Ce n'est écrit nulle part » réel http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Le onzième homme. Apostille 7/7 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/16/le-onzieme-homme-apostille-77/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/16/le-onzieme-homme-apostille-77/#comments Fri, 16 Apr 2010 14:40:09 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=809 nyc-5

B. Gervais, "Les failles", 2002.

Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est inventé dans ce que nous racontons?

La vie est un brouillon. On s’empare de certains événements pour en faire des récits qu’on espère cohérents.

J’ai tenté de reprendre mon projet. De me remettre à écrire Le onzième homme. Mais il était trop tard. On ne se bat contre la vie secrète des événements. La mise en abyme dont j’avais été témoin, dédoublement qui s’était produit de lui-même, sans que je n’y puisse rien, m’avait fait comprendre que ce matériau résisterait dorénavant à toutes mes entreprises.

Le monde s’était mis en scène de lui-même.

J’ai plié l’échine et rangé mes notes dans une boîte de carton.

*

Je croyais que ce choix était personnel, il était pourtant la contrepartie privée d’un événement réel, authentique.

Le lendemain du jour où je scellais la boite et la remisais au sous-sol de notre maison, aidé par Allène qui partageait ma déception, je recevais le courriel d’une amie écrivaine, fascinée elle aussi par les événements. Elle connaissait mon affection pour la photographie d’Ebbets et, sans se douter des résultats de mon voyage à New York, avait pensé m’envoyer un lien vers un article en ligne du New York Post.

J’y ai lu que la sculpture faite à partir de la photo d’Ebbets devait rester des mois près du trou. L’artiste, Sergio Furnari, l’avait complétée peu après les attentats et il avait voulu qu’elle serve au moral des troupes qui nettoyaient le trou. Quand j’ai pris mes deux photos, l’artiste venait d’y emménager son œuvre, raison pour laquelle il était accompagné d’un photographe venu témoigner de sa présence en ce lieu hautement symbolique de l’histoire américaine.

Malgré son patriotisme, l’œuvre n’a jamais été achetée et, après avoir circulé dans quelques villes des États-Unis, elle fut remisée dans un entrepôt de Queens. Un jour, le jour même où je déposais ma boite dans l’armoire des projets abandonnés au sous-sol, Furnari s’est aperçu, en passant à l’entrepôt, que son œuvre avait été vandalisée.

Un des personnages avait été séparé de la poutre d’acier et littéralement volé. Cette figure de près de 45 kg, au dos très droit et à la casquette relevée, c’était le onzième homme, l’homme au flasque.

Mon truchement.

*

Ce bref article me confirmait que le lien que j’avais établi avec le onzième homme s’était définitivement défait. Je venais d’être, avec lui, arraché à la poutre.

« Je me sens comme si une partie de moi avait été volée, une partie de ma vie »,  a déclaré Furnari au New York Post.

Qu’il sache que je compatis à sa douleur.

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Le onzième homme. “Lunchtime atop Ground Zero” 6/7 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/16/le-onzieme-homme-%e2%80%9clunchtime-atop-ground-zero%e2%80%9d-67/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/16/le-onzieme-homme-%e2%80%9clunchtime-atop-ground-zero%e2%80%9d-67/#comments Fri, 16 Apr 2010 13:41:19 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=803
B. Gervais, « Lunchtime atop Ground Zero. Bis », 2002.

B. Gervais, « Lunchtime atop Ground Zero. Bis », 2002.

Me voici rendu au cœur de mon récit. J’entends rester le plus proche possible des événements. Je ne sais pas s’ils parlent par eux-mêmes, mais c’est un matériau d’une richesse qui m’étonne encore, après toutes ces années.

Qu’y avait-il de l’autre côté du garde-fou, aux abords du trou?

Qu’est-ce que je retrouve encore maintenant sur la photographie que j’ai prise spontanément?

Le cliché est une mise en abyme. De celle que l’esthétique contemporaine nous a appris à apprécier. On y voit un photographe habillé de noir, avec son lourd sac en bandoulière sur son épaule droite. Il prend la photographie d’un homme habillé quant à lui d’une tuque beige, de lunettes, d’une veste de mouton renversé et surtout, surtout, entre ses mains, la reproduction de plus de 90 cm par 60 cm d’une photographie en noir et blanc.

Qui est cet homme qui tient la photographie? Au moment de prendre mon propre appareil, je ne le savais pas. Je ne suis pas allé lui demander son nom, trop médusé pour faire quoi que ce soit. Je me suis dit tout de même dit, au moment de presser sur le déclencheur, qu’il devait s’agir d’un sculpteur, du sculpteur. Et s’il avait voulu se faire immortaliser avec cette reproduction d’une photo des années trente, c’est parce qu’il avait fait une sculpture reproduisant ce qu’elle  représentait.

Cette œuvre, longue de plus de quatre mètres, était montée sur un camion, devant les colonnes doriques de l’édifice. Au dessus de la sculpture flottait un drapeau américain.

L’artiste avait réussi à placer son œuvre tout à côté de la rampe qui menait au belvédère qui donnait sur le trou. Il voulait se faire prendre en photo devant son œuvre avec entre les mains une reproduction du cliché qui lui avait servi de modèle.

Ce cliché, c’est évidemment « Lunchtime atop a Skycraper » de Charles Ebbets.

