Les expériences de pensée du professeur S. » philosophie http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s laboratoire de réflexion de Philippe St-Germain Thu, 29 Aug 2019 09:29:24 +0000 en hourly 1 http://wordpress.org/?v=3.3.1 Le bateau de Thésée, ou le même et l’autre http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/10/06/thesee/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/10/06/thesee/#comments Tue, 06 Oct 2015 10:56:41 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=376 Continuer la lecture ]]> L’expérience de pensée dite du «bateau de Thésée» remonte à l’Antiquité; elle a notamment été racontée par le polyvalent Plutarque (qui exercé le triple métier de philosophe platonicien, biographe d’individus illustres et prêtre d’Apollon à l’Oracle de Delphes), mais il prétend rapporter une histoire connue. D’autres philosophes en ont parlé, avant Plutarque (Héraclite, Platon, Aristote) et après lui (Hobbes, Locke).

Le retour victorieux de Thésée

Thésée fut la vedette de plusieurs aventures spectaculaires, mais cette expérience de pensée ne se réfère qu’indirectement à un de ses exploits: son affrontement contre le minotaure (un monstre composite issu d’amours contre nature de Pasiphaé et d’un taureau — ce monstre fut enfermé dans un labyrinthe construit par Dédale), qu’il a vaincu.

Une fois revenu à Athènes, les citoyens conservèrent le bateau de Thésée pour lui rendre hommage. Ils y apportèrent une telle attention que le bateau garda son allure des débuts, et ce pendant plusieurs siècles: les Athéniens remplaçaient ses parties défectueuses par d’autres, au fur et à mesure que les problèmes apparaissaient.

Les Athéniens estimaient qu’il s’agissait encore et toujours du même bateau, malgré le changement de pièces (de matière).

Or, ne pourrait-on pas soutenir qu’ils se retrouvaient avec un tout autre bateau, du fait de toutes les modifications? La question centrale de cette expérience de pensée est la suivante: est-ce la forme (toujours la même, dans ce cas) ou la matière (changeante) qui permet à une chose de demeurer une et même et de conserver son identité?

On envisage parfois une expérience de pensée apparentée: supposons que les Athéniens aient remplacé les pièces défectueuses du bateau par ses propres pièces fonctionnelles, le bateau de Thésée se reconstituant ainsi à partir de lui-même, en véritable cannibale; s’agirait-il toujours du même bateau?

Cette expérience de pensée illustre à merveille, comme l’a bien rappelé un essai de Stéphane Ferret publié en 1996, l’identité à travers le temps: elle montre comment une chose peut demeurer elle-même tout en subissant un certain nombre de modifications.

Dans son livre, Ferret a proposé sa propre expérience de pensée, en s’inspirant fortement du bateau de Thésée:

Supposons que deux bateaux sont composés de mille planches — entièrement bleues pour le premier («Beau-Bleu»), entièrement rouges pour le deuxième («Beau-Rouge»). Supposons maintenant que des marins permutent progressivement les planches des deux bateaux, les rendant bicolores. Ces permutations affecteront nécessairement leur identité initialement monochrome. Quand les trois quarts des planches de chaque bateau seront d’une couleur qu’ils ne possédaient pas du début, estimera-t-on que Beau-Bleu et Beau-Rouge ont été reconstitués sur l’autre quai? Et que dira-t-on pendant la période, beaucoup plus trouble, où les bateaux seront constitués à moitié de planches bleues, et à moitié de planches rouges?

Ils auront une identité… flottante (!).

*

Les variations sur le thème du bateau de Thésée ont été nombreuses, dans l’histoire des idées: le philosophie anglais John Locke, par exemple, se demande si un bas troué conserve son identité après qu’on en ait plusieurs fois bouché l’orifice; l’équivalent français serait le couteau de Jeannot, qui conserve son nom tout en ayant changé plusieurs fois de lame et/ou de manche.

On peut aussi évoquer un exemple amusant tiré de l’industrie de la musique: un article du magazine anglais ArtReview a qualifié le groupe Sugababes de «bateau de Thésée» en 2009, puisque chacune de ses membres a éventuellement été remplacée par une autre; dix ans après son émergence, aucune membre originale n’y figurait encore, ce qui n’empêchait pas le groupe de conserver son nom!

