Les expériences de pensée du professeur S. » littérature http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s laboratoire de réflexion de Philippe St-Germain Thu, 29 Aug 2019 09:29:24 +0000 en hourly 1 http://wordpress.org/?v=3.3.1 Greffe de cerveau: à propos de « Who Is Julia? » (1986) http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/12/03/julia/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/12/03/julia/#comments Thu, 03 Dec 2015 14:05:38 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=346 Continuer la lecture ]]> Les cerveaux sont souvent au coeur d’expériences de pensée mémorables, comme le montreront sans doute de futurs billets de ce blogue. On peut notamment expliquer cette présence soutenue par leur emploi fréquent dans une branche — la philosophie de l’esprit — qui étudie justement la conscience et les propriétés mentales.

Ces expériences impliquent le plus souvent des questionnements d’ordre identitaire: soit par rapport à une seule personne (quand un individu se demande s’il existe vraiment ou s’il n’est qu’un cerveau dans une cuve, par exemple), soit par rapport à plusieurs (après une greffe, en particulier).

C’est à ce dernier groupe que se rattache l’étonnant téléfilm Who is Julia? (1986). Très peu connu, il a été diffusé quelques fois à la télévision américaine et n’a jamais reçu (à ma connaissance) de diffusion sur VHS ou DVD. Il a été inspiré par un roman de Barbara S. Harris. On peut le trouver sur YouTube, téléchargé en sept parties; en voici la première:

L’image est de qualité moyenne (comme en témoignent les captures d’écran incluses plus bas), mais puisque le film est autrement introuvable, YouTube demeure la meilleure option. Son intrigue est remplie d’interrogations identitaires intéressantes. Je lui ai consacré une portion du troisième chapitre de mon Imaginaire de la greffe (pages 90 à 93), et j’ai été ravi de constater que Louis Cornellier s’était principalement servi de cet exemple dans la recension qu’il lui a consacré. (Et un peu surpris: en ce qui a trait aux productions culturelles abordées dans le livre, c’est seulement one of many, comme on dit.)

L'anévrisme de Mary Frances

Un accident sert de catalyseur: afin d’éviter qu’un garçon se fasse frapper par un camion, une conductrice nommée Julia sort de son automobile et se jette sur lui, mais c’est elle qui est heurtée par le poids lourd; elle ne meurt pas mais son corps est complètement déchiqueté. Mary Frances, la mère du garçon, est témoin de l’événement et subit un anévrisme: elle meurt sur le coup.

Une greffe de cerveau

Nous nous retrouvons donc avec deux femmes qui ont subi des sorts inverses: le corps de Julia est détruit, mais son cerveau vit encore; le corps de Mary Frances est intact, mais son cerveau est mort. Afin de sauver au moins une vie, les médecins envisageant une chirurgie d’une redoutable complexité: on greffera le cerveau de Julia dans le corps de Mary Frances.

C’est une opération délicate à bien des égards. D’un point de vue médical, bien sûr, mais au moins autant sur le plan identitaire. Comment appellera-t-on la femme qui continuera à vivre? Elle aura les traits de Mary Frances (ce qui tourmentera considérablement son mari); ses souvenirs et ses pensées seront cependant celles de Julia.

Une réadaptation difficile...

Entre l’intérieur et l’extérieur, le téléfilm tranche pour l’intériorité: on appellera «Julia» la femme qui possède le corps de Mary Frances, mais le cerveau, la personnalité et la mémoire de la Julia originelle. Sans multiplier les nuances, le film montre assez bien l’impact de la chirurgie sur les proches des deux femmes, qui interagissent difficilement avec la greffée.

Il y a quelque temps, j’ai terminé la lecture — puis la rédaction d’un compte rendu — du roman Corps désirable (2015) de Hubert Haddad, dont certains passages m’ont fait penser à Who is Julia? Dans la mesure où il s’inspire du véritable chirurgien italien Sergio Canavero, qui a l’intention de réaliser la greffe d’une tête dans un futur proche, le livre fait partie d’une nouvelle «vague» de romans réalistes sur la greffe, dans laquelle on peut également inclure l’excellent Réparer les vivants (2014) de Maylis de Kerangal (dont j’ai parlé ici).

