Ce n'est écrit nulle part » récit http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Délire (6/9 – Un défaut de fabrication) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/11/delire-69-un-defaut-de-fabrication/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/07/11/delire-69-un-defaut-de-fabrication/#comments Mon, 11 Jul 2011 19:30:19 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1560 vie des livres-test

À la Société, je fuyais la présence d’Ada, dont je craignais le regard. J’évitais la bibliothèque et préférais vilire seul dans ma salle de travail, le bras gauche en partie caché par le mur. Je gardais la porte fermée, je retenais mon poignet par une corde.
Ada s’expliquait mal mon refus de vilire en présence d’autrui. Puisque je devenais autonome, suggérait-elle, il était correct que je veuille m’affranchir de sa tutelle, mais rien ne justifiait un tel isolement. Elle venait frapper à ma porte sans arrêt, me donnait des conseils, mettait sa main sur mon épaule. Elle s’inquiétait de mes performances qui étaient à la baisse.
Un jour, j’ai même eu droit à la visite de Menem. Il avait maigri, ses traits étaient différents. Il m’a examiné de son regard généreux, les deux mains à plat sur la table.  Il m’a incité à ne pas lâcher prise. Puis, il a fait une chose surprenante. Il a saisi ma main gauche, l’a serrée longuement, comme pour en trouver le pouls, et s’est levé sans rien dire.
Il est revenu régulièrement, par la suite, s’asseoir à ma table, attendant quelques instants, puis prenant ma main dans les siennes et repartant sans dire un mot. Je craignais  des remontrances, je recevais des cadeaux. Un essai dédicacé, La vie des livres de Robert Kemp, des photos de Gnung, un scarabée d’Égypte. Ada restait en retrait et   venait ensuite m’exprimer la très grande satisfaction de Menem, même si mes vitesses de lecture étaient en chute libre.
Je faisais mine de vilire à la SAL; mais, à l’appartement où je continuais seul mon apprentissage, je ne me surveillais plus. Je dialisais pour vrai, mais à deux mains. J’avais choisi de ne plus combattre mon geste, mais de l’intégrer à ma pratique. Je m’étais même acheté un pot de peintulire blanche.
La première fois, je l’ai fait craintivement, certain qu’on m’observait par la fenêtre et qu’on rapporterait mes gestes. J’ai même interrompu le rituel pour fermer les rideaux et c’est dans la pénombre que j’ai trempé mes deux doigts dans le liquide blanc et chaud du vilire.
J’ai pris un vieux roman feuilleton et j’ai entrepris de le parcourir à deux mains, touchant la page du gauche, puis du droit. Dans un geste délibéré. Ma première traversée a été chaotique. Mes doigts se frappaient, mes yeux trébuchaient sur le mauvais index, je ratais la moitié de l’information. Mais bien vite, ces problèmes se sont évanouis et j’ai retrouvé la pureté de l’attention du vilire. Les personnages du roman ont commencé à se manifester avec une clarté déconcertante. Je me sentais fautif, les remords me raidissaient le dos, mais l’exactitude des images éveillées me remplissait d’une béatitude difficile à décrire.
viedeslivres-04Mes vitesses se sont mises à grimper et, encore, la précision de ma saisie des textes augmentait. Je pouvais en prendre de plus en plus en même temps, élargissant le spectre de mon attention. Les livres de mon père étaient mon laboratoire.
Une masse d’énergie apparaissait de façon anarchique dans les marges des pages. Au début, elle était éphémère, telle une luciole. Graduellement, elle est restée perceptible plus longtemps. Je pouvais presque l’effleurer du bout des doigts. Ces expériences m’apaisaient et je ressortais de mes séances sustenté. Je contrevenais au tabou de la société, j’étais en pleine Saleté. Je craignais parfois de souffrir de l’ivresse des sommets.
Je me suis mis à inventer de nouvelles figures qui correspondaient mieux à mes besoins. Des croisements, dont le plus réussi était l’imbrication des deux premières figures, devenues  de ce fait un étonnant symbole, le « T » et le « E » fondus en une entité à la limite de l’alphabet.
À la société, par la force des choses, je devais me surveiller. Et je m’enlisais. Le retour au vilire à un seul doigt m’était insupportable. Je passais tout mon temps, dans ma salle, à ne plus rien faire. Et quand Ada passait, je me remettais au travail d’un œil distrait. Je sautais des pages, mes figures étaient tordues. Menem avait beau multiplier les cadeaux , Ada était de plus en plus irritée.
Elle m’accusait de ne plus la respecter, de tout faire pour lui nuire. Ses cheveux restaient attachés. Menem avait fondé en moi de grands espoirs et je devais être à la hauteur. Gnung enseignait la persévérance. Le prix de mes leçons ne couvrait qu’une partie des frais impliqués. Je dilapidais une fortune en gâchant mon talent. Karl, qui cherchait toujours à me rejoindre, surveillait mes moindres gestes d’un regard désapprobateur.
Un matin, j’ai décidé de rester à l’appartement et de rompre mon association avec le mouvement.