"Plogue" pas trop subtile

Cette expérience de pensée traduit — si je peux me permettre de faire allusion à un thème qui m’a beaucoup interpellé il y a quelques années, et qui continue à le faire — une certaine forme de recyclage: on se sert de ce qui a déjà servi en lui donnant une deuxième, voire une troisième vie. Et on peut se demander, alors, à quel point le «produit fini» correspond à ce que l’on avait sous la main, au départ.

Considérons, par exemple, l’adaptation cinématographique d’un roman à succès. En vertu de quel(s) critère(s) pouvons-nous affirmer que le film est «fidèle» au roman? En le reproduisant intégralement? C’est impossible. On considère pourtant que certains films sont «fidèles» à leur source, en dépit de changements importants. Cela supposerait donc que la fidélité autorise aussi certaines modifications. Mais lesquelles?

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L’invisibilité dans la culture pop… et sur le blogue http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/09/22/invisibilite/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/09/22/invisibilite/#comments Tue, 22 Sep 2015 13:39:06 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=876 Continuer la lecture ]]> Ce court billet a une double fonction: expliquer mon invisibilité des deux dernières semaines et montrer qu’elle a été productive… comme c’est souvent le cas, dans les productions culturelles qui portent sur ce thème!

Le podcast de Pop-en-stock auquel j’ai participé le 16 septembre dernier est désormais en ligne, et peut être écouté ici.

Pendant une heure, j’ai abordé avec Jean-Michel Berthiaume le thème de l’invisibilité dans la culture populaire. Sans vouloir brûler tous les punchs, on a notamment parlé des fictions suivantes: le mythe de l’anneau de Gygès imaginé par Platon, que j’avais déjà évoqué dans un autre billet de ce blogue; les romans The Invisible Man (H.G. Wells, 1897) et Memoirs of an Invisible Man (H.F. Saint, 1987), ainsi que leurs adaptations cinématographiques; les bandes dessinées The Invisibles (écrite par Grant Morrison, 1994-2000), The League of Extraordinary Gentlemen (Alan Moore, 1999-), Midnight Nation (J. Michael Straczynski, 2000-2002) et The Nobody (Jeff Lemire, 2009). Sans compter plusieurs autres références plus rapides.

Il a été question du pouvoir à la fois libérateur et contraignant de l’invisibilité, qu’elle soit celle des savants fous ou des membres du collectif Anonymous, entre autres applications possibles.

J’en profite pour recommander la fréquentation du site de Pop-en-stock, qui inclut des contributions écrites (sous la forme de dossiers thématiques — j’en dirige un sur la greffe — pouvant toujours accueillir de nouveaux textes, et d’articles libres) et parlées (on y trouve tous les podcasts enregistrés à ce jour). C’est une belle marmite dans laquelle bouillent plusieurs thèmes-phares de la culture populaire.

Quant aux podcasts hebdomadaires, ils sont diffusés en direct sur CHOQ, le mercredi à 17h.

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L’allégorie de la caverne: la fascination de l’image http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/09/01/la-caverne/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/09/01/la-caverne/#comments Tue, 01 Sep 2015 10:52:43 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=138 Continuer la lecture ]]> Sur un blogue évoquant les expériences de pensée dans son titre même, l’allégorie de la caverne est incontournable. Je l’aborde dès maintenant à cause de son importance, mais aussi parce que certains futurs billets s’y référeront de manière plus ou moins subtile.

C’est une «fiction utile», comme les autres mythes de Platon: un récit inventé — de nature assez fantastique — qui sert de tremplin à la réflexion. Mais elle est peut-être encore plus utile que les autres, pour au moins deux raisons: 1) on peut faire correspondre la plupart de ses aspects à la conception du monde de Platon; 2) on peut l’appliquer très facilement à des phénomènes contemporains, surtout depuis l’essor du virtuel et la multiplication des écrans (j’y reviendrai plus loin).

Platon raconte cette histoire dans le septième livre de la République.

Imaginons des prisonniers, tout au fond d’une caverne. Derrière eux, il y a du feu et des objets qu’on fait défiler devant les flammes; cela produit des ombres qui sont projetées sur le mur leur faisant face. Ils ont passé leur vie à voir ces reflets, et n’ayant jamais vu autre chose, ils sont persuadés que ceux-ci sont vrais et bien réels.

