures 20? Je m’égarais dans les mouvements infinis des instants de la journée.
Je faisais la même chose avec les mots. Sac et cas, pot et top, plaque et clap, arme, rame, mare et amer, cure, crue, écru et reçu. Les lettres valsaient dans mon esprit, et les mots se regardaient dans un miroir virtuel, qui leur renvoyait une image amusante de leur figure. Il n’était pas rare qu’ils choisissent cette forme inversée et courent se cacher dans quelque coin reculé de mon cerveau, afin de me surprendre le moment venu.
J’étais aussi nul en géographie. S’il fallait associer des capitales et des pays, rapidement tout se détachait et les noms de ville se mettaient à flotter dans le no man’s land des associations incongrues. La Saskatchewan et l’Alberta ne restaient pas en place. Les états américains partaient dans toutes les directions, si on oublie l’Alaska isolée dans son coin du continent, tout en haut à gauche.
Le plus étonnant dans tout ça est la capacité du cerveau à s’adapter. Mes handicaps sont devenus peu à peu des atouts. Je suis allé à l’université, je ne me suis pas limité à des emplois manuels, si on oublie l’écriture qui requiert l’usage de la main.
J’ai appris bien avant les autres à jouer avec les mots, à les décomposer et recomposer. Ils ne m’ont jamais effrayé, au contraire, j’adorais les transformer et les forcer à s’associer selon des principes inattendus. J’aimais inventer des contrées imaginaires, dotées de capitales aux noms étrangement familiers et de provinces inspirées de calembours sauvages. Si les séquences de chiffres me résistaient, les équations complexes, le calcul différentiel et les logiques polyvalentes ne m’ont causé par la suite que très peu de soucis. Je savais jouer mentalement avec des variables et des concepts, les réorganiser, suivre leurs trajets secrets, les déployer et assister aux transformations de leurs plus infimes parties. Ce que j’avais perdu, enfant, en précision ou stabilité, je l’ai regagné, étudiant, en invention. Et cette capacité à accepter les transformations incessantes de tout ce qui entre mon cerveau s’est révélée un atout essentiel dans mon travail d’écriture. Les idées qu’on me confie ne restent pas des masses inertes dans mon esprit; elles s’agencent et se transforment au gré des associations, évoluant tels des insectes jusqu’à atteindre le stade de l’imago. Je suis devenu imaginatif. Ce n’est pas un don, mais la conséquence directe de mon devenir droitier et ma façon de compenser la confusion qui en a découlé.

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Un défaut de fabrication 3 : ralentir lecture http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/29/un-defaut-de-fabrication-3-ralentir-lecture/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/29/un-defaut-de-fabrication-3-ralentir-lecture/#comments Mon, 29 Nov 2010 23:28:57 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1242
Pierre Alechinsky

Pierre Alechinsky

À Aix-en-Provence, où je me suis rendu en octobre, avec quelques collègues, pour participer à un colloque sur les fictions du 11 septembre, j’ai pu me rendre au Musée Granet où avait lieu une exposition sur les œuvres de Pierre Alechinsky. En visitant la boutique du musée, j’ai découvert un livre qui a relancé ma réflexion sur la contrariété du gaucher dans son devenir droitier. Ce livre, c’est Des deux mains, de Pierre Alechinsky, paru au Mercure de France en 2004. Le premier fragment m’a immédiatement interpellé, car il repose le même défaut de fabrication.

Ralentir lecture

« Deux amis décident de travailler ensemble sur une même feuille. Le temps passera rondement. Pas du tout comme d’habitude. L’un ne voudra jamais, à l’autre, montrer une hésitation. Ni l’autre à l’un. On connaît ces détours à se demander que faire et pourquoi. Chacun s’y autorise. Détours qui font que le temps d’une journée passe, file dans un brouillard de besognes sans avoir accompli ce que, vraiment, on aurait voulu. […]

Reprenons. Deux amis travaillent ensemble un dessin, une peinture, une estampe; l’objet obtenu par surprise semblera avoir été fait par un troisième personnage. Lequel n’est ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre. Je dois avoir écrit ça quelque part aussi.

Ce que je n’avais pas encore dit : le personnage troisième possède une qualité rare. C’est l’ambidextre parfait. Or personne n’est parfaitement ambidextre. Karel Appel, Christian Dotremont, Asger Jorn ou Wallace Ting, mes amis partenaires de dessins, peintures, estampes, sont droitiers. Je suis gaucher. Vous vous en fichez? Vous avez tort. Il y a là-dessus de quoi penser des pages et des pages. Je n’ai pas dit écrire, ce n’est pas mon jour de clavier, j’ai plutôt une envie de dessiner. Je n’aime pas ma main droite, celle qui écrit – en vieille contrariée qu’elle est – à la plume et tant moins bien que toujours mal. Je préfère « l’autre main », celle que les professeurs ont laissée intacte, qui de dextre à senestre dessine, peint, grave.