*

Je ne veux pas en faire une métaphysique. Le simple constat me suffit : les boucles, les répétitions, les échos nous rappellent que l’univers, dans sa complexité, nous dépassera toujours. Nous n’en voyons jamais que les manifestations les plus évidentes.

La seule façon qu’on puisse penser contrôler le monde, c’est en s’en retirant et en réduisant à sa partie congrue ses innombrables événements. Car dès l’instant où l’on choisit de s’y immerger, s’ouvrant à ses flux et reflux, on perd toute velléité de maîtrise, heureux simplement d’en recueillir l’écume.

J’ai tendu mon appareil et capté un précipité. La vie est une grande opération chimique.

*

J’ai pris deux photographies.

La première est celle de la sculpture elle-même, en style panoramique. Les onze hommes sont présents. Certains détails sont modifiés, mais les principaux ont été conservés, jusqu’au flasque du onzième homme, dont la posture a été reproduite avec un certain succès. J’ai commencé par ce cliché, preuve que c’est d’abord et avant tout la sculpture qui a attiré mon attention. Déjà en soi, la présence de cette image des onze hommes sur leur poutre avait de quoi me jeter à terre. Mais c’était sans compter sur le hasard qui a voulu que je sois là quand l’artiste s’y était présenté.

La seconde est celle du couple du photographe et du sculpteur. Elle est verticale. Sur le cliché, il ne reste plus que sept des onze ouvriers. Les deux de gauche et les deux de droite sont hors cadre. Mais ce que l’image perd en extension, elle le regagne en densité.

L’image multiplie les couples : le photographe et son modèle, l’artiste et son œuvre, la photo de 1932 et sa reproduction, les deux photographies, la mienne et celle d’Ebbets, les deux projets, la sculpture et mon roman qui venait de connaître une fin abrupte.

L’image engage ensuite à un étonnant parcours temporel, depuis le passé lointain de l’érection du Rockefeller Center et le passé récent de l’écrasement des tours du World Trade Center, jusqu’au présent inattendu de ma présence en ce lieu, après une matinée de déambulations. Quelles cordes a-t-il fallu nouer toutes ces années pour faire en sorte que cette situation se réalise? Que je sois là, à ce moment précis, et que mon regard se porte là, à cet endroit précis où les nœuds forment des boucles?

Quelle singulière trame d’espace et de temps…

*

Nous avons été voir le trou, Marc et moi, à l’heure indiquée sur le billet.

Nous avons contemplé le vide laissé par les tours pulvérisées. Nous avons vu des camions aller et venir, leur bennes pleines de pierres concassées, des bulldozers déplacer des amas de rocs, des hommes avec des casques jaunes discuter, leur walkie-talkie à la main. Les édifices autour paraissaient anodins.

Nous avons vu le trou.

Il n’y a rien de plus à dire. C’était un trou comme un autre. Si nous n’avions rien su des événements du 11 septembre, l’activité dont nous avons été témoin ne nous aurait pas permis d’inférer l’importance symbolique du chantier.

Un trou n’a pas d’aura. Ce n’est qu’un trou.

Le cratère de l’usine AZF à Toulouse n’était pas moins émouvant que le trou du World Trade Center. Peut-être bien parce que toute destruction, quelle qu’elle soit, est une faille.

*

De cette journée, j’ai retenu un enchaînement : j’ai photographié un homme qui photographiait un homme qui tenait la photographie d’un homme dont j’avais voulu hanter l’œuvre.

Quelles strates existentielles s’enchevêtraient en cet instant?

La conclusion en était pour moi irrémédiable : un cycle qui avait débuté presque cinq ans plus tôt, quand je m’étais arrêté sur la photo d’Ebbets en m’imaginant la vie du onzième homme, venait de trouver sa fin dans cette mise en abyme improvisée.

*

Quelle est la vie secrète des événements? Les attentats qui avaient rendu désuet mon projet sur la photo d’Ebbets étaient les mêmes qui m’y ramenaient par un étonnant raccourci. Et ils le faisaient non pas tant pour me permettre de le redémarrer que pour m’indiquer qu’il était déjà enseveli. Je devais en faire mon deuil.

Ce n’est plus moi qui tenais la photo d’Ebbets dans mes mains, mais un artiste, qui cherchait lui-même à figer le temps, immobilisé entre les deux versions de l’image.

La fin est une origine, nous disent les mythes. Il n’y a pas d’événement à sens unique, nous expliquent les philosophes. Et les événements, soulignent enfin les écrivains, riment entre eux. Ils s’agencent, s’organisent en grappes compactes, créent des rhizomes, se déploient en réseaux complexes dont nous ne percevons que les manifestations les plus évidentes.

Nous sommes des myopes qui ne voient que les pics les plus élevés des icebergs et qui grelottent, leurs pieds nus posés sur de la glace.

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Le onzième homme. “Lunchtime atop Ground Zero” 5/7 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/15/le-onzieme-homme-%e2%80%9clunchtime-atop-ground-zero%e2%80%9d-57/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/15/le-onzieme-homme-%e2%80%9clunchtime-atop-ground-zero%e2%80%9d-57/#comments Thu, 15 Apr 2010 12:39:58 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=788
B. Gervais, "Tout autour du trou", 2002.

B. Gervais, "Tout autour du trou", 2002.

Quels récits nous racontons-nous maintenant? Quelles images nous fascinent? Quelles zones de tension se profilent?