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Un défaut de fabrication 9 : l’ultime troc http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/02/03/un-defaut-de-fabrication-9-lultime-troc/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/02/03/un-defaut-de-fabrication-9-lultime-troc/#comments Thu, 03 Feb 2011 17:52:42 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1324 P1010395

Bienvenue dans ma boutique de souvenirs, Maroc 2011.

Sorti hagard du Land Cruiser, Olivier prend une grande respiration, les mains nouées derrière la tête. La route en lacets de la montagne lui a donné la nausée. Le col dépasse les trois mille mètres. Inspire, expire. La pierre des falaises est un désordre d’ocre et de gris. D’interminables virages. Inspire. Nausée et vomissements.

Olivier s’élance vers le parapet, se plie en deux, ouvre la bouche et émet un long cri. Un cri aveuglant. Un cri qui réduit le langage à sa fonction première. Essentielle.

S’il le pouvait, il s’épongerait le front. Il regarde ses mains, la gauche, puis l’autre gauche, incapable de se décider. Tout est brouillé. Il ne peut en être autrement.

Du coin de l’œil, il aperçoit un homme s’approcher. Un homme grand et maigre, aux cheveux gris non coiffés. Son dos est voûté, son pantalon, élimé, et ses jambes s’arquent légèrement.

Ce qui survient alors au flanc de la falaise défie toute explication. Car l’homme qui s’avance et qui ouvre les bras en signe d’accueil, Olivier en est certain, est son propre sosie. Son visage est la réplique exacte du sien. Sa posture, une version appauvrie et fatiguée de la sienne, une variation définie par une vie de cols enneigés et de bourrasques de vent.

Un cri est retenu. Apnée. Ferme les yeux. Compte jusqu’à trois. Fais le vide.

L’homme, qui aide Olivier à se relever, est fait de la même terre que lui. Un bref instant, Olivier croit à une illusion, une projection générée par la lumière réfléchie sur la falaise, le jeu instable des ombres et cette nausée qui teinte jusqu’à ses plus intimes pensées. Mais non, cet homme est entier, il sent le camphre et la poussière, et ses dents jaunies accentuent un sourire intéressé. Ses gestes sont des ordres.

- Viens, le thé est chaud et mes tapis sont moelleux.

- Je dois partir, on m’attend. Ceci n’était pas prévu.

- Mon hospitalité n’est pas de celle qu’on refuse. Et j’ai quelque chose pour toi.

Olivier se relève péniblement. Sa nausée le fait vaciller. Les moteurs des camions rugissent, peinant à franchir le col. C’est assourdissant.

- On sera mieux à l’intérieur.

- Non!

- On ne décline pas ce qui nous est donné.

- Je ne veux pas.

S’il te plaît. Que tout cesse enfin. Respire à pleins poumons.

Mais la dispersion le gagne. Deux identiques, l’un vêtu de guenilles, de laine brulée par le froid et de toile noircie de suie, l’autre affublé de vêtements techniques aux tissus vifs, marchent d’un même pas vers une échoppe aux murs recouverts de tapis.

- Bienvenue dans ma boutique de souvenirs. Je suis Ahmed. Je cours chercher le thé.

P1010397_2Affalé sur une maigre chaise aux pattes rompues, Olivier écoute le vent qui siffle, enterré de temps à autre par le grondement d’un camion qui s’échine. La côte est raide, et les pics des montagnes en rendent l’ascension encore plus vertigineuse. On ne se rend pas ici impunément et, quand on s’y arrête, le prix à payer est multiplié par deux. Olivier l’accepte. Un peu de repos lui fera du bien. De l’autre gauche, il sort son porte-monnaie et en vérifie le contenu. Avec un peu de chance, il s’en tirera avec un achat sans conséquences.

L’échoppe est un fatras de bijoux ternis, d’éclats de quartz, de poteries berbères, de verres dépareillés, de tapis pliés et superposés. Les vitres de la boutique sont maculées de boue et de suie. Au sol, des myriades de fossiles attendent qu’on les remarque. Des poissons aux dorsales proéminentes, d’antiques serpents de mer, des conques dépareillées.

Voilà, se dit-il, j’achèterai un fossile et quelques éclats de pierre.

Ahmed revient avec un cabaret doré.

- Mon ami, mon ami. Prends ce thé. Il est chaud et sucré. Quelle surprise! Je ne pensais plus voir personne s’arrêter aujourd’hui et il a fallu que ce soit toi. Quel bon vent t’amène?

- Je vais vers le sud.

- Il n’y a jamais de hasard, tu le sais. Nous étions faits pour nous retrouver. Et j’ai quelque chose de spécial pour toi.  Bois.

