Ce n'est écrit nulle part » Tessons http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 La patience des scribes http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/11/09/la-patience-des-scribes/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/11/09/la-patience-des-scribes/#comments Mon, 09 Nov 2009 15:00:14 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=444 Darboven - sketch

Darboven - sketch

Je viens d’apprendre la mort de l’artiste allemande Hanne Darboven. Elle est morte en fait le 9 mars 2009. Il y a maintenant huit mois!

Où étais-je ce jour-là? Comment cette nouvelle a-t-elle fait pour m’échapper? Il paraît que sa mort n’a été annoncée que quelques jours plus tard. Je partais à ce moment-là pour Taos au Nouveau-Mexique. J’avais la tête ailleurs. Et je n’ai rien su de cet événement qui, maintenant que je l’apprends, me secoue. Hanne Darboven est morte.

Je l’ai appris en naviguant sur Internet. Je cherchais le titre d’une œuvre exposée au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Je ne l’ai pas trouvé. J’ai appris plutôt cette désolante nouvelle.

Darboven n’avait que 68 ans. Claude Lévi-Strauss qui vient aussi de décéder avait 100 ans. La surprise est moins grande.

C’est le vingtième siècle qui peu à peu s’éteint.

Sur son site personnel, on aperçoit d’entrée de jeu une photographie de Hanne Darboven, avec sa tête rasée et son visage émacié. Sur ce cliché, elle porte des lunettes ovales, une chemise à carreaux bleus et blancs attachée jusqu’au cou, une montre au bracelet trop grand et elle tient une cigarette à la main. Ses yeux sont d’un bleu très pâle. On discerne en arrière-plan un buste en plâtre ou en marbre et, au mur, des cadres. Quatre en tout. On ne peut presque rien y voir, les vitres réfléchissent la lumière du jour.

Hanne Darboven ressemble à un homme. Ses traits durs et son crâne rasé y sont pour quelque chose. En regardant la photographie, je ne peux m’empêcher de penser à Michel Foucault, dont elle semble avoir le regard et la forme générale du visage. Dont elle semble avoir l’intelligence, et la patience. On ne remplit pas toute une vie des pages et des pages d’une écriture illisible sans connaître la patience des scribes et l’abnégation des érudits.

Hanne Darboven

Hanne Darboven

J’ai vu pour la première fois une œuvre de Darboven lors d’un voyage à Paris, en 1996 ou 1997. J’étais allé voir une exposition au Musée d’art moderne et, en déambulant, j’étais arrivé dans une salle étonnante qui m’avait coupé le souffle. Je sortais de la salle où se trouvent les immenses Rythme des Delaunay, content d’avoir enfin vu ces œuvres que je ne connaissais que par le biais de catalogues, et je suis entré dans cette salle avant tout pour le canapé que j’avais aperçu. Les grandes fenêtres inondaient la salle de lumière et je me suis assis pour me reposer. Mais j’ai été bien vite intrigué par ce que j’ai découvert sur les murs de la salle. Et quand je me suis approché, j’ai été littéralement soufflé par la force des tableaux cordés les uns contre les autres. Des tableaux qui ne représentent rien sinon que le compte des jours, le dur et lent travail des jours d’un siècle marqué par une violence extrême.

Je me suis mis à écrire comme un forcené sur le canapé. Pendant plus d’une heure, j’ai entrepris de décrire les tableaux de Darboven et, petit à petit, j’ai inséré à cette description le récit d’un accident de voiture auquel j’avais échappé de peu, événement qui n’avait cessé depuis de me préoccuper. J’avais été à un cheveu de mourir sur l’autoroute à 140 kilomètres à l’heure, et la violence de cet événement trouvait dans l’œuvre de Darboven un étrange écho. Il y avait quelque chose qui se tramait en moi et qui résistait à se faire connaître, qui restait illisible, justement comme les innombrables gribouillages sur les murs du musée.

