Ce n'est écrit nulle part » Reflexion http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Blog, lecture et littérature. Réponses aux questions de Noémie Morilla http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/07/24/1820/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/07/24/1820/#comments Tue, 24 Jul 2012 13:43:20 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1820 Noémie Morilla m’a fait parvenir une série de questions. Je me suis plu à lui répondre.

- En tant qu’écrivain, préférez-vous la structure d’un livre papier ou celle d’un blog pour travailler?


Je dirai que j’apprécie de plus en plus la structure du blog. J’écris depuis plus de vingt ans des romans et des essais qui trouvent leur forme accomplie dans des livres. Carrière universitaire oblige. Cette forme est une donnée ou une contrainte avec laquelle j’ai appris à travailler. Quand on fait une thèse de doctorat, par exemple, on apprend essentiellement à rédiger un texte long et suivi qui pourra (si tout va bien) devenir un livre. Quand on apprend à écrire des fictions et des récits, de la même façon, le mode de diffusion par excellence en est le livre. Cette forme est au cœur de nos pratiques d’écriture. Elle en conditionne  le déroulement, les objectifs, et surdétermine  des choix. Le livre est un dispositif, mais il est aussi un symbole. Le représentant par excellence de la culture. Comment alors passer du livre au blog?


Quand j’ai commencé à écrire, les blogs n’existaient pas (évidemment!), ce n’est que peu à peu, en voyant ce que d’autres faisaient et en expérimentant par moi-même, que j’ai commencé à investir cette forme. Et je l’ai fait initialement dans le cadre d’un projet littéraire, où le blogue servait de complément à un projet littéraire. Ainsi, au moment de rédiger la trilogie de L’île des Pas perdus (2007, 2008, 2009), j’ai ouvert un blog. Il n’était pas à mon nom, mais au nom d’un des personnages de ces romans. Le projet se présentait sous la forme d’un site institutionnel, celui de la Chaire de recherche en littérature transgénique. Éric Lint, le titulaire de ladite Chaire, y exposait ses théories abracadabrantes sur le renouvellement de la littérature via les expérimentations transgéniques (un Eduardo Kac local, si on veut). Le personnage de fiction vivait en quelque sorte de ses propres ailes, il pouvait s’exprimer sur ce qu’il voulait et tenir les propos les plus fous sur la littérature. Ses propos n’avaient pas vraiment de place dans les romans de la trilogie, sauf de façon secondaire et très parcellaire, mais ils pouvaient se déployer dans cet espace. Quand les trois romans ont été publiés, j’ai cessé d’alimenter le blog. Cela n’a pas été une décision explicite de ma part, plutôt la conséquence logique de la fin du projet. J’ai cessé de faire vivre le personnage. Du moins, sur le site de la Chaire (car il lui arrive parfois maintenant de faire des performances). Mais le site a été un compagnon de mon écriture, un lieu où l’un de mes personnages, le plus fou, pouvait déblatérer à sa guise, prendre de l’expansion, habiter son univers.
J’ai commencé à tenir un premier blog avec le projet de la Chaire. J’y ai appris quelques leçons. La première et plus importante est que, si je voulais maintenir une présence littéraire sur Internet, il fallait que le prochain projet soit suffisamment ouvert pour permettre toutes sortes d’entrées. Le site de la Chaire était un projet ultra spécifique, et il est arrivé à sa conclusion tout naturellement (même si je n’avais pas fini de tout rédiger ce qui devait l’être). Seul Éric Lint pouvait y écrire, je n’y avais pas vraiment ma place… Le seconde leçon est qu’un avatar, c’est bien beau et amusant, mais c’est aussi lourd à porter.
Le site Ce n’est écrit nulle part (cnenp) est la conséquence de ces leçons. D’abord, ce n’est pas un avatar qui y écrit! Ensuite, ce n’est pas un projet précis. Il est ouvert. Il n’aura pas de fin. J’y mets tout ce que je veux, des inédits, des archives, des jeux littéraires, des faux, des expériences, des remédiations, des illustrations, des commentaires. Le site sert entre autres à diffuser des informations sur ma production (c’est la section des pages permanentes, située sous le titre du site). Et il sert aussi de parapluie à d’autres projets, qui sont quant à eux spécifiques. Il est une porte d’entrée à mon univers. Le site est devenu mon atelier d’écrivain, si l’on veut, un atelier ouvert sur le monde, par la force des choses, même si cela se passe sur un mode restreint, un espace qui me sert d’interface. Maintenant je ne concois plus mon écriture independament de ce site ou plus généralement d’une présence sur Internet. Même si je n’y publie pas régulièrement, pour des raisons de boulot et de manque de temps, je pense toujours en termes de ce que je pourrais y mettre.

