Ce n'est écrit nulle part » voyage http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Vous êtes libre… http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/31/vous-etes-libre/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2013/01/31/vous-etes-libre/#comments Thu, 31 Jan 2013 14:01:01 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1869

Toronto, vu de l'hôtel Chelsea

 

Dans ma chambre d’hôtel de downtown Toronto, où je suis descendu pour voir ma fille et lui annoncer une nouvelle qu’elle ne voulait pas apprendre, nouvelle qui l’a immobilisée en pleine respiration, comme si on était au cinéma et que le temps s’arrêtait dans un freeze-frame lourd de conséquences, nouvelle qui a fait vaciller notre relation perturbée depuis quelques années déjà, faite de silences, de réunions ratées, d’une incompréhension fondamentale – mais il ne peut en être autrement, c’est dans la nature des relations parentales de générer méprises et attentes irrésolues –, dans cette chambre qui ne m’offre ce matin qu’un paysage de buildings et d’affiches publicitaires, je lis le livre  Iotékha’ de Robert Lalonde (Boréal, 2004), et trouve cette phrase d’Henry Miller, « Fuyez le monde et vous êtes perdu. Perdez-vous en lui et vous êtes libre. »
Libre de quoi au juste?
Une vérité me rattrape : ce n’est jamais au père de chercher à se libérer, c’est à l’enfant de le faire.

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Toi qui… http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/20/toi-qui/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/20/toi-qui/#comments Sun, 20 May 2012 15:41:43 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1787 (Reprise du texte qui a été publié sur le site de  l’atelier de création et de réflexion, Les moyens du récit contemporain, organisé par René Audet et Mahigan Lepage, dans la section « Vers Québec – textes »; texte lu à Québec par Mathieu Arsenault, le mercredi 16 mai, à l’Établi.)

 

Toi qui conduis d’une main et textes de l’autre, sur l’autoroute 20 en direction de Québec, le mercredi midi vers 13 heures trente, qui textes et conduis à 118 km/h, sur l’allée de dépassement, à la hauteur de Sainte-Julie, sans un seul regard pour les voitures qui te suivent et tentent de te dépasser, je te hais.

Toi qui conduis et textes, textes et conduis, et qui, une fois de temps en temps, regardes ce qui se passe à l’extérieur, étonné de découvrir qu’on te suit de près – non, mais, quels salauds ! –, qu’on te suit de près et entreprend même de te dépasser de l’intérieur, raison pour laquelle on sait que tu ne fais pas que conduire ou manger ou fumer ou parler au téléphone, ce qui est déjà interdit, mais te compliques la vie en tentant de la main droite, pendant que de la gauche tu tiens le volant, de rédiger un texto sur ton téléphone intelligent, ce qui, à 118 km/h, est parfaitement inintelligent, je te hais.

Toi qui conduis lâchement ta voiture, inconscient des dangers que tu cours et fais courir quand, dans ton bolide haut de gamme de marque japonaise, tu enjambes les lignes pointillées du tracé de l’autoroute et t’aventures au moment le plus inopportun dans l’allée de droite, juste au moment où je m’apprête à te dépasser de l’intérieur, me forçant à mettre un terme à ma manœuvre, freinant subitement et enjambant à mon tour les pointillés, maudissant le ciel et les enfers et les demoiselles de compagnie dans une envolée anathémique subitement très scatologique, je te hais.

Toi qui, ce n’est pas parce que tu fais plus d’argent que moi, que ton manteau est griffé, que ta voiture est deux fois plus chère que la mienne, que ta vie est faite de cocktails dinatoires et de soirées vins et petits fours, que tes enfants vont à l’école privée, que ton aînée fait de l’équitation et que ton cadet pratique le kick boxing et le karting et le karaté et le curling et le canot, et que tu possèdes les ordinateurs les plus sophistiqués du monde, sans oublier ton foutu bidule téléphonique, ce n’est pas pour cela que je te hais, c’est simplement parce que tu textes en conduisant, conduis en textant et que l’autoroute n’est pas un banc public.

