Ce n'est écrit nulle part » temps http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 « Your Brother Called » http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/12/16/your-brother-called/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2011/12/16/your-brother-called/#comments Fri, 16 Dec 2011 04:30:35 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=1699 (Texte paru initialement dans Contrejour. Cahiers littéraires, no 22, automne 2010, pp. 55-56.)

portrait-1

J’ai conservé peu de photos de la fin des années soixante-dix, époque où je faisais mes études en lettres, et c’est par hasard que j’ai découvert celle-ci dans une boîte au sous-sol.

La photographie était cachée dans un lot de lettres reçues, de cartes de souhait périmées et de brouillons de toutes sortes, jetés pêle-mêle dans une enveloppe brune au rabat déchiré. J’allais tout remettre sagement dans la boîte, quand mon attention a été attirée par un billet, rédigé d’une écriture enfantine. Le message, transcrit sur un papillon à l’entête du Dan Panorama Haifa, était adressé à Gervis Bertron, chambre 1009 : « your brother called. Your mother very sick. She’s been in the hospital St. Luc. No 2812121. » Le message était daté du 17 août 1998, à 15h30. Cela faisait  douze ans.

danpanoramaHélène est morte un mois plus tard d’un cancer du foie. Après une vie de malentendus et de silences, nous nous sommes réconciliés dans les couloirs de l’hôpital. J’attendais que tu reviennes, m’a-t-elle dit.

Glissée derrière le billet de l’hôtel, collée là par quelque magie sympathique, il y avait cette photographie en noir et blanc. J’ai dû y penser à deux fois avant d’en retrouver les circonstances. Elle avait été prise aux environs de Ste Marguerite du lac Masson et datait de la fin de l’automne 1978, lors d’un rare moment d’accalmie. Déjà, à cette époque, je ne parlais plus à ma mère, qui ne comprenait rien à mes choix. Ma rébellion était lourde et entière. J’en retrouve des échos dans ce visage barbu qui n’est plus le mien depuis longtemps.

Que ces deux moments de mon passé aient réussi à se lier dans le fouillis d’une boîte depuis longtemps abandonnée m’a grandement étonné, comme si la vie secrète des souvenirs répondait à une logique indépendante de toute volonté, mais j’en ai accepté sans broncher le verdict. Derrière toute réconciliation se cache une rupture. Le passé est fait de cordes qui tendent à se nouer dans l’obscurité.

J’ai pris la photo et le billet, incapable de me résigner à les séparer.

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Réflexions sur le contemporain III. L’écume du contemporain http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-iii-lecume-du-contemporain/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-iii-lecume-du-contemporain/#comments Sun, 27 Sep 2009 15:07:48 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=393
Le philosophre moderne en plein musement (désolé Sam!)

Le philosophre moderne en plein musement (désolé Sam!)

(Cette entrée a paru initialement sur Salon double, le 14  septembre 2009)

Le contemporain est un objet difficile à cerner.

Ce n’est pas un territoire, simple à circonscrire et à baliser, c’est un temps, et plus précisément le temps présent. Or, le présent, notre présent, n’est pas un temps homogène; il est fait de temporalités différentes, de tensions multiples et de vecteurs pluriels. Pour Paul Zawadzki, «Les temps sociaux se structurent dans la multiplicité, l’hétérogénéité et la conflictualité1». Et il a raison d’affirmer que Chronos obsède notre époque. Nous ne sommes pas seulement dans le temps, nous sommes fascinés par le temps et sa perception, par notre place dans le temps, par la place de notre temps dans l’histoire humaine, par le jeu des temps qui se croisent et s’interpénètrent.

Pour Jean-François Hamel, il est évident que « Dans une même époque, tout n’est pas immédiatement présent, il y a toujours aussi des fragments de passé et d’avenir qui coexistent et s’amalgament dans des configurations toujours nouvelles. On est contemporain d’une chose quand on est avec cette chose dans le même temps, mais ce temps n’est pas seulement le présent : c’est aussi un certain passé et un certain avenir. On peut être contemporain de ce qui a été et de ce qui sera en même temps que contemporain de ce qui est. À vrai dire, une époque n’est pas une réalité homogène : c’est un rassemblement de fragments temporels hétérogènes qui parfois s’accordent de manière organique, parfois provoquent des anachronismes2».