- Il est très sucré. Merci.

Ahmed s’assoit à côté de son invité et dépose sa main droite sur sa cuisse. Il sent le tabac refroidi et le mouton braisé.

- Ce n’est rien. Le ciel te remercie, mon ami. Car tu es mon ami. Le soleil est sur sa pente descendante. Ne te lève pas tout de suite. J’ai quelque chose pour toi. Non. Je ne veux pas te vendre de fossiles. Ceux-ci sont pour les touristes. Les poteries sont sèches et vont bientôt se briser. Les bijoux sont fades et leurs pierres n’ont rien de précieux. Non. J’ai quelque chose d’unique pour toi. Je regarde tes deux bras, tes mains finement taillées, la gauche, non, ne dis rien. Je sais tout. Tu n’as pas à expliquer, j’ai tout deviné.

L’homme serre de sa main très fort la cuisse d’Olivier. Il a déplacé sa chaise pour se mettre directement en face de lui. Leurs genoux se touchent. Ils sont face à face et semblables l’un à l’autre, comme si un miroir avait été placé entre les deux et qu’il n’était plus possible de distinguer lequel était la copie de l’autre.

- Ce que je veux t’offrir est un secret.  Tu ne dois en parler à personne. Tu comprends? Cela ne se trouve pas dans la boutique. Ce sera un secret entre toi et moi. Personne ne doit le savoir. Et le prix à payer doit rester entre nous. Entre toi et moi. Nous vivons des vies dissemblables, mais nous partageons le même passé. Prends, bois mon thé. Bois-le. Il te réchauffera. Et je t’offrirai ce que personne d’autre n’a jamais pu te donner. Mais tu ne pourras le montrer à personne. C’est dans la nature des secrets de rester tus jusqu’à la mort.

Olivier retient son cri. Il voudrait se lever, surgir en trombe de la boutique, foncer vers le Land Cruiser et ordonner un départ immédiat. Partons. Ne regardons pas derrière nous. Des fantômes hantent les lieux. Des mains veulent s’agripper à nos vestes et nous retenir. Je ne sais plus quelle vie est la mienne.

Mais rien ne survient dans la boutique. Deux hommes se regardent, leurs mains à des millimètres les unes aux autres. L’un discourt, tandis que l’autre se tait. Mais le contraire est tout aussi vrai, et cela n’a plus d’importance.

- Reprends du thé. Voilà, il te réchauffera les mains. Je vais chercher le colis. Depuis toutes ces années, il attend que tu arrives. Tu verras, ton nom est écrit dessus. Ce nom que personne ne connais. Mon secret, je le partagerai avec toi, parce qu’il ne m’a jamais appartenu. Tu vois? C’est ton secret que tu es venu récupérer. Dans ma boutique. Tu as franchi une mer et des montagnes, mais tu y es parvenu.

Ahmed se lève et pénètre dans l’arrière-boutique. Il doit pencher la tête pour franchir le cadre, et un lourd rideau tombe qui cache ses derniers mouvements. Olivier pourrait en profiter pour partir. Il laisserait des sous sur la chaise et, sans autre forme de procès, franchirait le seuil de la boutique. Loin des divagations de son hôte. Mais il n’en fait rien. Les mentions d’un secret ont attisé sa curiosité. Et si ce que lui offrait le boutiquier réparait ce qu’il avait toujours su brisé sans être capable d’y remédier? S’il réunissait ce qui avait été séparé? Mais comment dénouer la toile de fond d’une existence?

Ahmed revient, un paquet longiligne dans les mains.

- Tu es resté, je le savais. J’ai pris une chance, mais tu ne pouvais repartir. Les lois de l’hospitalité dictent de laisser l’invité choisir son destin, mais elles laissent aussi entendre que l’offre séduit toujours celui qui ignore tout de ses désirs.

- On dit qu’un homme finit par trouver son vendeur. Comme la clé, sa serrure.

- Bien dit! Tu t’habitues aux coutumes du pays.

- Tu es mon vendeur. Je suis resté.

- Et j’ai ce que tu cherchais sans l’avoir jamais su.

- Sans l’avoir jamais su.

- Sans l’avoir, oui. Sans l’avoir.

Et en disant ces mots, Ahmed entreprend de déballer le paquet. Un chiffon blanc, terni par les années, recouvre un deuxième tissu, d’un vert minéral, lui-même enrubanné autour d’une soie rouge sang. Une odeur fétide se dégage du paquet. Les mouvements du boutiquier sont lents. Le paquet qu’il déballe est un monde qui s’ouvre.