Au Mercure de France

Des deux mains en même temps, je peux sans effort d’attention particulier faire diverger une phrase à partir d’un point central. Dans le sens usuel avec la maladroite et dans le sens inverse avec l’instinctive – la gamme ascendante et descendante du pianiste – et je me demande : si mes bras s’allongeaient indéfiniment comme dans un rêve, où cela s’arrêterait-il? À quels horizons? Vers quelle jonction?

Mais quand l’envie me prend d’introduire des mots dans une image, leurs jambages révèlent du dessin total. Donc de ma main gauche. Elle seule détient le pouvoir de « dessiner » une phrase dans le sens de la lecture ou tels mots de cette même phrase soudain à l’envers. Pourquoi à l’envers? Ralentir la lecture. » (p. 9-11)

*

Le devenir droitier est une forme de dédoublement, ce que Alechinsky a parfaitement compris, en mettant en scène ces deux amis qui n’en font qu’un. Il n’y a qu’un seul être qui tient la plume ou le pinceau et qui muse en dessinant. Un seul être, dédoublé, qui écrit tantôt à l’endroit tantôt à l’envers, comme s’il ne s’agissait que d’une seule phrase, qui pourrait, si la terre était minuscule et qu’il était possible d’en faire le tour se terminer exactement au même endroit,  l’envers et l’endroit enfin réunis comme avec un ruban de Moebius.

Ces deux amis, ce sont, pour Alechinsky,  l’Instinctif et le Maladroit. Je les appelle quant à moi GC (le gaucher contrarié) et DD (le devenir droitier).

Le Maladroit fait tout de travers et sans grande finesse, mais il sait pertinemment bien qu’on l’excusera de toute gaucherie. Il se sent accepté, apprécié, entre autres parce qu’il répond aux attentes. Cela lui donne un indéniable sentiment de supériorité. Des deux amis, c’est l’extroverti, le fanfaron, le maître. C’est lui qui est toujours présenté et à qui on remet les distinctions. C’est un personnage officiel, et parfois même obséquieux. Il ne connaît pas la dérision, et pratique la suffisance comme art de vivre. Il a un humour ronflant.

L’Instinctif a parfois honte d’exister. Il sait qu’il fait mieux que l’autre, qu’il n’a pas à y penser avant de s’exécuter, mais quelque chose l’en empêche, comme une gêne. Il se tient en retrait, s’excuse souvent, recherche les zones d’ombre. Il préfère œuvrer la nuit, quand personne ne le regarde. Sa créativité se déploie loin de la lumière. Et ses créations sont sombres. Il n’est pas moins beau que l’autre, mais n’a pas appris l’art bourgeois de la séduction. C’est un révolté dans l’âme et, par la force des choses, un incompris.

Leur plus grande force, qui est aussi leur drame intime, c’est la nécessité qui leur est imposée de rester ensemble.

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Un défaut de fabrication 2 : mon devenir droitier http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/26/un-defaut-de-fabrication-2-mon-devenir-droitier/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/26/un-defaut-de-fabrication-2-mon-devenir-droitier/#comments Fri, 26 Nov 2010 15:46:32 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1236
Pierre Alechinsky, Soleil dans la tête

Pierre Alechinsky, Soleil dans la tête

« -Êtes-vous du nord?

-… du tout. Vous ne devinerez jamais. Parfois un client me prend pour un Suisse, souvent je passe pour un Alsacien ou un Luxembourgeois. Personne n’est encore tombé juste, à l’exception d’un ancien…

-Belge?

- Bègue, monsieur. Je fus bègue. On nous apprenait à parler ain-si : en ar-ti-cu-lant tou-tes les syl-labes, nous devions chanter les mots. »

Pierre Alechinsky, Des deux mains, Mercure de France, 2004, p. 26.27.

