Ce n'est écrit nulle part » paysage http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 L’instabilité des nombres à l’approche de la fin http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/14/linstabilite-des-nombres-a-lapproche-de-la-fin/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/14/linstabilite-des-nombres-a-lapproche-de-la-fin/#comments Mon, 14 Jan 2013 22:57:41 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1860    Si une pensée, la plus petite unité de l’imaginaire, pèse 7 ginaries, combien de pensées sont requises pour projeter un monde et en assurer la survie?
Aarvi Hradani, Traité de physique des particules imaginaires

 

 

Quand une porte se ferme bruyamment  et que les voisins de palier se taisent, quand les chats redressent l’oreille et que le temps s’immobilise, comme si plus rien ne reliait les secondes entre elles, le tic et le tac irrémédiablement disjoints, c’est que les choses vont mal.
Dans la ville de Faram, capitale de l’île des Pas perdus, les clients du Café de la craie ont déposé leur pinte de bière pour regarder l’horizon. L’île n’est plus un havre de paix, mais un monde instable. Le Grand Dérèglement vient d’entrer en phase aiguë.
Théo Adde en a maintenant la certitude. Et il se sent impuissant. La destruction de l’île s’accélère. Projeté sur le lit, son sac à dos s’est ouvert et ses feuilles de notes se sont dispersées en éventail. Sur ces pages quadrillées, un observateur attentif parviendrait à reconnaître des rangées de chiffres et d’additions. Ce sont des séries. Des séries exponentielles.
Théo n’a pas besoin de regarder tous ces chiffres pour en comprendre le sens.  Depuis son enfance, il habite dans un univers de nombres. Certains enfants sont capables d’apprendre des langues sans le moindre effort, d’autres peuvent démonter des horloges et des cadrans sans se soucier de la complexité des rouages mis à nus, d’autres encore excellent à tous les sports. Théo, lui, a la bosse des maths. Mais c’est plus qu’une bosse, c’est une montagne entière.
Théo est atteint de synopsie, une aptitude qui permet de percevoir un son, une syllabe ou même un nombre comme étant d’une couleur déterminée. Il voit les nombres dans une incroyable variété de coloris; il les perçoit comme des êtres complets avec un corps, un poids et une pigmentation.
Cette disposition fait en sorte qu’il peut calculer mentalement des sommes prodigieuses. Simplement en y pensant. En fait, il ne calcule pas, il a des images dans la tête qui correspondent à des nombres. Et ces images se mettent à vivre de leur propre chef. Le carré de 937, par exemple. Pour lui, c’est une figure nerveuse toute en angles, faite de bandes vertes striées de jaune et de rouge. 877 969. Quand il pense à une séquence de nombres, sa tête se remplit de couleurs et de formes qui dessinent un paysage mental imaginaire. Un paysage vivant.
Écrasé sur sa chaise, Théo se perd dans la contemplation des paysages hallucinés que ses feuilles de notes dessinent. Les couleurs sont confuses, les lignes, brisées à répétition, et les formes ont perdu toute précision. Le spectacle lui donne la nausée. D’après ses projections, l’île vient d’atteindre le cinquième degré de l’échelle de Hradani des perturbations imaginaires.
Au quatrième degré, il le sait, les dégâts commencent à être considérables. Des murs entiers s’affaissent, le pavé cède par endroit, des crevasses entaillent les chemins. Des fils électriques se brisent, des incendies apparaissent. Le rétrécissement du monde commence à devenir irrévocable. Les pensées se font de plus en plus radicales, et l’intransigeance étend son emprise sur le pays.
L’échelle de Hradani est logarithmique,  et le cinquième degré que vient d’atteindre l’île est encore plus destructeur. Les tours s’effondrent, des crevasses déchirent les rues et les fondations. La population est durement touchée : les pertes de rationalité ne se comptent plus. Des quartiers complets sont rasés, écrasés par le poids du réel. Le temps se disloque et on voit apparaître des zones d’atemporalité qui menacent de tout détruire. Les nombres commencent à se transformer en pierre.

*

Tout l’après-midi, Théo s’est promené dans le vieux Faram, en prenant des notes et des mesures dans son carnet. La ville, tout comme le reste de l’île, avait été imaginée par son père, Saul Adde, un architecte aux talents infinis. Et elle respectait dans ses plus infimes détails le nombre d’or. La théorie des proportions que ce nombre exprimait avait été utilisée en architecture dès l’Antiquité, et des artistes aussi divers que Michel-Ange et Léonardo da Vinci, de même que de nombreux peintres du vingtième siècle avaient fondé leurs œuvres sur son principe. Même un architecte comme  Le Corbusier s’en était servi pour développer le Modulor, son système de mesure révolutionnaire.
Théo avait été élevé dans le respect de cette théorie et, avec sa synopsie, il avait appris à en apprécier de façon subtile l’équilibre. Il savait reconnaître une construction de son père aux ratios des volumes et aux agencements singuliers qu’il avait su imposer aux matériaux. Le nombre d’or, phi, était pour Théo l’expression même de la vie, et ses formes toutes en volutes et arabesques, nacrées de violet tirant sur le vermillon, le plongeaient dans une rêverie apaisante.
Il aimait initier une série de Fibonacci depuis le toute premier nombre et la lancer comme on le ferait d’une balle qui rejoindrait les plus hauts sommets.
0, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89, 114, 233, 377, 610, 1 597, 2 584, 4 181, etc.
Plus la série était grande, plus le nombre d’or, obtenu par la division d’un nombre par son précédent dans la série, se faisait précis, et le paysage mental qu’il dessinait gagnait en profondeur et en intensité. La série générait son propre univers qui se déployait dans son esprit. S’il avait poussé la série jusqu’au le seuil de l’infini, juste avant que les nombres s’échappent, dotés de leur propre vie, il aurait rejoint la forme que prend l’île des Pas perdus au lever du soleil. Et cette île, il l’habitait. Il ne faisait pas que l’imaginer, il en faisait partie, comme si les vases pouvaient communiquer.
Aarvi Hradani lui avait expliqué que l’île et lui étaient en symbiose, ce que sa synopsie révélait. Lui seul avait ce talent sur l’île. Et pour Hradani, un physicien, cette symbiose n’était pas une façon de parler, c’était une observation scientifique vérifiable. L’île était au sens strict imaginaire, et Théo pouvait en modifier le statut par ses seules pensées.
Hradani affirmait que l’île était constituée de particules imaginaires, qu’elle était même l’expression accomplie du nombre d’or, joyau maintenu en équilibre par la force des séries de Fibonacci en pleine expansion. Intrigué par les hypothèses du physicien, Théo s’était procuré son Traité de physique des particules imaginaires.
Dès l’introduction, Hradani argumentait que tout corps est composé d’une quantité inversement proportionnelle de particules réelles et de particules imaginaires. Le poids des particules imaginaires est établi par la mesure de l’écart entre la masse initiale et la masse finale d’un corps soumis à une pensée de 12, 37 microsecondes. Les ontologies, au cœur de la constitution des univers, sont ainsi déterminées par des ratios préétablis de particules réelles et imaginaires. Le monde réel est composé de 99,2% (+/- 0,6%) de particules réelles; cela lui assure une grande stabilité. Un monde est déclaré explicitement imaginaire lorsque sa composition contient plus de 37, 5% de particules imaginaires; mais plus ce pourcentage est grand, plus le monde est instable. Il est chaud et brillant, plutôt que terne et froid; il est susceptible par contre de vaciller au moindre choc.
L’île des Pas perdus est composée, selon les calculs de Hradani, de 92% de particules imaginaires, ce qui explique pourquoi le Grand Dérèglement en perturbe les structures mêmes. Le monde est en train de se désarticuler et Théo, lors de son exploration du vieux Faram, n’a pu qu’en reconnaître les effets. Les maisons de son père se ratatinaient, perdant jusqu’au souvenir de leur équilibre initial. Les rangées d’érables le long de la rue des Remblais s’étaient mises à zigzaguer. Même l’avenue Eddable, reconnue pour ses façades, avait perdu toute régularité.
Théo a retraité dans sa chambre au dessus du Café de la craie, dans un état de découragement total. Les mesures qu’il avait prises confirmaient que l’île se défaisait.
À quoi ressemble la fin d’un monde?  Est-ce une lumière qui s’éteint, comme une source disparaît, laissant quelque temps sur la rétine l’image même des ondes qui s’effacent? Ou est-ce comme une ampoule qui explose, envoyant des éclats de verre dans toutes les directions? Théo ne parvient pas à choisir lequel des scénarios surviendra. Il comprend pourtant la nécessité d’une action face à la catastrophe qui se prépare.
Il se redresse subitement. Il repense à l’hypothèse de Hradani. Si sa synopsie lui permet d’imaginer l’île qu’il habite, pas seulement de l’apercevoir en esprit, quand les nombres se divisent, mais bel et bien de la faire apparaître et de la faire vivre, comme si les opérations d’adition et de division qui généraient le nombre d’or à partir des séries de Fibonacci en étaient le souffle vital, peut-être ses propres pensées peuvent-elles en assurer la survie…
C’est parfaitement fou, mais logique, dans les circonstances. Théo se cabre.  Si l’île s’affaisse sous une pression trop forte sur sa charpente imaginaire, il peut contrebalancer cette pression par ses propres actions, jouer en quelque sorte le rôle de support. Il assurera la survie de l’île par sa propre imagination, par sa capacité à l’imaginer à l’aide de nombres en mouvement.
Sa décision est prise. Il s’assoit bien droit sur sa chaise, dépose ses deux mains sur le bureau, prend une grande respiration, puis il ferme les yeux et il se met à générer une série de Fibonacci. Les nombres s’emballent rapidement et une mosaïque de couleurs et de formes s’anime, au rythme du pouls de Théo. Si son père a pu faire de l’île un monde à nul autre pareil, une exception qui déjoue toutes les règles, il pourra, lui, tel le titan Atlas, assurer sa survie en la soutenant mathématiquement jusqu’à la fin des temps. Il devra simplement se méfier de l’instabilité des nombres à l’approche de la fin.
Bibliographie

Debray, Cécile et Françoise Lucbert, dir., La section d’or, 1925, 1920, 1912, Musée de Châteauroux, Musée Fabre, Éditions Cercle d’art, 2000.
Hemenway, Priya, Le code secret, Cologne, Evergreen, 2008.
Hradani, Aarvi, Traité de physique des particules imaginaires, Eddable, Presses universitaires d’Eddable, 2006.
Le Corbusier, Le Modulor et Modulor 2, Paris, Fondation Le Corbusier, 2000 [1950 et 1955].