Corps désirable roman raconte la greffe d’une tête — celle de Cédric Erg sur le corps d’un mort, après un accident subi par le premier. C’est encore une fois l’intériorité et la personnalité (ici une tête, et non un «simple» cerveau) qui permet de l’identifier. La chirurgie lance d’ailleurs le greffé dans une quête puissamment identitaire: il a parfois l’impression de n’être plus tout à fait lui-même, d’être habité par le propriétaire originel du corps (on peut parler de l’impression d’avoir un greffon rebelle); d’autre part, un tatouage sur ce corps lui sert d’indice dans une enquête visant à découvrir l’identité du donneur.

De telles histoires rappellent celle du bateau de Thésée, qui implique une rapport complexe entre le même et l’autre.

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Paratextes: à propos d’un texte sur « Métastases » (2014), de David Bélanger http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/11/30/paratextes-metastases/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/11/30/paratextes-metastases/#comments Mon, 30 Nov 2015 11:58:08 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=985 Continuer la lecture ]]> J’inaugure avec ce billet la série Paratextes. Cette notion créée en 1987 par le théoricien Gérard Genette se réfère à tout ce qui entoure et accompagne une oeuvre (préface, commentaires, dédicace, etc.); telle que je l’emploierai ici, elle concernera des textes, articles ou livres que j’ai publiés ailleurs, et à propos desquels je fournirai des informations complémentaires.

Une manière d’entrer dans les coulisses…

J’ai publié il y a quelques semaines un texte — intitulé Le cancer comme métaphore ou le roman contaminé – à propos du roman Métastases (2014), de David Bélanger, sur le site web de Spirale. Vous le trouverez ici; je vous recommande bien sûr d’aller y jeter un coup d’oeil, mais je vous recommande surtout de lire le roman de Bélanger, qui vaut franchement le détour.

Pour toutes sortes de raisons.

Les miennes ne seront peut-être pas les vôtres. J’en étais environ aux deux tiers de ma lecture quand j’ai compris qu’il s’agirait d’un livre déterminant pour moi. J’ai eu envie de contacter son auteur. Moins pour «tester» mes hypothèses sur lui — je ne vois pas l’intérêt d’une telle approche, l’oeuvre appartenant ultimement à ses lecteurs — que pour en savoir un peu plus sur sa réalisation. Une question de craft, comme on dit, par fascination pour le processus d’écriture lui-même… et parce que j’étais franchement impressionné qu’un tel roman soit publié avant le 25è anniversaire de son créateur.

Les racines de mon intérêt étaient assez personnelles. Je les partage ici parce qu’elles sous-tendent aussi, à bien des égards, mon essai L’imaginaire de la greffe, et parce qu’elles continuent à alimenter mon écriture, y compris dans ce blogue. J’ai accompagné ma mère pendant son double combat contre le cancer et la bactérie C difficile, en 2013; j’ai admiré son courage, je l’ai vue frôler la mort, et j’en suis ressorti avec un intérêt fortifié pour la maladie et tout ce qu’elle rend possible. (J’ajoute que ma mère a remporté ses deux combats. Par KO!)

Même au plus fort de l’épreuve en 2013, je n’ai pas eu envie de fuir, dans mes lectures. Au contraire: prenant le métro pour visiter ma mère dans un CHSLD miteux (dont les employés étaient cependant efficaces) en août et en septembre, j’avais le nez plongé dans Le pavillon des cancéreux de Soljenitsyne, tout juste après avoir terminé Je ne veux pas mourir seul de Gil Courtemanche. Et je pensais alors transformer cette aventure médico-existentielle en roman (j’y pense encore…).

Tout cela paraît nous éloigner de Métastases, mais ce n’est que pour mieux y revenir: je suis prédisposé à accueillir avec ouverture et curiosité tout usage du cancer, dans la fiction. Surtout depuis 2013. Je ne lisais pas ces livres pour connaître La Véritable Nature du Cancer, mais pour mieux entrer dans ma propre expérience, quitte à emprunter des chemins inattendus.

Je suis arrivé un peu plus tard à Métastases (au printemps 2015). J’ai été captivé par ses allusions au cancer, du titre aux personnages en passant par l’intrigue même, minée de l’intérieur par ces tumeurs mystérieuses, le cancer devenant le moteur de la narration et le miroir des jeux de l’auteur avec les codes du polar. J’en ai fait le coeur de ma lecture du roman, dont vous trouverez l’essentiel dans le texte publié sur le site de Spirale.