Il ne s’agit pas de s’isoler dans une tour d’ivoire à rêver de gratte-ciels et de vertige, mais d’affronter le trou et ses vestiges. Il faut se colleter aux difficultés que pose la compréhension de ce qui se passe immédiatement sous nos yeux. Non pas refuser le spectacle, mais pousser à l’extrême sa logique afin d’en imaginer les limites.

Il ne faut pas se retirer, mais plonger. Se donner, s’ouvrir, se laisser aspirer par les événements.  Quitte à s’y perdre corps et âme.

*

Après trois mois d’une retraite forcée en Tarne et Garonne, faite de lectures infructueuses et d’une écriture comme surgie d’entre les failles de mon inconscient, j’ai pu enfin revenir à Montréal. Allène était alors en pleine production, elle ne pouvait pas m’accompagner dans mon projet newyorkais.

Une fois passées les fêtes de fin d’année, j’ai approché Marc qui a accepté de participer à un premier repérage d’une semaine. Il voulait lui aussi voir le trou. On ne voulait pas dire Ground Zero, come le faisaient les Américains, trouvant odieuse la référence à l’explosion d’une bombe nucléaire. Alors on disait le trou. Nous allons au trou. Nous verrons le trou. Ne nous cherchez pas, nous serons au trou. À chacun sa prison.

La température était fraiche à New York, les journées extrêmement courtes, mais l’atmosphère était à la fête. Ce séjour était comme des vacances. Je me sentais enfin à la bonne place.

Je me promenais avec mon appareil photo et prenais des clichés de tous les artefacts que je pouvais trouver. Mon projet prenait forme.

Si une guerre devait commencer dans les mois à venir, on n’en ressentait pas la pression à l’épicentre de ce futur drame. J’aurais voulu me sentir comme dans un roman de Paul Auster, où les quartiers se transforment peu à peu en coquilles sans vie. Mais, j’étais trop fébrile pour être existentiel.

Et la bière était bonne.

*

J’ai multiplié les clichés, jouant à Ebbets en plein Manhattan, croquant les passants, photographiant les femmes assises dans les parcs. J’espérais secrètement capter sur le vif un homme portant un flasque à ses lèvres.

Avec Marc, nous parlions de tout et de rien, du cinéma, de la vie, de la chance que nous avions de passer une semaine entière dans New York.

Au lieu de nous y rendre dès notre arrivée, nous nous sommes graduellement approchés du trou, laissant au hasard le soin de dicter notre trajet. Notre déambulation dans les rues de la ville composait une image impressionniste de la consternation que nous avions connue le jour des attentats. Il ne fallait surtout pas en brusquer la réalisation, de peur d’en perdre les détails les plus importants.

*

Près du trou, sur les grilles de l’église St Paul, une myriade de mémentos et de prières constituait une mosaïque multicolore, tout aussi naïve que touchante. J’étais partagé entre l’observation des mémentos eux-mêmes et celle de tous ces gens qui les contemplaient. Leur relation aux objets était empreinte de révérence, comme s’il s’agissait d’images sacrées.

B. Gervais, « Aux abords du trou », 2002.

B. Gervais, « Aux abords du trou », 2002.

Je me souviens d’un drapeau américain, un star-spangled banner en courtepointe, qui m’avait fait grande impression, tant pour la minutie de ses détails que pour son aspect déglingandé.

Les crucifix se multipliaient, les croix en bois, les foulards, les lettres insérées dans des sacs en plastique imperméables qui les protégeaient des intempéries. J’ai voulu prendre un de ces sacs, sortir la lettre de son étui afin de la lire, mais un homme âgé a mis sa main sur mon bras pour m’arrêter.

J’allais commettre un sacrilège. Nous ne devions pas lire ce qui avait été écrit. Tout au plus pouvions-nous en apercevoir le contenu, en partie voilé derrière son masque étanche.

Je me suis souvenu qu’il ne fallait jamais toucher au mort, même quand il est exposé dans un salon mortuaire.

*

Nous sommes arrivés, aux abords du trou, au coin de Broadway et de Fulton, vers dix heures du matin. Déjà, une foule se pressait devant la structure de bois qui avait été montée afin de permettre aux visiteurs d’apercevoir le trou. C’était une imposante rampe de bois de construction qui menait à un belvédère de fortune.

La plateforme avait été inaugurée par le maire Rudolph Giuliani le 30 décembre 2001, afin d’attirer les touristes et d’encourager les Américains à vivre pleinement l’expérience des attentats et du trou. Les proches des victimes s’étaient opposés à la commercialisation du trou, mais ils avaient été déboutés.

Pour avoir accès au belvédère, a-t-on fini par apprendre, on devait se procurer un billet qu’il fallait aller chercher de l’autre côté de la péninsule auprès des autorités portuaires. C’était ridicule, de la bureaucratie de bas étage, le trou était déjà institutionnalisé, mais au moins il ne fallait rien payer pour y avoir accès. Le billet était gratuit.

Cela me confirmait, à tout le moins, que Manhattan était un grand jeu de piste et que la déambulation en était le mode de connaissance privilégié.

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*

Marc et moi étions de retour au bord du trou à midi. Nos billets nous donnaient droit à la représentation de 12h30.