Ce n’est écrit nulle part. Le titre du site est un emprunt à un récit publié en 2000, au titre éponyme, qui avait été édité avec des dessins de Michel Côté (le bloc d’écriture en partie illisible en haut à droite est de lui, façon d’assurer le lien), et qui se voulait complètement éclaté. J’en avais fait une version écrite (parue aux éditions Triptyque), mais il en existait aussi une autre version, montée sur Storyspace de Eastgate Systems. C’était un hypertexte de fiction. Il fallait, comme avec Afternoon, a story, de Michael Joyce, explorer l’hypertexte pour être capable de lire l’entièreté des écrits et comprendre ce que vivait le narrateur. J’avais choisi une architecture en étoile, qui n’était apparente pour personne, mais qui répondait à un souci esthétique personnel. L’hypertexte a circulé de façon restreinte, façon de dire que quelques amis l’ont lu, sans trop comprendre ce que je tentais de faire, puis les systèmes d’exploitation se sont succédés et le document est devenu illisible. Maintenant, je ne peux même plus le lire moi-même… Il stagne sur le disque dur d’un de mes anciens Macintosh. Mais j’avais toujours aimé ce titre et quand je me suis cherché un titre pour mon atelier d’écrivain, je me suis dit que celui-là ferait parfaitement l’affaire, Internet devenant ce nouveau « nulle part » où mon écriture se délie.

Les possibilités offertes par le blog sont-elles manipulables à merci, afin de servir votre imagination, de faire passer un message en plus de votre texte (que vous ne pouvez faire passer par le livre papier) ou sont-elles superflues? Le blog vous offre-t-il une liberté totale quant à l’édition, ou avez-vous des contraintes/indications (de la part de votre hébergeur ou autres) pour vous guider ? Êtes-vous votre propre éditeur?


