Ce n'est écrit nulle part » William Gass http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart Propos éphémères et littéraires de Bertrand Gervais Tue, 23 May 2017 14:21:28 +0000 en hourly 1 Un monde de pensées http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/10/29/un-monde-de-pensees/ http://blogue.nt2.uqam.ca/cenestecritnullepart/2009/10/29/un-monde-de-pensees/#comments Thu, 29 Oct 2009 18:31:32 +0000 Bertrand Gervais http://wordpress.nt2.ca/cenestecritnullepart/?p=439 B. Gervais, Réflexion: opéra de Sidney, janvier 2009

B. Gervais, Réflexion: opéra de Sidney, janvier 2009

« Le roman est un esprit », nous dit William H. Gass, le philosophe et écrivain américain, « un esprit métaphoriquement conscient du monde » (Habitation of the Word, New York, Simon & Schuster, 1984, p. 141).

Le roman est un monde de pensées, un imaginaire peuplé d’objets immédiats et de leurs tragédies, d’actes d’interprétation et de figures, dont la tâche n’est pas tant de dire le monde ou de le percer d’un regard pénétrant, que d’en mimer les trajectoires et les catastrophes, et d’en présenter une version qui saura nous habiter, qui nous hantera même, dès les premiers instants.

Gass mène une réflexion importante sur la nature nécessairement figurative du texte de fiction. Il souligne que, plongé dans l’univers de la fiction, les pensées sont les seuls instruments par lesquels on appréhende les choses. Elles sont notre seule réalité. Celle dont nous nous emparons en cours de lecture, pour la faire vivre en nous et la continuer. Le roman, dit-il, ressemble à ces kaléidoscopes constitués uniquement de miroirs, qui fracturent et réorganisent le monde selon une géométrie sans cesse renouvelée.

Le roman pour Gass est une monade, façon d’accentuer l’incommunicabilité de l’expérience du monde, même médiatisée par la fiction. Nous sommes tous des monades, des êtres singuliers incapables de communiquer et qui participent à cette danse sans public qu’est la littérature. Comme il le suggère, en tant que monades, nous sommes emmurés et à toutes fins utiles sans fenêtre sur l’autre et sa réalité, aussi n’avons-nous, dans notre esprit, aucune conscience réelle de l’autre, aucun moyen de savoir si nous voyons ou ressentons les mêmes choses. La littérature n’est jamais qu’une fiction, la fiction d’une présence, qui n’est elle-même jamais que la projection sur l’autre de ce que nous sommes. Mais une projection qui vient nous hanter, substituant une présence par une autre.

« Fait de concepts et de liens, de sursauts résiduels dans le larynx, de gris paradigmes sonores, le roman traverse l’esprit comme une procession de paroles; ce faisant, il réussit aisément à remplacer, comme le fait la musique, notre propre vie intérieure, ces balbutiements indécents d’autojustifications et de louanges, ces faibles chaleurs et gelées d’objets sans émotion et de sentiments éloquents; car un roman est un esprit semblable à une monade consciente d’un monde; et comme nous vivons ce monde en lisant, nous vivons à l’intérieur d’un modèle métaphorique qui nous est propre, même si ces deux mondes peuvent paraître aussi éloignés l’un de l’autre que ma vie de celle de Sancho Panza. » (Habitation of the Word, p. 114).

La lecture réunit deux monades, qui se croisent et se passent le relais, à l’abri des regards. Deux monades aussi différentes l’une de l’autre que peuvent l’être l’auteur et le lecteur, des êtres non seulement de familles mais de contrées différentes.
Ce qui n’a été écrit nulle part ne peut jamais être lu que de l’autre côté de l’écran.

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