Nous avions acheté dans un snack bar un smoke meat « Montreal style » avec des frites et un café chaud, et avons pris notre place dans la foule, impatients de voir enfin le trou. Le spectacle du trou. Des camions et des grues, des sections d’édifices, de la poudre de béton, des restes humains dissimulés.

Les gens autour de nous étaient essentiellement des Américains. Personne ne blaguait, les enfants se tenaient coi, l’atmosphère était au recueillement.

*

Nous avons déposé notre lunch sur le garde-fou de la rampe.

Je le dis pour qu’on comprenne bien le caractère fortuit de ce qui va suivre. Nous étions du côté de la rue Broadway, à la hauteur du 195, l’édifice qui a longtemps hébergé l’American Telephone et Telegraph Compagny.

Et c’est là que j’ai vu la chose la plus incroyable qu’on puisse imaginer. En fait, que je puisse imaginer. Parce que la scène qui s’est offerte à mes yeux entre deux colonnes doriques de l’édifice ne valait que pour moi. C’est à moi qu’elle s’adressait. Uniquement à moi. J’étais le seul qui pouvait en apprécier la portée et le caractère symbolique.

Je n’ai jamais reçu d’électrochocs. Je n’ai jamais été frappé par la foudre. Je me suis toujours tenu loin des circuits électriques. Je ne peux donc pas comparer la décharge qui m’a traversé le corps à cet instant précis. Mais elle était assez forte pour que près de dix ans plus tard, j’en sente encore la morsure.

J’ai immédiatement sorti mon appareil. Avant même que Marc puisse me demander ce qui se passait, j’ai pris une photo. J’ai pris la photo. Comme Ebbets tout en haut du Rockefeller Center. Il fallait la prendre à ce moment précis, sinon la scène se défaisait d’elle-même.

L’instant était tout simplement auratique.

Pour quiconque autre que moi, cette scène dont j’ai pu croquer un bref mais capital instant ne représentait qu’une situation anodine parmi d’autres. Mais pour moi, c’était comme un fulgurant retour du refoulé. Le passé revenait me frapper en plein visage, pour me dire. Mais me dire quoi? Que je suivais une piste que ne me laissait pas m’éloigner? Que les événements pouvaient se mettre à se répondre, comme des aimants s’attirent? Qu’il fallait les laisser nous guider, car ils sauront nous mener exactement là, et au moment précis où il le fallait, où nous devions être?

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Le onzième homme. “Lunchtime atop Ground Zero” 4/7 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/13/le-onzieme-homme-%e2%80%9clunchtime-atop-ground-zero%e2%80%9d-47/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/13/le-onzieme-homme-%e2%80%9clunchtime-atop-ground-zero%e2%80%9d-47/#comments Tue, 13 Apr 2010 22:14:31 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=771 azf-toulouse

À Marsac, je croyais m’immerger dans mon travail et enfin oublier tout ce que j’avais laissé à Montréal, l’université, mon emploi du temps surchargé, les événements. Je parlais à Allène presque tous les jours, au téléphone ou par courrier électronique. Je me sentais loin, mais la campagne française du Tarne et Garonne, avec sa temporalité relativement calme, une fois les récoltes terminées, était apaisante. Je cueillais les dernières figues des arbres dans la cour arrière, sortait chercher mon pain derrière l’église et partait en Clio visiter les châteaux avoisinants, profitant des marchés pour m’approvisionner en viandes, légumes et vins.

Il a fallu, bien entendu, que l’histoire me rattrape sous la forme d’un nouvel attentat.

Le 21 septembre 2001, en matinée, un stock d’environ 400 tonnes de nitrate d’ammonium a explosé à l’usine AZF en périphérie de Toulouse. L’explosion a laissé un immense cratère, entraîné la mort de trente personnes, fait 2 500 blessés et de lourds dégâts matériels dans la ville rose.

La détonation a été entendue jusqu’à 80 km de Toulouse, mais je mentirais si je disais que j’ai ressenti le tremblement qui a suivi l’explosion. Le choc a surtout été intérieur.

Ça recommençait.

Les premiers reportages parlaient d’un attentat terroriste. Des musulmans avaient été retrouvés qui semblaient suspects. Les autorités menaient une enquête. Nous n’étions plus en sécurité nulle part.

*

À quoi ressemble le début d’un événement historique?

L’amorce d’une guerre mondiale, par exemple : comment sait-on que cela commence? Faut-il se mettre à la recherche de signes qui viendront confirmer la situation sur le point de se développer?  Je me souviens, enfant, avoir été intrigué par le fait que la Première guerre mondiale avait été provoquée par l’assassinat de l’archiduc Franz-Ferdinand par un jeune serbe à Sarajevo. Comment un assassinat dans un pays aussi lointain avait-il provoqué une telle hécatombe? Avait-on pu l’anticiper? Assistions-nous, en 2001, aux premières manifestations d’une Troisième guerre mondiale?

Nous avions connu en 1989 la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’Union soviétique, événements qui signalaient la fin d’une période trouble de l’histoire mondiale. Les attaques à New York et à Toulouse étaient-elles le prélude à une nouvelle période de guerre?

J’étais pessimiste.

*

Après quelques jours, le procureur de la République a abandonné l’hypothèse d’un attentat terroriste et opté plutôt pour un accident ou une erreur de manipulation. Mais le mal était fait.

