Ce n'est écrit nulle part » soif de réalité http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Soif de réalité http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/18/soif-de-realite/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/11/18/soif-de-realite/#comments Thu, 18 Nov 2010 14:58:15 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1220
Fleur de correction à génération spontanée

Fleur de correction à génération spontanée

En travaillant sur le figural, je suis tombé sur cette citation, vieille de 25 ans, du philosophe Michel Guérin. Elle m’a ramené à cette réflexion que j’essaie de conduire sur le présent, sur notre « soif de réalité » contemporaine (le Reality Hunger de David Shields). C’est une réflexion qui  implique non seulement de déterminer la spécificité du regard contemporain, mais encore de comprendre ce que l’idée même de regard implique.
« Qu’appelle-t-on ‘réalité’? » se demande Guérin.  Il avance en guise de réponse que : « la réalité, c’est ce qui transcende le langage, existe en dehors de lui. La condition pour que je puisse nommer une chose, c’est qu’elle préexiste à son énonciation. Serait donc réel, à la fois ce dont je peux parler et cela qui existe indépendamment du langage. » ((Michel Guérin, Qu’est-ce qu’une œuvre?, Arles, Actes sud, 1986, p. 117). Nous ne sommes donc pas dans une conception solipsiste du langage. Il existe pour le sujet pensant une réalité autre que lui-même, qui est bien une condition sine qua non pour penser notre rapport au réel et, par extension, l’imaginaire contemporain.
Par rapport au langage, continue Guérin, « le réel apparaît ainsi d’une part comme condition (parler, c’est parler des choses), d’autre part comme extériorité inépuisable et irréductible (il y a plus dans le réel que dans les mots qui le représentent, en sont l’ab-bild). À première vue, cela est clair et le langage semble remplir au mieux sa mission quand il se met au service de la réalité sur laquelle, pour ainsi dire, il est ‘gagé’. » (p. 118)
Le signe renvoie à des objets, qui sont présents à notre esprit, et ils sont la contrepartie cognitive des objets du monde. Si on peut penser à des objets qui ne sont pas présents dans le monde, c’est parce qu’au départ nous avons appris à parler des objets du monde, à les rendre présents à notre esprit, de façon à parler du monde.  Nous avons appris à nous les représenter, à faire comme s’ils étaient là pour élaborer des modèles et des théories sur le monde qui les abrite. C’est une conception réaliste du langage.  Évidemment, les objets immédiats, ces contreparties imaginées des objets du monde, sont des versions par la force des choses simplifiées de ces objets. Mais, tant que le lien semble être préservé entre les deux, entre les objets du monde et leur version imaginée, tout reste stable.
« Mais les difficultés se pressent dès qu’on introduit un nouveau paramètre, d’ailleurs inévitable : le temps. Tout ce qui existe existe dans le temps, est pro-duit, affecté et emporté par le temps. Nous nous trouvons alors devant le paradoxe suivant : c’est la constante éclipse de la réalité qui conditionne son énonciation. (p. 118; je souligne)
Nous sommes ainsi au cœur des processus sémiotiques. Nous faisons usage de signes, nous parlons, dessinons, gesticulons afin de rendre présent l’absent. L’absent, c’est le transformé.  Le disparu, l’éloigné, le différent, le différé.
La réflexion de Guérin lui permet de pose l’importance de la notion de figure, seule capable de permettre une prise en charge de cette différence.  La figure est une entité sémiotique complexe qui permet de dire l’absence. La proposition de Guérin est fondée sur le désarrimage entre langage et réalité. Celle-ci ne reste jamais stable, elle se transforme constamment, elle est en constante éclipse et ne peut être saisie que dans ce mouvement même, qu’à cette condition.
Est réel ce dont je peux parler. Mais ce réel, qu’elle est sa pérennité? Quelle est sa durée? Si le réel change constamment, si le réel est, de par sa nature même, un flux, un mouvement dont on perçoit la vélocité, le dynamisme, la force, comment alors en parler? On ne peut en parler qu’à la condition de le laisser échapper, de le laisser passer. Et c’est essentiellement en retard qu’on peut parler de ce réel. On ne peut en parler que dans son inactualité, dans cette éclipse qui en caractérise le flux.
J’en tire quelques leçons.
Le sujet contemporain n’est pas inactuel par choix idéologique, par une posture savante qui le conduirait à se retirer du monde (c’est la posture adoptée par Giorgio Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain? Posture que je critique dans Réflexions sur le contemporain II), mais par définition, parce que tout sujet qui énonce quelque chose est nécessairement inactuel par rapport à la chose dont il veut parler. Le moment est déjà passé. L’éclipse a déjà eu lieu. Nul ne peut arrêter le temps, sauf en pensée. Mais cette dernière possibilité est une opération langagière et non dans le réel.
Si l’époque contemporaine se distingue du fait qu’elle tend le plus possible à écraser l’un sur l’autre « ce qui est en train de s’effectuer et sa représentation » (Régine Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, 2003, p. 415), comme si les deux pouvaient se confondre, « sans lacune, sans distorsion temporelle, dans un présent perpétuel » (p. 415), on comprend tout de suite que cette réunion est nécessairement asymptotique. Jamais, la ligne de l’événement et celle de sa représentation n’en feront qu’une seule. Et c’est dans cet écart, quelque minime soit-il, que vient se loger l’angoisse de notre régime d’historicité contemporain. C’est parce que nous croyons à cette fusion de l’événement et de sa représentation – c’est le mythe par excellence de la société du spectacle et de la culture de l’écran qui en est le dispositif premier (et les événements du 11 septembre 2001 n’ont rien fait pour démentir cette possible fusion, l’événement et son spectacle médiatique surgissant dans un même temps) –, que l’écart entre les deux, écart impossible à combler, est une telle source d’anxiété.

Notre soif de réalité vient du fait que notre esprit ne peut jamais être véritablement désaltéré.

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