Ce texte a connu une évolution considérable depuis ses balbutiements: il s’agissait d’abord d’un parcours assez long (plus de 3,000 mots), que j’ai fortement réduit pour l’adapter au format privilégié par Spirale. Une purge nécessaire, à mon avis. Les coupures ont donc été principalement effectuées avant l’envoi, mais j’ai ensuite bénéficié d’une révision serrée et éclairante du comité de lecture, qui m’a beaucoup aidé à préciser ma pensée.

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L’invisibilité dans la culture pop… et sur le blogue http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/09/22/invisibilite/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/09/22/invisibilite/#comments Tue, 22 Sep 2015 13:39:06 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=876 Continuer la lecture ]]> Ce court billet a une double fonction: expliquer mon invisibilité des deux dernières semaines et montrer qu’elle a été productive… comme c’est souvent le cas, dans les productions culturelles qui portent sur ce thème!

Le podcast de Pop-en-stock auquel j’ai participé le 16 septembre dernier est désormais en ligne, et peut être écouté ici.

Pendant une heure, j’ai abordé avec Jean-Michel Berthiaume le thème de l’invisibilité dans la culture populaire. Sans vouloir brûler tous les punchs, on a notamment parlé des fictions suivantes: le mythe de l’anneau de Gygès imaginé par Platon, que j’avais déjà évoqué dans un autre billet de ce blogue; les romans The Invisible Man (H.G. Wells, 1897) et Memoirs of an Invisible Man (H.F. Saint, 1987), ainsi que leurs adaptations cinématographiques; les bandes dessinées The Invisibles (écrite par Grant Morrison, 1994-2000), The League of Extraordinary Gentlemen (Alan Moore, 1999-), Midnight Nation (J. Michael Straczynski, 2000-2002) et The Nobody (Jeff Lemire, 2009). Sans compter plusieurs autres références plus rapides.

Il a été question du pouvoir à la fois libérateur et contraignant de l’invisibilité, qu’elle soit celle des savants fous ou des membres du collectif Anonymous, entre autres applications possibles.

J’en profite pour recommander la fréquentation du site de Pop-en-stock, qui inclut des contributions écrites (sous la forme de dossiers thématiques — j’en dirige un sur la greffe — pouvant toujours accueillir de nouveaux textes, et d’articles libres) et parlées (on y trouve tous les podcasts enregistrés à ce jour). C’est une belle marmite dans laquelle bouillent plusieurs thèmes-phares de la culture populaire.

Quant aux podcasts hebdomadaires, ils sont diffusés en direct sur CHOQ, le mercredi à 17h.

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L’anneau de Gygès: agir sans être vu(e) http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/07/21/gyges/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/07/21/gyges/#comments Tue, 21 Jul 2015 13:52:05 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=99 Continuer la lecture ]]> Après un tremblement de terre, un berger trouve dans une crevasse un géant qui porte un anneau; lorsqu’il insère l’anneau à son doigt et en tourne par hasard le chaton, le berger devient invisible. Il profite du prodige pour être l’un des messagers du roi, comploter contre lui et lui ravir sa reine. Il ira même jusqu’à le tuer afin de s’approprier son pouvoir.

Les lignes qui précèdent ne sont pas le synopsis d’un roman ou d’un film de science-fiction, mais une histoire racontée par un philosophe (Platon) dans un de ses livres les plus célèbres (la République). Comme d’autres récits inventés par Platon — dont l’allégorie de la caverne et l’Atlantide, qui seront éventuellement approfondis dans ce blogue –, le mythe de l’anneau de Gygès a traversé les époques, influençant des productions culturelles fort variées.

Le mythe de l’anneau apparait dans la foulée d’une discussion sur la justice et ses bienfaits. Ce que nous souhaitons vraiment, estime Thrasymaque (un des personnages de la République), c’est moins être juste — ou subir la justice de nos pairs — que commettre l’injustice sans être puni(e). Certes, en public, on complimentera volontiers la personne juste, mais on le fera moins par admiration que par frustration: celle de ne pouvoir se vouer à l’injustice en toute impunité. Il croit donc qu’on n’est juste que par contrainte.

Socrate fournira une réplique optimiste à ce point de vue somme toute fataliste à propos de la nature humaine: il estime plutôt que le propriétaire de l’anneau qui agit mal le fait parce qu’il s’abandonne à des appétits déjà présents chez lui (ce n’est donc pas l’anneau — et l’invisibilité subséquente — qui le fait mal agir); en revanche, celui qui possède l’anneau et ne l’utilise pas gardera le contrôle de ses actes et de son existence — il sera même heureux.