 

Ce texte a été publié initialement dans Les carnets des aventuriers, Hélène Guy et al, éds., Montréal, Chenelière éducation, 2011, p. 115-117.

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Rails, gares et trains http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/20/rails-gares-et-trains/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/20/rails-gares-et-trains/#comments Sun, 20 May 2012 15:32:51 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1783 ( Version longue du texte qui a été lu à Québec, le mercredi 16 mai, à l’Établi, là où avait lieu l’atelier de création et de réflexion, Les moyens du récit contemporain, organisé par René Audet et Mahigan Lepage)

Baie d’Urfé, Canora, Roxboro, Beaurepaire, Bois-franc, du Ruisseau, Pine Beach.
Gare, train, quai, wagon, banquette, départ.

À la gare centrale, je m’arrête brusquement devant une des fresques aux limites du hall, étonné d’y trouver un joueur de la crosse, casque et jambières bien en vue. C’était mon sport favori. On jouait avec des bâtons de bois. On me bouscule. On me renverse. Je chute lourdement sur le sol. Mon coude frappe contre le ciment. Je veux réagir, mais l’homme est déjà loin.
Je me relève péniblement, fais quelques pas, puis m’assois sur un banc collé contre le mur et, tandis qu’on annonce le départ d’un train, j’essaie de me convaincre que ce n’était rien, un simple faux pas, un changement de rythme. À mes pieds, je remarque une chose étrange, c’est un insecte, une libellule rouge.
Les souvenirs surgissent, éblouissants et telluriques. Une libellule rouge sur un rail luisant après le passage du train.
Je me rends sur le quai et descends jusqu’aux rails, imaginant un train aux roues encore chaudes, impatient de se remettre en route. Je suis à la recherche d’un passager clandestin, dissimulé parmi les voyageurs endormis, leurs vêtements froissés par les rêves. Montés à bord, sans même se retourner, les passagers laissent derrière eux des âmes mortes, des libellules atterrées par l’absence dont elles découvrent les premières traces sur le ciment refroidi du quai.
Les gares sont faites de souvenirs qui se dépeuplent, de drames que les rails emportent comme une vulgaire marchandise. Entre deux wagons, je découvre un nid d’images obscurcies par une fine poussière de roche.

Train, wagon, banquette
Le train est un espace bruyant, le cliquetis des roues d’acier sur les rails, les sifflets, les discussions des voisins, les annonces, le grincement de la tôle lors des ralentissements, des décibels de bruits de fond qu’on tente de contrer.
Il faut rester concentré si l’on veut pouvoir y réfléchir, pouvoir y écrire, pouvoir y rêvasser.
Le train est un espace mécanique. C’est du métal sur du métal. Ce qui ne favorise pas le rappel, mais bien plutôt l’abrutissement, le désengagement, l’identité égarée dans le flux des bruits et des mouvements.
Corps instables, membres dépareillés, uniformes vieillis.

Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Le wagon est un espace de transition, instable et mouvementé, qui n’incite pas à l’introspection, mais à l’errance, à une forme d’égarement. Il ne peut en être autrement. Le train passe et ne laisse du paysage qu’il traverse qu’une vision fragmentaire, et éphémère. Un défilement incessant d’images sans réelles aspérités.
Que voit-on d’un train et de ses fenêtres salies par les trajets d’hiver? Rien ou si peu, du bois, des maisons de bord de chemin de fer, sans grand cachet ni richesse, des cours arrières désordonnées, des routes de campagne, des champs, des champs et des champs.
On ne voit presque rien d’un train, rien de la vie des gens, rien des écosystèmes traversés, rien de ce qui est important.
Nous n’avons droit qu’à des bribes.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
La puissance d’un train en marche fait surgir en moi des relents de danger et de mort, de membres arrachés, d’oiseau aux ailes déchirées, de libellule rouge ensevelie sous les pierres, de cheminot aux pantalons souillés et de roches aux angles irréguliers lancées contre les murs des manufactures abandonnées.
Que sent le rail? La créosote. Une odeur industrielle, vaguement menaçante.
Que sent une gare? Le ciment refroidi, l’odeur de plastique brûlé, l’attente. Le café et l’huile rance.
Que sent le chemin de fer? Mon passé, une cigarette au bec. L’odeur nauséabonde du houblon réchauffé.
Rails, talus, traverses, usines désaffectées, bouteilles brisées, douilles de carabine, cadavres d’animaux vidés de leur chair par les corneilles et les rats, souliers aux semelles trouées.
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
J’observe, mais rien ne se révèle à moi. Ce n’est pas un paysage que j’aperçois, mais le froid, le froid comme mode de vie, le froid comme environnement, et son compagnon de toujours, la neige, et la glace, et le frimas sur la vitre.
Je suis à l’écoute, le train avance, le paysage est un camaïeu de gris.
Le gris blanc de la neige,
le gris terne de l’écorce des arbres,
le gris laiteux des nuages,
le gris métallique des rivières longées puis traversées,
un gris plus menaçant, instable, profond qui appelle des images de noyade et de suffocation.
Il y a le gris aussi des pylônes électriques, qui se profilent à l’horizon, structures translucides, étrangement fragiles, comme si on pouvait électrifier un pays à l’aide d’un jeu de mécano.
Il y a le gris des rares maisons que nous croisons, un gris de circonstance, élaboré à partir d’un mélange de neige et de revêtements bas de gamme. Déclin d’aluminium. PVC blanc. Bardeaux en composite.
Et le gris des voitures,
et le gris des bouleaux,
et le gris des chandails et des vestes,
et le gris  des rails,
et le gris anthracite des poteaux et des clôtures,
et le gris de mon imagination qui fait du surplace pendant que le train avance, ralentit, accélère, s’immobilise, se remet lentement en marche, tangue, vibre, grince, masse alourdie qui traverse les champs indifférente aux variations de température, aux oscillations des volontés et des désirs.
Il fait froid, c’est un gris froid et sans aspérité. Un gris rêche comme une pierre non polie contre laquelle un genou vient buter, juste avant le cri. Car la douleur transforme le gris en rouge tirant sur le violet. Elle fait apparaître des libellules aux ailes déployées.

Pourquoi les granges aux abords des chemins de fer ont-elles toujours l’air abandonnées? Les planches de leurs murs sont inégales et parfois même tordues par les intempéries, les angles paraissent brouillés, et la pente des toits est menaçante.
Que met-on dans ces bâtiments?
Des tracteurs?
Des outils vieillots et sans âme?
Des bottes de foin, des chars rouillés, des faux, des lanières de cuir, des selles, des chevaux aux dents jaunies, des fantasmes hérités de l’enfance, chairs rougies par le frottement, masses sans identité ni forme réelle, des cheveux emmêlés, ornés d’une poussière fine et cristalline dans la lumière, une langue qui goûte la réglisse rouge, non,  ce n’est pas tout à fait vrai, une langue qui goûte l’interdit et l’inconnu, une langue qui goûte ce que doit goûter l’amour quand il se fait en cachette et dans l’urgence, une langue qui n’a plus rien de réel.
Pour un train qui entre en gare, combien de voyageurs arrivent à destination? Combien ne font qu’une halte, le temps de récupérer leur voiture ou de prendre le bus qui les emmènera encore plus profondément dans leur bourg? Combien sont perdus? Combien ne savent plus ce qu’ils veulent faire de leur vie? Combien rêvent de disparaître, comme une roche au fond de l’eau?
Les trains bondés rendent tangible mon passé. En chaque voyageur préoccupé, je crois reconnaître mes propres envies de fuite, mes propres angoisses, mes propres déceptions.  Attentif au moindre mouvement de la foule, je me projette dans cette nuée de gens cordés. Ensemble, ils représentent la somme exacte de mes pensées, tacites et incisives, acides et enfouies. Sur le sol, je tourne. Mes souvenirs font rougir le papier.

Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Des fois je suis tellement désorienté que je n’arrive même plus à penser, encore moins à écrire. Train, wagon, banquette. Je suis affalé sur mon banc de train et je m’irrite, mes doigts ne réussissent qu’à écrire du charabia, des voyelles biscornues entrelacées de consonnes dyslexiques.
Le correcteur automatique sème la zizanie dans mes mots et me fait dire des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé. Qui a dit que l’inconscient était structuré comme un langage? L’inconscient est structuré comme une clavier d’ordinateur, en mode qwerty, quand on rêve comme un américain, en mode azerty, pour des cauchemars français, en mode Train, wagon, banquette quand les rêves ont cédé leur place à une angoisse verte et nauséabonde, un clavier manipulé par un aveugle qui n’a pas encore appris le braille et qui en pleure un coup en tapotant sur la surface vitrée de sa tablette électronique.
Je rêve d’un aveugle doté d’un don de clairvoyance, capable de lire à travers les lignes de code de ma désorientation. Je n’ai rien à dire de précis dans cet état, mes doigts éructent de haine, des calomnies émergent de mes manipulations numériques, des anathèmes en Times new roman, des invectives formatées en paragraphes justifiés, des cris disposés en deux colonnes, comme s’ils pouvaient se répondre.

