Ce n'est écrit nulle part » présence http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Le diable est dans les cordes http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/01/05/le-diable-est-dans-les-cordes/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/01/05/le-diable-est-dans-les-cordes/#comments Tue, 05 Jan 2010 16:56:54 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=602 fernandez-1

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(Le 10e Symposium international d’art in situ de la Fondation Derouin accueillait à l’été 2009 onze artistes issus de Cuba, des États-Unis, du Québec et du reste du Canada. Ils étaient invités à concevoir dans les Jardins du Précambrien des œuvres sous le thème des « Chemins et tracés ». À l’instigation de l’atelier de géopoétique La traversée, j’ai accepté de décrire l’une de ces œuvres. J’ai choisi Castillos en el aire du cubain Duvier del Dago Fernández.)

Première observation:

Je marche en forêt sur l’un des sentiers des Jardins du Précambrien. La pluie s’est enfin calmée. Tout l’été elle ne cessera de me compliquer la vie, créant des rigoles dans le sous-sol, favorisant l’apparition de plaques de mousse sur le toit, retardant le moment où je pourrai faucher les grandes herbes au fond du terrain. Mais là, en cet après-midi du 18 juillet, elle laisse place à un soleil timide, et je m’aventure en forêt. Julien Gracq en serait fier.

Le sentier serpente entre les rochers et les rus et je découvre après de nombreux ambages une œuvre faite uniquement de cordes blanches tendues entre les arbres et enroulées autour de leurs troncs. Selon les points de vue, elle ressemble à un pont suspendu, à des vagues qui déferlent, à l’armature d’une structure architecturale, à un immense piège à souvenirs, comme un capteur de rêves amérindien, à une toile d’araignée, faite pour immobiliser des oiseaux ou des bipèdes insouciants, à un parachute dont il ne resterait plus que les cordes, la toile ayant été emportée par le vent et la pluie, à des fils électriques réunis en grappe à l’approche des pylônes, à un labyrinthe aussi, un dédale de nylon, un peu à la manière du labyrinthe que Fernando Arrabal avait imaginé dans une de ses pièces, c’est-à-dire un labyrinthe de draps suspendus à des cordes à linge, où les personnages se perdaient tout aussi assurément que dans celui de Cnossos. Mais à la différence des labyrinthes, qui se veulent inextricables, celui-ci rend l’espace qu’il occupe impénétrable. On ne peut pas y circuler, l’espace est en quelque sorte confisqué. On n’y entre pas, on en fait le tour. On l’examine de l’extérieur. On en prend la mesure, mais on ne peut en expérimenter de l’intérieur le réseau.

Chemins et tracés.  Les cordes ne tracent pas un chemin entre les arbres, car il n’y a rien ici que l’on puisse suivre, et les fils ne sont pas aménagés en piste d’hébertisme. L’espace ne nous est pas offert, il se referme sur lui-même, préoccupé par sa propre densité. Ces cordes représentent par contre un voyagement, un long chemin fait d’allers et retours, complété de multiples traversées. Les cordes s’étirent entre les arbres et elles dessinent un plan, une carte abstraite, dont les lignes, très claires, délimitent et occupent tout en même temps un territoire.

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Il ne faut jamais confondre les cartes et le territoire, nous disent les personnes sensées, les drapeaux et les pays, mais cette carte-ci, juchée au dessus d’un terrain dont elle identifie les limites, s’y superpose jusqu’à prendre autant de place que lui. Nous frôlons le paradoxe de la carte, celle qui devient à ce point complexe et détaillée qu’elle occupe autant d’espace que le territoire lui-même.

S’il fallait que l’œuvre tombe, que les cordes se brisent et s’écrasent au sol, l’espace qu’elle délimite serait immédiatement déconstruit, il s’effacerait pour n’être plus que de l’air, des arbres que rien sinon leur coprésence dans un même lieu relie. Les cordes au sol ne seraient plus que cela, un entortillement de fils, un chaos de cordes qu’il ne nous resterait plus qu’à ramasser avant que les nœuds ne se jettent dessus et n’amorcent leur œuvre, qui est bien entendu celle du diable.