Au bout d’un an, j’ai pu commencer à écrire de la main droite. À conserver ma main gauche sur mes cuisses et à tendre le bras droit pour prendre mon stylo. J’avais, par contre, commencé à zozoter, ce que je ferai jusqu’au début de l’adolescence. Personne ne faisait le lien, et un médecin a même proposé l’hypothèse, amusante au demeurant, que ma langue était simplement devenue trop grosse pour ma bouche. Mon zézaiement disparaîtrait de lui-même quand le reste de mon corps rejoindrait le stade de développement de ma langue. Cela dura de longues années, et il fallut que mon père, chauve comme il se doit, me fasse prendre des cours de diction pour régler le problème. J’appris à déclamer des discours et à réciter des fables. Comme si j’avais un don de prémonition, j’avais choisi d’interpréter pour le spectacle de fin d’année, exercice imposé dans ce type de cours, la fable de la Fontaine, « Un homme entre deux âges,  et ses deux maîtresses ». Je ne me souviens plus du texte, simplement du dépit de ma mère qui trouvait mon inconscient trop futé et, surtout, de la terreur qui m’a envahi quand, sur la scène de l’école, les mots avaient commencé à m’échapper. Je voyais tous ces regards tournés vers moi, et j’ai dû fermer les yeux pour retrouver un semblant de calme et les premiers mots de la fable. Je les avais sur le bout de la langue, il fallait simplement que je pense à autre chose.

Je souffrais aussi d’un très léger strabisme de l’œil gauche, qui me forçait à répéter d’inlassables exercices destinés à corriger mon œil, déclaré paresseux. Assis sur mon lit, je devais suivre des yeux pendant au moins dix minutes un point qui se déplaçait d’un côté à l’autre de la chambre, en haut, en bas, en avant, en arrière. C’était amusant à faire, même si les premiers temps, ces exercices me donnaient la nausée. Les résultats étaient médiocres et l’optométriste finit par me prescrire des lunettes.

L’une de mes jambes n’était pas droite. On devine laquelle. Quand je marchais, mon pied gauche roulait vers l’intérieur. Je trébuchais souvent, maladroit comme un canard lourdaud. On pensa quelque temps me faire porter des souliers orthopédiques; on soupesa même l’idée de me faire dormir avec des souliers attachés à une barre de fer, qui servirait de tuteur redressant ma jambe durant la nuit. Cela fonctionnait pour les jeunes arbres et les plantes fragiles, il n’y avait pas de raison que ça rate avec mes cannes. Et le traitement était utilisé entre autres pour les enfants atteints de la polio. C’était à mes yeux l’humiliation la plus complète. Dormir avec des entraves, comme un prisonnier enchaîné.

Heureusement, l’idée fut abandonnée, et on me laissa clopiner à ma guise, espérant que tout rentre dans l’ordre quand je sortirais enfin de ma coquille. Une cassure du tibia en cinquième année, lors de ma toute première sortie en ski, aida à corriger le problème. Le plâtre que j’ai dû porter un mois et demi m’imposa une rééducation qui fut bénéfique.

Mon devenir droitier avait eu comme résultat surtout un état de confusion avancé. Il a perduré de longues années, si tant est qu’il se soit résorbé… J’avais le sentiment que mon corps ne m’appartenait pas en propre et qu’un diable l’habitait, brouillant tout sur son passage. Je confondais continuellement la gauche et la droite. En fait, je n’avais aucune difficulté avec la gauche, celle-là je savais très bien où elle se trouvait, c’est la droite qui me compliquait la vie. Je la prenais pour la gauche. Et les deux réunies finissaient par constituer un ensemble instable, comme un bateau sur le point de chavirer. Si on me demandait de tendre la main droite, il fallait que j’y pense avant de lever le bon bras. À la messe, je commençais d’abord par lever la main gauche pour faire mon signe de croix, un véritable péché que ma mère combattait vivement. Il ne fallait surtout pas que le curé me voit. Je recommençais avec mon bras droit, mais je ne savais jamais s’il fallait faire la barre horizontale de la croix de gauche à droite ou le contraire, autre prétexte à l’anathème…

De la même façon, j’étais nul pour suivre des indications. S’il fallait tourner à droite, les chances étaient grandes que j’opte spontanément pour la gauche. Ma mère me parlait de « l’autre gauche » pour m’aider à corriger mes erreurs. Et elle avait raison, je n’avais pas de droite, j’avais simplement une autre gauche. Je n’étais pas devenu un droitier, malgré les efforts de mon père, mais un gaucher réprimé, qui ne devait jamais utiliser la vraie gauche, mais la fausse, la seconde.

Je m’inventais des jeux où ma main gauche se battait avec ma droite, comme si mon corps comprenait deux entités autonomes rivalisant pour occuper le devant du tableau. Je pratiquais le tir aux poignets individuel, le combat extrême des doigts et m’engageais dans d’innombrables mimodrames qui avaient pour interprètes mes deux mains querelleuses. Mes index surtout étaient entrés dans une vive rivalité et il n’était pas rare que je saigne légèrement quand un ongle pénétrait trop profondément dans la chair.