Des fois je suis tellement désorienté que je n’arrive même plus à penser, encore moins à écrire. Je me laisse tomber sur mon banc de train et je regarde les couleurs se répandre en couches épaisses sur l’écran qui me sert de surface de réflexion.
C’est un kaléidoscope rudimentaire avec des cônes et des bâtonnets, je me frotte les yeux pendant quinze secondes avec les jointures de mes index repliés, pressant très fort sur mes globes oculaires, puis j’ouvre les yeux et j’observe le spectacle de mon environnement immédiat strié de couleurs vives et primaires, des lames de rouge, des vagues de magenta, des libellules aux ailes rouges, je reste sagement assis sur mon siège, atteint de vertiges, si je me levais, je le sais, je tituberais, les yeux hagards, les bras grand ouverts pour retrouver un tant soit peu mon équilibre. Je n’ai rien d’un acrobate, je serre les mains et mes ongles pénètrent dans mes paumes, perturbant mes lignes de vie, d’amour et de mort, mes lignes de texte.

Des fois je suis tellement désorienté…
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Le train accélère maintenant qu’il chemine en direction de l’ouest. Par la fenêtre, on ne voit plus que des lacs gelés et des forêts, des sapins aux branches alourdies par la neige. Les portables ont été ouverts, les discussions ont perdu de leur intensité, les stylos glissent sur les feuilles des carnets.
Des arbres morts aux abords des rails.
Des troncs abattus, des éclats de pierre au pied des falaises.
Un lac gelé est une surface de jeu. Un chemin. Une piste dont le chant est simple à suivre, malgré son caractère inattendu.
Le froid transforme une masse en une surface, c’est le mystère de l’eau.  Un mystère usuel, car il se reproduit chaque hiver. Les éléments se modifient, les liquides deviennent des corps, les pensées laissent place à des mots, à des textes.
Je n’écris plus, je grelotte.
Je ne pense plus, tout se soude.
C’est le givre.
Le givre des glaces sans tain.
Une courroie noire sur une épaule en partie dénudée.
Des mains effilées.
Une nuque longiligne.
Le corps est une paroi qu’on apprend à gravir.
Le chemin est un rail qu’on consent à emprunter.

Les rails mènent là où les gares ne se rendront jamais. Ils permettent aux pensées de se désarticuler, rabattues aux détails insignifiants, le vol des oiseaux, le vagabondage des chiens sans maîtres, les clôtures rouillées, une libellule rouge aux ailes arrachées, le métal grinçant des wagons de marchandise qui s’immobilisent péniblement.
Sur les rails, les pensées les plus secrètes se transforment en objets du monde. La libellule rouge écrasée sur une traverse signale la toute première amitié trahie; le pot de verre Mason éventré, un départ précipité; un parapluie aux baleines rompues, une envie de parricide à peine retenue.
Je suis devenu un voyageur sédentaire, avançant à pas de tortue le long d’un rail intérieur. Je ne fréquente plus que des gares sans trains. Mon chemin se calcule en kilomètres de vie crépusculaire. Les paysages que je vois défiler ne peuvent être photographiés, je les perçois, les yeux fermés. Pourtant, ils m’émeuvent comme si ma vie en dépendait.
Il n’y a pas de voyage sans égarement.
Il n’y a pas de voyage sans perte.
Les gares se succèdent à un rythme rapide, et un bleu laiteux a remplacé le gris du jour, un bleu qui lentement cède au marron rougeoyant du crépuscule. J’arriverai bientôt. Oui, j’arriverai bientôt, si tant est qu’une destination soit de mise, car il se peut que ce soit le trajet qui importe, uniquement le trajet, les kilomètres parcourus, les discussions à bâtons rompus, les attentes, les paysages, les regards, les jeux, les paroles sans conséquence, les souvenirs.
Quelqu’un à mes côtés joue de la guitare.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

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Atelier nomade des quatre saisons – automne http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/11/06/atelier-nomade-des-quatre-saisons-automne/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/11/06/atelier-nomade-des-quatre-saisons-automne/#comments Sun, 06 Nov 2011 16:33:25 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1682 Textes écrits et photos prises à l’occasion de l’atelier nomade  de La traversée, qui s’est déroulé le 5 novembre au mont St-Hilaire. Le thème en était le dépouillement. La saison s’y prêtait. Seules cinq photos étaient permises. Elles sont accompagnées de textes courts.

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Une ombre déposée sur la pierre par un soleil d’automne
Deux troncs, l’un mort, l’autre absent
Et mes pensées se déplient, éperdues

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Qu’est-ce qui fend la pierre
Et se cache dans la crevasse entrouverte
Que je  n’y ai pas déjà mis moi-même…

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Un boulder en forêt comme une pensée arrondie
Immobilisée entre les arbres nus
Un songe au milieu des tiges dressées

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Je ne regarde jamais les cimes
Sauf quand elles menacent de m’écraser
Et que le moindre vent me fait frémir

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D’une lave organique aux formes arrondies
Suspendue à l’écorce d’un arbre engourdi
S’écoule une paix dépouillée de tout

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Train, wagon, banquette http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/02/20/train-wagon-banquette/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/02/20/train-wagon-banquette/#comments Sun, 20 Feb 2011 09:38:37 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1343 P1010534

(Texte rédigé dans le cadre de l’Atelier nomade « En train – projections itinérantes » de La Traversée, l’atelier québécois de géopoétique. L’activité a eu lieu entre le 21 et le 23 janvier 2011.)

Je dois faire un effort pour me souvenir de mes voyages.
Le train est un espace bruyant, le cliquetis des roues d’acier sur les rails, les sifflets, les discussions des voisins, les annonces, le grincement de la tôle lors des ralentissements, des décibels de bruits de fond qu’on tente de contrer avec son lecteur de mp3. Il faut rester concentré si l’on veut pouvoir y réfléchir, pouvoir y écrire, pouvoir y rêvasser, sans s’abrutir.
Le train est un espace mécanique. C’est du métal sur du métal. Ce qui ne favorise pas le rappel, mais bien plutôt l’abrutissement, le désengagement, l’identité égarée dans le flux des bruits et des mouvements. Corps instables, membres dépareillés, uniformes vieillis.

Train, wagon, banquette,
Train, wagon, banquette.


Je cherche à me souvenir.
Le wagon est un espace de transition, instable et mécanique, qui n’incite pas à l’introspection, mais à l’errance, à une forme d’égarement. Il ne peut en être autrement. Le train passe et ne laisse du paysage qu’il traverse qu’une vision fragmentaire, et éphémère. Un défilement incessant d’images sans réelles aspérités.
Que voit-on d’un train et de ses fenêtres salies par les trajets d’hiver? Rien ou si peu, du bois, des maisons de bord de chemin de fer, sans grand cachet ni richesse, des cours arrières désordonnées, des routes de campagne, des champs, des champs et des champs. On ne voit presque rien d’un train, rien de la vie des gens, rien des écosystèmes traversés, rien de ce qui est important. Nous n’avons droit qu’à des bribes.


Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette. (accelerando)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette. (affrettando)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

P1010528Ça me revient. Je me souviens d’un trajet entre Paris et Londres, très excité à l’idée de traverser à plus de trois cents kilomètres à l’heure la manche sous la mer, et de ma déception quand le train s’est enfin enfoncé dans le tunnel et que les fenêtres se sont voilées, se métamorphosant en miroir. On ne distinguait rien, rien des parois obscurcies du tunnel, rien de la vitesse du train réfléchie sur les murs. On ne voyait que nous-mêmes, regardant inutilement cette surface réfléchissante. On ne pouvait examiner que notre propre déception de ne rien apercevoir. Le train était confortable, les banquettes toutes neuves, le wagon tout aussi moderne et technique qu’une cabine d’avion, mais ce n’est pas ce que je voulais voir, non, c’est le spectacle de la vitesse qui  m’intéressait, le spectacle du tunnel, des arcs de cercle supportant la voûte, le spectacle de la technologie. Je n’avais droit qu’au spectacle de mon regard déçu.

Train, wagon, banquette. (calando)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

J’observe, mais rien ne se révèle à moi. Ce n’est pas un paysage que j’aperçois, mais le froid, le froid comme mode de vie, le froid comme environnement, et son compagnon de toujours, la neige, et la glace, et le frimas sur la vitre.

Je suis à l’écoute, le train avance, le paysage est un camaïeu de gris. Le gris blanc de la neige, le gris terne de l’écorce des arbres, le gris laiteux des nuages,  le gris métallique des rivières longées puis traversées, un gris plus menaçant, instable, profond qui appelle des images de noyade et de suffocation. Il y a le gris aussi des pylônes électriques, qui se profilent à l’horizon, structures translucides, étrangement fragiles, comme si on pouvait électrifier un pays à l’aide d’un jeu de mécano. Il y a le gris des rares maisons que nous croisons, un gris de circonstance, élaboré à partir d’un mélange de neige et de revêtements bas de gamme. Déclin d’Aluminium. PVC blanc. Bardeaux en composite.

P1010530_2Et le gris des voitures, le gris des bouleaux, le gris des chandails et des vestes, le gris  des rails, le gris anthracite des poteaux et des clôtures, le gris de mon imagination qui fait du surplace pendant que le train avance, ralentit, accélère, s’immobilise, se remet lentement en marche, tangue, vibre, grince, masse alourdie qui traverse les champs indifférente aux variations de température, aux oscillations des volontés et des désirs.
Il fait froid, c’est un gris froid et sans aspérité. Un gris rêche comme une pierre non polie contre laquelle un genou vient buter, juste avant le cri. Car la douleur transforme le gris en rouge tirant sur le violet.

La Tuque, Rapide blanc, Windigo, Weymontachie, je regarde sur le dépliant cette enfilade de noms aux contours étonnants, et je rêve à d’anciens voyages. Strachan, Monet, Dix et Forsythe. Des noms de colonisation.

Pourquoi les granges aux abords des chemins de fer ont-elles toujours l’air abandonnées?
Les planches de leurs murs sont inégales et parfois même tordues par les intempéries, les angles paraissent brouillés, et la pente des toits est menaçante. Que met-on dans ces bâtiments? Des tracteurs abandonnés? Des outils vieillots et sans âmes? Des bottes de foin, des chars rouillés, des faux, des lanières de cuir, des selles, des chevaux aux dents jaunies, des fantasmes hérités de l’enfance, chairs rougies par le frottement, masses sans identité ni forme réelle, des cheveux emmêlés, ornés d’une poussière fine et cristalline dans la lumière, une langue qui goûte la réglisse rouge, non,  ce n’est pas tout à fait vrai, une langue qui goute l’interdit et l’inconnu, une langue qui goûte ce que doit gouter l’amour quand il se fait en cachette et dans l’urgence, une langue qui n’a plus rien de réel.