- La meilleure vente est celle qui n’a jamais eu lieu. Comme si l’objet échangé retrouvait son juste propriétaire. Je t’offre ce que tu as perdu, tu me suis? Je te redonne ce qui t’appartenait. Ce que tu n’aurais jamais dû abandonner. Même si tu n’y es pour rien. Ma boutique se souvient des choses égarées, des mains perdues, des pensées ensevelies. Elle ouvre ses portes quand rien d’autre ne suffit. Ne sois pas surpris. Nous nous ressemblons, ce n’est pas un hasard.

Le tissu de soie lentement se dégage et le secret peu à peu apparaît. Ce n’est pas un bijou ou une pierre précieuse, mais un fossile, un fossile toujours vivant. Animé.

Olivier se retire, affolé. Il voudrait crier, vomir des paroles insensées, mais les sons meurent dans sa gorge, noyés dans une répulsion sans borne.

Dans son écrin de soie rouge, il y a une main. Une main coupée au poignet. Une main de chair et de sang. Une main droite. Une véritable main droite. Pas une autre gauche, comme celle qu’Olivier manipule depuis son enfance, mais une véritable droite. Une droite en état de marche et de préhension. Une droite libérée des entraves de la confusion.

- Tu as eu raison de rester, tu vois? Mon secret, notre secret, il est là. C’est une main. Ta main. Tu es venu ici la chercher. Le prix n’a pas d’importance, je sais que tu la paieras à sa juste valeur. Prends-la. Essaie-la.

Mais Olivier ne parvient pas à tendre le bras. Il regarde sa main droite, la main droite, et son esprit se tord de douleurs ressuscitées. Sa main. Un cri. Expire.

Sa main.

S’il s’empare de cette vraie droite, une main sans tare, peut-être pourra-t-il enfin se sentir libéré? Et se remettre à vivre? Oublier toutes ces années d’embarras.

Dans la boutique s’ouvre un abime. Le col de la montagne est une frontière qu’il ne traversera jamais.  Il ne sert à rien de résister quand la vérité est offerte dans un écrin de soie sanguine. Olivier retrouve l’usage de la parole.

- Elle est belle.

- Je savais que tu aimerais. Les secrets, même les mieux gardés, attirent le regard comme la plus cristalline des eaux. Cette main est à toi.

- Quel en est le prix?

- Tu le connais déjà.

- Je peux y toucher?

- Bien sûr, parce qu’elle est tienne…

-  Elle est encore chaude.

- … et à l’instant où tu lui auras touché, elle te collera à la peau. Elle t’appartiendra. Ne le sens-tu pas? Tu lui appartiendras.

- Oui.

- Tu sauras t’occuper de la boutique?

Sans attendre de réponse, Ahmed met sa main sur l’épaule d’Oliver, en guise d’adieu, et sort sans même se retourner. Il se rend lentement au Land Cruiser et ordonne qu’on fasse demi tour.

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Un défaut de fabrication 8 : francisques http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/02/01/un-defaut-de-fabrication-8-francisques/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/02/01/un-defaut-de-fabrication-8-francisques/#comments Wed, 02 Feb 2011 00:45:38 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1315 francisque

Une amie m’a raconté qu’un des grands neurochirurgiens québécois avec lequel elle avait étudié aimait bien faire rougir son public quand il donnait des conférences dans des amphithéâtres. Sa renommée lui attirait une clientèle de gens aisés et âgés, des dames et des messieurs en tenue de soirée qui venaient l’écouter ressasser ses souvenirs d’enfance et narrer ses principaux faits d’armes. Il était une célébrité et on écoutait ses paroles avec révérence. Très tôt dans la soirée, il expliquait un truc très simple pour savoir si on est gaucher ou droitier. Avec quelle main, demandait-il, vous masturbez-vous? Les femmes rougissaient et les hommes baissaient la tête. Il n’y avait pas de façon plus simple de le déterminer. Et si vous prenez l’autre main, vous verrez, continuait-il, ce sera comme si quelqu’un d’autre le faisait.

C’est bon à savoir quand on s’ennuie…

Je comprends très bien ce que son exemple engageait. Toute ma vie, je me suis senti comme si quelqu’un d’autre me faisait des choses. Et chez moi, l’oscillation est constante. Quelqu’un d’autre est toujours présent. Ce n’est pas un mouvement d’humeur qui me fait subitement changer de main, pour renouveler le contact et faire neuf, cette présence est constante.

Je dialogue avec moi-même, non pas au sens vertueux d’une dialectique nécessaire au plein épanouissement de la pensée, mais au sens intime d’une co-présence permanente, deux individualités réunies dans un même espace, essentiellement mental, et qui rivalisent pour s’imposer.

Je ne me parle pas à voix haute, je ne souffre pas de dédoublement de personnalité (la fiction fait très bien l’affaire et c’est une pratique culturelle reconnue), ce sont deux egos, le gaucher contrarié et le devenir droitier, qui sont engagés dans un échange permanent. Ça discute à bâtons rompus. Ça fait deux choses en même temps. Ça joue aux cartes (sans faire de solitaires). Ça regarde et ça examine. Et parfois, ça ne sait même plus ce que ça préfère!