Je n’étais plus en état de poursuivre Le onzième homme, mon projet de fiction sur la photo d’Ebbets. Mon roman paraissait bien naïf à la lumière des plus récents événements. Comme un souvenir d’enfance. L’époque ne se prêtait plus à un récit d’immigrés désireux de se refaire une vie, avec, en trame de fond, l’érection d’une mégapole moderne, symbole de la puissance du nouveau monde, mais à une histoire de fin du monde, avec des tremblements de terre et des actes d’une violence barbare. Les édifices ne montaient plus, ils explosaient et s’effondraient dans un assourdissant tonnerre médiatique.

*

Je ne parvenais plus à travailler et écourtait mes heures à l’ordinateur, préférant me promener en Clio sur les routes de campagne du Gers et de la Haute-Garonne.

J’apprenais à boire de l’Armagnac et des Madiran.

Un jour, je me suis même aventuré jusqu’aux abords de Toulouse. J’avais emprunté l’autoroute qui descend jusqu’à Carcassonne, dont je voulais voir la vieille ville réputée pour son enceinte médiévale. Peu après la ville rose, j’ai remarqué une longue file de voitures sur l’accotement. Je me suis arrêté, croyant à un carambolage. Il y avait une fumée très noire, une étrange odeur de terre. Mais ce n’étaient pas des voitures qui flambaient, c’était le cratère de près de 70 mètres de long de l’usine AZF. Ses installations bordaient l’autoroute qui servait de belvédère donnant accès au trou.

J’ai parlé avec les autres automobilistes hypnotisés par le paysage morbide du cratère. On comptait les morts, on comparait le trou à celui de Ground Zero, dont personne ne connaissait l’étendue réelle.

C’est sur le bord de cette autoroute, soumis à un étonnant vague à l’âme, que j’ai décidé de me rendre, le plus tôt possible, à New York voir le trou et tenter de capter le pouls de la vie à Manhattan après les événements.

Ma place n’était pas ici, dans une maison isolée dans un petit village entourée de terres labourées, à l’ombre d’un château qui n’avait pas vu la moindre bataille de toute son existence, mais dans mon propre pays, à Montréal et dans les rues de New York.

*

J’ai décidé de troquer mon projet de roman, totalement engourdi, pour le journal d’une déambulation.

Je me suis mis en tête de parcourir les rues de Manhattan et des quartiers environnants, afin de prendre des notes, des photographies et des mémentos de ce que j’allais apercevoir, expérimenter et vivre. Mes déambulations auraient pour but de débusquer les traces des événements, qu’elles prennent la forme de signes urbains – des graffitis, des affiches ou des vitrines de magasin, des manifestations artistiques, des lancements ou des lectures –; il s’agissait de sentir le pouls de la ville et de vivre à son rythme.

J’entendais adopter une flânerie active, posture développée par André, un ami géopoéticien. Il pratique la déambulation urbaine comme principe de création et rédige ce qu’il nomme des fragments nomades.

Si je ne pouvais plus recréer en esprit le New York des années 30, je pouvais peut-être m’immerger corps et âme dans le Manhattan du début du vingt-et-unième siècle

*

Ce nouveau projet d’écriture me convenait d’autant plus qu’il répondait à ma toute nouvelle conception de la création, fondée sur la présence de l’écrivain dans la ville et son immersion dans les événements du monde. Mon bref séjour à Marsac m’avait appris qu’il ne sert à rien de se retirer du monde pour faire une œuvre. Il ne faut pas s’attacher au passé, mais attaquer de front le présent. L’écrivain doit témoigner de la vie sans penser en devenir maître. Car il ne contrôle rien. Son devoir est de se mettre à l’écoute de ce qu’il perçoit, afin d’en témoigner.

Il est inutile de s’imaginer être le philosophe de l’allégorie de la caverne de Platon, celui qui se libère de ses chaînes et qui parvient à voir la vraie lumière des idées pures. Nous sommes dans la caverne, parce qu’il n’y a pas d’autre réalité, et le spectacle des ombres est notre seule expérience. Pour en rendre compte, il ne faut pas fantasmer une sortie, comme si nous pouvions reculer de quelques pas pour nous donner un meilleur angle, il faut plutôt s’avancer jusqu’à apercevoir le grain de l’image et chercher à comprendre le mécanisme même de la projection.

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Le onzième homme. “Lunchtime atop Ground Zero” 3/7 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/12/le-onzieme-homme-%e2%80%9clunchtime-atop-ground-zero%e2%80%9d-37/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/12/le-onzieme-homme-%e2%80%9clunchtime-atop-ground-zero%e2%80%9d-37/#comments Mon, 12 Apr 2010 23:01:30 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=763 "Charles Ebbets atop a Skycraper", 1932

« Charles Ebbets atop a Skycraper: 'Resting on a girder' », 1932

J’aimais beaucoup aussi la photographie représentant Ebbets tout en haut du Rockefeller Center. Il y est accroupi, en équilibre à la croisée des poutres, sans aucun harnais ou filet de sécurité. Il porte un chapeau de feutre, tient une cigarette au bec. Son attention est tout entière tournée vers son sujet, qu’on imagine aisément être les onze hommes dégustant leur lunch. On voit en arrière plan, à travers le smog, la ville s’étendre à l’infini. Un édifice, peut-être l’Empire State Building, se profile au loin. Sa masse n’est pas imposante, mais il paraît très haut, comme un sommet enneigé.