Je te hais, parce que tu penses que la vitesse est un jeu pour enfants et que maintenant que tu es adulte, tu n’as plus à t’en soucier, tu penses qu’il ne doit y avoir rien de mal à faire un petit texto de temps en temps sur l’autoroute, ce n’est pas comme téléphoner, c’est beaucoup moins accaparant et c’est vite fait, quelques touches sur le clavier virtuel du téléphone et le tour est joué. On pèse sur send et swoooch ! c’est parti. Moi pendant ce temps, tu comprends, je file à 130 km/h, sur la même autoroute. C’est moi qui te colle au cul, espèce de débile profond ! C’est quoi ton numéro de téléphone pour que je te texte d’aller te faire… ? Je m’irrite facilement, je sais, je suis soupe au lait, d’accord, mais le stress est grand. Je me rends à Québec pour un atelier sur la création littéraire, je n’ai pas écrit la moindre ligne de mon intervention, je me sens fébrile, dépassé par les événements, en situation d’imposteur, il me faudra jeter de la poudre aux yeux, faire mine de savoir ce que je dis quand je l’aurai improvisé sur le pont Pierre-Laporte, j’aurais plutôt voulu rester à la maison, sagement assis devant l’écran de mon ordinateur afin de noter tout ce qui me passe par la tête, des mots de rien du tout, des phrases sans avenir, des pensées divergentes qui m’auraient distrait de mes obligations, au lieu de ça, je dois filer sur la 20, toutes affaires cessantes, l’esprit aux abois, car je n’ai rien à dire sur la création littéraire ou sur les moyens du récit contemporain, les moyens ? quels moyens ? moyens du bord ? moyens de transport ? l’autoroute de l’information ? la littérature, le texte, les textos ? le retour au narratif, la soif de réalité, l’écriture entre la page et l’écran, eh misère… Je n’ai rien de transcendant à dire, aucune Vérité à transmettre ; la Vérité de toute façon, je l’ai dépassée, elle conduisait un Dodge RAM, je sais, c’est surprenant, on ne croit pas que la Vérité conduit un pickup et qu’elle fume des Export A en laissant sortir la fumée par la fenêtre de sa portière, mais c’est la triste vérité, je l’ai vue de mes yeux vue, elle portait une casquette Nike, alors tu comprends Toi qui, tes manœuvres loufoques sur la route, tes zigzags, tes enjambements, ta vitesse irrégulière, je les ai exactement là où tu penses, entre autres parce qu’ils me forcent à vouloir survivre et, comme un overdrive, mon instinct de survie s’est enclenché et a déclassé mon vague à l’âme. Je rechigne peut-être à aller parler de création, mais ce n’est pas une raison pour mourir au bout d’un texto.

Pour toutes ces raisons, Toi qui, je te hais.

 

Sur la route

 

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Rails, gares et trains http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/20/rails-gares-et-trains/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2012/05/20/rails-gares-et-trains/#comments Sun, 20 May 2012 15:32:51 +0000 Bertrand Gervais http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/?p=1783 ( Version longue du texte qui a été lu à Québec, le mercredi 16 mai, à l’Établi, là où avait lieu l’atelier de création et de réflexion, Les moyens du récit contemporain, organisé par René Audet et Mahigan Lepage)

Baie d’Urfé, Canora, Roxboro, Beaurepaire, Bois-franc, du Ruisseau, Pine Beach.
Gare, train, quai, wagon, banquette, départ.

À la gare centrale, je m’arrête brusquement devant une des fresques aux limites du hall, étonné d’y trouver un joueur de la crosse, casque et jambières bien en vue. C’était mon sport favori. On jouait avec des bâtons de bois. On me bouscule. On me renverse. Je chute lourdement sur le sol. Mon coude frappe contre le ciment. Je veux réagir, mais l’homme est déjà loin.
Je me relève péniblement, fais quelques pas, puis m’assois sur un banc collé contre le mur et, tandis qu’on annonce le départ d’un train, j’essaie de me convaincre que ce n’était rien, un simple faux pas, un changement de rythme. À mes pieds, je remarque une chose étrange, c’est un insecte, une libellule rouge.
Les souvenirs surgissent, éblouissants et telluriques. Une libellule rouge sur un rail luisant après le passage du train.
Je me rends sur le quai et descends jusqu’aux rails, imaginant un train aux roues encore chaudes, impatient de se remettre en route. Je suis à la recherche d’un passager clandestin, dissimulé parmi les voyageurs endormis, leurs vêtements froissés par les rêves. Montés à bord, sans même se retourner, les passagers laissent derrière eux des âmes mortes, des libellules atterrées par l’absence dont elles découvrent les premières traces sur le ciment refroidi du quai.
Les gares sont faites de souvenirs qui se dépeuplent, de drames que les rails emportent comme une vulgaire marchandise. Entre deux wagons, je découvre un nid d’images obscurcies par une fine poussière de roche.