Malgré la grande confiance de Socrate en l’être humain, c’est l’interprétation pessimiste qui domine dans les réappropriations modernes du mythe. On le constate facilement en s’attardant à quelques fictions littéraires et cinématographiques de l’invisibilité, qui plongent régulièrement leurs personnages dans les bas-fonds de la moralité.

Le classique The Invisible Man (1897) de H.G. Wells est généralement considéré comme une interprétation moderne du mythe de l’anneau de Gygès. Wells l’assumait amplement: on trouve dans le quatrième chapitre de son Expriment in Autobiography (1934) des allusions à sa lecture fascinée de la République de Platon pendant son adolescence, ce qui nous incite à croire qu’il connaissait très bien le récit grec. Il lui a cependant fait subir un tournant typique de son époque: dans sa version, l’invisibilité est le résultat d’un projet scientifique.

Griffin, l’homme invisible du roman, rappelle le personnage du mythe de Platon puisqu’il profite de son invisibilité afin de bafouer la morale (il vole et tue pour parvenir à ses fins, comme le fera d’ailleurs Sebastian Crane dans le film Hollow Man [2000], influencé par Wells). Le projet scientifique du personnage principal rapproche le roman d’autres œuvres mettant en vedette des savants fous, dont Frankenstein et une autre créature de Wells: le docteur Moreau. L’invisibilité de Griffin accentue en outre l’isolement qui guette toujours les savants fous, déjà éloignés de leurs collègues par leurs recherches radicales.

Notons que si Wells s’intéressait davantage que Platon aux «détails pratiques» de l’invisibilité, cet intérêt sera encore plus grand chez H.F. Saint, l’auteur énigmatique du roman Memoirs of an Invisible Man (1987). Saint a renouvelé le genre en faisant du personnage principal (invisible) le narrateur de l’histoire. Ce choix lui permet d’approfondir toutes les facettes de l’être-invisible, des aventures les plus banales au vol en passant par l’érotisme. Il en profite pour s’attarder à des aspects souvent laissés de côté par ce genre d’œuvres.

Une anecdote sur Saint: Memoirs of an Invisible Man est le seul et unique roman de son auteur, qui l’a surtout écrit (à 45 ans!) pour subvenir aux besoins de sa famille — le roman ayant obtenu un franc succès commercial, sans parler des gains substantiels générés par la vente des droits (presque 2 millions et demi de dollars en vue de l’adaptation cinématographique, qui a paru en 1992), Saint ne s’est jamais remis à la tâche…

Case tirée de "The Nobody" (2009), de Jeff Lemire

On pourrait multiplier les références à des fictions sur le thème de l’invisibilité. J’en évoquerai une dernière, moins connue: la bande dessinée The Nobody (2009), de l’auteur-dessinateur canadien Jeff Lemire. La plupart de ses histoires se déroulent dans des villages ou petites villes, et celle-ci ne fait pas exception.

Dans The Nobody, l’homme invisible est un vagabond qui devient rapidement un sujet de discussion privilégié pour ses hôtes; ancien professeur d’Université, il porte les marques (ou leur absence!) d’une expérience scientifique mystérieuse qui a mal tourné.

Si les fictions de ce type se concentrent généralement sur leur personnage principal, Lemire s’intéresse au moins autant à l’impact de l’étranger (nommé John Griffen, en clin d’oeil à Wells) sur les habitants du village. Le récit est d’ailleurs narré par Vickie, une jeune femme qui avait 16 ans quand Griffen a passé du temps dans son patelin.

Lemire fait généralement peu de cas de son invisibilité, mais il multiplie les allusions aux pertes et aux absences. Il décrit l’assimilation de Griffen à Large Mouth comme une autre sorte d’invisibilité: «as weird as he looked, he was very good at not being noticed» (la narratrice lui dit d’ailleurs: «I haven’t seen you around lately»). Le récit est aussi rongé par d’autres disparitions, dont celle de la mère de Vickie.

