Les expériences de pensée du professeur S. » expériences de pensée (modernes) http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s laboratoire de réflexion de Philippe St-Germain Thu, 29 Aug 2019 09:29:24 +0000 en hourly 1 http://wordpress.org/?v=3.3.1 Greffe de cerveau: à propos de « Who Is Julia? » (1986) http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/12/03/julia/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/12/03/julia/#comments Thu, 03 Dec 2015 14:05:38 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=346 Continuer la lecture ]]> Les cerveaux sont souvent au coeur d’expériences de pensée mémorables, comme le montreront sans doute de futurs billets de ce blogue. On peut notamment expliquer cette présence soutenue par leur emploi fréquent dans une branche — la philosophie de l’esprit — qui étudie justement la conscience et les propriétés mentales.

Ces expériences impliquent le plus souvent des questionnements d’ordre identitaire: soit par rapport à une seule personne (quand un individu se demande s’il existe vraiment ou s’il n’est qu’un cerveau dans une cuve, par exemple), soit par rapport à plusieurs (après une greffe, en particulier).

C’est à ce dernier groupe que se rattache l’étonnant téléfilm Who is Julia? (1986). Très peu connu, il a été diffusé quelques fois à la télévision américaine et n’a jamais reçu (à ma connaissance) de diffusion sur VHS ou DVD. Il a été inspiré par un roman de Barbara S. Harris. On peut le trouver sur YouTube, téléchargé en sept parties; en voici la première:

L’image est de qualité moyenne (comme en témoignent les captures d’écran incluses plus bas), mais puisque le film est autrement introuvable, YouTube demeure la meilleure option. Son intrigue est remplie d’interrogations identitaires intéressantes. Je lui ai consacré une portion du troisième chapitre de mon Imaginaire de la greffe (pages 90 à 93), et j’ai été ravi de constater que Louis Cornellier s’était principalement servi de cet exemple dans la recension qu’il lui a consacré. (Et un peu surpris: en ce qui a trait aux productions culturelles abordées dans le livre, c’est seulement one of many, comme on dit.)

L'anévrisme de Mary Frances

Un accident sert de catalyseur: afin d’éviter qu’un garçon se fasse frapper par un camion, une conductrice nommée Julia sort de son automobile et se jette sur lui, mais c’est elle qui est heurtée par le poids lourd; elle ne meurt pas mais son corps est complètement déchiqueté. Mary Frances, la mère du garçon, est témoin de l’événement et subit un anévrisme: elle meurt sur le coup.

Une greffe de cerveau

Nous nous retrouvons donc avec deux femmes qui ont subi des sorts inverses: le corps de Julia est détruit, mais son cerveau vit encore; le corps de Mary Frances est intact, mais son cerveau est mort. Afin de sauver au moins une vie, les médecins envisageant une chirurgie d’une redoutable complexité: on greffera le cerveau de Julia dans le corps de Mary Frances.

C’est une opération délicate à bien des égards. D’un point de vue médical, bien sûr, mais au moins autant sur le plan identitaire. Comment appellera-t-on la femme qui continuera à vivre? Elle aura les traits de Mary Frances (ce qui tourmentera considérablement son mari); ses souvenirs et ses pensées seront cependant celles de Julia.

Une réadaptation difficile...

Entre l’intérieur et l’extérieur, le téléfilm tranche pour l’intériorité: on appellera «Julia» la femme qui possède le corps de Mary Frances, mais le cerveau, la personnalité et la mémoire de la Julia originelle. Sans multiplier les nuances, le film montre assez bien l’impact de la chirurgie sur les proches des deux femmes, qui interagissent difficilement avec la greffée.

Il y a quelque temps, j’ai terminé la lecture — puis la rédaction d’un compte rendu — du roman Corps désirable (2015) de Hubert Haddad, dont certains passages m’ont fait penser à Who is Julia? Dans la mesure où il s’inspire du véritable chirurgien italien Sergio Canavero, qui a l’intention de réaliser la greffe d’une tête dans un futur proche, le livre fait partie d’une nouvelle «vague» de romans réalistes sur la greffe, dans laquelle on peut également inclure l’excellent Réparer les vivants (2014) de Maylis de Kerangal (dont j’ai parlé ici).

