Ce n'est écrit nulle part » pluie http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Il va pleuvoir ce soir http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/10/02/il-va-pleuvoir-ce-soir/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2014/10/02/il-va-pleuvoir-ce-soir/#comments Thu, 02 Oct 2014 01:16:36 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1976  

Eric Lint, expert en littérature transgénique, et Google, dieu omnipotent, omniprésent et omniscient (ou peu s’en faut) d’Internet, sont dans une voiture du programme Google Street View avec ses caméras sur le toit. Eric est au volant et regarde distraitement par le pare-brise. Google scrute le ciel, examine le vol des oiseaux et le pas des badauds, puis déclare:

-        Il va pleuvoir ce soir.

-       Il pleut maintenant, dit Éric.

-       Le site de Météomédia dit que ce sera ce soir.

-       Éric conduit Google au bureau local de la compagnie sur McGill College après une absence due à une angine avec forte fièvre. Une femme, dans un imperméable jaune, arrête la circulation pour permettre à des enfants de traverser. Éric l’imagine dans un publicité pour de la soupe et la vois qui enlève son trench au moment où elle entre dans sa cuisine pimpante, où son mari, un petit homme qui n’a guère plus de six semaines à vivre, renifle une bisque de homard fumante.

-       Regarde le pare-brise, dit Éric. Est-ce qu’il pleut ou est-ce qu’il ne pleut pas?

-       Je ne fais que répéter ce qu’ils ont écrit sur Météomédia.

-       Ce n’est pas parce que quelque chose est écrit sur Internet que nous devons mettre de côté les certitudes fournies par nos sens.

-       Vos sens? Vos sens se trompent bien trop souvent. On l’a prouvé en laboratoire. N’as-tu pas entendu parler de tous ces théorèmes qui disent que rien n’est vraiment ce à quoi ça ressemble? Il n’y a ni passé, ni présent, ni futur, sauf dans votre cerveau. Les lois que vous appliquez au mouvement sont un énorme canular. Même les sons peuvent vous induire en erreur. Ce n’est pas parce que tu n’entends pas un son qu’il n’existe pas. Les chiens, par exemple, peuvent l’entendre. Et d’autres animaux. Et je suis sûr qu’il y a des sons que les chiens eux-mêmes ne peuvent pas entendre. Mais ils existent dans l’atmosphère, en tant qu’ondes. Peut-être d’ailleurs, ne s’arrêtent-ils jamais. Des sons aigus, de plus en plus aigus, qui ne viennent de nulle part.

-       Est-ce qu’il pleut, dit Éric, ou est-ce qu’il ne pleut pas?

-       Je préférerais ne pas avoir à le dire.

-       Et qu’arrive-t-il si quelqu’un te met un revolver sous le nez?

-       Qui ça? Toi?

-       Quelqu’un. Un homme en trench-coat qui porte des verres fumés. Il te met un revolver sous le nez et te dit: « Est-ce qu’il pleut ou est-ce qu’il ne pleut pas? Il vous suffit de me dire la vérité et je rengaine mon arme, je prends le premier avion qui décolle. »

-       Quelle sorte de vérité veut-il m’extirper? Veut-il la vérité de quelqu’un voyageant pratiquement à la vitesse de la lumière dans une autre galaxie? Veut-il la vérité de quelqu’un qui orbite autour d’un trou noir? Si ces gens pouvaient nous voir au télescope, nous n’aurions peut-être qu’un mètre de haut et la pluie aurait été pour hier et non pour aujourd’hui.

-       Il a appuyé le canon de son arme contre ta tempe. Il veut ta vérité.

-       Quel intérêt peut avoir ma vérité? Ma vérité particulière ne signifie rien. Imagine que ce type avec son revolver arrive d’une planète située dans un système solaire totalement différent du nôtre, que se passe-t-il alors? Ce que nous appelons pluie, il l’appelle savon. Ce que nous appelons pomme, il l’appelle pluie. Que faut-il que je lui dise à ton avis?

-       Il s’appelle Bernard Tremblay et il vient de Saint-Sauveur.

-       Il veut savoir s’il pleut maintenant, à cette minute précise?

-       Voilà. Ici et maintenant.

-       Y a-t-il quelque chose qui ressemble à maintenant?  Maintenant est aussitôt passé que dit. Comment puis-je dire qu’il pleut maintenant si ton maintenant se transforme en naguère aussitôt que je l’ai prononcé?

-       Tu viens de me dire qu’il n’y a ni passé, ni présent, ni futur.

-       Oui mais ça existe dans vos verbes. C’est d’ailleurs le seul endroit où on le trouve.