Quand je vois des cordes, qu’elles soient tendues comme ici, ou au sol, jetées là sans raison, c’est plus fort que moi, je pense aussitôt aux nœuds qui viendront bientôt les emmêler. On prend une corde, on la roule le plus délicatement possible, prenant soin de réduire les possibilités de nœuds liées aux torsions sur les fils tressés, on la dépose subtilement au sol, et quand on revient le lendemain, prêt à s’en servir, on tire sur un bout et, comme par enchantement – ou plutôt, j’en suis convaincu, suite à l’action du diable des cordes qui profite de la nuit profonde pour sortir de terre, c’est un chtonien, un être de la terre qui ne conçoit le monde que sous la forme d’un rhizome infini– , on tire sur un bout et, voilà!, la corde s’immobilise nouée en de multiples nœuds.

Je contemple cette œuvre faite de cordes nouées avec soin, et j’y vois comme un défi lancé au diable des cordes. J’y vois une source inépuisable de nœuds, qui finiront bien par emprisonner cette structure, la rabattre au sol et la contraindre, comme Houdini aimait à l’être avant d’être jeté dans un aquarium dont il devait s’échapper avant que mort s’en suive.

Manquer d’air… L’œuvre génère un soupçon de menace. Car on se pend aussi avec des cordes. Elles se lient tout autant qu’elles délient l’existence, quand le souffle s’épuise et que le vent tombe, sans vie. On ne court pas impunément à travers des cordes tendues avec précision.

Deuxième observation

fernandez-3Cette œuvre est subtilement aérienne et diaphane. Elle laisse passer le regard, qui se trouve simplement structuré par les lignes tracées entre les troncs. On la regarde et rien n’est caché, ni la forêt dont on sait bien qu’elle aime à se dissimuler derrière les plus gros arbres, ni les sentiers des jardins du précambrien, dont le sentier des chevreuils qui trace une boucle tout autour d’elle, ni les autres œuvres qu’on devine au loin, près de l’agora des Érables ou de l’agora du Merisier.

L’œuvre occupe un espace, mais elle ne le remplit pas, elle ne le couvre pas. Elle en emprunte uniquement de fines sections, comme des rais de lumière traversent une clairière. Son poids ontologique est faible, comme si elle était constituée avant tout de particules imaginaires, c’est-à-dire de notre propre capacité de nous en représenter l’agir et d’en déployer le processus de symbolisation.

C’est une œuvre faite de notre perception.

La perception des distances, des angles, des volumes ainsi créés nous est entièrement redevable. Il n’y a, après tout, que des cordes tendues entre des troncs, et les formes ainsi générées, labyrinthes, toiles ou vagues, sont des effets de nos propres perceptions.

Le diable des cordes sait faire, il n’y a pas à dire! Il sait convaincre les plus résistants, amadouer les sceptiques. Il transforme de simples fils en œuvre, comme d’autres le font avec des vessies. Il crée des effets de présence qui nous passent, pour ainsi dire, la corde au cou. Nous projetons des figures depuis les quelques signes qui nous sont donnés, générant ponts et pylônes au gré de nos expériences.

Nous sommes, face à cette œuvre in situ en équilibre entre le réel et l’imaginaire. Et s’il nous arrivait de trébucher, en reprenant le chemin, nous serions heureux d’apprendre que ces cordes peuvent aussi nous retenir ou nous aider à nous relever, avant bien sûr de nous emprisonner.

Troisième observation:

fernandez-4Cette œuvre est d’une singularité absolue. Compte tenu de l’emplacement des arbres, des divers plans du bois qu’elle habite, de la façon dont les cordes sont tendues, du jeu des contingences qui ont infléchi sa réalisation, elle ne pourra jamais être remontée de la même façon. Ni ici, ni ailleurs. Elle n’existe donc qu’ici, maintenant. Et, à moins de partir avec les arbres et le segment de forêt, elle ne pourra jamais être déménagée. Elle est prisonnière de ce bois, et sa destinée est d’y survivre quelques instants avant de disparaître.