Corps désirable roman raconte la greffe d’une tête — celle de Cédric Erg sur le corps d’un mort, après un accident subi par le premier. C’est encore une fois l’intériorité et la personnalité (ici une tête, et non un «simple» cerveau) qui permet de l’identifier. La chirurgie lance d’ailleurs le greffé dans une quête puissamment identitaire: il a parfois l’impression de n’être plus tout à fait lui-même, d’être habité par le propriétaire originel du corps (on peut parler de l’impression d’avoir un greffon rebelle); d’autre part, un tatouage sur ce corps lui sert d’indice dans une enquête visant à découvrir l’identité du donneur.

De telles histoires rappellent celle du bateau de Thésée, qui implique une rapport complexe entre le même et l’autre.

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Un prof, des étudiants et un billet de 20$ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/11/05/prof-etudiants-20-dollars/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/11/05/prof-etudiants-20-dollars/#comments Thu, 05 Nov 2015 13:21:48 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=942 Continuer la lecture ]]> Dans les expériences de pensée, le rapport entre la fiction et la réalité va habituellement du premier terme au second: on crée un scénario (souvent fantaisiste) qu’on peut ensuite appliquer à des cas concrets. C’est du moins ainsi que je l’ai abordé dans ce blogue, notamment en parlant du mythe de l’anneau qui rend invisible.

Mais il arrive aussi que le rapport change de direction et que le réel fournisse une matière qu’on peut immédiatement transformer en expérience de pensée.

Je l’ai vécu cette semaine, quelque part au quatrième étage du Collège Ahuntsic.

Mes étudiants effectuaient un travail d’équipe et quittaient au fur et à mesure qu’ils le complétaient, ce qui occasionnait plusieurs déplacements. Vers la fin du cours, quand il y avait encore une douzaine d’étudiants dans le local, on m’a signalé qu’un billet de 20$ traînait par terre. Personne ne se dépêchait pour le récupérer.

J’ai d’abord pensé qu’il m’appartenait, mais c’était impossible: mon argent se trouvait dans un portefeuille que je n’avais pas sorti depuis mon arrivée au cégep.

Comme à peu près tout le monde, j’ai déjà vu traîner de l’argent par terre sans connaître sa provenance, mais j’étais alors le seul à être confronté à cet argent que je venais de découvrir. Et comme à peu près tout le monde (?), je l’ai généralement ramassé et gardé.

Ce matin-là, en classe, c’était plus compliqué. J’ai ramassé le 20$, mais je ne savais pas trop quoi en faire. Le garder? Je ne m’en sentais pas capable. Quant à mes motifs… j’aimerais penser que c’était par droiture morale, mais c’était peut-être aussi — pour reprendre le mythe de l’anneau — parce que j’étais sous le regard d’autrui.

Allais-je donner le 20$ à la première personne qui se manifesterait? Pas sûr. Qui me dit qu’elle serait la véritable propriétaire du billet? Une étudiante a pensé la même chose et a dit «C’est à moi!» avec un sourire en coin.

Il était hors de question de laisser le 20$ aux gardes de sécurité qui reçoivent les objets perdus. On peut difficilement considérer un billet de 20$ comme un «objet perdu»: loin d’être signé et individualisé, il est parfaitement générique. Et les gardes seraient alors embêtés par le même dilemme moral que moi.

J’en étais là dans mes réflexions quant un étudiant est revenu en classe pour récupérer l’argent et imposer un dénouement abrupt à mon aventure: tout indiquait qu’il était honnête et ne faisait que reprendre son bien.

Mais j’ai tout de même eu l’impression, un moment, d’être dans une classe semblable à celle du film After the Dark (abordé dans un autre billet), dont l’enseignant plonge ses étudiants dans des cours qui sont de véritables expériences de pensée… tout en s’y plongeant lui-même.

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L’invisibilité dans la culture pop… et sur le blogue http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/09/22/invisibilite/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/09/22/invisibilite/#comments Tue, 22 Sep 2015 13:39:06 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=876 Continuer la lecture ]]> Ce court billet a une double fonction: expliquer mon invisibilité des deux dernières semaines et montrer qu’elle a été productive… comme c’est souvent le cas, dans les productions culturelles qui portent sur ce thème!

Le podcast de Pop-en-stock auquel j’ai participé le 16 septembre dernier est désormais en ligne, et peut être écouté ici.