Imaginons maintenant qu’un prisonnier réussisse à se libérer. En escaladant la caverne puis en atteignant la surface, il se rendra compte qu’il se trompait depuis le début; il aura enfin accès aux réalités naturelles, et non aux seuls reflets. Il éprouvera sans doute une des réactions suivantes: l’aveuglement suscité par le soleil pourrait l’amener à retourner dans la caverne afin de rester dans cette «erreur confortable»; tout au contraire, il pourrait se satisfaire de son nouveau savoir et chercher à en tirer profit (par orgueil ou par soif de richesse); mais il pourrait, aussi, revenir dans la caverne pour tenter de délivrer les autres. Tâche difficile, puisqu’il n’est pas agréable d’apprendre qu’on s’est trompé…

Les deux sens de l'allégorie, à gauche (sens littéral) et à droite (sens symbolique)

Cette histoire est une illustration de la conception du monde — des deux mondes, plutôt — selon Platon: la caverne correspond au monde sensible, rempli d’objets (et de leurs reflets/ombres) variables et relatifs, accessibles par nos cinq sens; la surface, en revanche, correspond au monde intelligible, rempli d’Idées stables et universelles accessibles par la pensée.

Platon estime que la connaissance véritable est celle des Idées (la Beauté, le Bien, le Vrai, etc.), qui permettent, à leur tour, la connaissance des choses sensibles particulières. Mais sa conception du monde implique une sorte de «communication» entre les deux mondes, qui ne sont donc pas complètement étanches: on utilise généralement la notion de participation pour expliquer le lien entre les Idées (ex: la beauté) et les choses sensibles (ex: cette belle peinture, ce beau paysage, etc.).

Détail de "La mort de Socrate" (1787)

Le philosophe, dit Platon, correspond au prisonnier délivré qui, plutôt que de se satisfaire de son propre savoir, revient dans la caverne pour aider les autres. Ce geste altruiste représente toutefois un défi considérable, puisqu’il pourrait être perçu comme une insulte — on sent bien, ici, l’influence de Socrate (le maître de Platon), dont la méthode a été perçue comme une intrusion désagréable par certains de ses détracteurs. (On sait que Socrate a subi un procès, et qu’on l’a notamment accusé de corrompre la jeunesse.)

*

À la lumière de l’allégorie de la caverne (et, plus largement, du rapport entre le sensible et l’intelligible), on considère généralement que Platon serait contre le virtuel tel qu’il se déploie à notre époque. Ce virtuel implique après tout une proliférations d’images qui seraient considérées comme autant de reflets et d’ombres.

Une caricature classique qui associe les ombres du récit de Platon aux images télévisuelles

Une caricature classique a d’ailleurs tracé un parallèle entre le mur de la caverne et l’écran d’un téléviseur; en effectuant un bond technologique, on pourrait penser à l’ensemble des écrans (cinéma, ordinateur, téléphone cellulaire, etc.). Plus précisément: à notre rapport au contenu diffusé sur ces écrans. Des images que nous savons fausses peuvent cependant exercer une force d’attraction remarquable, comme lorsqu’on dit qu’on «s’identifie» à un personnage de fiction, ou quand une scène violente ou horrifiante nous fait bondir de notre siège. L’imagerie 3D et les images de synthèse, entre autres avenues technologiques, s’efforcent de faire entrer le spectateur dans des mondes virtuels de plus en plus convaincants et immersifs.

Assiste-t-on aujourd’hui à la victoire des images et du virtuel contre Platon? C’est ce qu’estiment des penseurs comme Gilles Deleuze (qui soutient, contre les détracteurs anciens du virtuel, que celui-ci «possède une pleine réalité, en tant que virtuel») et Jean Baudrillard, qui (parmi d’autres) ont écrit sur le triomphe du simulacre et de la simulation: victoire du virtuel sur un réel qui n’arrive plus à rivaliser avec lui, parce que le virtuel ne cherche plus simplement à reproduire le réel, mais à l’engendrer.

Dans La puissance du simulacre. Dans les pas de Platon (2013), l’essai qu’il a consacré au rapport entre la pensée de Platon et le virtuel, Jean-François Mattéi (1941-2014) tente une approche différente. Loin de congédier l’Idée telle que l’entendait Platon, suggère Mattéi, le virtuel y renvoie sans cesse. De sorte que le virtuel s’inscrirait plutôt «dans les pas de Platon», et non contre lui.