Train, wagon, banquette
Le train est un espace bruyant, le cliquetis des roues d’acier sur les rails, les sifflets, les discussions des voisins, les annonces, le grincement de la tôle lors des ralentissements, des décibels de bruits de fond qu’on tente de contrer.
Il faut rester concentré si l’on veut pouvoir y réfléchir, pouvoir y écrire, pouvoir y rêvasser.
Le train est un espace mécanique. C’est du métal sur du métal. Ce qui ne favorise pas le rappel, mais bien plutôt l’abrutissement, le désengagement, l’identité égarée dans le flux des bruits et des mouvements.
Corps instables, membres dépareillés, uniformes vieillis.

Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Le wagon est un espace de transition, instable et mouvementé, qui n’incite pas à l’introspection, mais à l’errance, à une forme d’égarement. Il ne peut en être autrement. Le train passe et ne laisse du paysage qu’il traverse qu’une vision fragmentaire, et éphémère. Un défilement incessant d’images sans réelles aspérités.
Que voit-on d’un train et de ses fenêtres salies par les trajets d’hiver? Rien ou si peu, du bois, des maisons de bord de chemin de fer, sans grand cachet ni richesse, des cours arrières désordonnées, des routes de campagne, des champs, des champs et des champs.
On ne voit presque rien d’un train, rien de la vie des gens, rien des écosystèmes traversés, rien de ce qui est important.
Nous n’avons droit qu’à des bribes.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
La puissance d’un train en marche fait surgir en moi des relents de danger et de mort, de membres arrachés, d’oiseau aux ailes déchirées, de libellule rouge ensevelie sous les pierres, de cheminot aux pantalons souillés et de roches aux angles irréguliers lancées contre les murs des manufactures abandonnées.
Que sent le rail? La créosote. Une odeur industrielle, vaguement menaçante.
Que sent une gare? Le ciment refroidi, l’odeur de plastique brûlé, l’attente. Le café et l’huile rance.
Que sent le chemin de fer? Mon passé, une cigarette au bec. L’odeur nauséabonde du houblon réchauffé.
Rails, talus, traverses, usines désaffectées, bouteilles brisées, douilles de carabine, cadavres d’animaux vidés de leur chair par les corneilles et les rats, souliers aux semelles trouées.
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
J’observe, mais rien ne se révèle à moi. Ce n’est pas un paysage que j’aperçois, mais le froid, le froid comme mode de vie, le froid comme environnement, et son compagnon de toujours, la neige, et la glace, et le frimas sur la vitre.
Je suis à l’écoute, le train avance, le paysage est un camaïeu de gris.
Le gris blanc de la neige,
le gris terne de l’écorce des arbres,
le gris laiteux des nuages,
le gris métallique des rivières longées puis traversées,
un gris plus menaçant, instable, profond qui appelle des images de noyade et de suffocation.
Il y a le gris aussi des pylônes électriques, qui se profilent à l’horizon, structures translucides, étrangement fragiles, comme si on pouvait électrifier un pays à l’aide d’un jeu de mécano.
Il y a le gris des rares maisons que nous croisons, un gris de circonstance, élaboré à partir d’un mélange de neige et de revêtements bas de gamme. Déclin d’aluminium. PVC blanc. Bardeaux en composite.
Et le gris des voitures,
et le gris des bouleaux,
et le gris des chandails et des vestes,
et le gris  des rails,
et le gris anthracite des poteaux et des clôtures,
et le gris de mon imagination qui fait du surplace pendant que le train avance, ralentit, accélère, s’immobilise, se remet lentement en marche, tangue, vibre, grince, masse alourdie qui traverse les champs indifférente aux variations de température, aux oscillations des volontés et des désirs.
Il fait froid, c’est un gris froid et sans aspérité. Un gris rêche comme une pierre non polie contre laquelle un genou vient buter, juste avant le cri. Car la douleur transforme le gris en rouge tirant sur le violet. Elle fait apparaître des libellules aux ailes déployées.