La posture d’Ebbets dégage force et souplesse. On dirait un aventurier. This is a man atop of the world, se dit-on en regardant le cliché. Et cet homme capte le monde à l’aide de son appareil. Sans hésiter.

D’un simple clac de l’obturateur.

*


Windows are shuttered. Hope is shattered.

Je suis arrivé à Toulouse, le 17 septembre 2001, cinq jours plus tard que prévu. J’avais loué une voiture, une Renault Clio, comme la muse de l’histoire. Compte tenu de mon retard, elle avait été donnée à quelqu’un d’autre. Il a fallu que j’attende une nuit à l’hôtel de l’aéroport, dans un état de stupeur dû au décalage horaire, à l’absence de sommeil, au transit par Charles-de-Gaulle, à mes oreilles bouchées et aux attentats du 11 septembre.

Combien de temps cela prend-il pour assimiler un tel événement? Pour l’intégrer à sa vie? Le plus étrange était que je ne connaissais personne à New York, aucun de mes amis n’avait perdu la vie dans les tours pulvérisées. Et je n’avais jamais aimé le World Trade Center, beaucoup trop ostentatoire dans son désir d’être le complexe le plus imposant du monde.

Mais les tours s’étaient effondrées! Je les avais vues en direct.

Quand les gens couraient, le visage couvert pour éviter de respirer la poussière de béton en suspension, cela se passait pour vrai. Au moment même où je le voyais. Ce n’était pas du cinéma.

À quoi cela me servait-il d’avoir vu ces scènes? À rien.

Je ne pouvais m’empêcher de penser à ma fille à qui j’avais imposé The War of the Worlds, dans son remake de Spielberg et qui m’avait demandé, au sortir de la salle : « Father, why did you want me to see that? »

Le reproche n’était pas voilé.

*

Mon expérience des attentats s’était réduite à ce spectacle télévisuel que je m’étais imposé à moi-même et qui n’avait aucune vertu cathartique. Il n’y avait rien à apprendre d’un tel spectacle, sauf peut-être, pour ceux qui n’y avaient jamais goûté, l’expérience de la nausée existentielle.

C’était en partie une question d’échelles ou de proportions. La violence des attentats s’était déroulée dans un temps extrêmement bref. Tout était terminé en quelques heures à peine, à l’image de l’explosion des bombes à Hiroshima et Nagasaki. Et la violence libérée n’était pas à échelle humaine, mais urbaine. C’était des tours que nous avions vues être attaquées, des monstres de verre et d’acier. Et les rares corps que nous avions pu voir, ceux des falling men, avaient très tôt été cachés. Les images avaient été censurées.

*

Ce qui n’était l’apanage que de quelques-uns, Cervantès, Diderot, Voltaire, est devenu la norme au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, un véritable lieu commun. Nous ne racontons plus, nous nous mettons en scène racontant. Et le monde ainsi décrit est constamment relativisé.  Les feux des projecteurs sont braqués sur notre personne, sur nos projets, nos processus, nos pensées, nos intentions. Nous pratiquons le récit narcissique, métafictionnel et autoreprésentatif, dont l’autofiction n’est que la pointe de l’iceberg.

Je participe au mouvement, malgré mes résistances.

Une chose me paraît de plus en plus certaine par contre, et c’est que nous n’avons aucune prise sur le réel. Puisqu’il nous échappe, et que nous savons qu’il nous échappera toujours, nous nous réfugions dans la fiction, dans tout ce qui est d’ores et déjà médiatisé, espérant que cette médiatisation suffira à stabiliser notre réalité et à nous y ancrer, tandis qu’elle révèle avant tout notre fragilité et notre incapacité profonde à y adhérer.

Dépassés par les événements sommes-nous.

Dépassés.

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Le onzième homme. « Lunchtime atop Ground Zero » 2/7 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/10/le-onzieme-homme-lunchtime-atop-ground-zero-27/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/10/le-onzieme-homme-lunchtime-atop-ground-zero-27/#comments Sat, 10 Apr 2010 15:56:00 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=754 ebbets-esb

Charles Ebbets, « Lunchtime atop a Skycraper », 1932.

Ne plus pouvoir s’extraire du réel.

C’est bien ce qui m’est arrivé cette année-là.

Je ne sais plus ce que j’ai fait le reste de cette journée du 11 septembre 2001. J’ai sûrement beaucoup parlé au téléphone. À mes amis et parents.

Nous avons eu, Allène et moi, de longs échanges infructueux sur ce que je devais faire. Les aéroports étaient fermés, les vols cloués au sol. Je me sentais comme un enfant entouré de ses valises qui attend à la porte de l’orphelinat que ses parents adoptifs viennent le recueillir. J’étais prêt à partir, mais aucune voiture ne s’arrêtait devant la grille.

En écoutant les bulletins de nouvelles, j’ai compris que le seul moyen de prendre l’avion était de me rendre à l’aéroport et d’y passer tout mon temps. Jour et nuit. Seuls les passagers désespérés recevaient l’autorisation de partir.

Je voulais que mon congé sabbatique commence enfin, j’avais déjà depuis quelques mois l’esprit ailleurs. Il n’était pas question que je reste à Montréal. C’aurait été un échec. Et il n’était pas question non plus que je laisse les événements décider de ma destinée. J’avais un roman à écrire. Des pages à remplir. Le onzième homme m’attendait. Et de pied ferme.