Pendant une heure, j’ai abordé avec Jean-Michel Berthiaume le thème de l’invisibilité dans la culture populaire. Sans vouloir brûler tous les punchs, on a notamment parlé des fictions suivantes: le mythe de l’anneau de Gygès imaginé par Platon, que j’avais déjà évoqué dans un autre billet de ce blogue; les romans The Invisible Man (H.G. Wells, 1897) et Memoirs of an Invisible Man (H.F. Saint, 1987), ainsi que leurs adaptations cinématographiques; les bandes dessinées The Invisibles (écrite par Grant Morrison, 1994-2000), The League of Extraordinary Gentlemen (Alan Moore, 1999-), Midnight Nation (J. Michael Straczynski, 2000-2002) et The Nobody (Jeff Lemire, 2009). Sans compter plusieurs autres références plus rapides.

Il a été question du pouvoir à la fois libérateur et contraignant de l’invisibilité, qu’elle soit celle des savants fous ou des membres du collectif Anonymous, entre autres applications possibles.

J’en profite pour recommander la fréquentation du site de Pop-en-stock, qui inclut des contributions écrites (sous la forme de dossiers thématiques — j’en dirige un sur la greffe — pouvant toujours accueillir de nouveaux textes, et d’articles libres) et parlées (on y trouve tous les podcasts enregistrés à ce jour). C’est une belle marmite dans laquelle bouillent plusieurs thèmes-phares de la culture populaire.

Quant aux podcasts hebdomadaires, ils sont diffusés en direct sur CHOQ, le mercredi à 17h.

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« They Live »: le monde caché http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/09/09/they-live/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/09/09/they-live/#comments Wed, 09 Sep 2015 11:10:43 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=863 Continuer la lecture ]]> [Une anecdote, en ouverture: entre la conception initiale et la publication de ce billet, l'acteur principal du film They Live (1988), Roddy Piper, est décédé, le 31 juillet 2015. Cette mort est une des raisons qui m'ont incité à achever le texte... tout comme la publication récente de mon texte sur l'allégorie de la caverne, à laquelle They Live est intimement lié.]

Devons-nous obligatoirement visionner des films portant explicitement sur des thèmes philosophiques, dans les cours de philosophie — bref, des films où l’on parle directement de la discipline? Pas nécessairement. On trouve souvent matière à réflexion dans des films appartenant à des genres populaires comme la science-fiction.

Cet intérêt suscité par la science-fiction va de soi dans un blogue comme celui-ci, préoccupé par les rapports souvent complexes entre la pensée rationnelle et la fiction. Tout comme les expériences de pensée évoquées dans ce blogue, la science-fiction a tendance à introduire des dispositifs étranges et fantastiques non seulement pour penser un futur éloigné, mais aussi — et peut-être même surtout — pour (re)penser le présent. L’éloignement de la réalité ne devient alors qu’apparent, le film nous ramenant au réel… tout en empruntant quelques détours.

They Live en offre un exemple probant.

Écrit et réalisé par John Carpenter (un des maîtres du cinéma d’horreur, bien que ce film-ci relève surtout de la science-fiction), ce thriller à faible budget aborde de grandes idées avec la modestie caractéristique de son auteur. Le personnage principal, qui n’est jamais nommé, est l’exemple parfait de l’homme ordinaire (qu’il soit incarné par un ancien lutteur — le Canadien Roddy Piper (1954-2015) — ne fait qu’amplifier cette impression… sans vouloir manquer de respect aux représentants de cette profession, cela étant dit) que rien ne prédestinait au rôle de héros, à part une certaine curiosité. Au début du film, il est simplement en quête d’un emploi — on le présente comme un vagabond qui erre d’un endroit à l’autre, sans domicile fixe.

Héros, il le devient pourtant quand il trouve des lunettes lui permettant de déchiffrer les messages cachés dans les publicités qui l’entourent. Cette découverte est plutôt inattendue: après une intervention armée dans une église (qui n’est en fait qu’une façade), il subtilise une boîte de carton remplie de lunettes fumées. Tout comme Platon dans le récit de l’anneau de Gygès (entre autres exemples), Carpenter ne consacre pas trop d’efforts à la justification du prodige — il s’en sert plutôt comme pur prétexte.