Je regarde par la fenêtre les sapins enneigés, et les champs nappés de blanc qu’une route improvisée traverse nerveusement, et je tente de me souvenir. La matière grise de mon cerveau s’envenime.

IMG_0206A Skagway en Alaska, j’ai pris le train que les prospecteurs utilisaient pour monter leur matériel jusqu’aux mines, lors du Klondike. Le voyage n’a duré que quelques heures, c’est vrai, une expérience pour touristes, c’est vrai, le wagon de la White Pass & Yukon Route Railroad était aménagé pour des voyageurs de bateau de croisière, c’est vrai, mais le rail est monté de façon constante à flanc de montagne et sur des ponts enjambant des gorges menaçantes de profondeur, et cela jusqu’à rejoindre les nuages au col de Chilkoot à plus de mille mètres d’altitude. Le wagon était complètement enveloppé par une masse verdâtre et vaporeuse d’eau en suspension, une masse qui transformait les arbres en spectres, le moindre cours d’eau, en mystère impénétrable et les pensées, en un long dédale d’impressions angoissées. Le train s’est arrêté dans un grincement lugubre et nous sommes sortis pour descendre à la rivière en partie gelée que le chemin de fer longeait. Une rivière de glace et de roches, dans laquelle nous avons mis les mains.

Train, wagon, banquette. (piano)
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette

Le train se laisse attendre, maintenant qu’il chemine en direction de l’ouest. Par la fenêtre, on ne voit plus que des lacs gelés et des forets à flancs de collines, des sapins aux branches alourdies par la neige. Les caméras ont été rangées, les discussions ont perdu de leur intensité, les stylos glissent sur les feuilles des carnets.

Des arbres morts aux abords des rails.
Des troncs abattus, des éclats de pierre à flanc de falaise.
Un lac gelé est une surface de jeu. Un chemin. Une piste dont le chant est simple à suivre, malgré son caractère inattendu. Le froid transforme une masse en une surface, c’est le mystère de l’eau.  Un mystère usuel, car il se reproduit chaque hiver. Les éléments se transforment, les liquides deviennent des corps, les pensées se transforment en texte.
Je n’écris plus, je grelotte.
Je ne pense plus, tout se coalesce.
C’est le givre.
Le givre des glaces chimères.
Une courroie noire sur une épaule en partie dénudée. Des mains effilées.
Une nuque longiligne.
Le corps est une paroi qu’on apprend à gravir. Le chemin est un rail qu’on consent à emprunter. Où mes pensées me mènent-elles?

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L’image se précise enfin. Un train entre Mexico City et Laredo. Un train populaire, qui fait tous les villages du cœur du pays.  Les paysans y entrent avec leur famille et leurs animaux, des sacs remplis de victuailles, d’objets de dévotion, de mémentos et de vêtements. C’est une transhumance de misère, un périple fait de regrets et d’angoisse.
Je n’avais plus un sou et devais rentrer au pays. J’étais le seul blanc à bord, le gringo de service, au regard du lièvre à l’approche du coyote. Je me tenais dans mon coin, ne parlais à personne, surtout que l’accent de ce coin du pays ne m’était pas familier et que ma maitrise de l’espagnol était de toute façon rudimentaire. J’aurais voulu écrire mais je n’avais plus de note à prendre, j’avais épuisé ma capacité d’émerveillement, et mon épuisement n’avait d’égal que le retard du train. Au rythme où nous allions, il était possible que nous n’arrivions jamais.
Je me morfondais. Les heures s’égrenaient, laissant derrière elles des relents de nuit blanche et de bière tiède.
J’aurais voulu être ailleurs, même sur une piste bordée de cactus et sillonnée par des pick up vieillissants. Tout sauf cette captivité imposée par les rails.
Raillez rails, raillez, je ne resterai pas en place indéfiniment, tandis que vous, vous n’irez jamais ailleurs que là où on vous a posés.
Un passager m’a offert de fumer de l’herbe pour quelques pesos. Je craignais le traquenard, mais la possibilité de perdre un peu de cette angoisse qui me raidissait la nuque n’était pas à dédaigner. Et je n’avais plus rien à perdre, je ne possédais que les vêtements que je portais et un sac a dos en grande partie vidé de son contenu.
L’herbe goûtait le mais brûlé et le tabac déchiqueté, mais il emplit en peu de temps mon esprit d’une nappe métallique de pensées déjantées.

P1010577La Tuque, Rapide Blanc, Windigo, Weymontachie, je boirais volontiers un scotch, Strachan, Monet, Six et Forsythe, ce coin de pays m’est totalement inconnu, mais j’ai beau regarder le paysage défiler, je ne me sens pas dépaysé. C’est toujours la même chose, les mêmes bois, la même configuration géographique. Je tente d’écrire, mais une pensée me trouble. Je ne verrai rien si je continue à pianoter sur mon clavier, mais en même temps, je n’écrirai rien si je me mets à tout observer. C’est le dilemme du voyageur: témoigner ou vivre. Vivre pour témoigner. Puis s’empêcher de vivre parce qu’on entend témoigner.

La nuit a fini par tomber. Le train s’est rempli à craquer, les chèvres bêlaient, les poules caquetaient, les enfants criaient comme des damnés. Un jeune Mexicain a sorti sa guitare. J’avais mon harmonica. Après quelques airs, je l’ai sortie et me suis mis à jouer, il s’est approché, ses amis nous ont entourés, une caisse a été transformée en tambour autour duquel certains se sont réunis, les mains en pagaille. Puis les femmes ont commencé à parler de plus en plus fort. On ne s’entendait plus respirer.
De l’herbe a circulé, encore de l’herbe, puis du mescal, des tortillas et du poulet carbonisé, des gâteaux sucrés.
Parfois, je regardais par la fenêtre. Je ne voyais rien, la vitre me renvoyait mon retard angoissé. Je craignais de passer tout droit. Où étais-je? Où étais-je exactement? Cela ne cessait de changer, même si je restais ankylosé sur ma banquette affaissée. Mais les rythmes soutenus sur la peau durcie de la caisse, les notes pincées sur la vieille guitare et les airs improvisés à l’harmonica me rassuraient.
Allais-je passer tout droit? Je me suis senti rassuré quand j’ai compris que les autres voyageurs allaient au même endroit. Nous allions tous au bout du monde, au bout du pays, à la frontière avec les États-Unis. Laredo. Nueva Laredo. Le pont entre les deux villes serait notre frontière commune.

Au milieu de la nuit, le train s’est arrêté dans une petite gare aux murs de terre. Un homme est entré, alourdi par une immense valise de cuir noir et un tabouret.  Sitôt le train reparti, il a ouvert sa valise et déposé sur son tabouret des bouteilles d’un liquide rouge aux reflets ambrés. Les femmes se sont tues, les jeunes ont cessé de jouer, même les vieillards ont commencé à prêter l’oreille.
L’homme était un chamane, un vendeur d’élixir, un sorcier instruit des secrets de la terre et des déserts. Il connaissait les coyotes par leur nom, disait-il, et il fréquentait les loups quand ils descendaient de la montagne pour se nourrir de poules et de lapins. Il parlait aux morts, savait lire les lignes du ciel, et boire la sève des arbres sacrés. Il savait quel cactus couper pour en extraire la sève, trancher les figues de barbarie pour en manger la chair et choisir les racines pour leurs propriétés médicinales.
Son élixir fait à base de peyotl et de poivre pouvait guérir tous les maux que les hommes attrapaient dans les champs et les chambres humides des villages frontaliers, tous les maux que les femmes subissaient quand leur homme revenait soul de la fiesta ou quand elles se brulaient les mains sur les braises, tous les maux dont les jeunes souffraient au moment des pointes de croissance. Ou de désir.
Je me disais qu’en aucun temps les passagers de mon train, les habitants de mon wagon ne croiraient un mot de ce vendeur itinérant, que personne ne serait assez naïf pour donner un quelconque crédit à ces sornettes, inventées sur place et au gré des regards des femmes intimidées.

Les coyotes hurlaient au loin. Le vendeur parlait sans discontinuer, attentif aux hésitations des voyageurs. Sa voix était par moments enterrée par les grincements stridents du train. Il aurait fallu que les loups descendent de la montagne pour le faire taire, mais ils ne venaient plus depuis longtemps. Nous étions seuls au monde et les âmes des décédés avaient cessé de visiter les éplorés pour adoucir leur peine ou les conseiller dans leurs décisions.
Tous écoutaient attentivement le chamane tandis qu’il multipliait les qualités miraculeuses de son élixir. Mais personne ne se levait. Personne ne faisait le moindre geste en direction de l’étal de bouteilles effilées. Puis, soudainement, un homme, sorti de nulle part, un homme au dos courbé, j’aurais juré qu’il n’était pas avec nous ces dernières heures, qu’il était entré avec le sorcier au tabouret lors du dernier arrêt, ce paysan à la chemise déchirée et au pantalon de toile délavée s’est dirigé vers le vendeur. Il a saisi une bouteille, l’a ouverte avec son couteau et s’est empressé d’en boire le contenu. Pour mon arthrite, a-t-il baragouiné, mon arthrite. Il a payé sa bouteille et en a acheté deux autres qu’il a cachées dans ses poches de pantalon avant de repartir vers la queue du train.
Comme une marée, les autres voyageurs se sont rués sur le vendeur et ses bouteilles d’élixir. Il avait fallu d’un seul acheteur pour dégeler les voyageurs et les convaincre des pouvoirs miraculeux de cette insipide potion rougeâtre. En moins de cinq minutes, la valise était vidée, et le chamane paya une tournée de tequila à ses nouveaux clients.
J’aurais voulu crier, leur dire que leur naïveté finirait par les perdre, mais je n’avais pas le vocabulaire pour les sermonner, ni l’énergie pour me battre. Mon voisin m’a donné une gorgée d’élixir espérant ainsi me calmer, le sirop goutait la cerise et l’aspirine broyée.