Notre relation au temps est faite d’une négociation complexe, où ce que l’on gagne d’un côté, on le perd systématiquement de l’autre. Parfois, le passé semble se faire de plus en plus lointain, et c’est le futur qui pousse de tout son poids sur le présent, orientant son développement. Les progrès technologiques nous incitent à rêver de jours meilleurs, où tout sera résolu, même s’il y a là une utopie, un leurre dangereux. À d’autres moments, c’est le passé qui paraît s’éterniser et qui ne desserre pas ses griffes sur le présent, neutralisant le futur et l’éloignant comme une aube impossible à rejoindre. La tradition fige les institutions et projette un monde qui ne parvient plus à se renouveler. Il arrive aussi que le passé et l’avenir pressent fortement sur le présent, ou alors se font tous les deux distants et inaccessibles, et le présent entre dans une crise, où tout paraît boulonné, où les horizons d’attente se disloquent. Ce ne sont jamais que des perceptions, fondées sur ces rapports imaginaires que nous entretenons avec le réel, mais elles teintent la conception de notre propre temps.

D’ailleurs, ce présent, comment le construit-on? De haut en bas ou de bas en haut? Cette réalité qu’est notre présent se déploie-t-elle à partir de principes que les événements du monde rendent manifestes, ou est-ce plutôt que les événements par le jeu des contingences créent notre réalité ? Celle-ci découle-t-elle d’une vision du monde ou se construit-elle à partir des faits ?

Quel que soit le modèle impliqué, le présent se construit nécessairement dans la relation du sujet au monde, et l’imaginaire en est l’interface par excellence. C’est une interface extraordinairement complexe où de multiples vecteurs entrent en tension, où les liens entre attention, attente et mémoire se multiplient, constituant de la sorte un paysage d’une grande complexité. Le temps y apparaît soumis à de multiples situations de rupture, qui requièrent des sutures que l’imaginaire s’empresse de pourvoir. Avant de passer à la question cruciale de la définition du contemporain comme véritable régime d’historicité (sujet d’une prochaine réflexion), il convient d’examiner brièvement la relation entre le contemporain et le passé.

*

Dans sa réflexion sur le contemporain, présentée sur Salon double, René Audet propose que «Le contemporain commence au point de rupture entre historicité et actualité», et que  «Le contemporain se situe hors de l’histoire, narrativement parlant» Arrêtons-nous quelque peu sur ces assertions, afin d’en bien comprendre les tenants et aboutissants.

La première de ces deux propositions stipule que c’est l’immédiateté du moment présent, son étonnant achèvement (aussitôt commencé, aussitôt terminé), de même que son perpétuel inachèvement (il renaît au moment même où il meurt), qui provoquent la rupture entre historicité et actualité. C’est que l’instant présent est paradoxal : il s’achève dans le mouvement même de son amorce. Il n’a aucune densité, c’est une ligne verticale qui vient briser la ligne horizontale du temps. La rupture surgit dans la relation entre les deux plans. Mais la question de savoir où «conduit» la période contemporaine est délicate (René Audet complète sa première prémisse en affirmant qu’il «est facile de discuter de la période contemporaine et de voir où elle conduit — pour l’instant, elle s’arrête là, maintenant, au moment de la lecture de ce texte.»). Doit-on dire que cette période conduit au temps présent ou, au contraire, qu’elle en émane ou en provient. La flèche du temps est-elle dirigée vers le temps présent ou au contraire s’en éloigne-t-elle?

Cette première assertion propose une dynamique précise à trois termes : contemporain, histoire et actualité, où les deuxième et troisième apparaissent comme des vecteurs en opposition. Le résultat de leur tension est d’ailleurs présenté comme étant le contemporain.

On remarque d’emblée le choix des mots de René Audet. Pour lui, le contemporain ne commence pas au point de réunion de l’historicité et de l’actualité, mais de rupture. En quoi est-ce une rupture? Pourquoi n’est-ce pas une simple jonction, une relation? Poser qu’il y a rupture est sûrement une façon d’expliciter la tension au cœur de la définition même du contemporain, de ce présent qui est le nôtre et qui ne se déploie pas sans ses zones de relations précarisées. Le contemporain est au point de rupture, parce qu’il est un temps en crise, un temps où les disjonctions se multiplient. Et c’est un temps qui requiert une suture, ce que les représentations culturelles permettent, ce que l’imaginaire comme interface implique.

