Ce n'est écrit nulle part » pierre http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Un alphabet primordial http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/05/28/un-alphabet-primordial/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/05/28/un-alphabet-primordial/#comments Thu, 28 May 2009 15:11:12 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=219 (à propos de Pierres réfléchies de Roger Caillois [Paris, Gallimard, 1975])

Les pierres fascinent.
Elles sont le matériau même de notre monde. Le minéral s’oppose au vivant, mais il en est aussi le soubassement. Il nous confronte à la double temporalité de l’univers, car au temps bref de notre vie répond le temps infiniment grand de la pierre.
Pour Roger Caillois, « La pierre, située dans l’univers aux antipodes de l’homme, parle peut-être le langage le plus persuasif. Elle, qui dure plus que tout vivant, mais sans le savoir, rappelle que la pérennité est à ce prix. Qui connaît ajoute à soi-même et qui ajoute à soi, fût-ce la conscience, fût-ce la mémoire, meurt, s’use ou se transforme. » (p. 13-14)
Caillois aime muser sur les pierres. Il se perd dans la contemplation des figures qu’il trouve à leur surface. Formes régulières et rectilignes, figures animales, nuages étirés. Et la pierre, la pierre lisse et réfléchissante, lui renvoie une image de sa propre pensée qui se fige face à des formes qui en imitent le déroulement.

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Les pierres sont muettes, mais elles lui parlent au-delà de toute espérance. Elles le conduisent à se perdre dans des pensées disjointes, à apercevoir des mirages, comme des structures inouïes. Car pour lui, si les pierres ne parlent pas, elles ne sont pas dénuées de langage. Elles portent en elles des écritures, un alphabet, même si cet alphabet est celui, aléatoire, du résultat du jeu des forces telluriques, « comme si les caprices de la minéralogie annonçaient l’inévitable érosion de toute chose écrite. » (p. 59)
Caillois explore dans des rêveries surprenantes l’écriture des pierres, ces formes et ces figures que portent jaspe, granit, onyx, et quartz. Le granit graphique, entre autres, est porteur de traces qui ressemblent à s’y méprendre à une écriture. C’est une pure illusion, mais le mirage porte à réfléchir. Il semble dire qu’il existe « d’impossibles grimoires naturels que n’ont écrits ni les hommes ni les démons, où le texte est consubstantiel du support et qui, dès l’origine, étaient nés vestiges, et vestiges de rien, comme des apparences d’édifices jamais construits qu’un archéologue prendrait pour des ruines. » (p. 56) Ces pierres porteuses d’un alphabet s’ouvrent spontanément à un imaginaire des ruines et de la fin, d’une fin longtemps passée que la pérennité des pierres maintient malgré tout présente.
Évidemment, Caillois n’entreprend pas de lire ces grimoires et il sait très bien que les signes présents sur le granit graphique n’ont aucune signification. Il reste que, nous dit-il, « dans les archives de la géologie, était déjà présent, disponible pour des opérations inconcevables, le modèle encore sans affectation ni harmonique, ni postérité, de ce que serait beaucoup plus tard un alphabet. » (p. 55) Se cacherait-il au cœur de la terre la figure d’un alphabet primordial, comme une image souche dont les formes et les contours pourraient avoir informé nos propres développements? Ce serait la pierre comme lieu d’origine et de fin de l’alphabet et du langage écrit.
Caillois réunit ainsi des ensembles aux propriétés irréconciliables. Nos alphabets humains sont des géométries stabilisées, des ensembles de formes organisées de façon stricte, des lignes et des cercles, des courbes et des angles, qui dessinent les contours de pensées souvent imprécises, mais organisées, vivantes et dynamiques. Ils servent de supports ou de squelettes à des paroles qui ont quitté le monde des vibrations et des ondes sonores pour entrer dans celui des figures et des formes, là où le regard croise l’ouïe, dans un cas de synesthésie docile, puisque entièrement domestiqué. Les alphabets sont l’expression même de notre nature humaine. Or, les figures d’alphabet que découvre Caillois à la surface des pierres ne répondent à aucune loi, à aucun système. Elles n’expriment aucune pensée, aucun balbutiement. C’est le jeu des contingences qui dicte leur apparition. Mais elles parlent tout de même, par isomorphie, du fait que nos choix, même ceux qui paraissent découler d’un système cohérent, ne sont jamais que des accidents de parcours, des improvisations sur la base d’un donné commun.
Dans le règne du silence absolu, là où aucune signification n’est imaginable, une série de signes, seulement parce qu’ils forment une totalité, font mieux qu’annoncer l’organisation rare et difficile, par principe exhaustive, en quoi consiste un alphabet. Ils en révèlent une loi accessoire, à la fois constante, cachée et quasi superflue, celle qui veut que les signes susceptibles d’une exploitation combinatoire illimitée et économique surgissent de l’éclatement accidentel ou intentionnel, d’un schème invisible et simple, tantôt issu de la syntaxe même de la matière, tantôt plutôt pressenti que préalable, mais remplissant la même fonction voilée. (p. 53-54)

Les figures d’alphabet des pierres nous disent que ce système qui a permis à la rationalité de se développer, en conservant les résultats de son expression de façon durable sur une surface d’inscription, n’est pas l’expression d’une nécessité, mais du jeu des contingences. Rien n’est motivé. Les lignes ne sont jamais droites et continues, mais brisées et sinueuses. Et ce qu’elles parviennent à signifier ne provient pas tant de la mémoire comme expression par excellence de l’ordre et de la loi, que de l’oubli, cette manifestation souterraine du désordre et d’une pensée inchoative, mais fortement dynamisée.
Caillois élève les marques des pierres jusqu’à les faire rejoindre le langage humain, dans un argument qu’il sait fort bien relever du scandale, mais d’un scandale qui force à réfléchir à la valeur même de l’imagination dont il fait l’hypothèse qu’elle pourrait n’être « qu’un des prolongements concevables de la matière. » (p, 42)
Ses rêveries nous situent au crépuscule du matin, elles explorent les alphabets accidentels qui surgissent de la pierre et du minéral, règne du silence absolu; mais, la nuit tombante est aussi propice à de semblables identifications crépusculaires. On y imagine tout aussi facilement le rabaissement de la langue et de la parole à l’état de pierre.
L’imaginaire de la fin pose ce rapprochement comme stade ultime des déséquilibres langagiers qui apparaissent quand la fin du monde est imaginée. La langue désémiotisée redevient matière et la pierre en est la forme la plus élémentaire, la forme la plus radicalement autre. Si l’imaginaire de la fin est une projection compensatoire qui sert à colmater la brèche ouverte par la connaissance de notre propre mort, il ne faut pas se surprendre qu’au terme d’une confrontation entre le temps restreint de la vie humaine et le temps infiniment grand de l’humanité tout entière, la pierre apparaisse, dans sa pérennité, comme la meilleure façon de signifier sa destruction la plus complète. L’humanité anéantie n’a plus comme langage que l’alphabet aléatoire des pierres, comme si elles représentaient l’ultime substance de repli.
Le langage qui n’est plus que matière, parce qu’il a perdu cette dimension sémiotique qui lui permettait de jouer le rôle d’interface et de modalité d’être au monde, redevient ultimement pierre. Peut-être bien parce que, avant elle,  il n’existe « rien que l’étendue vide des géométries. » (p. 40)
Ce texte servira d’introduction au chapitre III, « Au pays des tout derniers mots. Le langage à l’approche de la fin » , in L’imaginaire de la fin : temps, mots et signes. Les logiques de l’imaginaire, tome III, Montréal, Le Quartanier, à paraître  2009/2010.

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