Il n’y a pas de voyage sans égarement, dit un écrivain. Il n’y a pas de voyage sans perte. L’important est de savoir s’y retrouver.

La Tuque, Windigo, un bleu laiteux a remplacé le gris du jour, Strachan, Monet et Forsythe, un bleu qui lentement cède au marron rougeoyant du crépuscule.  Nous arriverons bientôt. Oui, nous arriverons bientôt, si tant est qu’une destination soit de mise, car il se peut que ce soit le trajet qui importe, uniquement le trajet, les kilomètres parcourus, les discussions à bâtons rompus, les attentes, les paysages, les regards, les jeux, les paroles sans conséquences, le rêve. Quelqu’un à mes côtés a sorti un harmonica.

Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

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Le diable est dans les cordes http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/01/05/le-diable-est-dans-les-cordes/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/01/05/le-diable-est-dans-les-cordes/#comments Tue, 05 Jan 2010 16:56:54 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=602 fernandez-1

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(Le 10e Symposium international d’art in situ de la Fondation Derouin accueillait à l’été 2009 onze artistes issus de Cuba, des États-Unis, du Québec et du reste du Canada. Ils étaient invités à concevoir dans les Jardins du Précambrien des œuvres sous le thème des « Chemins et tracés ». À l’instigation de l’atelier de géopoétique La traversée, j’ai accepté de décrire l’une de ces œuvres. J’ai choisi Castillos en el aire du cubain Duvier del Dago Fernández.)

Première observation:

Je marche en forêt sur l’un des sentiers des Jardins du Précambrien. La pluie s’est enfin calmée. Tout l’été elle ne cessera de me compliquer la vie, créant des rigoles dans le sous-sol, favorisant l’apparition de plaques de mousse sur le toit, retardant le moment où je pourrai faucher les grandes herbes au fond du terrain. Mais là, en cet après-midi du 18 juillet, elle laisse place à un soleil timide, et je m’aventure en forêt. Julien Gracq en serait fier.

Le sentier serpente entre les rochers et les rus et je découvre après de nombreux ambages une œuvre faite uniquement de cordes blanches tendues entre les arbres et enroulées autour de leurs troncs. Selon les points de vue, elle ressemble à un pont suspendu, à des vagues qui déferlent, à l’armature d’une structure architecturale, à un immense piège à souvenirs, comme un capteur de rêves amérindien, à une toile d’araignée, faite pour immobiliser des oiseaux ou des bipèdes insouciants, à un parachute dont il ne resterait plus que les cordes, la toile ayant été emportée par le vent et la pluie, à des fils électriques réunis en grappe à l’approche des pylônes, à un labyrinthe aussi, un dédale de nylon, un peu à la manière du labyrinthe que Fernando Arrabal avait imaginé dans une de ses pièces, c’est-à-dire un labyrinthe de draps suspendus à des cordes à linge, où les personnages se perdaient tout aussi assurément que dans celui de Cnossos. Mais à la différence des labyrinthes, qui se veulent inextricables, celui-ci rend l’espace qu’il occupe impénétrable. On ne peut pas y circuler, l’espace est en quelque sorte confisqué. On n’y entre pas, on en fait le tour. On l’examine de l’extérieur. On en prend la mesure, mais on ne peut en expérimenter de l’intérieur le réseau.

Chemins et tracés.  Les cordes ne tracent pas un chemin entre les arbres, car il n’y a rien ici que l’on puisse suivre, et les fils ne sont pas aménagés en piste d’hébertisme. L’espace ne nous est pas offert, il se referme sur lui-même, préoccupé par sa propre densité. Ces cordes représentent par contre un voyagement, un long chemin fait d’allers et retours, complété de multiples traversées. Les cordes s’étirent entre les arbres et elles dessinent un plan, une carte abstraite, dont les lignes, très claires, délimitent et occupent tout en même temps un territoire.

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Il ne faut jamais confondre les cartes et le territoire, nous disent les personnes sensées, les drapeaux et les pays, mais cette carte-ci, juchée au dessus d’un terrain dont elle identifie les limites, s’y superpose jusqu’à prendre autant de place que lui. Nous frôlons le paradoxe de la carte, celle qui devient à ce point complexe et détaillée qu’elle occupe autant d’espace que le territoire lui-même.

S’il fallait que l’œuvre tombe, que les cordes se brisent et s’écrasent au sol, l’espace qu’elle délimite serait immédiatement déconstruit, il s’effacerait pour n’être plus que de l’air, des arbres que rien sinon leur coprésence dans un même lieu relie. Les cordes au sol ne seraient plus que cela, un entortillement de fils, un chaos de cordes qu’il ne nous resterait plus qu’à ramasser avant que les nœuds ne se jettent dessus et n’amorcent leur œuvre, qui est bien entendu celle du diable.

Quand je vois des cordes, qu’elles soient tendues comme ici, ou au sol, jetées là sans raison, c’est plus fort que moi, je pense aussitôt aux nœuds qui viendront bientôt les emmêler. On prend une corde, on la roule le plus délicatement possible, prenant soin de réduire les possibilités de nœuds liées aux torsions sur les fils tressés, on la dépose subtilement au sol, et quand on revient le lendemain, prêt à s’en servir, on tire sur un bout et, comme par enchantement – ou plutôt, j’en suis convaincu, suite à l’action du diable des cordes qui profite de la nuit profonde pour sortir de terre, c’est un chtonien, un être de la terre qui ne conçoit le monde que sous la forme d’un rhizome infini– , on tire sur un bout et, voilà!, la corde s’immobilise nouée en de multiples nœuds.

Je contemple cette œuvre faite de cordes nouées avec soin, et j’y vois comme un défi lancé au diable des cordes. J’y vois une source inépuisable de nœuds, qui finiront bien par emprisonner cette structure, la rabattre au sol et la contraindre, comme Houdini aimait à l’être avant d’être jeté dans un aquarium dont il devait s’échapper avant que mort s’en suive.

Manquer d’air… L’œuvre génère un soupçon de menace. Car on se pend aussi avec des cordes. Elles se lient tout autant qu’elles délient l’existence, quand le souffle s’épuise et que le vent tombe, sans vie. On ne court pas impunément à travers des cordes tendues avec précision.

Deuxième observation

fernandez-3Cette œuvre est subtilement aérienne et diaphane. Elle laisse passer le regard, qui se trouve simplement structuré par les lignes tracées entre les troncs. On la regarde et rien n’est caché, ni la forêt dont on sait bien qu’elle aime à se dissimuler derrière les plus gros arbres, ni les sentiers des jardins du précambrien, dont le sentier des chevreuils qui trace une boucle tout autour d’elle, ni les autres œuvres qu’on devine au loin, près de l’agora des Érables ou de l’agora du Merisier.

L’œuvre occupe un espace, mais elle ne le remplit pas, elle ne le couvre pas. Elle en emprunte uniquement de fines sections, comme des rais de lumière traversent une clairière. Son poids ontologique est faible, comme si elle était constituée avant tout de particules imaginaires, c’est-à-dire de notre propre capacité de nous en représenter l’agir et d’en déployer le processus de symbolisation.

C’est une œuvre faite de notre perception.

La perception des distances, des angles, des volumes ainsi créés nous est entièrement redevable. Il n’y a, après tout, que des cordes tendues entre des troncs, et les formes ainsi générées, labyrinthes, toiles ou vagues, sont des effets de nos propres perceptions.

Le diable des cordes sait faire, il n’y a pas à dire! Il sait convaincre les plus résistants, amadouer les sceptiques. Il transforme de simples fils en œuvre, comme d’autres le font avec des vessies. Il crée des effets de présence qui nous passent, pour ainsi dire, la corde au cou. Nous projetons des figures depuis les quelques signes qui nous sont donnés, générant ponts et pylônes au gré de nos expériences.

Nous sommes, face à cette œuvre in situ en équilibre entre le réel et l’imaginaire. Et s’il nous arrivait de trébucher, en reprenant le chemin, nous serions heureux d’apprendre que ces cordes peuvent aussi nous retenir ou nous aider à nous relever, avant bien sûr de nous emprisonner.

Troisième observation:

fernandez-4Cette œuvre est d’une singularité absolue. Compte tenu de l’emplacement des arbres, des divers plans du bois qu’elle habite, de la façon dont les cordes sont tendues, du jeu des contingences qui ont infléchi sa réalisation, elle ne pourra jamais être remontée de la même façon. Ni ici, ni ailleurs. Elle n’existe donc qu’ici, maintenant. Et, à moins de partir avec les arbres et le segment de forêt, elle ne pourra jamais être déménagée. Elle est prisonnière de ce bois, et sa destinée est d’y survivre quelques instants avant de disparaître.

Cette œuvre n’est presque rien, des mètres de cordes, des nœuds, un volume comme arraché de l’air, mais un volume presque abstrait qu’on peut aisément vider de sa forme par notre seule pensée. L’œuvre est faite de presque rien… Or, c’est dans ce presque, dans l’écart entre rien et quelque chose que sa singularité s’impose et s’affiche. C’est une création éphémère, conçue et réalisée sur place, et notre souvenir de sa présence, traces écrites, paroles prononcées ou entendues, photographies prises et regardées, sera bientôt sa seule manière d’exister.

Si le diable est dans les cordes et qu’il les fait bruisser quand le vent se lève et secoue la forêt, sa présence en ce lieu ne nous menace guère. Il n’est, de toute façon, qu’un soupçon bien vite apprivoisé, comme un trompe l’œil dont on s’est lassé. Laissons-le donc retourner à ses affaires, ce qu’il fera aussitôt que nous aurons repris le chemin du sentier.