J’ai fait de cette œuvre dont j’ai oublié le nom le cœur d’une nouvelle publiée dans mon recueil de 1998, Tessons. Dans la nouvelle éponyme, Hanne Darboven y apparaît sous les traits d’Anne Bravedon  (l’anagramme crève les yeux). Elle y joue un double rôle : elle est l’artiste des œuvres décrites sur les murs, mais surtout cette femme qui accoste Marc, mon personnage. Il se retrouve sans trop savoir pourquoi au Musée d’art moderne, fatigué et dans un état de confusion avancé, comme atteint d’un oubli aux effets dévastateurs, et il s’assoit comme je l’ai fait sur un canapé dans une salle d’une étonnante blancheur. Voici un extrait du texte qui met en scène l’œuvre de Darboven :

« Les murs étaient recouverts de petits cadres rouges et blancs, alignés les uns contre les autres et qui occupaient toute la place. Pas un seul espace des murs n’était libre.

xfce, Paris 28 octobre 2007, Flick'r

xfce, Paris 28 octobre 2007, Flick'r

Les grandes fenêtres, qui partaient du sol de marbre blanc et montaient jusqu’au plafond écru, laissaient filtrer à travers leurs stores, translucides comme des linceuls, une lumière diffuse d’une grande pâleur. La pièce, en forme de coude et avec des portes aux deux extrémités, contenait un sofa recouvert d’un cuir pâle, placé en plein milieu, entre deux colonnes de marbre. L’homme respirait lourdement. Il regardait devant lui, sans cligner des yeux. Il n’aurait pas voulu être ailleurs, il laissait passer le temps, espérant retrouver un peu d’énergie dans l’immobilité.  Il cherchait à se souvenir de choses qui fuyaient. Il les sentait le remuer, profondément l’explorer, tout en restant inaccessibles. Il ne cessait de penser à l’accident d’auto. À la disparition de son ami. (…)

L’œuvre exposée était étrange, composée d’une quantité impressionnante de cadres, tous identiques, faits d’une bordure noire, d’un passe-partout rouge et d’une feuille blanche segmentée en cases d’inégales grandeurs, dans lesquelles on devinait une écriture, impossible à déchiffrer à distance. De temps en temps, un cadre contenait une photographie en noir et blanc: des camions, des façades d’usine ou des parcs, des scènes de famille d’une autre époque. Et c’était tout. Un bon millier de cadres qui répétaient tous la même formule. Combien de temps avait été requis pour composer une telle œuvre? Dix-huit mois? Ce chiffre l’attirait comme tous les multiples de trois.

L’homme n’avait pas la force de se lever, cloué à son banc, comme à un lit où il aurait été sanglé. À l’entrée de la salle, un long texte décrivait l’œuvre, mais il ne s’était pas donné la peine de le parcourir. Et maintenant. Ce n’était pas de la paresse, mais une certaine fatigue mentale. L’absence de son ami et l’accident d’auto lui pesaient. Il aurait voulu être ailleurs. Il aurait dû tout annuler.

Une femme pénétra dans la salle. Le bruit de ses pas sur le sol était clair. Il ne résonnait pas. Elle s’approcha, regardant à peine les murs, et lui adressa doucement la parole. Il eut l’impression qu’ils se connaissaient déjà. Son accent était blanc, comme les murs de la salle, mais avec peut-être un peu de rouge aux commissures des mots. » (extrait de « Tessons »)

Cette femme, c’est évidemment Anne Bravedon.

Je n’avais pas vu à l’époque de photos de Darboven, je ne connaissais de l’artiste que ses œuvres. La description que j’en ai donnée était une pure création, sans aucune recherche de vraisemblance. Cela ne me gênait pas, parce que dans la logique de la nouvelle, le personnage de Bravedon était un pur fantasme. Les trois personnages qui peuplaient ce récit étaient des versions de la même personne, dont l’identité avait volé en éclats. Sa conscience s’était divisée en trois et ces parties cherchaient à se réunir dans la salle du musée. L’œuvre de Darboven était le médiateur de cette synthèse. L’écriture illisible devenait le signe de l’opacité de la situation vécue. Et, à sa façon, elle témoignait d’une violence fondatrice. Une violence qui impose l’oubli et le silence, une violence qui obscurcit la raison et la projette dans la nuit de l’irrationnel.

Je lis la même violence dans toutes les œuvres de l’artiste, qui se révèle être un témoin d’une rare acuité du vingtième siècle et de ses emportements.

La mort de Darboven m’a renvoyé à ce texte écrit il y a plus de douze ans, texte que je porte encore. Il y a dans Tessons, je dois me l’avouer, une première expression de thèmes qui continuent  de me préoccuper, de la violence à l’oubli, en passant par la dislocation de soi.

J’ai commencé à publier en m’exposant à la graphie illisible de Darboven, comme s’il s’agissait d’un vaccin.

Publier, oublier. Peu de choses séparent ces deux verbes. Comme si la publication était une façon de se délester d’un souvenir ou d’une expérience.

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