«Ce n’est pas le simulacre, mais l’Idée, qui met en branle la simulation» (page 148), écrit Mattéi. Reproduire un univers, c’est après tout reproduire des corps qui ne sont pas virtuels. Les nouveaux mondes virtuels «ne sont à aucun moment réels, quels que soient nos souhaits ou nos illusions; ils sont un effet de réel qui incite la réflexion à remonter à leur cause.» (149) Les simulacres ne sont donc jamais autonomes : ils «nous confortent dans le pouvoir de l’intelligible, et donc de l’idéalité, qui les porte à une existence fictive» (151).

Que l’on considère les réflexions anciennes ou contemporaines sur le virtuel, on peut considérer ce dernier comme un work in progress: le débat est donc loin d’être clos.

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« After the Dark »: philosophie extrême http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/08/24/after-the-dark/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/08/24/after-the-dark/#comments Mon, 24 Aug 2015 10:48:29 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=323 Continuer la lecture ]]> Pour souligner la rentrée, voici un billet à propos d’un film qui est lui-même une sorte d’expérience de pensée: un film d’action mettant en vedette des philosophes.

Il s’intitule After the Dark (2014), et il a été écrit et réalisé par John Huddles. Je préfère son titre alternatif, plus littéral et pertinent: The Philosophers. C’était son titre initial, avant que les producteurs ne se ravisent pour des raisons obscures et choisissent un titre peut-être plus commercial, mais beaucoup moins lié au contenu.

Un film d’action — j’exagère: on y trouve quelques scènes d’action… il ne faut pas s’attendre à The Avengers — mettant en vedette des philosophes ne semble possible que par l’entremise des expériences de pensée, qui sont en effet centrales, ici. L’intrigue se déroule pendant la dernière journée du calendrier scolaire, et elle a pour cadre un cours de philosophie donné par un enseignant avant-gardiste.

Le début du cours est consacré à la brève récapitulation de quelques expériences de pensée classiques; elles sont mises en images dans le film avec un humour plus efficace que celui, somme toute conventionnel, des scènes ultérieures.

Le singe savant

Le paradoxe du singe savant, tout d’abord, qui stipule qu’un chimpanzé qu’on laisserait taper à la machine à écrire pendant une période infinie en viendrait inévitablement à rédiger une oeuvre célèbre, comme le Hamlet de Shakespeare, entre autres exemples. La possibilité qu’un singe immortel parvienne à taper une oeuvre classique est donc non nulle, quoique très faible.

La référence au singe est artificielle (bien qu’on puisse y voir une allusion à l’hypothèse d’un animal savant): on pense surtout à un mécanisme abstrait qui taperait des lettres à l’infini. Ce paradoxe a donné lieu à des formalisations logiques complexes que je laisserai de côté ici.

Le dilemme du tramway

On assiste ensuite à une illustration cinématographique du fameux dilemme du tramway, inventé par Philippa Foot en 1967: supposons qu’un tramway hors de contrôle peut suivre deux voies — une première, qui sera empruntée si le témoin n’effectue aucune manoeuvre, provoquerait la mort de cinq personnes, tandis que la seconde (accessible en appuyant sur un levier) ne tuerait qu’une seule personne; quelle serait la meilleure décision? Vaudrait-il mieux s’impliquer en causant «volontairement» une mort, ou laisser cinq morts se produire puisqu’elles ne nous concernent pas?

After the Dark intègre au dilemme originel une variante introduite par Judith Jarvis Thomson en 1976: celle de l’homme obèse que l’on peut pousser sur une des voies pour que le tramway se bloque sans tuer les six personnages préalablement évoqués. Osera-t-on le sacrifier pour éviter une catastrophe encore plus considérable?

Une fin (imaginaire) du monde

Si l’enseignant expose ses élèves à autant d’expériences de pensée, c’est, dit-il, pour «renforcer leurs esprits». Et ces expériences sont autant de pratiques en vue de l’expérience ultime, qui prend la forme d’un scénario post-apocalyptique: et si la société disparaissait à cause d’un cataclysme? Le groupe se projettera donc dans ce scénario, où un refuge ne pourra accueillir que dix personnes (ils sont vingt et un), avec suffisamment d’oxygène pour survivre un an. Qui sera choisi(e) et qui sera abandonné(e)?