-       La pluie c’est un substantif. Pleut-il ici, dans ce lieu précis, dans une période située dans les deux minutes que tu choisiras pour répondre à ma question?

-       Si tu parles d’un lieu précis, alors que nous sommes dans un véhicule qui, de toute évidence, se déplace, alors, bien entendu, cette discussion ressemble à un cercle vicieux.

-       Je t’en prie, réponds-moi tout simplement, Google.

-       Tout ce que je peux faire pour toi, c’est faire une supposition.

-       Pleut-il ou il ne pleut pas?

-        C’est exactement ça. C’est tout ce que je voulais démontrer. Tu calcules les chances. Six d’un côté et une demi-douzaine de l’autre.

-       Mais tu vois bien qu’il pleut.

-       Et toi, tu vois le soleil traverser le ciel et pourtant? N’est-ce pas plutôt la terre qui tourne?

-       Je refuse cette analogie.

-       Es-tu sûr que c’est de la pluie? Comment sais-tu que ce n’est pas de l’acide sulfurique qui provient en ligne directe des usines de l’autre côté du fleuve? Comment sais-tu que ce ne sont pas les retombées d’une guerre en Chine? Comment puis-je savoir que ce que tu appelles pluie est réellement de la pluie? Qu’est-ce que c’est de la pluie, de toute façon?

-       C’est ce truc qui tombe du ciel et qui, d’après ce qu’on dit, mouille.

-       Je ne suis pas mouillé, le serais-tu par hasard?

-       Parfait, dit Éric Lint. Vraiment parfait.

-       Non, sérieusement, serais-tu mouillé?

-       De première, vraiment, dit Éric. La victoire de l’incertitude, du hasard et du chaos. Un moment privilégié de la science.

-       Les sarcasmes, maintenant.

-       Les sophistes et les coupeurs de cheveux en quatre passent un moment merveilleux.

-       Continue. Insultes et sarcasmes. Je m’en moque.

 

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De la pluie et du beau temps (Le monde est fait d’histoires, mais laquelle est la mienne?) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/12/10/de-la-pluie-et-du-beau-temps-le-monde-est-fait-dhistoires-mais-laquelle-est-la-mienne/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/12/10/de-la-pluie-et-du-beau-temps-le-monde-est-fait-dhistoires-mais-laquelle-est-la-mienne/#comments Tue, 10 Dec 2013 03:45:54 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1913  

Beauharnois, côté ouest.

 

Éric Lint est assis sur le bord de la route. La portière de sa Google Street View Car est restée ouverte. La radio est allumée et diffuse du rock pré-formaté. Le soleil se couche sur les champs de soya. Tout près de lui, Google urine. Ça dure longtemps. très longtemps. Tout le temps que durera leur arrêt. Un jet intarissable.

- Il faisait beau… déclare rêveusement Éric.
(Un temps passe. Indéterminé, mais de plus en plus lourd de sous-entendus.)
- C’est tout?
- Bien oui.
- C’est peu.
- C’est tout ce que j’ai.
- C’est nettement insuffisant.
- Pourtant, j’ai répondu à ta demande, à ta demande expresse.
- Je t’ai demandé un récit. Et tout ce que tu as réussi à produire, ce sont ces trois mots.
- Il faisait beau.
- « Il faisait beau », oui.
- Il faisait beau.
- Il faisait beau, en effet. Ces trois seuls mots.

Google manifeste des signes d’impatience.
- Mais qu’y a-t-il d’autre à dire?
- Tout! Il y a tout à dire. Et tu t’es contenté de cette acrobatie. De cette performance minimaliste.
- Je n’ai rien d’autre à dire. Et je croyais sincèrement avoir fait ce qu’il fallait.
-  « Avoir fait ce qu’il fallait. » Quelle blague… Ta mauvaise foi me sidère. Tu n’as rien dit, rien fait. Tu as déposé deux planches de bois sur le sol et as décidé d’appeler ça un bateau. Deux planches ne font pas une barque, monsieur!