Cette œuvre n’est presque rien, des mètres de cordes, des nœuds, un volume comme arraché de l’air, mais un volume presque abstrait qu’on peut aisément vider de sa forme par notre seule pensée. L’œuvre est faite de presque rien… Or, c’est dans ce presque, dans l’écart entre rien et quelque chose que sa singularité s’impose et s’affiche. C’est une création éphémère, conçue et réalisée sur place, et notre souvenir de sa présence, traces écrites, paroles prononcées ou entendues, photographies prises et regardées, sera bientôt sa seule manière d’exister.

Si le diable est dans les cordes et qu’il les fait bruisser quand le vent se lève et secoue la forêt, sa présence en ce lieu ne nous menace guère. Il n’est, de toute façon, qu’un soupçon bien vite apprivoisé, comme un trompe l’œil dont on s’est lassé. Laissons-le donc retourner à ses affaires, ce qu’il fera aussitôt que nous aurons repris le chemin du sentier.

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Road closed 2. Et tout ce temps, je n’ai rien vu http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/05/03/road-closed-2-je-n%e2%80%99ai-rien-vu/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/05/03/road-closed-2-je-n%e2%80%99ai-rien-vu/#comments Sun, 03 May 2009 12:43:48 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=214 dsc00008

Comme bien des épreuves, la montée d’une paroi de glace permet de tester ses propres limites. On ne se bat pas contre la glace, on se bat contre soi, contre son propre corps, ses mollets, ses avant-bras et ses mains engourdies. On s’arrête subitement à quelques mètres du sommet, incapable de continuer, l’obstacle est trop imposant, trop puissant, et c’est légèrement déçu qu’on se laisse descendre, attaché à une corde qui lentement nous ramène à la sécurité.

Vue d’en bas, la paroi semble inoffensive, les angles sont peu prononcés, le chemin paraît facile à trouver. On se dit qu’on gravira la falaise glacée sans peine, qu’on saura se rendre au sommet. Mais quand, les deux pieds enfoncés dans la paroi elle-même, des éclats de glace dans les yeux, on lève la tête et aperçoit ce qu’il reste à franchir, tous ces mètres de rocs qui s’élèvent vers le ciel,  recouverts d’une eau cristallisée, on se rend compte que le regard est un mauvais juge et que les distances paraissent toujours plus faibles de loin que de proche. Quand la réalité se calcule en kilojoules, sa vérité ne peut plus être manipulée comme un raisonnement facile à plier. Elle se dresse, nue et imposante.

Les difficultés ne paraissent jamais de loin. Quand nous regardons une montagne aux parois abruptes, notre regard est fasciné par la forme des escarpements, les variations de couleurs, le bleu pâle et légèrement menaçant de la glace, le banc laiteux de la neige fraîche, les bruns délavés de la pierre, les gris tenaces des rochers. Notre perception est une prise, une forme d’appropriation. Nous avons vu, nous sommes là, nous pouvons nous approcher et témoigner de notre présence, prendre des clichés qui attesteront de notre regard.

Les yeux séparent le sujet de l’objet de ses perceptions. Ils atténuent les dimensions. Surtout, ils ne savent rien des épreuves. Notre regard nous plonge dans le monde, il nous y inscrit de façon irrécusable, mais il reste insensible aux véritables enjeux de notre présence dans ce monde.

Les yeux et les pieds ne connaissent pas la même réalité. La présence au monde, c’est notre corps qui l’assume. Ce sont nos pieds qui foulent un terrain, nos mains qui s’agrippent à des parois, nos avant-bras qui travaillent à planter des piolets dans des strates de glace, espérant qu’à travers les éclats la pointe aiguisée de l’instrument saura trouver racine dans ce masse de cristaux.

Les yeux aperçoivent des réalités qui ne les touchent pas. Mais le corps, le corps lui souffre et peine à se rendre à son but. Les yeux voient une falaise, en évaluent sommairement la hauteur et concluent à sa disponibilité. Le corps s’attaque à la masse d’eau gelée sur laquelle les yeux ont simplement glissé sans s’arrêter.