Si l’expression utilisée avait été « jonction » plutôt que « rupture », l’assertion de René Audet aurait présupposé que l’histoire et l’actuel sont faits pour être joints, qu’il y a là une relation naturelle, ayant de fortes chances d’être entérinée. Or, le choix du terme de rupture nous indique plutôt qu’il n’y a rien de naturel entre les deux termes. Nous ne sommes pas dans une représentation rassurante du temps, où les jonctions peuvent être facilement actualisées et représentées; nous sommes plutôt confrontés à une conception vectorielle, où les relations entre passé et futur créent une tension.

Par contre, s’il n’y a pas de jonction, la rupture n’est pas non plus une pure béance. Le contemporain n’est pas une masse de données, d’événements et de situations à l’état brut ou qui résistent à tout traitement. Pour exister, le contemporain se doit d’être sémiotisé par un sujet ou une communauté interprétative, il se doit d’être intégré à un processus de description et de compréhension. S’il y a ruptures, événements, modifications du cours des choses, ces faits doivent être objets de perception, ils doivent être interprétés et soumis à un jeu d’interprétants qui leur donnent sens et fonction. De cette façon, la prémisse de René Audet peut être reformulée : le contemporain commence au point de suture entre historicité et actualité.  Et cette suture est nécessairement orientée vers l’un ou l’autre des bornes du temps présent, à savoir le passé ou le futur.

Il manque, on le voit maintenant, un terme à l’assertion de René Audet. Il n’y est question que du passé par le biais de l’historicité. Or, l’actualité du temps présent ne peut être appréhendée qu’en fonction de ses deux bornes, l’histoire ou le passé, l’avenir ou le futur. Il en va de notre façon de comprendre comment nous construisons notre réalité. Celle-ci découle-t-elle d’une vision du monde, héritée du passé, ou se construit-elle à partir des faits qui témoignent d’une nouvelle situation?

De la même façon, si «le contemporain se situe hors de l’histoire, narrativement parlant», il se déploie tout de même à la jonction du passé et de l’avenir, et il se manifeste par le biais d’une mise en récit ou en discours. Il ne peut y avoir de contemporain sans une sémiotisation des données du temps présent, sans une construction de cette réalité qui nous sert d’interface avec le monde. Il est essentiellement un objet de pensée et, par la force des choses, il engage à une interprétation et à une projection. Il est un produit, le résultat du jeu d’un ensemble de forces et de tensions. Le contemporain est, en tant que construction, ce qui permet de rattacher le présent au passé, maillon d’une chaîne qui se continue jusque dans l’avenir.  S’il est hors de l’histoire, il cherche pourtant à la réintégrer, à en faire partie. Les productions culturelles actuelles permettent de donner à ce contemporain une identité. Elles participent de son imaginaire, elles en sont une manifestation.

*

Le contemporain est l’écume de l’actualité.

Plus qu’à Boris Vian, l’expression fait référence à la figure que déploie Peter Sloterdijk dans le troisième tome de ses sphères, Écumes3. L’écume, «cette liaison éphémère de gaz et de liquides» (p. 24), lui permet de penser la complexité, car chacune des bulles de l’écume, chacune des sphères générées par le mélange de molécules liquides et gazeuses, représente un équilibre instable et éphémère. L’écume, c’est «presque rien, et pourtant : pas rien. Un quelque chose, et cependant : seulement un tissu formé d’espaces creux et de parois très subtiles. Une donnée réelle et pourtant : une entité qui redoute le contact, qui s’abandonne et éclate à la moindre tentative de s’en emparer. C’est l’écume telle qu’elle se montre dans l’expérience quotidienne.» (p. 23)

Le contemporain est une telle écume générée par la rencontre du présent et de ses temps limitrophes. Il est produit par l’union de l’actuel, cette masse fluide dont les vagues nous emportent sans coup férir, et de cet étonnant mélange de potentialités que représente le futur et de rémanences d’un passé qui s’accroche encore. Il est difficile à manipuler, parce que éphémère, n’existant réellement que le temps que dure le présent.

Le contemporain, comme l’écume, n’existe par contre que s’il y a vie, c’est-à-dire dynamisme, agitation, mouvement, réaction, forces contradictoires… « Dès que cesse l’agitation du mélange, celle qui assure l’acheminement d’air dans le liquide, la majesté de l’écume retombe rapidement sur elle-même. » (p. 24) Le contemporain ne s’impose à notre esprit que parce que l’agitation du temps présent en commande la saisie.