Lorsqu’il porte les lunettes, le héros de They Live se rend compte que des incitations à première vue inoffensives à consommer vêtements et destinations touristiques se transforment en impératifs autoritaires: consommez, achetez, obéissez, conformez-vous, continuez à dormir, regardez la télé… bref, ne pensez pas de manière autonome et laissez-vous dicter la marche à suivre.

Faisant désormais partie de la communauté de «ceux qui voient» (qui se réunissent périodiquement pour organiser leur rébellion), le héros sera traqué par tous ceux qui représentent l’autorité.

Le vidéo suivant montre une des scènes les plus célèbres du film, et sans doute la plus pertinente pour ce qui nous occupe ici:

Le monde de They Live est double: il y a, d’abord, le monde tel que les autres l’observent, rempli de publicités aux messages classiques (pour des vêtements, des voyages, etc.); mais il y a aussi un monde caché, celui des messages véritables, passablement plus sombres et contraignants. Notons que, grâce à ses lunettes, le héros distingue non seulement les messages cachés des publicités, mais aussi la présence d’extraterrestres sinistres qui envahissent progressivement Los Angeles sous des traits humains — le film est d’ailleurs connu sous le titre francophone Invasion Los Angeles.

Entre autres choses, They Live peut être lu à la lumière de l’allégorie de la caverne de Platon, ce qui lui confère une utilité pédagogique sûre dans les cours de philosophie.

Si l’on reprend les images-phares de l’allégorie, les lunettes permettent au personnage de sortir de la caverne et d’accéder à la vérité, tandis que ses confrères et consoeurs — qui ne voient rien — sont autant de prisonniers (ils considèrent vrai ce qui est pourtant faux).

Le parallèle va plus loin: tout comme les prisonniers délivrés de l’allégorie, le héros de They Live a beaucoup de difficulté à convaincre les autres qu’ils se trompent; une de ses tentatives — auprès de son ami (qui n’a pas tellement envie de remettre ses acquis en question) — nécessite une longue bagarre avant d’enfin atteindre son objectif! Ce motif est également conforme à l’allégorie de la caverne, les gens qui sont dans l’erreur accueillant assez mal les conseils de ceux qui savent.

Dans cette scène démesurée, John Carpenter pousse le refus de voir jusqu’au paroxysme, tout en donnant l’occasion à son acteur principal de faire ce qu’il maîtrise le mieux… ça vaut la peine d’y jeter un coup d’oeil:

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Notons enfin que l’imagerie associée au film They Live a été rapidement reprise par certains artistes. Notamment par des graffiteurs, ce que l’on comprend facilement puisque, dans les deux cas, on critique l’ordre établi et les valeurs qui lui sont associées. D’ailleurs, le titre du film est introduit en tant que graffiti, dans le générique du début:

On observe aussi ses images sur des produits dérivés, dont des vêtements:

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« After the Dark »: philosophie extrême http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/08/24/after-the-dark/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/08/24/after-the-dark/#comments Mon, 24 Aug 2015 10:48:29 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=323 Continuer la lecture ]]> Pour souligner la rentrée, voici un billet à propos d’un film qui est lui-même une sorte d’expérience de pensée: un film d’action mettant en vedette des philosophes.

Il s’intitule After the Dark (2014), et il a été écrit et réalisé par John Huddles. Je préfère son titre alternatif, plus littéral et pertinent: The Philosophers. C’était son titre initial, avant que les producteurs ne se ravisent pour des raisons obscures et choisissent un titre peut-être plus commercial, mais beaucoup moins lié au contenu.

Un film d’action — j’exagère: on y trouve quelques scènes d’action… il ne faut pas s’attendre à The Avengers — mettant en vedette des philosophes ne semble possible que par l’entremise des expériences de pensée, qui sont en effet centrales, ici. L’intrigue se déroule pendant la dernière journée du calendrier scolaire, et elle a pour cadre un cours de philosophie donné par un enseignant avant-gardiste.

Le début du cours est consacré à la brève récapitulation de quelques expériences de pensée classiques; elles sont mises en images dans le film avec un humour plus efficace que celui, somme toute conventionnel, des scènes ultérieures.

Le singe savant

Le paradoxe du singe savant, tout d’abord, qui stipule qu’un chimpanzé qu’on laisserait taper à la machine à écrire pendant une période infinie en viendrait inévitablement à rédiger une oeuvre célèbre, comme le Hamlet de Shakespeare, entre autres exemples. La possibilité qu’un singe immortel parvienne à taper une oeuvre classique est donc non nulle, quoique très faible.