Afin de les aider à faire leurs choix, les vingt et une personnes pigent une carte définissant leur habileté spéciale (le plus souvent: un métier). Les avis divergeront toutefois sur l’utilité des métiers (harpiste, chanteuse d’opéra, ingénieure, chirurgienne, etc.) dans un contexte post-apocalyptique.

"Nous sommes des philosophes de l'extrême."

À cette expérience de pensée principale s’en greffent quelques autres, semées par l’enseignant avec un plaisir pervers. Une étudiante — la meilleure, selon lui (on aura plusieurs fois l’occasion de constater sa préférence) — dit trouver l’expérience moralement inacceptable et menace de quitter le local… jusqu’à ce que le professeur la confronte à une situation désagréable: si elle quitte, il diminuera la note de son copain (qui fait lui aussi partie du groupe); comment vivrait-elle avec ce regret?

Le scénario post-apocalyptique sera revisité plusieurs fois, conservant en cela le caractère spéculatif de toute expérience de pensée. Dans sa première occurrence, les survivants expulsent le professeur du refuge; ils arrivent à survivre un an (voire un peu plus, étant donné qu’ils sont neuf plutôt que dix), mais ne pouvant sortir — l’enseignant est le seul à connaître le code — ils procèdent à un suicide collectif.

Dans la deuxième occurrence (dont je tairai l’issue), les participants connaissent non seulement leur habileté/métier, mais une facette supplémentaire du personnage qu’ils incarnent. Cette facette peut être leur orientation sexuelle, leur état de santé (une chirurgienne pourrait avoir été infectée par l’Ebola), un talent supplémentaire (la chanteuse d’opéra parle sept langues mais va développer un cancer de la gorge dans trois ans et perdra sans doute la voix), leur quotient intellectuel, etc. On mettra davantage l’accent sur la perpétuation de l’espèce, recomposant les couples à volonté.

Dans la troisième occurrence, un des personnages effectuera lui-même le choix des dix survivants.

À voir, ne serait-ce que pour l’approche de la philosophie en tant qu’expérience extrême.

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L’Atlantide: un philosophe et son mythe http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/08/17/atlantide/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/08/17/atlantide/#comments Mon, 17 Aug 2015 13:12:18 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=149 Continuer la lecture ]]> Si le rapport entre la philosophie et la mythologie est généralement complexe, on peut en dire autant du rapport entre Platon et les mythes. Sa grande sévérité vis-à-vis des poètes et de la mythologie traditionnelle (il va même jusqu’à expulser Homère de sa cité idéale, dans la République) ne l’a pas empêché de créer ses propres récits.

Et non les moindres: certains ont connu une postérité assez remarquable, étant régulièrement repris et réimaginés dans la culture. C’est le cas, entre autres, de l’allégorie de la caverne (qui sera abordée dans un autre billet), mais aussi du mythe de l’Atlantide.

Platon fut le premier à parler de cette civilisation légendaire (dans deux de ses dialogues: le Critias et le Timée). L’Atlantide est désormais connue non seulement comme le décor de nombreuses productions culturelles (des jeux de société aux jeux vidéo, en passant par le cinéma, la littérature et les fabricants de bijoux [qui vendent des soi-disant «bagues atlantes»]). Bien des gens rêvent en outre de retrouver l’Atlantide. Et on ne parle pas seulement, ici, d’amateurs de mystère: des expéditions scientifiques ont régulièrement été organisées pour (re)découvrir l’île perdue.

Difficile d’imaginer ce que dirait Platon s’il était confronté à la popularité écrasante d’un récit somme toute mineur, dans son oeuvre…

Deux récupérations de l'Atlantide dans la culture populaire (parmi bien d'autres)

Le mythe de l’Atlantide raconte l’histoire d’un «empire vaste et merveilleux» (Timée, 25a) qui fut en guerre contre l’ancienne Athènes. Cet affrontement se solda par une catastrophe: en à peine un jour et une nuit, et tout comme l’ancienne Athènes contre laquelle elle combattait, «l’île Atlantide s’enfonça pareillement sous la mer» (25d).

Comment expliquer une ruine si brutale et soudaine? Le Critias ajoute quelques précisions à propos de la déchéance morale des Atlantes: «quand le caractère humain vint à prédominer, alors, désormais impuissants à supporter le poids de la prospérité qui était la leur, ils tombèrent dans l’inconvenance, et, aux yeux de celui qui fait preuve de discernement, ils apparurent moralement laids» (121a-b).