J’aurais voulu m’immobiliser en pleine ascension pour observer de près cette glace aux reflets d’acrylique, planter mon regard dans les formes bosselées de la paroi. Je m’étais dit que je prendrais un moment de repos pour observer l’environnement immédiat, les veines de la glace, l’ombre des roches qui transparaissent depuis leur sarcophage d’eau, les irrégularités, les trous, les stalactites et les glaçons, que je me retournerais pour observer le lac gelé, les montagnes qui s’y jettent, la courbure de la terre…

Je ne l’ai pas fait.

L’effort physique requis pour monter les quelques mètres prévus a bousculé mes projets. Je ne me suis pas arrêté à contempler les labyrinthes de glace, je me suis concentré sur mes pieds et mes mains, sur l’énergie requise pour monter un demi mètre. Je n’ai fait aucune pause, ou plutôt celles que je me suis permis ont servi à retrouver mon souffle et à activer la circulation sanguine dans mes doigts gelés. Je n’étais préoccupé que par mon corps et ses défaillances.

Je n’ai rien vu.

Mes observations se sont limitées à ma présence au monde et aux exigences qui venaient transformer de façon fondamentale ses paramètres ordinaires. Pour le dire simplement, au plus fort de l’activité physique, l’esprit n’est plus au sentiment esthétique, il est à l’effort, à la tâche à accomplir. Ensuite, une fois la montée complétée et la dose d’adrénaline redescendue, l’esprit revient à ce monde qui l’entoure et il se rend disponible à la possibilité de ressentir une émotion esthétique.

Je n’ai rien vu.

Pendant que je tentais de monter, mes piolets aux mains, mes bras levés et mes crampons fichés de façon précaire dans la glace, le temps semblait s’être ralenti, s’être inexorablement enrayé. Mes respirations étaient comptées, mes avant-bras tremblaient et ma progression devenait de plus en plus laborieuse. Je devais me retenir pour ne pas paniquer. Le temps était devenu d’une lenteur innommable, comme dans un ralenti cinématographique. Et dense comme un liquide. Si d’ordinaire, le tempds a la fluidité de l’air ou d’une masse éthérée, qui passe presque par inadvertance; là, sur la paroi de glace, il s’est épaissi pour devenir un brouillard où mes perceptions se sont dissoutes.

Et quand, redescendu de la paroi, le harnais détaché, les gants retirés, je me suis assis sur la neige, l’expérience m’est apparue comme extraordinairement brève. Un moment concentré. Un bloc de granit, mais de ces pièces de granit qu’on désigne comme graphique et où se trouvent gravés des lignes et des traits, comme si un alphabet y avait été tracé par les forces telluriques de la terre.

Les variations de notre perception du temps étonnent toujours. Pourquoi les rues de notre enfance paraissaient-elles beaucoup plus larges qu’elles ne le sont vraiment? Pourquoi les périodes d’examen semblent-elles beaucoup plus importantes que les quelques heures qu’elles occupent en réalité? Qu’est-ce qui fait que les instants denses de la montée redeviennent furtifs, presque effacés une fois descendu?

Peut-on connaître des expériences d’anamorphose? Je veux dire non pas voir une anamorphose sur une toile et parvenir, en changeant d’angle de vue et de distance, à distinguer ce qu’elle cache aux observateurs inattentifs. Je veux dire en faire l’expérience immédiate, directe, non médiatisée par une représentation, comme si notre présence au monde était une anamorphose,  que tout y était brouillé ou étiré sur le côté de sorte qu’on ne comprend pas tout de suite ce qu’on a expérimenté, et qu’il faut s’éloigner, prendre du recul, adopter un autre angle pour comprendre ce qui est vu.

Mon expérience sur la paroi de glace a été une anamorphose qui, maintenant que je m’en éloigne, se libère graduellement de la gangue qui la contenait. Elle n’en est pas encore totalement dégagée, de sorte que je ne suis pas encore certain de ce qu’elle signifie, mais j’aperçois quelques formes saillantes, je sens que bientôt la révélation sera complétée et que je saurai enfin ce qu’elle signifie, ce que ces quelques instants passés avec mes limites doivent me dire.

Me dire de moi. Me dire de la vie. Me dire de la mort.

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