La référence au singe est artificielle (bien qu’on puisse y voir une allusion à l’hypothèse d’un animal savant): on pense surtout à un mécanisme abstrait qui taperait des lettres à l’infini. Ce paradoxe a donné lieu à des formalisations logiques complexes que je laisserai de côté ici.

Le dilemme du tramway

On assiste ensuite à une illustration cinématographique du fameux dilemme du tramway, inventé par Philippa Foot en 1967: supposons qu’un tramway hors de contrôle peut suivre deux voies — une première, qui sera empruntée si le témoin n’effectue aucune manoeuvre, provoquerait la mort de cinq personnes, tandis que la seconde (accessible en appuyant sur un levier) ne tuerait qu’une seule personne; quelle serait la meilleure décision? Vaudrait-il mieux s’impliquer en causant «volontairement» une mort, ou laisser cinq morts se produire puisqu’elles ne nous concernent pas?

After the Dark intègre au dilemme originel une variante introduite par Judith Jarvis Thomson en 1976: celle de l’homme obèse que l’on peut pousser sur une des voies pour que le tramway se bloque sans tuer les six personnages préalablement évoqués. Osera-t-on le sacrifier pour éviter une catastrophe encore plus considérable?

Une fin (imaginaire) du monde

Si l’enseignant expose ses élèves à autant d’expériences de pensée, c’est, dit-il, pour «renforcer leurs esprits». Et ces expériences sont autant de pratiques en vue de l’expérience ultime, qui prend la forme d’un scénario post-apocalyptique: et si la société disparaissait à cause d’un cataclysme? Le groupe se projettera donc dans ce scénario, où un refuge ne pourra accueillir que dix personnes (ils sont vingt et un), avec suffisamment d’oxygène pour survivre un an. Qui sera choisi(e) et qui sera abandonné(e)?

Afin de les aider à faire leurs choix, les vingt et une personnes pigent une carte définissant leur habileté spéciale (le plus souvent: un métier). Les avis divergeront toutefois sur l’utilité des métiers (harpiste, chanteuse d’opéra, ingénieure, chirurgienne, etc.) dans un contexte post-apocalyptique.

"Nous sommes des philosophes de l'extrême."

À cette expérience de pensée principale s’en greffent quelques autres, semées par l’enseignant avec un plaisir pervers. Une étudiante — la meilleure, selon lui (on aura plusieurs fois l’occasion de constater sa préférence) — dit trouver l’expérience moralement inacceptable et menace de quitter le local… jusqu’à ce que le professeur la confronte à une situation désagréable: si elle quitte, il diminuera la note de son copain (qui fait lui aussi partie du groupe); comment vivrait-elle avec ce regret?

Le scénario post-apocalyptique sera revisité plusieurs fois, conservant en cela le caractère spéculatif de toute expérience de pensée. Dans sa première occurrence, les survivants expulsent le professeur du refuge; ils arrivent à survivre un an (voire un peu plus, étant donné qu’ils sont neuf plutôt que dix), mais ne pouvant sortir — l’enseignant est le seul à connaître le code — ils procèdent à un suicide collectif.

Dans la deuxième occurrence (dont je tairai l’issue), les participants connaissent non seulement leur habileté/métier, mais une facette supplémentaire du personnage qu’ils incarnent. Cette facette peut être leur orientation sexuelle, leur état de santé (une chirurgienne pourrait avoir été infectée par l’Ebola), un talent supplémentaire (la chanteuse d’opéra parle sept langues mais va développer un cancer de la gorge dans trois ans et perdra sans doute la voix), leur quotient intellectuel, etc. On mettra davantage l’accent sur la perpétuation de l’espèce, recomposant les couples à volonté.

Dans la troisième occurrence, un des personnages effectuera lui-même le choix des dix survivants.

À voir, ne serait-ce que pour l’approche de la philosophie en tant qu’expérience extrême.

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La mort de hitchBOT: une expérience sociale et philosophique http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/08/04/hitchbot/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/08/04/hitchbot/#comments Tue, 04 Aug 2015 13:22:41 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=685 Continuer la lecture ]]> Pour une raison étrange, je ne connaissais pas l’existence du fameux hitchBOT avant qu’on annonce sa «mort», au début du mois d’août 2015. Il était pourtant au coeur d’une véritable expérience de pensée qui aurait dû m’interpeller plus tôt.