Mais tandis que le Timée invoquait la guerre pour expliquer le triste sort de l’Atlantide, le Critias opte plutôt pour le jugement des dieux. Pour forcer les Atlantes à la modération, Zeus choisit de leur réserver un châtiment. Il réunit les dieux pour discuter de sa nature, mais le Critias s’achève au milieu d’une phrase déterminante: «Et, les ayant rassemblés, il dit…» (121c). On peut au moins supposer que Zeus était sur le point de donner l’ordre qu’on détruise l’île.

Comme d’autres mythes de Platon, celui de l’Atlantide a une signification éthique marquée (les Atlantes sont après tout qualifiés de «moralement laids»), à laquelle s’ajoute un volet politique: il montre comment une civilisation conquérante et arrogante peut être ruinée, malgré sa soi-disant supériorité sur les autres. On renoue, ici, avec le thème typiquement grec de l’hubris: une arrogance susceptible d’être punie; une inconvenance, suivant la traduction du Critias par Luc Brisson. De nombreux personnages de la mythologie grecque s’en s’ont montrés coupables, et ils en ont subi de bien fatales conséquences.

*

L’Atlantide a-t-elle vraiment existé? Plusieurs commentateurs estiment qu’en décrivant l’Atlantide, c’est surtout à sa propre ville — Athènes — que pensait Platon; à son appétit démesuré de pouvoir et de richesses. Comme le suggère Jean-François Pradeau, «l’empire maritime atlante est une projection fictive de l’Athènes contemporaine» (note à son édition des Mythes de Platon, page 245). À bien des égards, le mythe de l’Atlantide peut donc être considéré comme une expérience de pensée portant moins sur une civilisation purement inventée que sur la société de son auteur. Il pourrait également avoir été inspiré par des ouvrages déjà publiés (dont L’enquête d’Hérodote).

Si elle a été inspirée par des oeuvres antérieures, elle en a aussi influencé bien d’autres — ce qu’ont montré bien des spécialistes de l’Atlantide, dont Pierre Vidal-Naquet (qui a résumé dans le livre ci-haut — publié en 2005 — ses cinquante ans de recherches sur le thème). Puisque la plupart des experts laissent régulièrement de côté l’influence de l’Atlantide dans la culture populaire, j’évoquerai brièvement sa présence dans les bandes dessinées américaines et la série de jeux vidéo God of War.

Une histoire publiée dans "Aquaman" et "Justice League" (2012-2013)

Mentionnons d’abord Aquaman, un superhéros de DC Comics créé en 1941. Nommé Arthur Curry, il est associé à l’eau et son origine — surtout à partir de 1959 — est intimement liée à l’Atlantide: sa mère Atlanna, qui pouvait respirer sous l’eau, fit partie de la civilisation des Atlantes, bien qu’elle en fut ultimement rejetée. Cet héritage — qu’Arthur apprend alors que sa mère est sur le point de mourir — est incidemment le principal responsable des pouvoirs d’Arthur. Cette Atlantide de bandes dessinées a été convoquée, il y a quelques années, dans l’histoire Throne of Atlantis écrite par Geoff Johns en 2012-13.

Namor

Marvel (éternel rival de DC) a son propre personnage sous-marin: Namor. Tout comme son collègue, Namor détient une «double citoyenneté», son père étant un matelot américain et sa mère une princesse atlante. Ses parents se sont rencontrés pendant une expédition de son père, tandis que sa mère espionnait de son côté les humains qui examinaient le royaume; la seconde fut capturée par l’équipe du premier, qui tomba rapidement amoureux d’elle. Son père fut d’abord tué par leurs habitants (selon au moins une version), de sorte que Namor aurait grandi auprès de sa mère et des habitants du royaume sous-marin (dont l’appartenance à l’Atlantide ne sera confirmée qu’en 1962). Ses premières aventures mettent l’accent sur tout ce qui l’oppose aux humains, puisqu’il grandit en tant que chef des troupes atlantes. Il deviendra néanmoins le protecteur de ses anciens ennemis, nouant avec eux des alliances parfois difficiles.