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Mirage. Ultime mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/08/03/mirage-ultime-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/08/03/mirage-ultime-mouvement/#comments Mon, 03 Aug 2009 13:15:13 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=381 IMG_2639-low

Le mont Uluru, la nuit, est une masse indistincte.
Déjà peu loquace, il se tait quand la terre poursuit sa rotation et que notre regard, n’ayant plus à se protéger de ce soleil qui donne vie et lumière, se perd dans l’infinité de l’univers.
Il nous rappelle que le Temps du rêve est un mythe, que son ère est ancienne et que ses figures ne nous apparaissent plus qu’à travers d’innombrables distorsions qui en brouillent les traits, peut-être même jusqu’à l’anamorphose.
Le mont Uluru est un mirage qui, la nuit, retourne là où se terrent les illusions.
Et le savoir auquel il semblait donner accès, cette révélation d’une relation nécessaire entre des termes issus de cultures et de philosophies différentes, se retrouve fragilisé.
Mais la fragilité est le propre de l’existence.

*

Uluru…
Le temps du voyage est depuis longtemps passé. Et le mont est retourné dans cette cage à souvenirs que d’aucuns nomment la mémoire.
Une cage comme un panier percé.
Déjà, il n’y reste plus que des miettes.

*

(Saint-Sauveur, dans les Laurentides)
À force de regarder la clairière devant ma fenêtre, à force  de laisser mes yeux en découper les contours, la clôture de perches de cèdre, les lupins, les iris et les lys qui en ponctuent les angles, les épinettes fragiles, les cordes de bois qui délimitent le terrain, elle s’est imprégnée dans mon esprit. Même si je ne suis plus devant ma fenêtre, je n’ai qu’à fermer les yeux pour en revoir les couleurs et les formes.
Le paysage m’habite tout autant que je le hante.
En cela, son souvenir est beaucoup plus stable que l’est celui du mont Uluru, que je n’ai vu que quelques heures.
Les photographies sont là pour témoigner de ma présence à ses pieds. Mais le mont n’est plus qu’un mirage de couleurs et de formes assoupies dans mon esprit. Je ferme les yeux et je ne le vois plus. Je cherche à travers mes souvenirs, et je ne capte que de fragiles spectres sans importance.
Sa présence en moi est liée au fait que mon bref séjour sur ce continent a permis un rapprochement que rien ne me permettait d’anticiper. Sa présence ne prend plus la forme d’une image ou d’un moment de vie, mais d’une parole et d’un discours, témoins hésitants d’une révélation maintenant évanouie.
Il ne reste plus que de faibles traces d’un processus dont le propre est de n’en laisser aucune.

*

Uluru.
Certains noms portent un mystère, comme si la nuit qui les entoure jamais ne relâchait son étreinte.

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Mirage. Cinquième mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/28/mirage-cinquieme-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/28/mirage-cinquieme-mouvement/#comments Tue, 28 Jul 2009 16:10:11 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=375 IMG_2745-low

Le Temps du rêve souffle où il veut.
Les chants de pistes qui lui sont liés découlent de cette conception de l’imagination et du rapport au territoire. Il semble que les Ancêtres, quand ils ont exploré à l’occasion du Temps du rêve le continent australien, aient laissé dans leur sillage une suite de mots et de notes de musique qui constituent des pistes, véritables voies de communication entre les tribus.
Le territoire est marqué par une écriture illisible, voire invisible pour les non-initiés, mais qui lui donne une forme, qui le fait exister.

Le Temps du rêve ne peut être abordé, en tant que potentialité, que si des chants de pistes témoignent de sa présence en amont. Une potentialité, par définition, échappe à toute actualisation. Dès qu’elle s’est actualisée, elle a commencé à se dégrader, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, son souvenir. Mais cette trace même imparfaite est la seule façon d’en inférer la présence.
De la même façon, le musement ne peut être décrit que si une parole quelconque parvient à témoigner de sa présence initiale. En fait, tout parole, en tant qu’actualité, implique une potentialité que le musement identifie comme processus. S’il apparaît comme le jeu pur d’une pensée libérée de ses amarres, ce qui remonte à la surface n’en est jamais qu’un reste, une pâle version, dénuée de toute vitalité, mais c’est tout de même un témoignage, le seul qui puisse exister.

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IMG_2342Pour Bruce Chatwin, ces chants de pistes constituent « un labyrinthe de sentiers invisibles sillonnant tout le territoire australien » (Le chant des pistes, in Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque Grasset, 2005 (1987), p. 606).
Le territoire n’a commencé véritablement à exister qu’à partir du moment où il a été chanté dans le Temps du rêve. « En amenant le monde à l’existence par le chant, dit Chatwin, les ancêtres avaient été des poètes dans le sens originel de poiesis, la ‘création’. » (Le chant des pistes, p. 619)

*

Dans le mythe grec, pour sortir du labyrinthe, il faut un couple lié par un fil, c’est-à-dire un être qui s’aventure dans le dédale, Thésée, et un autre qui l’aide à revenir, Ariane. Le premier est l’oubli et la seconde, le rappel. Sans Ariane, le labyrinthe est un tombeau.
Les mêmes éléments sont essentiels pour revenir et retenir quelque chose du musement. Un couple lié par un fil, celui de la parole. Un être, un museur, qui explore à l’aveugle les voies de l’oubli et de l’échappé, et un autre, un scribe, qui prend note de ce qui a été recueilli.

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Les chants de pistes sont connus par les occidentaux comme « des ‘itinéraires chantés’ ou ‘pistes de rêves’ et des aborigènes sous le nom d’‘empreintes des ancêtres’ ou de ‘chemins de la loi’. Les mythes aborigènes de la création parlent d’êtres totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence. » (Chatwin, Le chant des pistes, p. 606)

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Dans le Temps du rêve, la langue n’est pas arbitraire, mais motivée. Chanter le nom des choses les fait venir au monde. Nommer, c’est faire exister. Et cette assertion a une valeur ontologique. L’existence en question n’est pas limitée aux faits sociaux et conventionnels, elle embrasse la vie elle-même.
Dans la Genèse, Dieu façonne du sol tous les animaux et il les conduit à Adam pour voir comment celui-ci les appellera : « chacun devait porter le nom que l’homme lui aurait donné » (Gen 2 : 19). Le savoir du premier homme est inné, sa langue est parfaite, et les noms qu’il donne aux animaux sont ceux que Dieu leur reconnaîtra. L’homme et Dieu parlent la même langue : une langue qui est dans une relation nécessaire aux choses de ce monde, puisqu’elle permet de les identifier exactement, hors de tout arbitraire, et ultimement de les faire exister.
Le Temps du rêve et la Genèse adhèrent à une même conception du langage.

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Les aborigènes, selon Chatwin, ne conçoivent pas « le territoire comme un morceau de terre délimité par des frontières, mais plutôt comme un réseau de ‘lignes’ et de voies de communications entrecroisées. » (Le chant des pistes, p. 661)

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« Pour certains, les pistes chantées étaient comme L’Art de la mémoire à l’envers. Dans le merveilleux livre de Frances Yates, on apprend comment les orateurs de l’époque classique, Cicéron et ses prédécesseurs, bâtissaient des palais de mémoire en liant les parties de leurs discours à des structures architecturales imaginaires; après avoir fait le tour de chaque architrave et de chaque colonne, ils pouvaient mémoriser des longueurs colossales de discours. Les diverses parties étaient connues sous le nom de loci ou ‘lieux’. Mais en Australie les loci n’étaient pas de simples constructions mentales, mais existaient depuis toujours sous la forme des événements du Temps du rêve. » (Le chant des pistes, p. 906)

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IMG_2825Les chants de pistes constituent un labyrinthe de sentiers invisibles, lié au Temps du rêve.
Or, le labyrinthe est justement, et très précisément, l’antithèse des palais de mémoire (je développe l’argument dans La ligne brisée, dont je reprends ici un extrait). En tant que structure faite pour s’égarer, il apparaît comme un lieu de l’oubli, non pas d’un oubli pur et simple, comme une amnésie complète, mais un oubli partiel, une pensée désarticulée, toujours capable de comprendre qu’elle est dans un dédale, mais impuissante à rétablir les liens qui unissent les tracés entre eux. C’est une pensée qui capte, sans pour autant retenir l’ordre des choses, une pensée désordonnée qui se réinvente sans cesse, car elle ne repose pas sur ce qui est déjà établi. Or, c’est la définition même du musement.
Pour Yates, «L’art de la mémoire est comme une écriture intérieure.» (L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 18) Le musement est cette même écriture, déliée, s’écrivant toute seule. L’identité n’y est pas maintenue par répétition ou procédé d’attribution; elle l’est plutôt par invention, renouvellement et conquête d’un territoire qui est celui, intérieur, de la pensée elle-même.

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Le chant des pistes est un musement de nature géopoétique. Et on comprend intuitivement que c’est une poétique qui est ainsi mise en scène, un rapport à la création essentiellement dynamique, qui repose sur les potentialités infinies d’un Temps du rêve, métaphore chronotopique et mythologiquement articulée du musement.

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Chatwin avait anticipé ce rapport dynamique à la création, déclarant lors d’une généralisation peu commune chez lui, qu’il avait l’impression « que les itinéraires chantés ne se limitaient pas à l’Australie, mais constituaient un phénomène universel, le moyen par lequel les hommes marquaient leur territoire et, en conséquence, organisaient leur vie sociale. Tous les autres systèmes qui lui ont succédé n’étaient que des variations – ou des perversions – de ce modèle originel. » (Le chant des pistes, p. 907)

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Chatwin se plait à imaginer des chants de pistes « sur tous les continents, à travers les siècles », et des « hommes laissant derrière eux un sillage de chants (dont, parfois, nous percevons un écho). » (Le chant des pistes, p. 907-908) Je veux, à sa suite, proposer que la création littéraire, que toute création artistique, n’est qu’un subtil chant de pistes, la production d’itinéraires chantés qui nous expliquent qui nous sommes et d’où nous venons, qui nous inscrivent dans un territoire (culturel et géographique), qui nous y lient et qui, en même temps, l’actualisent. Notre culture n’est rien d’autre que la face actualisée d’une potentialité, véritable rêve d’une socialité en coalescence.