Je n’étais pas ambidextre, j’étais simplement mêlé, ne sachant pas quel côté de mon corps utiliser. J’écrivais de la main droite, mais je dessinais de la gauche. En fait, je pouvais commencer un dessin de la droite et, pour certaines opérations, me servir de la gauche, plus souple et précise. Mon crayon passait d’une main à l’autre, sans que je m’en aperçoive. Les résultats étaient toujours catastrophiques et on avait rapidement conclu que je ne serais jamais bon en art.

J’adore pour cette raison les dessins d’Alechinsky.

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Un défaut de fabrication 1 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/24/un-defaut-de-fabrication-1/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/24/un-defaut-de-fabrication-1/#comments Thu, 25 Nov 2010 01:41:24 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1229 « Nul ne met en doute la bonté de la réforme qui laissa les gauchers, mes semblables, écrire à leur main. Les contrarier les eût précipités dans une population vague de bègues, de pervers ou de névrosés, dit la théorie »

Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Éditions François Bourin, 1991, p. 21-22.

Sur les chaînes de montage, toutes les voitures sont égales.

Elles sortent les unes après les autres des griffes des machines, identiques pour l’essentiel et prêtes à être vendues. Rien n’y paraît lors des premiers kilomètres, voire des premières années, mais peu à peu apparaissent d’importantes différences. Les unes répondent correctement aux exigences de la route et des saisons, les autres ne résistent pas. Leurs pièces connaissent d’innombrables avaries, il faut sans arrêt les ramener chez le détaillant pour les faire réparer. Ce sont, comme le veut l’expression, des citrons.

Dans ma famille, mon frère et ma sœur étaient en parfaite santé; moi, j’étais le citron, ce que l’accumulation des problèmes, tout au long de mon enfance, semblait confirmer. Il s’était passé quelque chose sur la chaîne de montage. Il y avait comme un défaut de fabrication.

Il s’est avéré ainsi que je n’étais pas droitier, mais gaucher. Quand on me demandait de faire des dessins ou d’écrire des lettres, je me servais de la main gauche. Je prenais le verre qu’on me servait ou le pain qu’on me tendait de la même façon. Mon œil directeur était le gauche et mon lobe dominant était le droit. Or, ce n’était pas naturel. C’était une imperfection qu’il fallait à tout prix corriger.

Mon père était, sur le sujet, intraitable. Son fils ne resterait pas gaucher. Il ne serait pas comme les deux préposés aux écritures de la banque qu’il fréquentait et qui devaient se tordre le poignet pour rédiger les reçus des transactions opérées. Ils étaient inélégants dans leur façon de faire, se salissaient la main sur l’encre encore humide et se montraient étrangement gauches dans toutes leurs actions. Cela choquait son sens des convenances, et s’il avait été le maître des scribes, il aurait renvoyé sur le champ ces deux préposés.

Mon père voulait ce qu’il y avait de mieux pour son fils, même s’il fallait pour cela aller contre sa nature même. Je fus donc inscrit en pré-maternelle, ancêtre des garderies, avec mission expresse de corriger cette manie que j’avais de me servir de la mauvaise main. Il ne fallait pas me laisser à mon inclinaison naturelle, qui pouvait mener, si elle n’était pas combattue, aux pires tendances, voire à une vie de débauche. Nous avions une belle maison blanche dans un quartier cossu, une Cadillac décapotable, des vêtements à la mode, il fallait que le tableau soit parfait sur toute la ligne.

La directrice, une femme d’un certain âge et d’une mentalité correspondante, partageait les avis de mon père et entreprit avec entrain de me ramener dans le droit chemin.

Je serais incapable de décrire cette femme, ni même de dire que j’ai beaucoup souffert sous sa gouverne, mais je me souviens de coups de baguette sur les doigts quand je prenais mes crayons de cire de la main gauche, je me souviens d’avoir eu le bras attaché derrière le dos, histoire de me contraindre à utiliser le bon, je me souviens d’avoir connu des états de confusion intrigants où mon corps m’apparaissait comme une chose étrange réfractaire et difficile à manipuler. Pendant que les autres enfants jouaient dans l’aire de jeu aménagée, je faisais des heures supplémentaires à dessiner des lettres sur des feuilles volantes et à reprendre cent fois les mêmes exercices.

Au bout d’un an, j’étais guéri… Je pouvais commencer l’école sans crainte, c’est de la main droite que je saisirais mes crayons et que j’écrirais mon nom sur les formulaires de l’école. C’est de la main droite que je ferais mes plus beaux dessins au tableau et que je saluerais mes amis. Jamais je ne salirais ma main avec de l’encre fraîchement déposée sur une feuille. Le tableau était parfait. Plus rien ne dépassait.

Plus rien.

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