L’écume a trop souvent servi de «métaphore à l’inessentiel et à l‘intenable. […] Ça enfle, ça fermente, ça tremble, ça explose. Que reste-t-il?» (p. 24) Pourtant, le contemporain le dit bien : l’écume est le signe de l’agitation du monde, le résultat des mélanges et des tensions qui fondent notre réalité. L’écume est un langage et il parle des forces qui en provoquent l’apparition. Essayer d’en rendre compte ne peut procéder que par un «procédé global d’admission du fortuit, du momentané, du vague, de l’éphémère et de l’atmosphérique – un procédé auquel participe les arts, les théories et les formes de vie, chacun avec ses propres types d’engagement.» (p. 30) En rendre compte ne peut procéder que par une théorisation de l’imaginaire qui seul permet de considérer le rapport au monde comme une interface, et les diverses production culturelles comme des manifestations de son action nécessairement polymorphe.

Le contemporain est un précipité. D’où peut-être l’illusion que notre modernité s’y précipite, fascinée par sa propre image.

1 Paul Zawadzki, « Les équivoques du présentisme », Esprit, juin 2008, p. 114.
2 Tiré d’un texte pour le séminaire « Construction du contemporain », UQAM, automne 2006.
3 Peter Sloterdijk, Écumes, Paris, Hachette, 2005, [2003].

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Réflexions sur le contemporain II. Le contemporain et l’actuel http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-ii-le-contemporain-et-lactuel/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/27/reflexions-sur-le-contemporain-ii-le-contemporain-et-lactuel/#comments Sun, 27 Sep 2009 14:54:30 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=390 DSC02983

(Cette entrée a paru initialement sur Salon double, le 11 septembre 2009)

Le contemporain est-il l’actuel?

La question mérite d’être posée car, comme le signale Giorgio Agamben, reprenant à son compte une déclaration de Roland Barthes tirée d’une note de ses cours au Collège de France, «Le contemporain est l’inactuel».

Agamben, dans cette brève introduction à un séminaire donné à l’université de Venise et publié sous le titre de Qu’est-ce que le contemporain? (Paris, Payot/Rivages, 2008), affirme à la suite de Barthes et de Nietzsche l’inactualité du contemporain: «Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps» (p.9-10).

Il continue plus loin, en précisant: «La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme» (p.11).

De telles affirmations sont intéressantes, mais elles viennent buter contre le projet de décrire et de comprendre l’imaginaire contemporain, expression qui, on l’a vu précédemment, repose sur l’adéquation du contemporain et de l’actuel. Les deux termes, en effet, ont comme signification courante le fait d’être de notre temps, immédiatement.

Si le contemporain est ce qui résiste à son temps, comment rendre compte de l’imaginaire contemporain, qui serait donc l’imaginaire de ce qui résiste à sa propre actualité? Appliquée à l’imaginaire, une telle conception du contemporain semble impliquer une régression à l’infini.
En fait, il convient d’examiner de plus près la posture d’Agamben, car elle consiste essentiellement à définir une figure, et non à étudier un imaginaire. Et cette figure qu’il décrit, c’est celle d’un intellectuel, de ce sujet qui, identifié comme Sujet Contemporain, est capable de comprendre son siècle et d’en prendre la mesure.

Ce n’est pas n’importe quelle forme de contemporanéité qui est en jeu, mais celle d’un sujet, d’un être doté d’un esprit critique qui parvient à adopter une position de retrait face au monde, à ses événements et à leurs lignes de force. Il n’adhère pas au monde et à ses appâts, il reste critique, suspicieux, en porte-à-faux, posture qui lui permet de résister à l’envoûtement que le chant du monde contemporain suscite. Le Contemporain n’est pas plongé dans ce monde, il ne baigne pas dans ses eaux ensorcelantes. Il ne prend pas des vessies pour des lanternes et, comme le philosophe platonicien, il est capable de considérer ce qu’il voit comme de simples ombres, ombres  d’une vérité que le détachement permet de ramener à leur juste valeur.

Le Contemporain est un être capable de voir à travers la lumière, surtout celle qui se donne comme pure totalité. «[Le] contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité» (p.19). Il parvient donc à déceler les zones d’ombre là où les moins percevants, esclaves de leur temps, ne voient qu’un spectacle baigné de lumière. Si le monde était une scène, il en verrait les coulisses et saurait retrouver la source des faisceaux lumineux qui éclairent le tout. Il verrait qu’il n’y a là que des projections, dont les dispositifs, quelque magiques qu’ils puissent paraître, peuvent à tout instant être démontés.