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Nous sommes des êtres du temps et de la mémoire, uniquement parce que notre société nous a formés à penser notre rapport au monde en ces termes. Bien entendu, le temps, les saisons, les lunaisons, les durées variables de temps d’ensoleillement marquent nos vies. Mais la création littéraire, toute forme de création,  peut, voire doit s’affranchir de cette contrainte, si elle veut, non seulement rendre compte du présent et de ses exigences, mais s’ouvrir aux formes potentiellement infinies de l’imagination, par définition atemporelle.

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IMG_2816Nos pensées sont avant toutes choses des possibilités. Parler et créer, c’est arrêter le flux constant de pensées qui nous traverse, pour en capter un moment. C’est comme tendre un gobelet dans les eaux tumultueuses d’une rivière pour en ramener un verre. Que reste-t-il, dans ce verre, de l’énergie de la rivière? De l’écume, des remous, des vagues qui se brisent contre les roches? Plus rien, du moins en surface. L’eau du verre est calme et sereine, elle ne tressaille plus, elle se laisse boire sans réagir. Elle est à notre portée, tandis que l’eau de la rivière était véhémente, mais elle tire son origine de cette seule source. Entre nos pensées énoncées et la rêverie en action, entre la création et le musement, il y a le même écart. Et la même relation nécessaire. Il n’y a pas de pensée sans rêverie, comme il n’y a pas d’eau sans rivière.

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Le mince filet d’eau qui s’échappe du verre est un chant qui muse sur la rivière comme de son Temps du rêve original. Un rêve depuis longtemps perdu, et d’autant plus merveilleux qu’il ne pourra jamais être récupéré, renvoyé dans la strate des potentialités désuètes puisque déjà actualisées.

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Mirage. Quatrième mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/22/mirage-quatrieme-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/22/mirage-quatrieme-mouvement/#comments Wed, 22 Jul 2009 12:33:47 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=361 IMG_2633-low

Le mont Uluru a été chanté avant d’exister, il a été imaginé, dessiné, projeté sur la surface rouge de la terre. Il est issu du Temps du rêve, et ses pentes lisses comme de la pâte, ses formes arrondies et ses blessures qui laissent transparaître des ruches constellées d’alvéoles vides parlent d’un temps autre, d’un temps maintenant dépassé, quand tout émergeait, frais à l’esprit et tout à la fois scintillant et effrayant.

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Le Temps du rêve est, pour les aborigènes, l’époque de la création du monde.

«Toute création provient de la même source : le rêve et les agissements des Grands ancêtres. Toutes les étapes, les phases et les cycles étaient présents simultanément dans le Temps du rêve. » (Lawlor, Voices of the First Day, p. 15)

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La plupart des commentateurs signalent que l’idée de rêve ne parvient qu’imparfaitement à décrire ce temps mythique de la création du monde des aborigènes. Le terme a été conservé dans les diverses traductions, faute de mieux.
Notre vocabulaire est définitivement trop pauvre pour identifier les états de conscience que nous pouvons connaître. Notre dépendance à la rationalité et au sentiment de sécurité qu’elle engage – car rien n’est plus rassurant qu’une structure stable et prévisible–, nous incite à négliger les marges de notre imagination, ses mouvements ombragés, ses pourtours incertains. Nous avons plus de mots pour identifier les pièces d’une automobile que pour décrire nos états d’esprit.
Pour expliquer l’extraordinaire dynamisme du temps de création des aborigènes, nous n’avons qu’un seul terme, le rêve. Façon, entre autres, d’en réduire la portée, d’en banaliser les résultats. Ce n’était après tout qu’un rêve
D’autres notions pourraient être proposées pour signaler le caractère fondamental de ce temps de création.

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Le Temps du rêve, aurait ainsi dit Charles Sanders Peirce, est essentiellement une forme de musement. Et le philosophe américain a, lui aussi, résisté à décrire l’activité de création ou de recréation pure impliquée par son concept comme une forme de rêve.
S’il a commencé par le décrire comme une rêverie ou une méditation, il s’est ravisé, précisant qu’il s’agit avant tout d’une rêverie pleine, sans perte de conscience, sans absence complète de soi. Le musement est plutôt de l’ordre du jeu, mais d’un jeu aux propriétés particulières : « c’est du Jeu Pur. […] Il souffle où il veut. Il n’a pas de projet, hormis la récréation. » (« Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu », in Lire Peirce aujourd’hui, Gérard Deledalle, éd., Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990, p. 174)

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Le Temps du rêve aborigène est aussi un jeu pur, un jeu qui précède toute loi, parce qu’il en est le présupposé. Il souffle où il veut, comme un esprit qui s’aventure sur des chemins peu fréquentés et qui produit de l’inouï, du nouveau, une création originale.
Le Temps du rêve est une forme d’oubli actif qui permet la production et la création de formes essentiellement nouvelles et inédites. C’est un temps de création.
Et, peu à peu, il s’est imposé comme le Temps de la création, une fois enclenché le processus de mythification qui fait du passé lointain une origine.

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IMG_2755Comment quelque chose se révèle-t-il à nous? Quelle est la substance même des mirages?
Georges Didi-Huberman donne l’exemple de la poussière en suspens : « La poussière nous montre qu’existe la lumière. Dans le rai qui tombe au sol, du haut d’un oculus, la poussière semble nous montrer l’idéale existence d’une lumière qui serait épurée des objets qu’elle rend visible : entre un vent d’éther et la fluidité sans but d’infimes particules. Il ne s’agit que d’une fiction, bien sûr, car l’objet, loin d’être épuré, est bien là et c’est la poussière elle-même. » (Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Minuit, 1998, p. 57.)
Le contenu des rêves, la matière même du Temps du rêve se révèlent à nous comme un rai de lumière laisse transparaître la poussière en suspens. Cette matière est à la fois présente et absente. Elle existe, même si elle est impalpable et essentiellement évanescente. Elle s’actualise juste assez pour que sa potentialité s’impose à l’esprit.

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Le musement est lui aussi un temps du rêve, une pure potentialité. Il se présente comme un dessaisissement, un mouvement continu de la pensée, un flot qui nous traverse jusqu’à ce que nous nous déprenions de lui, pour une raison ou pour une autre. C’est une forme de discours intérieur, qui ne doit pas être conçu comme une dérive occasionnelle, mais comme le moteur même de notre pensée. On peut le comparer à l’association libre, pratiquée en psychanalyse, qui n’est pas le musement, mais une façon d’en mimer le jeu. C’est surtout l’errance d’un esprit en plein processus créateur, processus qui ne nous apparaît qu’à la faveur de circonstances singulières : faisceaux de lumière, bruit incongru, découverte d’un paysage saisissant.

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Muser, c’est perdre la notion du temps, et c’est se perdre dans la contemplation de figures, de ses figures. Muser, c’est s’inscrire dans le temps du rêve et entreprendre de suivre ses propres chants de pistes, qui apparaissent alors comme cet indispensable ressaisissement par lequel nos éblouissements initiaux prennent forme.
Le voyage est un moment propice pour appréhender, ne serait-ce que de façon fugace, ce Temps du rêve, pour participer à la logique du musement, comme si la confrontation avec une géographie et un paysage inattendus entraînait une défamiliarisation qui forçait le regard à se renouveler, à sortir de ses ornières, afin de capter les indices de ce qui se terre normalement en arrière-plan.

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Mirage.
Je me suis rendu en Australie pour retrouver dans les mythes aborigènes de création du monde une forme inattendue de musement. Moi qui n’ai cessé d’en explorer les possibilités et les formes, ces dix dernières années, j’ai été étonné de le retrouver à l’œuvre chez un peuple dont je ne connaissais pratiquement rien.
Le Temps du rêve est une version mythifiée du musement.
Je ne suis pas encore certain de savoir ce qu’il faut en penser. Ce rapprochement est-il fondé ou une simple illusion? Le résultat d’un esprit porté à retrouver des signes et des alphabets même dans les pierres, à la manière de Roger Caillois?

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« Les formes et les dessins des pierres offrent un prétexte à la dérive de mon esprit autant qu’une énigme à sa réflexion. M’attardant à les regarder, il m’arrive également d’être distrait, détendu, flottant. Je navigue à l’estime ou à la corne de brume en ces eaux du songe. Si je pensais que l’illumination fût autre chose qu’un éblouissement, je dirai extatiques ces états opposés, proches parents les uns de l’hypnose, les autres du vagabondage, où se pressent des conjectures tour à tour strictes et sauvages comme une foison d’herbes folles, ortie et ivraie, envahit dans une promiscuité abominable des plants d’agronomes, de généticiens. »
Roger Caillois, Pierres réfléchies, Paris, Gallimard, 1975,  p.13.

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Mirage. Deuxième mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/13/mirage-deuxieme-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/13/mirage-deuxieme-mouvement/#comments Mon, 13 Jul 2009 21:49:26 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=338 IMG_2287

Le voyage est la découverte de contrées exotiques, de formes nouvelles et, surtout, de textures inattendues. Des strates minérales aux couleurs ocre, des fractures de la pierre, des entailles sauvages, de longues stries nervurées. Quand le paysage se fait précaire, ce sont les textures qui réapparaissent et dictent leur loi.
La géographie est une leçon de formalisme.

IMG_2284Nos yeux se posent sur le terrain que nos pieds foulent, et notre regard se perd dans les anfractuosités que la terre ouvre à quelques pas des sentiers. Nous sommes à la surface des choses, éternellement à la surface, rejetés à la périphérie du monde, et la première appréhension d’une couche inférieure nous angoisse comme le ferait l’ombre d’un dieu ancien.
D’où nous vient cette peur de l’invisible et de ce qui grouille sous terre? Pourquoi sommes-nous attirés par le vol des oiseaux, quand la structure rhizomique d’une fourmilière rivalise de complexité avec nos propres créations?
Cela nous enchante de savoir que Montréal est une ville souterraine, que s’étendent sous ses rues des kilomètres de couloirs et de centres commerciaux; mais de savoir que des termites ouvrent des galeries ventilées pour assurer le développement de leur communauté nous répugne au plus haut point. Nous préférons fermer les yeux.
Le vol des oiseaux est beaucoup moins dangereux, il ne laisse aucune trace dans le ciel.