Pourquoi les granges aux abords des chemins de fer ont-elles toujours l’air abandonnées? Les planches de leurs murs sont inégales et parfois même tordues par les intempéries, les angles paraissent brouillés, et la pente des toits est menaçante.
Que met-on dans ces bâtiments?
Des tracteurs?
Des outils vieillots et sans âme?
Des bottes de foin, des chars rouillés, des faux, des lanières de cuir, des selles, des chevaux aux dents jaunies, des fantasmes hérités de l’enfance, chairs rougies par le frottement, masses sans identité ni forme réelle, des cheveux emmêlés, ornés d’une poussière fine et cristalline dans la lumière, une langue qui goûte la réglisse rouge, non,  ce n’est pas tout à fait vrai, une langue qui goûte l’interdit et l’inconnu, une langue qui goûte ce que doit goûter l’amour quand il se fait en cachette et dans l’urgence, une langue qui n’a plus rien de réel.
Pour un train qui entre en gare, combien de voyageurs arrivent à destination? Combien ne font qu’une halte, le temps de récupérer leur voiture ou de prendre le bus qui les emmènera encore plus profondément dans leur bourg? Combien sont perdus? Combien ne savent plus ce qu’ils veulent faire de leur vie? Combien rêvent de disparaître, comme une roche au fond de l’eau?
Les trains bondés rendent tangible mon passé. En chaque voyageur préoccupé, je crois reconnaître mes propres envies de fuite, mes propres angoisses, mes propres déceptions.  Attentif au moindre mouvement de la foule, je me projette dans cette nuée de gens cordés. Ensemble, ils représentent la somme exacte de mes pensées, tacites et incisives, acides et enfouies. Sur le sol, je tourne. Mes souvenirs font rougir le papier.

Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Des fois je suis tellement désorienté que je n’arrive même plus à penser, encore moins à écrire. Train, wagon, banquette. Je suis affalé sur mon banc de train et je m’irrite, mes doigts ne réussissent qu’à écrire du charabia, des voyelles biscornues entrelacées de consonnes dyslexiques.
Le correcteur automatique sème la zizanie dans mes mots et me fait dire des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé. Qui a dit que l’inconscient était structuré comme un langage? L’inconscient est structuré comme une clavier d’ordinateur, en mode qwerty, quand on rêve comme un américain, en mode azerty, pour des cauchemars français, en mode Train, wagon, banquette quand les rêves ont cédé leur place à une angoisse verte et nauséabonde, un clavier manipulé par un aveugle qui n’a pas encore appris le braille et qui en pleure un coup en tapotant sur la surface vitrée de sa tablette électronique.
Je rêve d’un aveugle doté d’un don de clairvoyance, capable de lire à travers les lignes de code de ma désorientation. Je n’ai rien à dire de précis dans cet état, mes doigts éructent de haine, des calomnies émergent de mes manipulations numériques, des anathèmes en Times new roman, des invectives formatées en paragraphes justifiés, des cris disposés en deux colonnes, comme s’ils pouvaient se répondre.

Des fois je suis tellement désorienté que je n’arrive même plus à penser, encore moins à écrire. Je me laisse tomber sur mon banc de train et je regarde les couleurs se répandre en couches épaisses sur l’écran qui me sert de surface de réflexion.
C’est un kaléidoscope rudimentaire avec des cônes et des bâtonnets, je me frotte les yeux pendant quinze secondes avec les jointures de mes index repliés, pressant très fort sur mes globes oculaires, puis j’ouvre les yeux et j’observe le spectacle de mon environnement immédiat strié de couleurs vives et primaires, des lames de rouge, des vagues de magenta, des libellules aux ailes rouges, je reste sagement assis sur mon siège, atteint de vertiges, si je me levais, je le sais, je tituberais, les yeux hagards, les bras grand ouverts pour retrouver un tant soit peu mon équilibre. Je n’ai rien d’un acrobate, je serre les mains et mes ongles pénètrent dans mes paumes, perturbant mes lignes de vie, d’amour et de mort, mes lignes de texte.