L'anti-anneau de Gygès: la caméra de surveillance

Par-delà ses dispositifs fantastiques (anneau magique et invisibilité), le mythe de l’anneau de Gygès porte principalement sur la surveillance et ses effets sur le comportement. On peut donc facilement le transposer à notre époque remplie de caméras et d’écrans. Et les mêmes questionnements éthiques subsistent aujourd’hui: un criminel sera sans doute plus encouragé à voler dans un lieu sans surveillance que dans une pièce munie de caméras. Que fera cependant une personne honnête? Notre réponse à cette question risque fort d’être liée à notre point de vue sur la nature humaine (si cette nature existe…).

Un troll à l'ère d'Internet

L’invisibilité libératrice décrite dans le mythe peut être mise en parallèle avec un phénomène omniprésent sur Internet: le trolling, quand des individus — le plus souvent anonymes — essaient de faire dérailler une discussion. Une employée de Facebook, Julie Zhuo, avait elle-même proposé une comparaison entre cet usage abusif de l’anonymat et le mythe de l’anneau de Gygès dans un texte publié dans le New York Times, en novembre 2010 («Where Anonymity Breeds Contempt»). Le propriétaire de l’anneau annonce après tout l’attitude de certains internautes: il s’insinue de manière égoïste dans des interactions humaines qui ne le concernent pas, sans se rendre vulnérable.

Il choisit donc de porter un masque. Mais n’est-ce pas là justement une autre fonction de l’écran — qui montre, certes, mais qui peut aussi cacher et protéger?

(Je m’en suis tenu ici au thème de l’invisibilité, mais l’autre grand thème du mythe — l’anneau magique — a lui aussi exercé une profonde influence culturelle. Ce sera pour un autre billet.)

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« Réparer les vivants »: la greffe et les limbes http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/07/16/reparer-les-vivants/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/07/16/reparer-les-vivants/#comments Thu, 16 Jul 2015 14:10:56 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=267 Continuer la lecture ]]> Ce livre a paru un peu trop tard pour que je puisse le lire avant de remettre le manuscrit de L’imaginaire de la greffe, mais j’y suis enfin arrivé grâce à sa réédition dans la collection Folio Gallimard.

Je découvre un roman mémorable… pour la greffe, et pour bien d’autres choses.

Certes, il porte sur la greffe, mais d’une manière plus souple que je ne l’avais anticipé et comme par ricochet: son traitement du thème se situe dans la foulée d’une approche plus générale du rapport entre la vie et la mort. Le récit se déploie pendant environ vingt-quatre heures (de l’accident fatal subi par le jeune Simon Limbres à la greffe de son coeur), mais l’écriture virtuose — dans la forme comme dans le fond — propose parfois des percées dans la préhistoire des trajectoires qui s’entrecroisent (celles des proches de Simon, des médecins et infirmiers, des gens en attente d’une greffe).

Tandis que la tentation est grande de considérer le corps comme un réservoir à organes (surtout depuis que les «stocks» ne parviennent plus à satisfaire la demande — Philippe Steiner a consacré un excellent livre (2010) à ce thème; on en trouvera la page couverture ci-haut), le roman traite la greffe avec une forte conscience éthique, pleinement assumée par Maylis de Kerangal dans les entretiens qu’elle a livrés à propos de son roman: «le corps de Simon n’est pas un stock d’organes sur lequel il s’agit de faire main basse» (134).

Section d'une salle de réanimation typique

Dans le premier tiers du livre, j’ai été captivé par la description de l’état de Simon, suspendu entre la vie et la mort puisqu’il est soumis à une mort encéphalique qui n’empêche pas son corps de respirer. Cette suspension transparait aussi dans le lieu où il se trouve: la salle de réanimation. Mon intérêt pour cette section s’explique en partie parce que j’ai vécu des émotions fortes — en tant qu’accompagnateur — dans un lieu semblable, en juillet 2013; cette salle, tout comme l’hôpital dans son ensemble voire la maladie elle-même, entraînent souvent le sentiment de se trouver quelque part dans les limbes (la ressemblance entre «limbes» et «Limbres» n’est sans doute pas un hasard…).

