Les expériences de pensée du professeur S. » recyclage http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s laboratoire de réflexion de Philippe St-Germain Thu, 29 Aug 2019 09:29:24 +0000 en hourly 1 http://wordpress.org/?v=3.3.1 Le bateau de Thésée, ou le même et l’autre http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/10/06/thesee/ http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/2015/10/06/thesee/#comments Tue, 06 Oct 2015 10:56:41 +0000 Professeur S. http://blogue.nt2.uqam.ca/professeur-s/?p=376 Continuer la lecture ]]> L’expérience de pensée dite du «bateau de Thésée» remonte à l’Antiquité; elle a notamment été racontée par le polyvalent Plutarque (qui exercé le triple métier de philosophe platonicien, biographe d’individus illustres et prêtre d’Apollon à l’Oracle de Delphes), mais il prétend rapporter une histoire connue. D’autres philosophes en ont parlé, avant Plutarque (Héraclite, Platon, Aristote) et après lui (Hobbes, Locke).

Le retour victorieux de Thésée

Thésée fut la vedette de plusieurs aventures spectaculaires, mais cette expérience de pensée ne se réfère qu’indirectement à un de ses exploits: son affrontement contre le minotaure (un monstre composite issu d’amours contre nature de Pasiphaé et d’un taureau — ce monstre fut enfermé dans un labyrinthe construit par Dédale), qu’il a vaincu.

Une fois revenu à Athènes, les citoyens conservèrent le bateau de Thésée pour lui rendre hommage. Ils y apportèrent une telle attention que le bateau garda son allure des débuts, et ce pendant plusieurs siècles: les Athéniens remplaçaient ses parties défectueuses par d’autres, au fur et à mesure que les problèmes apparaissaient.

Les Athéniens estimaient qu’il s’agissait encore et toujours du même bateau, malgré le changement de pièces (de matière).

Or, ne pourrait-on pas soutenir qu’ils se retrouvaient avec un tout autre bateau, du fait de toutes les modifications? La question centrale de cette expérience de pensée est la suivante: est-ce la forme (toujours la même, dans ce cas) ou la matière (changeante) qui permet à une chose de demeurer une et même et de conserver son identité?

On envisage parfois une expérience de pensée apparentée: supposons que les Athéniens aient remplacé les pièces défectueuses du bateau par ses propres pièces fonctionnelles, le bateau de Thésée se reconstituant ainsi à partir de lui-même, en véritable cannibale; s’agirait-il toujours du même bateau?

Cette expérience de pensée illustre à merveille, comme l’a bien rappelé un essai de Stéphane Ferret publié en 1996, l’identité à travers le temps: elle montre comment une chose peut demeurer elle-même tout en subissant un certain nombre de modifications.

Dans son livre, Ferret a proposé sa propre expérience de pensée, en s’inspirant fortement du bateau de Thésée:

Supposons que deux bateaux sont composés de mille planches — entièrement bleues pour le premier («Beau-Bleu»), entièrement rouges pour le deuxième («Beau-Rouge»). Supposons maintenant que des marins permutent progressivement les planches des deux bateaux, les rendant bicolores. Ces permutations affecteront nécessairement leur identité initialement monochrome. Quand les trois quarts des planches de chaque bateau seront d’une couleur qu’ils ne possédaient pas du début, estimera-t-on que Beau-Bleu et Beau-Rouge ont été reconstitués sur l’autre quai? Et que dira-t-on pendant la période, beaucoup plus trouble, où les bateaux seront constitués à moitié de planches bleues, et à moitié de planches rouges?

Ils auront une identité… flottante (!).

*

Les variations sur le thème du bateau de Thésée ont été nombreuses, dans l’histoire des idées: le philosophie anglais John Locke, par exemple, se demande si un bas troué conserve son identité après qu’on en ait plusieurs fois bouché l’orifice; l’équivalent français serait le couteau de Jeannot, qui conserve son nom tout en ayant changé plusieurs fois de lame et/ou de manche.

On peut aussi évoquer un exemple amusant tiré de l’industrie de la musique: un article du magazine anglais ArtReview a qualifié le groupe Sugababes de «bateau de Thésée» en 2009, puisque chacune de ses membres a éventuellement été remplacée par une autre; dix ans après son émergence, aucune membre originale n’y figurait encore, ce qui n’empêchait pas le groupe de conserver son nom!

"Plogue" pas trop subtile

Cette expérience de pensée traduit — si je peux me permettre de faire allusion à un thème qui m’a beaucoup interpellé il y a quelques années, et qui continue à le faire — une certaine forme de recyclage: on se sert de ce qui a déjà servi en lui donnant une deuxième, voire une troisième vie. Et on peut se demander, alors, à quel point le «produit fini» correspond à ce que l’on avait sous la main, au départ.

Considérons, par exemple, l’adaptation cinématographique d’un roman à succès. En vertu de quel(s) critère(s) pouvons-nous affirmer que le film est «fidèle» au roman? En le reproduisant intégralement? C’est impossible. On considère pourtant que certains films sont «fidèles» à leur source, en dépit de changements importants. Cela supposerait donc que la fidélité autorise aussi certaines modifications. Mais lesquelles?

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