Ce jeu entre deux versions de soi, ce duel entre un être séparé en deux parts identiques mais néanmoins distinctes, j’ai fini par le désigner comme le principe de francisque.

La francisque est une hache médiévale à deux lames. Celles-ci sont dos à dos, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent jamais se rejoindre même si elles prennent leur origine dans un même manche, une même racine. Ces deux lames sont équivalentes, ce n’est pas comme un marteau avec sa tête et sa panne; elles sont identiques en tous points sauf pour leur direction.

J’ai fait de ce principe d’opposition et de compétition un des éléments de mon écriture. Mes personnages dialoguent avec eux-mêmes par l’entremise de doubles ou de figures, imaginaires comme il se doit, dans des francisques plus ou moins déclarées. L’autre sert à mes personnages de paravent à un monologue segmenté en parties distinctes. Chaque fois, c’est Gaucher Contrarié qui dialogue avec Devenir Droitier.

Mitchell, dans Oslo, se met à espionner Simon, qui ne sait rien de la relation qui s’est nouée; il dialogue donc avec un être imaginaire, qui est en tous points son contraire. Car si Mitchell est gauche et empêtré dans son corps, Simon est un artiste aux gestes instinctifs. Gazole, dans le roman éponyme, entre en contact avec le spectre de son ami mort, avec qui elle entretient une relation à la limite de l’érotisme. Leurs dialogues sont muets, mais nombreux, menaçants et surtout imaginaires. Dans l’île des Pas perdus, Caroline rencontre Tamaracouta qui est sa contrepartie imaginaire, puisqu’elle sait tout de sa vie, apparue au moment où Caroline provoquait l’accident qui a emporté sa mère. Dans Le maître du château rouge, la suite de ce roman, c’est Théo Adde qui sert cette fois de contrepartie identitaire, puisqu’il est le fils de l’architecte, qui est lui-même le représentant imaginaire du père de Caroline sur l’île.

Le principe de francisque trouve, dans Les Failles de L’Amérique, sa  formulation la plus complète, voire explicite. Il faut dire que la francisque y sert de principe narratif. Thomas, le personnage principal, se dédouble peu à peu et il entreprend un très long dialogue avec son autre moi, Gabriel, une sorte de membre fantôme ou, plutôt, une conscience fantôme qui répond à l’absence de conscience et de mémoire de Thomas. Celui-ci est un être oublieux et fantasque, qui a laissé son passé disparaître dans la brume des actions terminées et délaissées. Il n’est rien d’autre qu’une conscience, sans aucune densité ni profondeur mémorielle. Son double, Gabriel, est un être de mémoire, un être uniquement fait de mémoire, car il apparaît à la faveur de la rédaction, par Thomas, de son journal. Ce dernier a décidé de tout noter au fur et à mesure, de prendre acte du présent comme il se développe, se libérant ainsi des événements et de la nécessité de les conserver pour se les rappeler. Il déverse tout dans son ordinateur, comme un fleuve se jette dans la mer. Il en résulte « Gabriel », qui n’est qu’une mémoire, sans véritable présent, un être cybernétique doté, comme le Funès de J. L. Borges, d’une mémoire parfaite, celle des circuits électroniques. Une lutte sans merci s’engage alors entre ces deux êtres en guerre bien qu’indissociables. Ce sont les deux lames de la francisque: la conséquence de deux hémisphères en compétition, même s’ils ne peuvent exister l’un sans l’autre, de deux moitiés d’une somme, liées par un signe qui ne les laisse pas intactes.

Dans Les failles, Gabriel se défend de Thomas, qui veut effacer sa présence de l’ordinateur, en générant un logiciel : le scramasaxe. Le terme renvoie à un long couteau médiéval à un seul tranchant, proche voisin de la francisque.  C’est essentiellement un virus qui traduit tous les mots de Thomas en un seul et unique terme : scramasaxe. Un mot répété sur des kilobytes de document informatique : scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe scramasaxe.

Il ne reste plus des écrits de Thomas qu’un texte encrypté et indéchiffrable. Les scramasaxes sont l’expression même du principe de francisque. Une guerre sourde entre deux clans unis dans leur désir d’inféoder l’autre.