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Quand la lune est immense, ronde comme un sou et texturée comme une crêpe, elle nous indique que son orbite et celle de la terre sont convergentes. Le cinéma nous a habitué à apercevoir ces lunes exorbitantes qui trônent dans le ciel comme un soleil de nuit et à les interpréter comme des présages. Les pleines lunes sont dramatiques, elle attirent les êtres malveillants, des créatures assoiffées de sang ou des spectres attirés par la chaleur des corps vivants.

*

Nous sommes de plus en plus, face à la voûte céleste, comme des analphabètes devant une page d’encyclopédie. Fascinés, mais surtout dépassés. En contexte urbain, les étoiles parviennent péniblement à se tailler une place dans le ciel. Le smog et la pollution lumineuse ont raison des plus faibles qui s’inclinent et se retirent. La voûte n’est plus d’un noir bleuté constellé de points argentés, elle est grise et unie. Terne et sans vie.
IMG_2652Et quand, enfin, on découvre en plein désert australien une voûte riche et complexe, non seulement on n’y comprend rien, mais il est d’ores et déjà trop tard. On ne pourra jamais récupérer la science requise pour en comprendre l’architecture. Les données sont trop complexes, il faudrait une vie pour les assimiler.
On ne s’improvise pas astronome du jour au lendemain.
Quand on lève la tête et contemple la voûte céleste, au-delà de l’ébahissement que sa densité suscite, on se sent impuissant et déçu, sachant à l’instant même où on l’examine qu’elle restera en grande partie illisible.
Je suis confronté à une contradiction : je sais comprendre les plus récentes toiles exposées dans les musées, mais ne sais lire celle tendue depuis l’origine du monde au-dessus de ma tête.

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Le voyage engage une temporalité qui lui est propre.
Il est à la fois un temps qui passe trop vite, une fois le périple terminé, et un temps qui passe très lentement, lorsqu’il n’est pas encore achevé. Le temps du voyage est ressenti comme un temps plein avec ses moments forts et ses fulgurances, comme un temps vide avec ses périodes d’incertitude et de doute.

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Quand on est en voyage, la tentation est grande de ne plus revenir, de dire : voilà! je ne rentre plus, je continue, je fais du voyage mon mode de vie. Je ne veux plus qu’il soit une simple période circonscrite entre deux périodes de travail, mais un temps en soi. Son propre monde.
C’est un mirage, indéniablement. Pour un sédentaire, goûter au nomadisme et à son déracinement est une façon d’imaginer la fuite. L’altérité. La vie autre. Mais la perception s’efface aussi vite qu’elle a pu apparaître.
La défamiliarisation n’a aucune durée, elle est une rupture, nécessairement brève. Une rupture qui se prolonge évolue en nouvel état, elle redevient familière. Et la boucle se referme.
Si le mirage est puissant, c’est que cette défamiliarisation provoque des révélations, elle offre un aperçu sur ce qui a pu se tramer en arrière-plan. Dans le temps du rêve, dans le musement.
Le voyage transforme le lointain en événement intime.

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IMG_2643Le voyage est un temps essentiellement fuyant.
Et le mirage est un leurre. C’est sa nouveauté qui est à l’origine de sa puissance. On ne peut en fixer l’expérience qu’artificiellement : en maintenant vivante son expérience par l’écriture, en reconstituant peu à peu sa figure.
Le mirage d’une vie autre ne repose pas sur la permanence d’un sentiment ou d’une forme, mais sur son apparition. C’est son irruption, la discontinuité qu’elle actualise, qui accentue ses effets de présence.

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Je ne muse jamais autant que lorsque je suis en voyage. Les heures de route, les temps d’attente, les soirées à déambuler sur des quais décolorés et les périodes de pur ennui engagent au délestage et à l’errance de l’esprit.
Je rejoins le temps du rêve, je suis des pistes dont le chant est avant tout imaginaire et mon attention oscille entre deux mondes : l’un qui, bien qu’il me soit familier et intime, n’en finit pas de se reconfigurer et de me surprendre, et cet autre qui, découvert au gré des voyages, m’offre des perceptions inédites.
Le voyage affaiblit la frontière entre l’en soi et le monde, entre son passé et le présent, entre le quotidien et le mythe. C’est le principe premier du mirage : un décalage subtil entre les désirs et les perceptions.

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Mirage http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/10/mirage/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/07/10/mirage/#comments Fri, 10 Jul 2009 15:17:03 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=324 IMG_2608

Qui sait à quel mirage nous convie le voyage?
Quelle illusion il génère?
On entre dans un voyage, parfois, comme dans un temps du rêve. Les perceptions sont intenses, les révélations, multiples; mais leur actualité est de faible amplitude. Et leur pertinence, souvent, réduite.
Le voyage voit à l’ouverture de potentialités nouvelles et de formes singulières. Et on se surprend d’y retrouver, à l’occasion, des figures qui nous ramènent à notre propre origine.
Mais n’est-ce pas là le mirage le plus dangereux? Celui qui nous fait redécouvrir au loin ce que nous connaissons déjà?

Premier mouvement

IMG_2613Uluru.
C’est le cri du hibou au cœur de la nuit.
Un mythe de dieux anciens, issu de l’imagination d’un écrivain fiévreux.
Une créature aux yeux de sang et au pelage strié d’ocre et de noir.
Uluru!
Il faut le crier, ce nom, pour en entendre les échos sinistres et mélancoliques. Il traduit un sentiment de crainte face à un inconnu deux fois inconnu, car inconnu dans sa connaissance même.
Un mot à l’orée du langage.
Un mot aux limites de la lumière.
Lié au Temps du rêve et de la création.

*

Uluru!
Certains mots sont des énigmes qui font figure.
L’esprit s’arrête, étonné de retrouver dans le langage des formes qui répondent à ce que les sens ont entraperçu.
Existent-ils des mots qui parviennent à dire l’éblouissement au moment même où il survient?
Un mot argenté aux lignes brisées.
Les mots sont notre manière d’exister dans l’univers. Leur opacité est la marque de la complexité du monde, et de notre incapacité à le lire sans aide.

*

IMG_2632Le mont Uluru au crépuscule s’impose par ses couleurs primaires et ses formes minimalistes. Pourtant, les émotions qu’il suscite sont étrangement surréalistes.
Le mont frappe avec ses contours arrondis et assoupis. Le temps y apparaît ramolli, comme si la chaleur et l’odeur de poêlon surchauffé du désert venaient en perturber la saisie. On se croirait devant un paysage conçu par Dali ou de Chirico. Un paysage qui goûte le fer rouillé et le pourpre.
L’endroit paraît mystique, isolé dans un désert d’une grande aridité. La terre est d’un rouge oxydé, la chaleur est torride et les mouches collent au visage. Mais on se sent aspiré. Vers le plus lointain encore. Comme si le temps se mettait de la partie, s’ouvrant à l’immémorial.

*

IMG_2678Certaines montagnes ressemblent à des animaux, à des éléphants étendus ou à des têtes de loup.
Vu du ciel, l’Uluru a la forme d’une pointe de flèche, faite dans la pierre et qui porte les marques du travail requis pour lui donner son tranchant. Une immense pointe de flèche déposée sur le sol rouge, qu’un géant pourrait à tout moment ramasser et attacher à une tige à l’aide de tendons de kangourou pour en faire une flèche.
Les paradoxes de Zénon d’Élée auraient pu naître aux pieds du mont Uluru. La flèche propulsée par un arc bandé ne rejoint jamais les bords lisses de la montagne. Elle se perd en chemin, s’égarant dans les entrelacs d’un temps qui se segmente et se rompt en îlots, atoll sans cohésion qui laisse filer entre les doigts les instants vécus et aussitôt oubliés.

*

Certains paysages sont d’une complexité assumée, les formes et les couleurs se multiplient, et il faut à l’œil du temps pour en intégrer les contours, pour transformer la masse de perceptions en un tableau vivant et cohérent.
Il n’en va pas de même avec le Mont Uluru dans les territoires du nord de l’Australie. C’est sa simplicité qui en fait la beauté. Une masse de pierre rouge, presque unie, si on oublie les blessures causées par l’érosion, un ciel d’un bleu uniforme, nullement ponctué par des nuages dissidents, et un sol composé de quelques arbres malingres et de buissons étouffés par la chaleur.
Rien de plus.

*

Si notre regard n’a pas à se battre avec un influx complexe de sensations et de formes, il se perd dans la densité des formes compactes du monolithe, et dans l’incandescence de l’orangé du soleil couchant et des ombres étirées que l’horizontalité presque parfaite de ses rayons provoque.
Le regard longe les rayons du soleil, il en suit les ondes et ne les confronte plus comme en plein jour. On ne se bat pas avec la lumière au crépuscule, on l’accompagne, on en épouse les formes, et on se laisse porter par le pinceau d’une étoile qui glisse sur la pierre pour en souligner  la texture et les irrégularités.

*

Le Mont Uluru est une masse de pierre assoupie, comme une coulée de lave qui se serait immobilisée après une longue course. Sa forme endormie est apaisante, elle incite au recueillement, elle signale pourtant une intense activité géologique. Une force capable de faire émerger des entrailles de la terre des masses liquéfiées d’une pierre maintenant anesthésiée.

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L’Uluru n’est pas un mont qu’on gravit, même s’il est possible de s’y aventurer quand les vents sont cléments et que le ciel est libre de tout orage.Son expérience est essentiellement visuelle. C’est une masse faite pour être contemplée de loin, pour être vénérée comme un dieu.IMG_2687
Son aura vient de la singularité d’une expérience visuelle d’une grande précision, celle des formes simples et des couleurs pleines.
Elle vient de son emplacement au milieu d’un désert inhospitalier, et d’un continent isolé dans les mers du sud.
Elle vient enfin de mes attentes comblées. Il ne peut y avoir de déception face à un tel panorama. Malgré ses innombrables représentations – les cartes postales, les brochures touristiques, les couvertures de livres –, le mont Uluru transcende ses copies et s’impose comme spécimen unique et comme expérience à éprouver dans sa singularité même.

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