Le Contemporain est poète (p.19).  Il n’est pas un être de lumière, mais d’obscurité, d’une obscurité révélée comme vérité, tandis que la lumière visible n’est qu’une apparence trompeuse. Nous sommes avec Agamben en plein mythe de la caverne: «Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité» (p.21).

Le Contemporain est philosophe. Il se méfie de la lumière du siècle, recherche l’obscurité qui en révèle le caractère factice, et parvient à retrouver cette véritable lumière qui s’y cache. Être contemporain, «cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment» (p.24-25).

Le Contemporain se doit de recevoir «en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps» (p.22), et surtout d’en témoigner, de faire l’expérience de la contradiction et d’en rendre compte. Le Contemporain sait trouver les mots pour disséquer cette obscurité et faire apparaître cette autre lumière, qui ne doit rien au spectacle des représentations, mais tout aux contraintes de l’intelligibilité, de la pensée rationnelle, de ce regard perçant qui sait se dégager des apparences pour rejoindre les vérités.

Je n’ai rien contre cette figure d’un Sujet Contemporain, poète et intellectuel soucieux de faire ressortir les zones d’obscurité dans cette lumière qui se donne comme seule réalité, seule vérité, totale et actuelle. Mais il faut comprendre qu’elle est essentiellement une figure. Si nous avons besoin de ces Contemporains, de ces Agamben au regard pénétrant, ceux-ci ne sont pas le contemporain. Pour le dire simplement, ce contemporain-là ne permet pas de comprendre l’imaginaire contemporain.

Peut-être cet imaginaire n’est-il qu’une construction, un savant jeu de lumière qui nous fait prendre une scène pour notre seule réalité. Mais cette scène est notre seul théâtre des opérations. Nous ne sortirons jamais de la caverne. Et il convient, non pas de le rabattre au rang d’écran, mais de l’investir comme principale surface de connaissance.

Quels récits nous racontons-nous maintenant? (Et non: quels récits devrions-nous nous raconter pour ramener de l’inactualité et, par conséquent, de la densité dans notre époque?)
Quelles images nous fascinent maintenant?
Quelles zones de tension se profilent? Quelles failles?

Il ne s’agit pas de prendre un pas de recul, mais au contraire de faire un pas de plus et de se colleter aux difficultés que pose l’étude de ce qui se passe immédiatement sous nos yeux. Non pas de refuser le spectacle, mais de pousser à l’extrême sa logique de façon à en voir les limites.
Le contemporain n’est pas un écran, il n‘est pas un plan à deux dimensions, mais un espace complexe à trois dimensions, un espace capable de recueillir des situations, des tensions, tout comme des représentations.

Il ne faut pas se retirer, mais s’immerger. Or, s’immerger ne veut pas dire abandonner tout esprit critique, mais plutôt de travailler de l’intérieur et de construire, de l’intérieur, des espaces de réflexion et de l’analyse. D’ailleurs, à travailler de l’intérieur, à ne pas se séparer de la situation étudiée, on peut espérer y intervenir.

L’approche n’est pas exclusivement analytique, elle a une composante pragmatique fondamentale. Étudier l’imaginaire contemporain, c’est agir sur cet imaginaire, sachant fort bien que l’étude d’une idée en modifie essentiellement la portée ou la forme, à moins évidemment de l’avoir immobilisée préalablement.

Le contemporain n’est pas une figure d’intellectuel, il est une interface, un imaginaire, ce par quoi nous connaissons le monde et parvenons à nous y retrouver. L’imaginaire est une médiation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singulière qui se complexifie en se déployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au cœur de toute société. Cette interface est constituée d’un ensemble de règles d’interprétation, de compréhension ou de mise en récit, fondées sur une encyclopédie et un lexique, qui lui servent d’interprétants dynamiques, ainsi que sur une expérience du monde qui leur fournit des éléments complémentaires et collatéraux. Ces règles permettent au sujet de se situer dans le monde, de se le représenter et, au besoin, de le transformer.

D’ailleurs, quand ces règles ne sont plus adéquates, quand elles ne sont plus confirmées dans leur agir et ne servent plus à comprendre adéquatement, nous voyons apparaître des situations de crise. C’est le mode de présence du sujet au monde qui est précarisé et qui demande à être renégocié. Or, s’il est impératif d’étudier l’imaginaire contemporain, c’est que la relation du sujet au monde est actuellement, et sur de nombreux plans, précarisée. Et face à une telle crise, il convient non pas de se retirer, mais de s’impliquer, de s’engager. La négociation n’est possible que de l’intérieur, que par un investissement dans l’objet même qui est décrit.