Je suis mon propre éditeur et j’ai une liberté totale quant au contenu du site. Le serveur qui heberge le site est un serveur du NT2, le labo que je dirige, je n’ai de comptes à rendre à personne. J’y mets vraiment ce que je veux (sauf des vidéos, pour des raisons techniques). Parfois ce sont les premières versions d’un texte qui sera publié par la suite (sous une autre forme); à d’autres occasions, ce sont des fictions qui ont déjà paru mais depuis plus de dix ans, c’est donc dire qu’elles sont tombées dans l’oubli. Leur réédition sur le site me permet de leur donner une nouvelle vie, en tant qu’archives disponibles aisément. J’aime bien faire des « figures de livres », c’est-à-dire des pages de  livres altérées. Comme je ne suis pas un artiste, je ne cherche pas à diffuser ce travail, et je suis très content de mettre en ligne ces pages transformées. Elles témoignent de mon intérêt pour le livre, sa culture, ses transformations, l’angoisse que sa survie suscite, etc.
Certaines entrées me servent, à l’occasion, à faire passer un message. Il m’arrive ainsi d’expliquer des éléments de mes processus d’écriture. Je pourrais dire à la blague qu’il m’est arrivé de répondre à des questions que j’aurais voulu qu’on me pose au moment de la publication d’un de mes romans. Pour Les failles de l’Amérique, par exemple, roman de 2005, j’avais suivi une contrainte liée aux séries de Fibonacci, qui imposait un nombre précis de caractères par chapitre. Avant que je l’oublie moi-même ou que les papiers  et l’information se perdent, j’ai choisi d’en faire une entrée. Personne ne m’avait posé la question, mais j’y ai répondu quand même…
Ceci dit, le site ne me sert pas à régler mes comptes, mais plutôt à écrire.  Je trouve très stimulant de pouvoir à tout moment, si je le désire, mettre en ligne un texte, initier une séquence, trouver une forme, etc. Souvent, cnenp me sert de lieu de première publication. J’écris un texte, et le fait d’en mettre une version sur le site me force à lui donner une première forme officielle. C’est l’effet de la prépublication. Le texte est assez avancé pour circuler, même s’il n’est pas parfait, et cette première diffusion permet de corriger des erreurs et des lacunes, de tester l’efficacité de certains choix éditoriaux. Quand je faisais mes études dans les années quatre-vingt, de nombreuses prépublications circulaient, des textes photocopiés, « édités » par des départements, circulant à 100 ou 200 exemplaires. On les lisait dans le cadre de séminaires, on les étudiait, et les profs se servaient de ce lieu de diffusion qu’était le séminaire pour peaufiner leur texte, soumis ensuite à un processus de publication officiel. Je me dis que la publication sur le site de cnenp joue le même rôle. C’est un lieu d’expérimentation semi-formel et officiel, qui permet de mettre à l’épreuve des textes.  Ainsi, une série intitulée Mirage, publiée sous forme de segments, a fini par paraître non pas sous le titre initial, ni même comme texte complet, mais, une fois resegmenté, comme moments de réflexion dans le cadre de Comme dans un film des frères Coen, roman de 2010. L’avant texte se trouve sur cnenp, sous une tout autre forme que celle finalement choisie.
Je ne me limite pas au seul site de cnenp. J’interviens sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain, où je fais des entrées dans un carnet intitulé Réflexions sur l’imaginaire contemporain. Un de mes projets en cours, dont on trouve des traces sur cnenp, se développe en partie sur la pateforme Tumblr. Cela s’intitule Interruption de service sur la ligne orange. Un homme qui s’est réfugieé dans le métro de Montréal écrit des notes sur son iPad et prend des photos de ce qu’il voit. Un lien permet d’y avoir accès. C’est dire que cnenp n’est pas ma seule intervention sur le web, mais un repère pour toutes sortes de choses, dont des projets en cours qui le complètent.
De nombreux éléments paratextuels du livre papier ne sont et ne peuvent être présents dans le blog, tels que les couvertures, jaquettes, pages de titre, etc. Pensez-vous qu’ils manquent au blog? Inversement, y a-t-il des éléments du blog que vous trouvez indispensables et qui pourraient enrichir le livre papier ? Certains éléments du blog, tels que les couleurs, photos, vidéos, liens restent-ils du domaine du paratexte pour vous, accompagnateurs et illustrateurs périphériques de votre texte ou deviennent-ils part entière et centrale du texte, sujet de votre rédaction ?