Une telle suspension entre la vie et la mort traduit en outre un suspense, à la fois pour les lecteurs de Réparer les vivants et pour les proches de Simon. L’auteure décrit habilement ce climat:

«Au sein de l’hôpital, la réa est un espace à part qui accueille les vies tangentielles, les comas opaques, les morts annoncées, héberge ces corps situés exactement entre la vie et la mort. Un domaine de couloirs, de chambres, de salles, que régit le suspense.» (32)

Le suspense est éprouvé par les malades (au gré d’une conscience défaillante), leurs proches et les gens qui travaillent en réanimation. Maylis de Kerangal écrit d’ailleurs ce qui suit à propos de Thomas Rémige, qui jouera un rôle crucial dans la passation des organes:

«Ses premières années comme infirmier de réanimation lui secouent la paillasse: il pénètre un outremonde, un espace souterrain ou parallèle, en lisière de l’autre et troublé par leur affleurement limitrophe et continuel, ce monde perfusé de mille sommeils où lui ne dort jamais.» (78)

Andrea di Bonaiuto, détail de la "Descente du Christ dans les limbes" (1365-67)

Ce sentiment d’être dans les limbes est aussi vécu par les gens en attente d’une greffe. «Des gens qui sont inscrits sur des listes selon l’organe à transplanter, et qui chaque matin au réveil se demandent si leur rang a bougé, s’ils sont remontés sur la feuille, des gens qui ne peuvent concevoir aucun futur et ont restreint leur vie, suspendus à l’état de leur organe.» (180)

Celle qui recevra le coeur de Simon doit vivre dans un appartement près de l’hôpital. Elle a du mal à s’y investir, sachant qu’elle pourrait le quitter à tout moment, sans avertissement: «Dernier sas avant le bloc opératoire, elle l’envisage davantage comme l’antichambre de la mort.» (220) Une description qui rappelle la description — religieuse — du purgatoire comme «antichambre de l’enfer». Cet imaginaire du purgatoire fut brillamment mis en lumière par l’historien Jacques Le Goff dans La naissance du purgatoire (1981).

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Plus qu’un roman sur l’imaginaire de la greffe, Réparer les vivants est un roman sur l’imaginaire du coeur. Du coeur de Simon, qui revêt une importance que ne partagent pas ses autres organes, qui que soient les témoins: symbole d’amour pour ses proches, défi et occasion pour les professionnels de la médecine. Le coeur humain détient en effet un privilège médical sûr par rapport aux autres organes: «Virgilio a choisi le coeur pour exister au plus haut, tablant sur l’idée que l’aura souveraine de l’organe rejaillirait sur lui» (244). Le coeur est «à la fois mécanique de pointe et opérateur d’imaginaire surpuissant» (244).

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Avant même d’ouvrir le livre, j’ai été interpellé par l’illustration de la couverture. La même image avait été employée pour la première édition du roman — dans la collection Verticales, toujours chez Gallimard — mais le nouveau format en révèle davantage. C’est le détail d’une photographie de l’Australienne Narelle Autio. En fouillant sur Internet pour regarder ses oeuvres, j’ai constaté que la photographie faisait partie d’un projet au titre très significatif: The Place In Between. Encore une fois cette idée des limbes, qui explique en partie pourquoi Gallimard l’a choisie (en plus de l’allusion nautique, clin d’oeil à l’accident de Simon Limbres).

Voici une autre photographie de Narelle Autio tirée de la même série:

Narelle Autio, "The Place in Between" (2007)

Dans son roman, Maylis de Kerangal convoque un des meilleurs représentants de l’attente limbesque: «Ce truc d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête, il faut imaginer ça.» (180) Terminons donc ce billet avec un bref résumé de l’histoire de Damoclès, dont la version la plus célèbre a été racontée par Cicéron, dans le huitième livre de ses Tusculanes.

Richard Westall, "The Sword of Damocles" (1812)

Les flatteurs — dont Damoclès — s’accumulaient volontiers autour du tyran Denys de Syracuse, un être dominant qui s’estimait pourtant le plus malheureux des hommes. D’un ton admiratif, Damoclès énuméra devant le tyran les marques les plus visibles de sa puissance et de ses richesses, persuadé qu’on ne saurait imaginer une existence plus exaltante.

Afin de le convaincre du contraire, Denys lui fit porter son propre masque, le planta dans le décor qui était le sien d’ordinaire, puis il y ajouta un élément final en accrochant son épée nue à un cran de cheval, tout juste au-dessus de la tête de Damoclès. Celui-ci n’endura pas longtemps cette position précaire. Il comprit que, malgré ses bons côtés, la vie d’un tyran implique une menace constante: celle de la mort, qui peut survenir à tout moment.

Plusieurs personnages de Réparer les vivants revendiquent eux aussi cette compréhension de l’existence.

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