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Réflexions sur le contemporain I. Prolégomènes terminologiques http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/26/reflexions-sur-le-contemporain-i-prolegomenes-terminologiques/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/09/26/reflexions-sur-le-contemporain-i-prolegomenes-terminologiques/#comments Sun, 27 Sep 2009 01:25:33 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=386
Villages abandonnés de Gaspésie
(cette entrée  fait partie d’une série de réflexions sur le contemporain. Il a paru sur le site du Salon double, le 9 septembre 2009.)

Le terme «contemporain» est d’une grande malléabilité, et il convient de l’étudier dans ses utilisations non seulement historiques, mais phénoménologiques et langagières. Le terme est tout aussi élastique dans sa portée que peut l’être le temps dans l’expérience subjective que nous pouvons en faire et, au-delà de l’assertion préliminaire que le contemporain, c’est le présent, sa véritable portée est soumise à de multiples torsions et interprétations. Pour bien en comprendre la signification du terme, commençons par le plus simple, c’est-à-dire par une brève exploration de ses usages langagiers. Les réflexions qui suivront exploreront d’autres aspects de la question, que ce soit le rapport au temps et au présentisme qui caractérise notre époque, la distance critique requise pour rendre compte du contemporain, ses manifestations culturelles et médiatiques, etc.

Est contemporain, nous dit Le Grand Robert de la langue française, ce qui est du même temps que. En d’autres mots, le contemporain est une mise en relation entre deux éléments: x est contemporain de y; x est du même temps que y. Cette mise en relation vaut aisément pour les choses, les inventions et les événements. Donnons quelques exemples.

1. La commercialisation d’Internet est du même temps que l’administration Clinton.
2. Le crash boursier de 2008 est contemporain de la deuxième guerre en Iraq.
3. La publication des Fleurs du mal est contemporaine du tremblement de terre de Naples.

Dans cet usage du terme, on peut noter les faits suivants:

i) Le premier terme semble devoir être, soit équivalent au second (un événement est contemporain d’un autre événement); soit plus réduit dans sa portée que le second (un événement [ponctuel] est contemporain d’une situation [générale]). Il en est ainsi, entre autres, parce que la situation sert de référence à l’événement. Ainsi, en 2, le crash est un événement qui se produit dans l’intervalle de temps ouvert par cette situation qu’est la guerre en Iraq, devenue élément de référence dans la comparaison.

Mais peut-on dire le contraire? Est-ce qu’une situation peut être contemporaine d’un événement?

2.1 La deuxième guerre en Iraq est contemporaine du crash boursier de 2008.

Il semble qu’il y ait là un problème de perspective. Mais déjà, le crash ressemble plus à une situation qu’à un événement, puisque ses effets se feront sentir aussi longtemps (sinon plus) que la durée de la guerre. Si on accentue l’écart entre les deux termes, on obtient des résultats plus probants.

2.2 L’élection de Barak Obama est contemporaine de la deuxième guerre en Iraq.
2.2.1 La deuxième guerre en Iraq est contemporaine de l’élection de Barak Obama.

On voit la tension apparaître en 2.2.1. Comme s’il y avait une erreur logique qui se dessinait sous la relation temporelle. L’erreur est réduite, cela dit, si on considère par métonymie l’élection comme représentant le mandat du président démocrate dans sa totalité. Mais, si on maintient le caractère ponctuel de l’événement, alors 2.2.1. paraît incongru.

En fait, on voit s’imposer une seconde modalité de mise en relation. Une autre règle d’ordonnancement des termes est déterminée par le fait que l’élément servant de référence n’est pas seulement d’une portée temporelle plus importante, mais d’un retentissement plus grand. Un événement connu est tout aussi apte à servir de référence qu’une situation à grande portée temporelle.

Ainsi, quand deux événements sont mis en relation, le second doit être plus connu que le premier, car il lui sert de référence.

3.1 O Guarani, le roman de José de Alencar, est contemporain des Fleurs du mal.
3.2 Les Fleurs du mal est contemporain de O Guarani.