Des fois je suis tellement désorienté…
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Train, wagon, banquette
Le train accélère maintenant qu’il chemine en direction de l’ouest. Par la fenêtre, on ne voit plus que des lacs gelés et des forêts, des sapins aux branches alourdies par la neige. Les portables ont été ouverts, les discussions ont perdu de leur intensité, les stylos glissent sur les feuilles des carnets.
Des arbres morts aux abords des rails.
Des troncs abattus, des éclats de pierre au pied des falaises.
Un lac gelé est une surface de jeu. Un chemin. Une piste dont le chant est simple à suivre, malgré son caractère inattendu.
Le froid transforme une masse en une surface, c’est le mystère de l’eau.  Un mystère usuel, car il se reproduit chaque hiver. Les éléments se modifient, les liquides deviennent des corps, les pensées laissent place à des mots, à des textes.
Je n’écris plus, je grelotte.
Je ne pense plus, tout se soude.
C’est le givre.
Le givre des glaces sans tain.
Une courroie noire sur une épaule en partie dénudée.
Des mains effilées.
Une nuque longiligne.
Le corps est une paroi qu’on apprend à gravir.
Le chemin est un rail qu’on consent à emprunter.

Les rails mènent là où les gares ne se rendront jamais. Ils permettent aux pensées de se désarticuler, rabattues aux détails insignifiants, le vol des oiseaux, le vagabondage des chiens sans maîtres, les clôtures rouillées, une libellule rouge aux ailes arrachées, le métal grinçant des wagons de marchandise qui s’immobilisent péniblement.
Sur les rails, les pensées les plus secrètes se transforment en objets du monde. La libellule rouge écrasée sur une traverse signale la toute première amitié trahie; le pot de verre Mason éventré, un départ précipité; un parapluie aux baleines rompues, une envie de parricide à peine retenue.
Je suis devenu un voyageur sédentaire, avançant à pas de tortue le long d’un rail intérieur. Je ne fréquente plus que des gares sans trains. Mon chemin se calcule en kilomètres de vie crépusculaire. Les paysages que je vois défiler ne peuvent être photographiés, je les perçois, les yeux fermés. Pourtant, ils m’émeuvent comme si ma vie en dépendait.
Il n’y a pas de voyage sans égarement.
Il n’y a pas de voyage sans perte.
Les gares se succèdent à un rythme rapide, et un bleu laiteux a remplacé le gris du jour, un bleu qui lentement cède au marron rougeoyant du crépuscule. J’arriverai bientôt. Oui, j’arriverai bientôt, si tant est qu’une destination soit de mise, car il se peut que ce soit le trajet qui importe, uniquement le trajet, les kilomètres parcourus, les discussions à bâtons rompus, les attentes, les paysages, les regards, les jeux, les paroles sans conséquence, les souvenirs.
Quelqu’un à mes côtés joue de la guitare.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.
Train, wagon, banquette.

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Comme sur un vol d’Air Transat http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/05/16/comme-sur-un-vol-dair-transat/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2010/05/16/comme-sur-un-vol-dair-transat/#comments Sun, 16 May 2010 14:16:29 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=835 polly-06-b&n

Un petit cadeau.

Faites comme si vous étiez sur un vol d’Air Transat. L’avion vient de décoller. Les hôtesses ont fini leur baratin habituel. On vous a servi un Coke diet. Vous tendez la main, prenez le magazine dans la pochette devant vous, l’ouvrez et découvrez un texte que vous vous mettez à lire. C’est une nouvelle. Son titre? « Comme dans un film des frères Coen ». L’auteur? Votre humble serviteur. Le contenu? Here it comes.

Vous me remercierez plus tard.

Comme dans un film des frères Coen

Une femme.

Toutes les femmes debout dans les allées faiblement éclairées.

Celles qui portent une ceinture qu’elles attachent et détachent avec ostentation. Ces femmes nous recommandent d’une voix posée: « Veuillez attacher et ajuster votre ceinture de sécurité. Je vous rappelle qu’il est strictement interdit de fumer dans les toilettes… » Et je me demande à quoi ressemble un homme qui vient d’avoir cinquante ans.

*

Dans le Boeing qui nous ramène à Montréal, je demande à Carole d’intervertir nos places.