La quasi-Atlantide de "God of War II" (2007)

La série de jeux vidéo God of War utilise beaucoup la mythologie grecque, tant dans ses intrigues que dans ses décors. Elle le fait librement, en proposant sa propre «version» de la Grèce ancienne. Le ton est donné dès le premier épisode, qui confronte le héros Kratos à des harpies, minotaures, cyclopes, satyres et centaures, ainsi qu’à la boîte de Pandore, à Méduse et ses Gorgones. Des dieux célèbres font quelques apparitions, dont Poséidon, Athéna et Arès.

Or, l’Atlantide devait initialement former l’un des mondes de God of War II (2007). Le projet a été abandonné (faute de temps et de ressources), mais l’Atlantide est un lieu important de l’épisode God of War: Ghost of Sparta (2010). Elle apparaît sous la forme d’une ville qui aurait été érigée par Poséidon (ce qui assez proche de la source platonicienne).

Dans la série God of War, l’Atlantide fait autant partie de la mythologie grecque que Poséidon ou les cyclopes. Un tel exemple montre à quel point l’Atlantide de Platon a ultimement été intégrée à la mythologie classique.

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L’anneau de Gygès: agir sans être vu(e) http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/07/21/gyges/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/07/21/gyges/#comments Tue, 21 Jul 2015 13:52:05 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=99 Continuer la lecture ]]> Après un tremblement de terre, un berger trouve dans une crevasse un géant qui porte un anneau; lorsqu’il insère l’anneau à son doigt et en tourne par hasard le chaton, le berger devient invisible. Il profite du prodige pour être l’un des messagers du roi, comploter contre lui et lui ravir sa reine. Il ira même jusqu’à le tuer afin de s’approprier son pouvoir.

Les lignes qui précèdent ne sont pas le synopsis d’un roman ou d’un film de science-fiction, mais une histoire racontée par un philosophe (Platon) dans un de ses livres les plus célèbres (la République). Comme d’autres récits inventés par Platon — dont l’allégorie de la caverne et l’Atlantide, qui seront éventuellement approfondis dans ce blogue –, le mythe de l’anneau de Gygès a traversé les époques, influençant des productions culturelles fort variées.

Le mythe de l’anneau apparait dans la foulée d’une discussion sur la justice et ses bienfaits. Ce que nous souhaitons vraiment, estime Thrasymaque (un des personnages de la République), c’est moins être juste — ou subir la justice de nos pairs — que commettre l’injustice sans être puni(e). Certes, en public, on complimentera volontiers la personne juste, mais on le fera moins par admiration que par frustration: celle de ne pouvoir se vouer à l’injustice en toute impunité. Il croit donc qu’on n’est juste que par contrainte.

Socrate fournira une réplique optimiste à ce point de vue somme toute fataliste à propos de la nature humaine: il estime plutôt que le propriétaire de l’anneau qui agit mal le fait parce qu’il s’abandonne à des appétits déjà présents chez lui (ce n’est donc pas l’anneau — et l’invisibilité subséquente — qui le fait mal agir); en revanche, celui qui possède l’anneau et ne l’utilise pas gardera le contrôle de ses actes et de son existence — il sera même heureux.

Malgré la grande confiance de Socrate en l’être humain, c’est l’interprétation pessimiste qui domine dans les réappropriations modernes du mythe. On le constate facilement en s’attardant à quelques fictions littéraires et cinématographiques de l’invisibilité, qui plongent régulièrement leurs personnages dans les bas-fonds de la moralité.

Le classique The Invisible Man (1897) de H.G. Wells est généralement considéré comme une interprétation moderne du mythe de l’anneau de Gygès. Wells l’assumait amplement: on trouve dans le quatrième chapitre de son Expriment in Autobiography (1934) des allusions à sa lecture fascinée de la République de Platon pendant son adolescence, ce qui nous incite à croire qu’il connaissait très bien le récit grec. Il lui a cependant fait subir un tournant typique de son époque: dans sa version, l’invisibilité est le résultat d’un projet scientifique.

Griffin, l’homme invisible du roman, rappelle le personnage du mythe de Platon puisqu’il profite de son invisibilité afin de bafouer la morale (il vole et tue pour parvenir à ses fins, comme le fera d’ailleurs Sebastian Crane dans le film Hollow Man [2000], influencé par Wells). Le projet scientifique du personnage principal rapproche le roman d’autres œuvres mettant en vedette des savants fous, dont Frankenstein et une autre créature de Wells: le docteur Moreau. L’invisibilité de Griffin accentue en outre l’isolement qui guette toujours les savants fous, déjà éloignés de leurs collègues par leurs recherches radicales.