Il a fallu que je campe deux nuits de suite à l’aéroport avant de pouvoir gagner ma cause et d’embarquer sur un vol d’Air France.

L’atmosphère dans la cabine était fébrile. Étions-nous en sécurité? Quelque chose allait-il se passer? Les hôtesses de l’air multipliaient les vérifications, les cartes d’embarquement devaient être en tout temps visibles. Aucune file d’attente n’était permise aux abords des toilettes. Le repas fut servi froid.

*

Mon projet de roman portait sur la photographie de 1932 de Charles Ebbets, « Lunchtime atop a Skycraper ».

Cette image présente des travailleurs lors de la pause de midi sur une poutre d’acier tout en haut du Rockefeller Center. Le gratte-ciel est en pleine construction et les onze ouvriers sont assis nonchalamment, les pieds dans le vide à cinq ou six cents mètres d’altitude. Ils portent des casquettes, certains fument, d’autres lisent un feuillet. C’est l’une des images les plus célèbres du vingtième siècle américain.

Les autres édifices paraissent minuscules en arrière-plan.

S’il eut fallu que l’un d’eux tombe, il se serait assurément transformé en falling man.

Depuis le 11 septembre, cette image ne me sortait plus de la tête.

*

Je m’intéressais moins au photographe qu’à son cliché. Non pas qu’Ebbets ne soit pas un homme fascinant – né en 1905, il avait été pilote d’avion, coureur automobile, acteur, lutteur, chasseur dans les Everglades floridiens et l’un des premiers photographes américains –,  mais mon projet portait sur ces hommes croqués sur le vif. Ils étaient onze comme s’il s’agissait d’un jury, siégeant à un procès perchés en haut d’une tour. Qui étaient-ils? Pourquoi n’avaient-ils pas peur de tomber?

Un examen même rapide du cliché montre des hommes nullement préoccupés par la précarité de leur position, qui est bien la seule chose que, nous, nous voyons. Juste à regarder la photo, on a le vertige. Et le caractère vieillot de l’image n’en réduit pas la portée, malgré son noir et blanc délavé.

Le premier homme à l’extrême gauche de l’image s’allume une cigarette à la flamme d’un briquet que son voisin immédiat lui tend. Le troisième discute avec le quatrième et, à voir leur posture, la discussion est animée. La plupart d’entre eux tiennent un feuillet qui ressemble à un tract ou à une affiche. On peut lire les lettres VO sur la feuille que tient le quatrième. Est-ce un appel au vote? Les cinquième, sixième et septième constituent un trio, et celui qui en est au centre tient une feuille, que les deux autres examinent. Il s’agit vraisemblablement de la même page, peut-être un pamphlet syndical. Le septième ne porte même pas de chemise. C’est torse nu qu’il est assis sur la poutre. Rien ne semble l’inquiéter. Les huitième, neuvième et dixième constituent un deuxième trio. Ils paraissent eux aussi discuter et deux d’entre eux tiennent la même feuille qui a dû leur être distribuée par leur délégué syndical juste avant le lunch.

Le dernier, le onzième, mon favori, ne participe pas aux discussions. Il tient un flasque dans sa main gauche. Un flasque, à cette hauteur! Son dos est très droit et sa casquette, relevée. Il est séparé des dix autres hommes, sur la photographie, par un immense câble qui traverse le cadre de haut en bas. Et il est le seul à regarder un tant soit peu la caméra d’Ebbets. Lui seul semble savoir qu’un homme est sur le point de les immortaliser. Leur quotidien, ce repas pris les pieds dans le vide – quelle insouciance… ils pourraient tomber à tout instant! – deviendra bientôtt l’une des images d’Épinal de la montée des gratte-ciel sur l’île de Manhattan et de l’industrialisation de l’Amérique.

Il était facile de croire qu’avec de tels casse-cou, le ciel appartiendrait bientôt aux New-yorkais et à l’Amérique tout entière.

*

Mon intention était de prendre chacun de ces onze hommes et de leur inventer une vie. Je voulais reconstruire leur monde et en montrer l’austère beauté. J’avais appris que la plupart étaient d’origine irlandaise, sauf deux qui étaient des Hongrois, et un autre peut-être qui était Slovaque.

Le roman commençait juste après le départ d’Ebbets, avec son chapeau et son appareil, moment où les ouvriers reprennent le travail. J’avais choisi, un peu à la manière de E. L. Doctorow, d’adopter des conventions romanesques réalistes, tout en y insérant quelques éléments de transgression.

Il n’y avait pas de terroristes en ces temps-là aux États-Unis. Des révolutionnaires, oui. Des communistes. Des anarchistes. Mais pas de guerre de religion. Des Italiens, des Grecs, des réfugiés qui avaient fui la famine et le chômage, espérant trouver de quoi faire vivre leur famille. Des populations affamées prêts à repartir à neuf.

*

J’aurais été le onzième homme.

Celui qui buvait de l’alcool de son flasque en regardant le photographe pointer son objectif vers le groupe. J’aurais été lui, parce que je lui ressemblais. J’avais été frappé dès les premiers instants par la physionomie de cet homme. Son visage bien structuré, son nez saillant sans être aquilin, ses cheveux pâles, ses yeux petits mais perçants. Ces traits sont aussi les miens.