HitchBOT était un robot créé en Ontario par David Harris Smith et Frauke Zeller, respectivement de l’Université McMaster et de l’Université Ryerson. Le robot ne pouvait pas bouger de manière autonome, mais on l’avait programmé pour qu’il puisse «converser» (de façon assez limitée) sur des sujets divers. Son transport était donc assuré par les gens qui voulaient bien le transporter, comme autant de trajets d’autostoppeur.

On a souvent décrit hitchBOT comme un social experiment, mais dans l’optique de ce blogue et selon un point de vue philosophique, on peut aussi le décrire comme l’amorce — puis comme la mise en pratique — d’une véritable expérience de pensée. Le robot est après tout un dispositif fantastique inventé dans le but de réfléchir à des thèmes concrets; dans ce cas-ci, les comportements humains les plus élémentaires, tant «en personne» que sur les réseaux sociaux (le robot a un site Internet principal, une page Facebook, un compte Twitter, etc.). Comme d’autres dispositifs au coeur d’expériences de pensée (dont l’anneau de Gygès inventé par Platon), hitchBOT est à la fois brillamment conçu et sommairement justifié: ce n’est pas un robot très sophistiqué, mais un prétexte (pour la réflexion et l’action).

En concevant hitchBOT, ses créateurs espéraient trouver une réponse à une question assez typique des recherches sur le posthumanisme: «les robots peuvent-ils faire confiance aux humains?» Quand on s’y attarde un peu, on constate cependant que la question renverse le modèle habituel. Il est plus courant d’utiliser le comportement du robot comme point de départ — notamment grâce au test de Turing, par lequel on tente de voir si un robot parvient à agir exactement comme un humain. L’expérience HitchBOT, en revanche, projette plutôt sa lumière sur les comportements humains eux-mêmes.

En juillet et en août 2014, hitchBOT a traversé le Canada, allant de Halifax jusqu’à Vancouver; puis, au printemps 2015, il a passé quelques jours en Allemagne. Ses «transporteurs» ont multiplié les selfies à chaque étape de son parcours.

On espérait lui faire vivre une expérience analogue aux États-Unis (grâce à un trajet qui l’amènerait de Boston à San Francisco), mais son voyage — amorcé le 17 juillet 2015 — a trouvé une fin abrupte à Philadelphie le 1er août, quand il a été décapité par des vandales. Il a tout de même eu le temps de circuler à Salem, Gloucester, Marblehead et New York.

Le "cadavre" de hitchBOT

Si la mort d’un robot est rarement définitive, on peut dire la même chose de celle de hitchBOT: tout indique qu’il renaîtra de ses morceaux. Ses créateurs ont été franchement impressionnés par les discours et artefacts suscités par le robot, et ils envisagent la possibilité de le reconstruire. Plusieurs individus — notamment aux États-Unis — ont déjà offert leur aide pour une éventuelle deuxième version.

Cet échec de l’expérience hitchBOT n’est qu’apparent, puisque la version 1.0 du robot a connu suffisamment d’aventures pour livrer des témoignages probants. À la question évoquée plus tôt — «les robots peuvent-ils faire confiance aux humains?» –, ses créateurs sont tentés de répondre par l’affirmative («we would say at this point, mostly», estime David Harris Smith).

L’expérience de pensée hitchBOT a plusieurs niveaux, des plus apparents aux plus subtils. Certes, selon le plus sommaire et évident, elle mesure la gentillesse et l’ouverture des humains qui parsèment le trajet du robot. Mais en tant que phénomène social, l’expérience mesure cependant bien d’autres choses. Dont le désir de participer à l’expérience elle-même, pour soi-même et (surtout) devant le regard de l’autre.

Tel qu’indiqué plus tôt, hitchBOT a plusieurs tribunes virtuelles; or, l’archivage des informations relatives au robot ne se limitait pas aux seules traces laissées à son propos sur les réseaux sociaux: il portait aussi les marques de ses différents voyages, car des gens laissaient des messages sur lui, notamment sur ses bras.

De telles caractéristiques contribuent à faire de hitchBOT un canevas suffisamment vide pour qu’on puisse l’investir de signes et de sens.

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