Je suis collé contre le hublot et je déteste ça. Je veux pouvoir me lever subitement. Me rendre aux toilettes sur un coup de tête. Ma liberté de mouvement est une condition sine qua non de ma tranquillité d’esprit. Ou une forme mineure de claustrophobie. À mon âge, on ne fait plus la différence.

*

Le ministre du Little White Chapel de Las Vegas, où nous nous sommes mariés, était convaincu que la meilleure façon de faire durer le mariage était pour le mari, quand les choses allaient mal, de prendre son épouse par l’épaule, de la regarder dans le blanc des yeux et de lui dire : I love you.

Il n’y avait pas de meilleur remède. Lui-même appliquait la recette depuis plus de cinquante ans et son épouse était une femme comblée.

C’est le même pasteur qui, au moment de sortir la cassette de la caméra vidéo, s’est rendu compte que le mécanisme était bloqué : « Darn! It jammed. »

On avait payé 100$ pour un enregistrement de la cérémonie. Le ministre ne voulait surtout pas nous rembourser. Nous nous sommes mariés deux fois, Carole et moi. Deux fois en l’espace de dix minutes. La première était une répétition pour la seconde. C’est le contraire d’un shotgun wedding. Et ça explique pourquoi, sur la cassette, je pouffe de rire au moment où Carole fond en larmes.

*

Entre deux passages de l’hôtesse, Carole m’examine de son regard intransigeant. Je me sens toujours coupable quand elle me regarde ainsi. Les secondes s’égrènent tandis que notre café refroidit.

- Tu ne vas pas encore te mettre à écrire.

- Pourquoi pas? J’ai sorti mon carnet. Il n’y a rien d’autre à faire.

- Nous sommes ensemble, cela ne suffit pas?

- Absolument, mais ce n’est pas une raison pour ne pas écrire.

- Tu pourrais faire autre chose.

- Tu veux quoi, que je fasse des origamis?

- Quand tu écris, je ne sais jamais où tu es.

- Pas très loin, comme tu peux voir…

- C’est pas seulement que je ne sais pas ce que tu penses, ça c’est clair que je l’ignore et je m’en fous, mais je ne sais pas où tu es quand tu écris.

- Physiquement?

- Ne fais pas l’idiot. Qui écrit quand tu prends ton stylo? Es-tu un homme marié avec enfant ou un célibataire sans attaches en quête de nouvelles conquêtes?

- I love you.

*

Dire que nous avons failli ne pas nous marier. Un moment d’hésitation et vlan! le coup est parti.

À Las Vegas, on peut se faire décerner un marriage certificate jusqu’à minuit. Nous sommes arrivés à l’hôtel de ville juste avant qu’ils ferment les portes. Nous étions excités. La préposée avait sa liste de questions pour lesquelles nous avions toutes les réponses. Sauf une. « Did you ever have a social security number? » Il m’a fallu y penser à deux fois. C’était une fraction de seconde de trop.

« I can’t give you a licence, if you’re not sure. Check your facts and come back. Next! »

Plaider n’a servi à rien. Il nous a fallu rebrousser chemin.

- Tu l’as fait exprès.

- Mais non, tu étais là.

- Inconsciemment.

- C’est ridicule. Tu ne peux pas dire ça.

- Tu as saboté notre mariage.

- Comment devais-je savoir que l’hésitation était mortelle?

- Tu aurais pu le prévoir. Je sais, en surface, tu n’y es pour rien, mais je te connais, Olivier Patoine, inconsciemment, tu résistais. Alors à la dernière seconde, tu t’es défilé.

- Tu étais là comme moi, tu as bien vu que je n’ai pas hésité sur le mariage, mais sur une question de détail.

- Mais tu as hésité. La porte s’est entrebâillée et tu as mis ton pied.

*

Après une nuit blanche, trois crises de larmes, un interminable conciliabule, quatre doubles scotches, une morsure auto-infligée à l’avant-bras droit, de multiples discussions, une bouteille de champagne vidée dans le lavabo, des accusations, il a été décidé de retourner, à la première heure, au bureau des licences de l’hôtel de ville, de s’y rendre en costume de mariage et de jouer aux innocents. Si on arrivait dès l’ouverture des portes, les chances étaient bonnes que notre demande refusée n’ait pas encore été traitée et inscrite dans le registre informatique, qu’elle traîne plutôt sur une pile de dossiers au coin d’une table, et que nous puissions remplir à nouveau les formulaires, comme si de rien n’était, le sourire aux lèvres et les doigts croisés.