À moins d’être brésilien et de considérer la publication de Baudelaire comme un événement secondaire, la proposition 3.1 répond à nos attentes, tandis que 3.2 y contrevient.

ii) Il ne faut pas qu’il y ait de relation causale entre les deux termes. Ainsi la proposition 2 est aisée à accepter, parce qu’il n’y a aucune relation causale évidente entre les deux. Par contre, la proposition 2.3 ne l’est pas.

2.3 La présidence de George W. Bush est contemporaine de la deuxième guerre en Iraq.

C’est le moins qu’on puisse dire… Et c’est tellement peu qu’on se dit spontanément que c’est un mensonge, une tentative de manipulation. La présidence de Bush n’est pas contemporaine de cette guerre, elle en est à l’origine. Affirmer qu’elle ne lui est que contemporaine, c’est dire qu’elle n’en est pas responsable, qu’elle n’a rien à voir avec son déroulement, ce qui est historiquement faux.

La relation temporelle est la relation la plus simple qui puisse exister entre deux événements ou situations. Ils sont co-présents dans un même temps. Dès que cette relation se complexifie, la forme plus complexe subordonne la plus simple. La causalité subordonne la co-présence. L’implication, la participation, l’imposition subordonnent la co-présence, etc.

Affirmer la contemporanéité de deux événements, c’est rapprocher deux choses qui sont séparées, qui sont habituellement considérées de façon isolée et suggérer leur rapprochement.
Affirmer la contemporanéité de deux événements intimement liés, c’est réduire une relation complexe à sa forme la plus simple. C’est faire un euphémisme ou alors chercher à nier cette relation.

iii) Il faut que la relation soit signifiante. Ainsi, la proposition 3 ne nous donne que peu d’informations et paraît de ce fait inintéressante, voire inutile. En quoi affirmer la contemporanéité du tremblement de terre de Naples et la publication des Fleurs du mal nous éclaire-t-il sur l’un ou l’autre de ces événements? La relation établie explicitement ne nous permet pas de comprendre mieux l’un ou l’autre de ces faits. Elle apparaît d’ailleurs tout à fait arbitraire. Le monde est composé de faits qui se déroulent soit en même temps, soit à des moments différents. Affirmer la contemporanéité de deux faits, c’est supposer l’intelligibilité ou la pertinence de leur réunion.

Souvenons-nous de la phrase de Pascal, «Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance». On comprend spontanément que deux visages dissemblables ne provoquent absolument rien par leur réunion. Celle-ci n’a aucune pertinence…

Si affirmer la contemporanéité de deux faits, c’est faire peu en termes référentiels, puisque la relation établie y est minimale (la conséquence du point ii), il faut que l’affirmation ait une valeur argumentative quelconque, qu’elle ait une fonction discursive. Pour le dire simplement, il faut qu’elle fasse réfléchir ou rire.

iv) Est contemporain ce qui est du même temps que. Notons que le syntagme utilisé n’est pas «être en même temps que», mais bien «être du même temps que».

Qu’est-ce qui diffère entre les deux expressions? La différence est ténue, mais elle tient au fait que, dans le premier syntagme («être en»), le temps semble être compris comme une simple ligne qui entre en intersection avec les deux événements, tandis que, dans le second («être du»), le temps est compris comme un intervalle doté d’une certaine durée, durant laquelle les deux événements en question se sont produits. Le «temps» de l’expression «être du même temps que» nous place du côté de la durée, de la période, de l’époque: x et y sont de la même époque.

Ces deux expressions ne sont pas équivalentes. Ainsi, on peut dire que deux événements sont du même temps, sans qu’ils se soient produits en même temps. Ils peuvent ne pas entrer en intersection avec la même ligne temporelle. Les élections de Jean Charest au Québec et de Barack Obama aux États-Unis ne se sont pas déroulées en même temps, la même semaine par exemple, mais elles ont eu lieu durant la même période. Elles sont «du même temps» et contemporaines l’une de l’autre, quel que soit notre sentiment à l’égard de ces deux politiciens…

Être contemporain implique donc une conception du temps abordée du point de vue de sa durée plutôt que de son passage, de l’intervalle plutôt que de la ligne, de l’imperfectif plutôt que du perfectif (pour établir une analogie avec les modes verbaux).