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Un défaut de fabrication 7: Personne ici n’a de charme 7 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/01/30/un-defaut-de-fabrication-7-personne-ici-na-de-charme-7/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/01/30/un-defaut-de-fabrication-7-personne-ici-na-de-charme-7/#comments Sun, 30 Jan 2011 23:03:25 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1307 ddf-pinadc

Le labyrinthe du devenir droitier

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Un défaut de fabrication 5 : inclure le tiers? http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/28/un-defaut-de-fabrication-5%c2%a0-inclure-le-tiers/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/28/un-defaut-de-fabrication-5%c2%a0-inclure-le-tiers/#comments Tue, 28 Dec 2010 19:36:04 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1293 Alechinsky, "Pierre spirale"

Alechinsky, "Pierre spirale"

Dans Le tiers-Instruit, Michel Serres réfléchit à sa propre contrariété et aux formes diverses de l’apprentissage. Il en vient à adopter une attitude renversante face au devenir droitier des gauchers. Il affirme ainsi ne conseiller à personne « de laisser un enfant gaucher libre de sa main, surtout pour écrire » » (Éditions François Bourin, 1991, p. 35). Il le fait, non pas parce qu’il tient à refouler sadiquement cette frange de la population, mais parce que cette rééducation est un apprentissage de la complexité. Elle fait des gauchers des êtres uniques, qui connaissent la troisième rive.

Je cite le passage in extenso, seule façon de comprendre la pensée parfois étonnante de Serres.

« Travail extraordinaire, écrire mobilise et recrute un ensemble si raffiné de muscles et de terminaisons nerveuses que tout exercice manuel fin, d’optique ou d’horlogerie, est plus grossier en comparaison. […]

Faire l’entrée de ce monde nouveau en inversant son corps exige un abandon bouleversant. Ma vie se réduit peut-être à la mémoire de ce moment déchirant où le corps explose  en parts et traverse un fleuve transverse où coulent les eaux du souvenir et de l’oubli. Telle partie s’arrache et l’autre demeure.  Découverte et ouverture dont toute une vie professionnelle d’écriture décrit, par la suite, la cicatrisation différée.

Cette balafre suit-elle avec fidélité la suture vieille de l’âme et du corps? Le gaucher dit contrarié devient-il ambidextre? Non, plutôt un corps croisé, comme une chimère : resté gaucher pour le ciseau, le marteau, la faux, le fleuret, le ballon, la raquette, pour le geste expressif sinon pour la société – ici le corps – il n’a jamais cessé d’appartenir à la minorité maladroite, sinistre, prétend le latin – vive la langue grecque qui la dit aristocrate! Mais droitier pour la plume et pour la fourchette, il serre la bonne main après la présentation – voici l’âme –; bien élevé pour la vie publique, mais gaucher pour la caresse et dans la vie privée. À ces organismes complets les mains pleines.

[…] Je ne conseillerai à personne de priver un enfant de cette aventure, de la traversée du fleuve, de cette richesse, de ce trésor que je n’ai jamais pu épuiser, puisqu’il contient le virtuel de l’apprentissage, l’univers de la tolérance et le scintillement solaire de l’attention. Lesdits gauchers contrariés vivent dans un monde dont la plupart des autres n’explorent que la moitié. Ils connaissent limite et manque et je suis comblé : hermaphrodite latéral. » (p. 35-36)

Je ne crois pas avoir la sagesse de Michel Serres. Ma vie est encore une rébellion. Et je ne suis pas prêt à pardonner. Le syndrome de Stockholm, très peu pour moi merci… S’il eut fallu qu’il me dise ça de vive voix, je n’aurais pas su quoi lui répondre. Je ne sais même pas si j’aurais été capable de me retenir. Priver un enfant de l’aventure d’une rééducation inutile! Quelle ironie… À ce compte, pourquoi ne pas le priver de la vue ou d’un membre ou d’un parent? Il faut apprendre à combler les déficits, c’est le principe de la résilience. Je veux bien. Mais doit-on en faire un programme social? Imaginer des cursus scolaires composés à partir de contraintes physiques et cognitives? Cela dit, penser que tous les droitiers de ce monde puissent être forcés à écrire de la main gauche est un grand amusement.

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Un défaut de fabrication 4 : éloge de la confusion http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/17/un-defaut-de-fabrication-4-eloge-de-la-confusion/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/12/17/un-defaut-de-fabrication-4-eloge-de-la-confusion/#comments Fri, 17 Dec 2010 18:49:17 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1278

P. Alechinsky, Statue de la liberté

P. Alechinsky, Statue de la liberté

Devenu droitier, je suis resté malgré tout gaucher.