Notons que si Wells s’intéressait davantage que Platon aux «détails pratiques» de l’invisibilité, cet intérêt sera encore plus grand chez H.F. Saint, l’auteur énigmatique du roman Memoirs of an Invisible Man (1987). Saint a renouvelé le genre en faisant du personnage principal (invisible) le narrateur de l’histoire. Ce choix lui permet d’approfondir toutes les facettes de l’être-invisible, des aventures les plus banales au vol en passant par l’érotisme. Il en profite pour s’attarder à des aspects souvent laissés de côté par ce genre d’œuvres.

Une anecdote sur Saint: Memoirs of an Invisible Man est le seul et unique roman de son auteur, qui l’a surtout écrit (à 45 ans!) pour subvenir aux besoins de sa famille — le roman ayant obtenu un franc succès commercial, sans parler des gains substantiels générés par la vente des droits (presque 2 millions et demi de dollars en vue de l’adaptation cinématographique, qui a paru en 1992), Saint ne s’est jamais remis à la tâche…

Case tirée de "The Nobody" (2009), de Jeff Lemire

On pourrait multiplier les références à des fictions sur le thème de l’invisibilité. J’en évoquerai une dernière, moins connue: la bande dessinée The Nobody (2009), de l’auteur-dessinateur canadien Jeff Lemire. La plupart de ses histoires se déroulent dans des villages ou petites villes, et celle-ci ne fait pas exception.

Dans The Nobody, l’homme invisible est un vagabond qui devient rapidement un sujet de discussion privilégié pour ses hôtes; ancien professeur d’Université, il porte les marques (ou leur absence!) d’une expérience scientifique mystérieuse qui a mal tourné.

Si les fictions de ce type se concentrent généralement sur leur personnage principal, Lemire s’intéresse au moins autant à l’impact de l’étranger (nommé John Griffen, en clin d’oeil à Wells) sur les habitants du village. Le récit est d’ailleurs narré par Vickie, une jeune femme qui avait 16 ans quand Griffen a passé du temps dans son patelin.

Lemire fait généralement peu de cas de son invisibilité, mais il multiplie les allusions aux pertes et aux absences. Il décrit l’assimilation de Griffen à Large Mouth comme une autre sorte d’invisibilité: «as weird as he looked, he was very good at not being noticed» (la narratrice lui dit d’ailleurs: «I haven’t seen you around lately»). Le récit est aussi rongé par d’autres disparitions, dont celle de la mère de Vickie.

L'anti-anneau de Gygès: la caméra de surveillance

Par-delà ses dispositifs fantastiques (anneau magique et invisibilité), le mythe de l’anneau de Gygès porte principalement sur la surveillance et ses effets sur le comportement. On peut donc facilement le transposer à notre époque remplie de caméras et d’écrans. Et les mêmes questionnements éthiques subsistent aujourd’hui: un criminel sera sans doute plus encouragé à voler dans un lieu sans surveillance que dans une pièce munie de caméras. Que fera cependant une personne honnête? Notre réponse à cette question risque fort d’être liée à notre point de vue sur la nature humaine (si cette nature existe…).

Un troll à l'ère d'Internet

L’invisibilité libératrice décrite dans le mythe peut être mise en parallèle avec un phénomène omniprésent sur Internet: le trolling, quand des individus — le plus souvent anonymes — essaient de faire dérailler une discussion. Une employée de Facebook, Julie Zhuo, avait elle-même proposé une comparaison entre cet usage abusif de l’anonymat et le mythe de l’anneau de Gygès dans un texte publié dans le New York Times, en novembre 2010 («Where Anonymity Breeds Contempt»). Le propriétaire de l’anneau annonce après tout l’attitude de certains internautes: il s’insinue de manière égoïste dans des interactions humaines qui ne le concernent pas, sans se rendre vulnérable.

Il choisit donc de porter un masque. Mais n’est-ce pas là justement une autre fonction de l’écran — qui montre, certes, mais qui peut aussi cacher et protéger?

(Je m’en suis tenu ici au thème de l’invisibilité, mais l’autre grand thème du mythe — l’anneau magique — a lui aussi exercé une profonde influence culturelle. Ce sera pour un autre billet.)

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