Notre perception du temps est élastique, on le sait depuis les réflexions de Saint Augustin. Quelles sont les limites de cet intervalle de temps ouvert par l’idée d’une époque ou d’un même temps? On convient aisément que ces limites ne sont pas fixes, qu’elle ne cessent de varier. Quand commence ou se termine une époque? Si le centre de l’intervalle peut paraître évident (pour certains, car même un tel centre peut être contesté…), ses frontières sont essentiellement floues. Certains événements permettent de déterminer le début ou la fin d’une époque. Par exemple, pour bien des gens, les événements du 11 septembre 2001 ont marqué notre entrée dans le XXIe siècle. Les limites de cette période sont notées de façon précise, du moins en amont. Mais de telles occurrences sont rares, et plus souvent qu’autrement les bornes d’une époque sont floues et établies de manière arbitraire. Elles peuvent devenir des conventions et s’imposer, mais cela ne leur retire en rien leur caractère arbitraire.

v) Le Robert présente un second usage du terme qui précise que le contemporain est ce qui est de notre temps. Cet usage est une conséquence directe du premier usage et de sa conception en durée du temps. C’est une simplification de la mise en relation, où le second terme disparaît du fait d’être partagé et de ne poser aucun problème de reconnaissance. Ainsi, un événement contemporain est un événement qui est du même temps que la situation actuelle ou l’époque actuelle. C’est intuitivement juste.

Le contemporain devient synonyme de l’actuel. L’époque contemporaine est la situation actuelle. Le cinéma contemporain est le cinéma actuel, le cinéma du même temps que maintenant. On ne peut pas en dire autant, par contre, de l’art contemporain, qui renvoie à un usage spécifique du terme. Il faudra revenir sur la question.

vi) Complétons ce tour d’horizon avec une dernière réflexion. Seuls les événements et les situations ont été examinés jusqu’à présent. Qu’en est-il des existences, des vies? Des idées et des théories? Évidemment, elles peuvent être contemporaines les uns des autres. Mais que disent-elles de la période? De ce temps qu’ils partagent?

Ainsi,
4. Paul Auster est contemporain de Don DeLillo.

Pour qui connaît la littérature américaine, l’affirmation est de bon aloi. Les deux auteurs se connaissent, leurs esthétiques se rapprochent, on peut aisément dire qu’ils sont du même temps. Ceci dit, la proposition choque l’oreille. On affirmera plutôt:
4.1 Paul Auster est un contemporain de Don DeLillo.

C’est dire que nous passons de l’épithète au substantif, via l’élision. Paul Auster est un auteur contemporain de Don DeLillo; Paul Auster est un auteur qui est du même temps que Don DeLillo. Mais comme les deux sont des auteurs, on abrège.

Mais que doit-on penser de:
4.2 Paul Auster est un contemporain de Donald Barthelme.

Le problème ici vient du fait que Barthelme est mort en 1989. Auster a déjà fait paraître la Trilogie new-yorkaise en 1989, de même que Le voyage d’Anna Blume, L’invention de la solitude, et des recueils de poésie. Mais il publiera encore dix autres romans, sans compter des nouvelles, des scénarios, du théâtre. Le début de la carrière de Auster entre en intersection avec la fin de celle de Barthelme. Sont-ils des contemporains? Sur un plan esthétique, manifestement, Barthelme vient «avant» Auster. Le postmodernisme de ce dernier n’est possible que parce que des auteurs comme Barthelme ont publié des recueils et des romans dans les années 60, 70 et 80, qui ont permis à la métafiction de se développer et de connaître le succès qu’on lui connaît. Si nous devions faire un arbre généalogique, Barthelme serait en dessous de Auster, comme son prédécesseur. Sont-ils alors contemporains?

Cette dernière question nous conduit à déborder la simple dimension temporelle de la contemporanéité afin d’aborder un rapport entre les esthétiques, entre les conceptions du monde, de l’art et de la littérature.

Que doit-on comprendre de cette exploration langagière du contemporain?

Il appert que l’affirmation de la contemporanéité est une relation minimale, qui peut servir de point de départ à des réflexions ultérieures, se déployant cette fois-ci au cœur même des pratiques artistiques, culturelles et artistiques qui sont visées. Une interrogation telle que «De quoi est faite l’époque contemporaine?» ne peut se suffire d’une réponse réaffirmant comme une lapalissade qu’elle est faite des événements, des situations et des pratiques artistiques de notre temps.
Le temps n’est jamais que la pointe de l’iceberg. Il n’est jamais que l’arrière-plan de nos vies, le tissu même de nos perceptions.

Une fois réglée la question temporelle du contemporain, il reste à savoir quel imaginaire est convié par ses tensions et vecteurs.

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