Dans tout projet d’écriture, même le plus réaliste, il me faut un espace qui me soit personnel. Un cordon ombilical. Les lecteurs n’ont pas à en connaître la présence, il ne leur sert à rien de savoir que tel personnage est mon émissaire, celui par les yeux duquel je peux connaître ce monde que je ne fréquente que par du langage et dans le cadre d’un travail essentiellement aveugle. Mais ça me prend un truchement.

Je serais le onzième homme.

Il n’y a pas d’écriture sans projection.

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Le onzième homme. « Lunchtime atop Ground Zero » 1/7 http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/08/le-onzieme-homme-lunchtime-atop-ground-zero-17/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/04/08/le-onzieme-homme-lunchtime-atop-ground-zero-17/#comments Fri, 09 Apr 2010 02:45:46 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=732
B. Gervais, « Lunchtime atop Ground Zero », 2002.

B. Gervais, « Lunchtime atop Ground Zero », 2002.

Les faits sont les figures de l’histoire, tout comme les figures sont les faits de la fiction.
E. L. Doctorow

Nous étions, Marc et moi, à New York. C’était le 21 février 2002. La date n’est pas innocente. Nous avions décidé de nous rendre à Manhattan afin de voir par nous-mêmes le trou. Nous ne disions pas Ground Zero, mais le trou.
Nous logions à l’Edison, sur la 47e rue, tout près de Broadway et des marquises des salles de spectacles. Nous avions choisi de partager une chambre afin de réduire les coûts. Les rideaux en partie délavés sentaient le tabac refroidi et le robinet de l’évier de la salle de bains coulait.
Je m’en foutais. Je voulais voir le trou. Et c’est là que, pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti la force des événements. Ou, pour être plus précis, l’impact de la vie secrète des événements.

J’avais passé à l’automne quelques mois en France, en Tarne et Garonne, dans une maison prêtée par un ami philosophe. Je rêvais de me retirer du monde pour écrire un grand roman sur l’Amérique des années 30. Mon séjour est vite devenu un supplice. Je me sentais déphasé. Ces quelques mois devaient me permettre de mettre sur ses rails ce projet prémédité de longue date, ils n’ont servi qu’à m’aliéner à ma propre réalité.

*

Je devais prendre l’avion pour Toulouse le 12 septembre. J’étais à la maison en train de faire mes valises quand Marc m’a rejoint au téléphone pour me dire d’ouvrir la télé. Un avion venait de percuter une des deux tours du World Trade Center.

Comme il m’expliquait ce qu’il voyait, je me suis rendu au salon ouvrir la télévision. Sur CNN, on montrait la tour en flamme. La lectrice de nouvelles avait peu d’informations à transmettre, elle maintenait le contact plus que tout, les images parlaient d’elles-mêmes.
J’ai remercié Marc et me suis assis sur une chaise droite. J’aurais pu m’installer dans le grand sofa de cuir rouge. Mais il était neuf heures du matin, et j’étais à l’attention.
J’ai vu le deuxième avion s’encastrer dans la seconde tour. À cet instant précis où il est entré dans le cadre et mon champ de vision, avant même qu’il ne percute le gratte-ciel, mon univers a éclaté. Nous n’étions plus dans le cours normal des choses, où des accidents peuvent toujours survenir, même s’ils paraissent invraisemblables, mais dans un temps de crise. Un temps de fin.

*

La vie est le brouillon du récit qu’elle permet de raconter. Cela ne veut pas dire pourtant que la vie elle-même vaille la peine d’être contée. Du moins, telle quelle. S’il est indéniable que l’écriture romanesque passe par une prise en compte de ses propres expériences, celles-ci ne sont que le matériau premier de l’écriture. L’œuvre est une composition, au sens presque désuet du terme.
On peut bien prendre toutes les photographies que nous voulons, ce qui compte, ce n’est pas le contenu du cliché, mais le récit que nous pouvons en faire et qui en illustre la singularité.
On assiste dernièrement à un renversement de cette relation : c’est l’authenticité du matériau qui prime sur le travail de composition. Cela semble témoigner d’une anxiété nouvelle face au monde : si l’écrivain réaliste croyait le représenter et tentait même de le faire afin d’agir sur lui, signe d’une maîtrise, de soi tout autant que de ce monde, l’écrivain contemporain semble maintenant ne plus pouvoir s’extraire du réel. Il y reste enchâssé et ne parvient plus à dépasser ses propres limites. Une nouvelle esthétique a vu le jour, narcissique, spectaculaire, toujours déjà médiatisée.
À quoi tient-elle?
Est-elle liée à l’accélération des communications qui réduit le temps d’élaboration du texte? Ou à une société du spectacle qui balaie tout sur son passage? Est-ce un épuisement de l’imagination? Une conséquence de la perte d’importance symbolique de la littérature? La réalisation ultime de notre incapacité d’agir sur le monde, du moins à travers une pratique littéraire?
Peut-être est-ce simplement la reconnaissance de la complexité du monde et des fils invisibles que les événements tissent entre eux.
Je cherche un moyen terme, comme une troisième rive, qui cumulerait matériau d’apparence authentique et véritable travail de composition.
Allène trouve que je suis idéaliste. Ou alors atypique. C’est pour ça qu’elle est ma première lectrice.

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