Eric se redresse, de plus en plus irrité.
- Une barque? Mais je n’ai jamais voulu te mener en bateau. Et puis, les histoires de déluge ne m’intéressent pas. C’est pour cela que je voulais qu’il fasse beau. Pour qu’il ne pleuve pas.
- Le problème, il est là. S’il fait  beau, il n’y a pas d’histoire. Celle-ci commence avec la pluie. Là, il y a une épreuve, une difficulté à surmonter. Il pleut, la sortie est gâchée. Il faut improviser. Il pleut pendant des jours et des jours, les rues sont inondées, les maisons doivent être abandonnées, l’électricité est coupée, c’est la fin du monde. On monte sur une arche. Le cycle peut recommencer.
- Insipide.
- Il pleut. La vieille dame qui se rendait à la messe glisse sur le trottoir, tombe, se casse la hanche et doit être opérée d’urgence. Son fils, qui est pompier, apprend la nouvelle au moment où il doit secourir une jeune enfant tapie dans sa chambre, tandis que l’incendie ravage l’appartement de ses beaux-parents.
- Ridicule. Banal. Attendu.
- Il pleut. La voiture doit virer au dernier instant afin d’éviter le chevreuil qui s’est aventuré sur la route. Elle tombe en bas du ravin, prend feu. La conductrice réussit à s’extraire de l’habitacle au dernier instant. Son front est ensanglanté. Elle est déjà morte, mais elle ne le sait pas.
- Tu n’as que des clichés en tête. Internet te nourrit de stéréotypes. Des histoires toutes faites. Je préfère de loin mon propre récit. Il est baigné de lumière. C’est une promesse. Une ouverture. Regarde le ciel. Il est devenu orange.
- Ouvert? Au contraire, elle est statique et sans vie, ton histoire! C’est mort, et la mort, ce n’est pas ouvert, c’est la fermeture la plus complète. Comme un cercueil scellé et mis en terre.
- Ouvert, oui. Les points de suspension sont là pour cette raison précise. Ils ouvrent l’horizon à tous les récits du monde, à tout ce que tu veux  y mettre. Le monde est fait d’histoires, d’histoires prêtes à être racontées, il s’agit simplement, pour les faire apparaître, d’ouvrir un espace. La projection peut alors commencer.
- Mais qui raconte, qui écoute, qui voit ou qui lit dans ton histoire? Qui fait quoi? Pour qu’il y ait récit, il faut qu’il y ait un événement. Une action. Un enchaînement d’actions. Madame gifle monsieur, monsieur retire son anneau. Voilà, c’est fait!  Tu vois, c’est simple, direct, efficace. Dire que madame gifle monsieur avant que monsieur ne retire son anneau de mariage implique un ordre précis. Il retire sa bague parce qu’elle le gifle. Ce n’est pas: elle le gifle parce qu’il retire sa bague. Ça, c’est une tout autre histoire, tu  comprends. Ce n’est pas n’importe quoi! Les choses viennent selon un ordre précis, le récit permet de le déterminer. Ça prend deux phrases, deux propositions associées par un lien temporel.
- Pourquoi faut-il qu’il y ait une bague?
-  Une blague?
- Une bague, pourquoi?
- Ah! Parce qu’ils sont mariés. C’est stupide comme question.
- Je me suis mal fait comprendre, alors. Pourquoi faut-il qu’ils soient mariés? Pourquoi revenir à des banalités?
- Mais, la vie est faite de banalités! C’est le cœur de tout récit.
- Pas du tout! Raconter le quotidien, ce n’est pas ressasser des banalités. C’est tout le contraire. Raconter le quotidien, c’est trouver dans les choses usuelles le détail révélateur, l’élément surprenant. C’est une question de regard.
- Belle vision romantique, on dirait que tu vas  bientôt me parler du beau.
- Je ne sais pas ce que c’est le beau ou le laid. Ce ne sont pas des catégories que j’utilise. Ce qui m’intéresse, c’est l’inattendu. Le non familier. Un iceberg au bord d’une plage dans le Maine. Une jeune femme qui s’enflamme dans le métro. Par elle-même. De honte. Des choses comme ça. Le monde est fait d’histoires. Il suffit d’être attentif et elles apparaissent.
- Y compris de la température?
- De quoi?
- il faisait beau. Je te cite. C’est une histoire ça?
- Une amorce, oui. Mais en disant ça, je ne parlais pas vraiment de température. Nous ne sommes pas dans un roman allemand. C’était métaphorique. Une façon de voir le monde. De le mettre en jeu. Tu banalises tout. C’est lassant à la longue.
- Au risque de te contredire, j’aimerais tout de même te faire remarquer que, pour quelqu’un qui ne se sert pas du vocabulaire du beau, tu n’y vas pas de main morte. Ton récit est constitué d’à peine trois mots, et l’un d’eux est justement le mot « beau ».
- Il y a beau et beau! Ne prends pas des vessies pour des lanternes.
- C’est vieux jeu, ce que tu dis. Un cliché, comme on n’en fait plus.
(…)

« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’est en ouest en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter vers le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et le mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. »
Robert Musil, L’homme sans qualités.

(rédigé à l’occasion du colloque « Le monde est fait d’histoires »,  organisé dans le cadre de la 12e biennale de Lyon, novembre 2013, au Planétarium de Vaulx-en-Velin)

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