Dès mon plus jeune âge, mon écriture s’est imposée pour son inélégance, pour ne pas dire qu’elle était carrément illisible. Je faisais des pattes de mouches que je ne parvenais pas moi-même à relire par après… J’avais l’écriture d’un médecin, même si je n’étais qu’un malade sans avenir. Et en mathématiques, je ne faisais jamais mes chiffres de la même façon, ce qui rendait l’évaluation de mes résultats hautement périlleux. Les deux et les cinq se ressemblaient à s’y méprendre, les sept et les un, les trois et les neuf. J’ai eu un emploi d’été comme commis comptable, affecté aux écritures des ventes et des revenus, et la comptable n’a eu d’autre choix que de me limoger après mon troisième mois, parce que jamais mes chiffres ne balançaient. Je me forçais pour tout écrire de la façon la plus lisible possible, mais il n’y avait rien à faire, les chiffres se ressemblaient, et je ne parvenais pas moi-même à les interpréter correctement.
Un pédagogue, qui avait évalué l’ensemble des élèves de l’école primaire, a déclaré à mes parents qu’avec mon handicap, je ne ferais jamais d’études supérieures. Les délais que prenait mon cerveau à transférer l’information d’un lobe à l’autre viendraient bientôt retarder mon développement et nuiraient grandement à mes chances d’aller au collège. D’après lui, il fallait s’attendre à ce que je sois cantonné dans des emplois subalternes, ne requérant aucune activité cognitive exigeante.

Il est vrai que j’intervertissais tout sans arrêt. La gauche et la droite, l’est et l’ouest, bien sûr, mais aussi les chiffres. Non seulement ma graphie les rendait indiscernables, mais encore les chiffres s’inversaient dans ma tête. Le 37 devenait rapidement un 73. Le 25, un 52. Si on me donnait une combinaison de chiffres, elle se recomposait à tout propos, de sorte que je multipliais les erreurs. Les cadenas à combinaison étaient ma bête noire. Non seulement en raison des enchaînements de nombres, mais des déplacements de la roulette. Fallait-il commencer dans le sens des aiguilles d’une montre ou le contraire? Le passage aux montres numériques m’a aussi compliqué la vie. Retenir l’heure quand il s’agit de garder en mémoire l’emplacement de la grande et de la petite aiguilles était la simplicité même, mais 17 heures 12? Les chances étaient bonnes que je retienne 12 heures 17. Si les minutes étaient supérieures au nombre total d’heures d’une journée, tout allait bien, l’incongruité d’une 32 heures 14 me ramenait dans le droit chemin. Mais 11 heures 13? 19 heures 20? Je m’égarais dans les mouvements infinis des instants de la journée.
Je faisais la même chose avec les mots. Sac et cas, pot et top, plaque et clap, arme, rame, mare et amer, cure, crue, écru et reçu. Les lettres valsaient dans mon esprit, et les mots se regardaient dans un miroir virtuel, qui leur renvoyait une image amusante de leur figure. Il n’était pas rare qu’ils choisissent cette forme inversée et courent se cacher dans quelque coin reculé de mon cerveau, afin de me surprendre le moment venu.
J’étais aussi nul en géographie. S’il fallait associer des capitales et des pays, rapidement tout se détachait et les noms de ville se mettaient à flotter dans le no man’s land des associations incongrues. La Saskatchewan et l’Alberta ne restaient pas en place. Les états américains partaient dans toutes les directions, si on oublie l’Alaska isolée dans son coin du continent, tout en haut à gauche.
Le plus étonnant dans tout ça est la capacité du cerveau à s’adapter. Mes handicaps sont devenus peu à peu des atouts. Je suis allé à l’université, je ne me suis pas limité à des emplois manuels, si on oublie l’écriture qui requiert l’usage de la main.
J’ai appris bien avant les autres à jouer avec les mots, à les décomposer et recomposer. Ils ne m’ont jamais effrayé, au contraire, j’adorais les transformer et les forcer à s’associer selon des principes inattendus. J’aimais inventer des contrées imaginaires, dotées de capitales aux noms étrangement familiers et de provinces inspirées de calembours sauvages. Si les séquences de chiffres me résistaient, les équations complexes, le calcul différentiel et les logiques polyvalentes ne m’ont causé par la suite que très peu de soucis. Je savais jouer mentalement avec des variables et des concepts, les réorganiser, suivre leurs trajets secrets, les déployer et assister aux transformations de leurs plus infimes parties. Ce que j’avais perdu, enfant, en précision ou stabilité, je l’ai regagné, étudiant, en invention. Et cette capacité à accepter les transformations incessantes de tout ce qui entre mon cerveau s’est révélée un atout essentiel dans mon travail d’écriture. Les idées qu’on me confie ne restent pas des masses inertes dans mon esprit; elles s’agencent et se transforment au gré des associations, évoluant tels des insectes jusqu’à atteindre le stade de l’imago. Je suis devenu imaginatif. Ce n’est pas un don, mais la conséquence directe de mon devenir droitier et ma façon de compenser la confusion qui en a découlé.

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Un défaut de fabrication 3 : ralentir lecture http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/29/un-defaut-de-fabrication-3-ralentir-lecture/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/29/un-defaut-de-fabrication-3-ralentir-lecture/#comments Mon, 29 Nov 2010 23:28:57 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1242
Pierre Alechinsky

Pierre Alechinsky

À Aix-en-Provence, où je me suis rendu en octobre, avec quelques collègues, pour participer à un colloque sur les fictions du 11 septembre, j’ai pu me rendre au Musée Granet où avait lieu une exposition sur les œuvres de Pierre Alechinsky. En visitant la boutique du musée, j’ai découvert un livre qui a relancé ma réflexion sur la contrariété du gaucher dans son devenir droitier. Ce livre, c’est Des deux mains, de Pierre Alechinsky, paru au Mercure de France en 2004. Le premier fragment m’a immédiatement interpellé, car il repose le même défaut de fabrication.