La forme du blog est ouverte, tandis que celle du livre est fermée. La clôture a ses avantages, c’est certain. Une forme finie peut être transformée en objet et être vendue en tant que tel, avec des éléments publicitaires que sont des pages couvertures, des rabats, des composantes paratextuelles. Des choses que le blog ne peut avoir, d’une part parce qu’il n’est pas un objet, d’autre part parce que son statut de work in progress ou d’œuvre flux rend ces déterminations inutiles. Mais il est faux de dire que le blog n’a pas de page couverture ou de composantes paratextuelles. Tout blog vient avec son design, sa mise en page singulière qui sert d’identification et qui vaut bien une page couverture ou une jaquette. Il vient avec la possibilité de commentaires, avec une description du projet, comme pour une quatrième de couverture. Il manque la marque de l’institutionnalisation, ce que la couverture du livre présente, plus que tout, mais cette faible institutionnalisation permet en revanche une plus grande liberté. C’est le prix à payer. Mais il faudra voir dans quelques années comment la situation se développera.
Par contre, le blog ou plus simplement les plateformes de diffusion web et les CMS permettent une intégration complète des images, des bandes audios ou vidéos, et de nombreux autres éléments, ce qui est tout simplement impensable en régime du livre. Sur mon blog, je peux mettre du texte, des photos que j’ai prises ou que je viens de rebloguer, des renvois à d’autres entrées, des commentaires, toutes ces choses qui rendent le texte non pas un objet inerte, figé à jamais sur une page de papier, mais un lieu d’échange et de communication, et plus important encore un lieu de création. Dans le cadre de Interruption de service sur la ligne orange, mon projet en cours, mon activité d’écriture et de création prend deux formes. Il y a le texte que j’écris et qui connaîtra une diffusion papier (si jamais mon éditeur en veut…). Ce texte est en chantier, personne d’autre que moi (et ma lectrice) ne le lit. Il n’est pas encore fait pour la diffusion, c’est un véritable bordel. Mais il y a aussi le projet web, publié sur Tumblr, que je monte peu à peu. Celui-là est public. Il est fait de très courts extraits du texte, extraits qui doivent pouvoir se lire seuls, détachés par conséquent de la trame narrative en développement, et de photos prises dans le métro de Montréal. Pour moi, Interruption de service est composé de ces deux projets, l’un souterrain, en cours, un processus, l’autre en ligne, accessible, mais lui aussi en cours, un processus. Le web me permet de diffuser une partie de mon travail sans pour autant l’arrêter. Et peu à peu, mon travail avec la photo a commencé à influencer mon écriture. Les deux actes, écrire et photographier, se répondent et s’alimentent l’un l’autre. Pour n’en prendre qu’un exemple, la photo que j’ai utilisée comme fond d’écran de ce projet a été choisie parce qu’elle montrait un métro entrant en station. La photo était simple et le train y jouait un rôle prépondérant. De plus, il était difficile de reconnaître la station. Mais à force de regarder cette photo, je me suis rendu compte que j’avais aussi photographié une étonnante tache sur le mur que longe le train. Cette tache, dans l’angle de ma caméra, ressemble à la figure d’un homme en train de fuir (le train qui entre en gare…). J’ai choisi une photo sur laquelle se détachait un spectre, saisi dans le mouvement même de sa fuite, tentant d’échapper à un train. Ce spectre a, depuis, commencé à occuper une place de choix dans mon texte. Une telle contamination est devenue possible parce que je travaillais avec les deux médias, et surtout parce que je travaillais sur les deux plans, l’écriture et la mise en ligne.

Pensez-vous que les liens enrichissent la lecture ou risquent-ils de perdre le lecteur ? Ne ressentez-vous pas cette profusion de liens vers d’autres auteurs comme une menace, risquant d’éloigner le lecteur de votre propre blog ?
Un des éléments les plus séduisants des blogs est leur capacité à établir des liens entre les membres d’une communauté, à créer en quelque sorte des microcommunautés de lecteurs. Il n’y a de littérature que parce qu’il y a des lecteurs. S’il n’y avait pas de lecteurs, écrire un texte serait inutile, le miroir suffirait à répondre au désir narcissique de se voir à l’œuvre. La présence potentielle d’un lecteur est au chœur même de tout projet littéraire (même si cette présence peut faire peur… car elle implique la possibilité d’un jugement). Le blog rend la présence de ce lecteur apparente, puisqu’il peut laisser un commentaire, faire un renvoi, rebloguer, inscrire le blog dans sa liste de lecture, etc. Mais cette présence est une condition essentielle à la survie de l’écriture, qui passe par sa transmission. Elle n’est pas une menace, mais une condition.
Quant aux liens qui peuvent conduire le lecteur à s’éloigner du blog, ils servent, je crois, tout autant à l’y ramener, comme un fil d’Ariane. La lecture est toujours une tension entre la découverte d’un texte, une progression, et sa compréhension, une intensification de l’acte de lire. Une tension entre l’accumulation de textes, ce que Internet permet de faire avec une incroyable aisance, et un approfondissement de la compréhension d’un texte, d’une entrée de blog. Cette tension entre le bien lire et le lire beaucoup, entre l’intensif et l’extensif, est présente depuis des siècles, elle trouve par contre une nouvelle actualisation dans le cyberespace, elle se déploie selon de nouvelles variables. Mais c’est la même opposition. Apprendre à lire, c’est apprendre à jouer avec ces variables, à moduler les lignes de force de cette tension, passer d’un mode de découverte à une intensification ou à un approfondissement de la compréhension d’un texte. En ce sens, Internet et les hyperliens ne sont pas une menace à la lecture, mais une occasion de revoir les paramètres de nos actes de lecture et de découverte du monde. De la même façon, internet n’est pas une menace à l’écriture et à la littérature, mais requiert que leur pratique et leur conception s’ajustent.

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