Une consigne m’était tout particulièrement destinée : sous aucun prétexte, pour aucune raison, je ne devais hésiter à répondre aux questions.

*

- Carole… Carole? Tu dors?

- Je dormais, je ne dors plus. Tire tes propres conclusions.

- Je ne voulais pas te réveiller.

- Tu voulais quoi alors, Olivier?

- Je ne tiens plus en place.

- C’est pas une raison pour me réveiller. Déjà que tu bouges tout le temps. Dormir à tes côtés, c’est faire de la route sur un chemin de terre en plein orage électrique.

- Ils sont tous électriques, c’est pour ça qu’on les appelle des orages.

- Si c’est pour me corriger que tu m’as réveillée…

- C’est plus fort que moi, désolé.

- Ouais.

- Je me demande si on n’a pas fait une erreur…

*

Dans le stationnement derrière le Little White Chapel, entre les limousines blanches et les voitures de location, des pétales rouges dans les cheveux, un certificat de mariage signé et contresigné par les autorités locales en main, une bouteille de champagne vidée de son contenu sous pression, nous avons ri comme des hyènes. Jamais de ma vie je ne m’étais senti comme dans un film des frères Coen. C’était exubérant.

*

- Qu’est-ce que tu racontes?

- C’est plus fort que moi. Je pense à notre équilibre. À notre intimité. Nous sommes maintenant comme nos parents. Mariés.

- Tu n’es pas sérieux!

- Nous nous sommes assagis.

- Tu aurais pu y penser avant.

- Comment pouvais-je prévoir?

*

Je ferme la porte des toilettes avec soin et me passe la main dans les cheveux. Quand je me regarde dans le miroir, ce n’est pas moi que je découvre, mais une parodie. Désolante.

Dans ma tête, j’ai encore vingt-cinq ans. Ou trente. Ce n’est pas important. Je suis grand et maigre, une légère toison dessine un triangle isocèle sur mon torse, mon ventre est plat et mes biceps, saillants.

J’ouvre les yeux, et c’est un quinquagénaire qui me retourne mon regard. Un homme légèrement bedonnant, aux muscles alourdis et au teint blafard. Il lui reste encore des cheveux, mais ils ont commencé à grisonner. Et quand il rentre la tête, un double menton apparaît qui déforme son visage. Le verdict est sans appel.

*

Je reviens penaud à mon siège.

Le 50 D.

Les lumières sont tamisées, l’aération est assourdissante.

Carole n’est plus là. Je vérifie le numéro de la rangée. C’est le bon. Carole est partie. Ce n’est pas seulement son siège qui est vide, ses affaires sont absentes!

Carole? Carole?

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Note envoyée à une amie IX (2 variations) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/26/note-envoyee-a-une-amie-xix-2-variations/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/26/note-envoyee-a-une-amie-xix-2-variations/#comments Sat, 26 Dec 2009 13:55:22 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=587 Hommage brésilien à la petite vie.

Viviane et le pâté chinois (à Euclides da Cunha dans le sertao)

Viviane et le pâté chinois (à Euclides da Cunha dans le sertao)

Fatima et le pâté chinois (à Euclides da Cunha dans le sertao)

Fatima et le pâté chinois (à Euclides da Cunha dans le sertao)

Sur ces images idylliques se clôt la série des notes envoyées à une amie restée à Montréal.

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Note envoyée à une amie VIII http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/25/note-envoyee-a-une-amie-viii-fin/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/25/note-envoyee-a-une-amie-viii-fin/#comments Fri, 25 Dec 2009 20:37:34 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=578

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Oh! Le beau Noël...

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http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/25/note-envoyee-a-une-amie-viii-fin/feed/ 0
Note envoyée à une amie VII (zoom in) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/23/note-envoyee-a-une-amie-vii-zoom-in/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/23/note-envoyee-a-une-amie-vii-zoom-in/#comments Thu, 24 Dec 2009 02:16:17 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=566 Pour un resserrement progressif du plaisir…

Le marché de Recife à l'heure du lunch

Le marché de Recife à l'heure du lunch

J'aime regarder où je mets les pieds, surtout dans les marchés.