Ralentir lecture

« Deux amis décident de travailler ensemble sur une même feuille. Le temps passera rondement. Pas du tout comme d’habitude. L’un ne voudra jamais, à l’autre, montrer une hésitation. Ni l’autre à l’un. On connaît ces détours à se demander que faire et pourquoi. Chacun s’y autorise. Détours qui font que le temps d’une journée passe, file dans un brouillard de besognes sans avoir accompli ce que, vraiment, on aurait voulu. […]

Reprenons. Deux amis travaillent ensemble un dessin, une peinture, une estampe; l’objet obtenu par surprise semblera avoir été fait par un troisième personnage. Lequel n’est ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre. Je dois avoir écrit ça quelque part aussi.

Ce que je n’avais pas encore dit : le personnage troisième possède une qualité rare. C’est l’ambidextre parfait. Or personne n’est parfaitement ambidextre. Karel Appel, Christian Dotremont, Asger Jorn ou Wallace Ting, mes amis partenaires de dessins, peintures, estampes, sont droitiers. Je suis gaucher. Vous vous en fichez? Vous avez tort. Il y a là-dessus de quoi penser des pages et des pages. Je n’ai pas dit écrire, ce n’est pas mon jour de clavier, j’ai plutôt une envie de dessiner. Je n’aime pas ma main droite, celle qui écrit – en vieille contrariée qu’elle est – à la plume et tant moins bien que toujours mal. Je préfère « l’autre main », celle que les professeurs ont laissée intacte, qui de dextre à senestre dessine, peint, grave.

Au Mercure de France

Des deux mains en même temps, je peux sans effort d’attention particulier faire diverger une phrase à partir d’un point central. Dans le sens usuel avec la maladroite et dans le sens inverse avec l’instinctive – la gamme ascendante et descendante du pianiste – et je me demande : si mes bras s’allongeaient indéfiniment comme dans un rêve, où cela s’arrêterait-il? À quels horizons? Vers quelle jonction?

Mais quand l’envie me prend d’introduire des mots dans une image, leurs jambages révèlent du dessin total. Donc de ma main gauche. Elle seule détient le pouvoir de « dessiner » une phrase dans le sens de la lecture ou tels mots de cette même phrase soudain à l’envers. Pourquoi à l’envers? Ralentir la lecture. » (p. 9-11)

*

Le devenir droitier est une forme de dédoublement, ce que Alechinsky a parfaitement compris, en mettant en scène ces deux amis qui n’en font qu’un. Il n’y a qu’un seul être qui tient la plume ou le pinceau et qui muse en dessinant. Un seul être, dédoublé, qui écrit tantôt à l’endroit tantôt à l’envers, comme s’il ne s’agissait que d’une seule phrase, qui pourrait, si la terre était minuscule et qu’il était possible d’en faire le tour se terminer exactement au même endroit,  l’envers et l’endroit enfin réunis comme avec un ruban de Moebius.

Ces deux amis, ce sont, pour Alechinsky,  l’Instinctif et le Maladroit. Je les appelle quant à moi GC (le gaucher contrarié) et DD (le devenir droitier).

Le Maladroit fait tout de travers et sans grande finesse, mais il sait pertinemment bien qu’on l’excusera de toute gaucherie. Il se sent accepté, apprécié, entre autres parce qu’il répond aux attentes. Cela lui donne un indéniable sentiment de supériorité. Des deux amis, c’est l’extroverti, le fanfaron, le maître. C’est lui qui est toujours présenté et à qui on remet les distinctions. C’est un personnage officiel, et parfois même obséquieux. Il ne connaît pas la dérision, et pratique la suffisance comme art de vivre. Il a un humour ronflant.

L’Instinctif a parfois honte d’exister. Il sait qu’il fait mieux que l’autre, qu’il n’a pas à y penser avant de s’exécuter, mais quelque chose l’en empêche, comme une gêne. Il se tient en retrait, s’excuse souvent, recherche les zones d’ombre. Il préfère œuvrer la nuit, quand personne ne le regarde. Sa créativité se déploie loin de la lumière. Et ses créations sont sombres. Il n’est pas moins beau que l’autre, mais n’a pas appris l’art bourgeois de la séduction. C’est un révolté dans l’âme et, par la force des choses, un incompris.

Leur plus grande force, qui est aussi leur drame intime, c’est la nécessité qui leur est imposée de rester ensemble.

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