J'aime regarder où je mets les pieds, surtout dans les marchés.

J'aime regarder où le stupre se loge (détail)

J'aime regarder où je mets les pieds, surtout dans les marchés (détail).

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Note envoyée à une amie VI (2 variations) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/23/note-envoyee-a-une-amie-vi-2-variations/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/23/note-envoyee-a-une-amie-vi-2-variations/#comments Thu, 24 Dec 2009 02:03:10 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=560 Comme un air de samba en tête

The girl from Ipanema goes walking in chains...

The girl from Ipanema goes walking in chains...

Scarlett meets the Girl from Ipanema behind bars

Scarlett meets the Girl from Ipanema behind bars

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Note envoyée à une amie V (3 variations) http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/23/note-envoyee-a-une-amie-v-3-variations/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/12/23/note-envoyee-a-une-amie-v-3-variations/#comments Thu, 24 Dec 2009 01:56:21 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=552 scarlet-vert

Scarlett trois couleurs (Olinda, Brésil)

Une crèche grandeur nature

Une crèche grandeur nature (Olinda, Brésil)

Un message discret de Scarlett (Olinda, Brésil)

Un message discret de Scarlett (Olinda, Brésil)

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Mirage. Ultime mouvement http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/08/03/mirage-ultime-mouvement/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/08/03/mirage-ultime-mouvement/#comments Mon, 03 Aug 2009 13:15:13 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=381 IMG_2639-low

Le mont Uluru, la nuit, est une masse indistincte.
Déjà peu loquace, il se tait quand la terre poursuit sa rotation et que notre regard, n’ayant plus à se protéger de ce soleil qui donne vie et lumière, se perd dans l’infinité de l’univers.
Il nous rappelle que le Temps du rêve est un mythe, que son ère est ancienne et que ses figures ne nous apparaissent plus qu’à travers d’innombrables distorsions qui en brouillent les traits, peut-être même jusqu’à l’anamorphose.
Le mont Uluru est un mirage qui, la nuit, retourne là où se terrent les illusions.
Et le savoir auquel il semblait donner accès, cette révélation d’une relation nécessaire entre des termes issus de cultures et de philosophies différentes, se retrouve fragilisé.
Mais la fragilité est le propre de l’existence.

*

Uluru…
Le temps du voyage est depuis longtemps passé. Et le mont est retourné dans cette cage à souvenirs que d’aucuns nomment la mémoire.
Une cage comme un panier percé.
Déjà, il n’y reste plus que des miettes.

*

(Saint-Sauveur, dans les Laurentides)
À force de regarder la clairière devant ma fenêtre, à force  de laisser mes yeux en découper les contours, la clôture de perches de cèdre, les lupins, les iris et les lys qui en ponctuent les angles, les épinettes fragiles, les cordes de bois qui délimitent le terrain, elle s’est imprégnée dans mon esprit. Même si je ne suis plus devant ma fenêtre, je n’ai qu’à fermer les yeux pour en revoir les couleurs et les formes.
Le paysage m’habite tout autant que je le hante.
En cela, son souvenir est beaucoup plus stable que l’est celui du mont Uluru, que je n’ai vu que quelques heures.
Les photographies sont là pour témoigner de ma présence à ses pieds. Mais le mont n’est plus qu’un mirage de couleurs et de formes assoupies dans mon esprit. Je ferme les yeux et je ne le vois plus. Je cherche à travers mes souvenirs, et je ne capte que de fragiles spectres sans importance.
Sa présence en moi est liée au fait que mon bref séjour sur ce continent a permis un rapprochement que rien ne me permettait d’anticiper. Sa présence ne prend plus la forme d’une image ou d’un moment de vie, mais d’une parole et d’un discours, témoins hésitants d’une révélation maintenant évanouie.
Il ne reste plus que de faibles traces d’un processus dont le propre est de n’en laisser aucune.

*

Uluru.
Certains noms portent un mystère, comme si la nuit qui les entoure jamais ne relâchait son étreinte.

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