Hochelaga Imaginaire - Rue Rachel http://hochelagaimaginaire.ca/taxonomie-rue/rue-rachel fr Ex memoria http://hochelagaimaginaire.ca/note-de-terrain/ex-memoria <div class="field field-name-field-auteur field-type-entityreference field-label-inline clearfix"><div class="field-label">Auteur·e·s:&nbsp;</div><div class="field-items"><div class="field-item even"><a href="/individu/brunet-b%C3%A9langer-marie-%C3%A8ve">Brunet-Bélanger, Marie-Ève</a></div></div></div><div class="field field-name-body field-type-text-with-summary field-label-hidden"><div class="field-items"><div class="field-item even" property="content:encoded"><p align="right">(Crédits photo: Benoit Bordeleau)</p> <p align="right"> </p> <p align="right"><em>How happy is the </em><br /><em>blameless Vestal's lot! The world<br />forgetting, by the world forgot: </em><br /><em>Eternal  sunshine of the spotless mind!<br />Each</em><em> prayer accepted, and each wish resign'd</em></p> <p style="text-align: right;">- Alexander Pope</p> <p align="center" style="margin-left:36.0pt;"> </p> <p style="text-align: right;"><em>Blessed are the forgetful, for they get the better even of their blunders.</em></p> <p style="text-align: right;">- Nietzsche</p> <p align="right"> </p> <p style="text-align: justify;">Début d’automne qui se vit comme une fin; le ciel semble sur le point de se déverser. Le sol lui répond: miroir grisâtre. Le vent siffle, le son est étouffé par le lainage. À chaque coup de pédale, je m’approche de la ligne qui départage les quartiers. Je ne peux m’empêcher de me demander si l’environnement me signifiera que je suis de l’autre côté de Sherbrooke. Je n’y ai jamais porté attention. St-Germain et Rachel : le feu tourne au vert alors que je vire vers le sud. Dès que je franchis Sherbrooke, je prends de la vitesse; je suis entrainée de plus en plus vite. Les images se superposent : immeubles dangereusement inclinés, deux regards qui ne se reconnaissent plus, voitures immobiles, deux corps, bras ballants, nids de poule qui ponctuent la rue, coffret rouge qui creuse un fossé. Un accord plaqué sur les cordes de ma mémoire : une mélodie trop souvent jouée, des promesses abandonnées remplissant les fosses.</p> <p style="text-align: justify;">Je freine, Hochelaga se déploie devant moi. Le métro est sur ma droite, mais il ne s’imprime pas sur ma rétine. À sa place, il y a un étranger, je le dévisage, j’essaie de comprendre. La distance bien connue réactualisée à chaque fois. Une tranchée qui s’enfonce à chaque parole. L’envie de me boucher les oreilles et de fuir. Mes yeux se posent sur le boitier bleu; j’ai envie d’en oublier le contenu. Il n’y a plus de signifié; il s’est perdu dans les mensonges. Ce ne sont pas les voitures que j’entends, c’est l’écho de trois moments distincts. Ils se rejoignent et se répondent. Le présent vibre au son de deux passés communs, plus ou moins éloignés. <em>Les dendrites, la porte d’entrée du neurone, conduisent des courants électriques (ioniques) générés au niveau synaptique préférentiellement vers le </em><a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9ricaryon" title="Péricaryon"><em>soma</em></a><em>. </em>J’ai envie de remonter la pente et de fermer la porte. Je tourne mon guidon vers la droite, je franchis la barrière invisible pour me diriger vers le métro.</p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;">J’ai de la difficulté à trouver la bonne personne. À certains moments, <em>on </em>s’écrit sans difficulté en impliquant d'emblée la multitude. <em>On</em>, c’est deux personnes qui marchent ensemble, qui découvrent un nouveau quartier, une nouvelle façon de vivre et qui s’apprivoisent à travers les rues. <em>On</em> permet de revivre la liberté nouvellement acquise; le début de la <em>vraie</em> vie adulte. Surtout, <em>on</em> autorise la dissociation des souvenirs et des stimuli. <em>On </em>exclut la personne qui parle. Pourtant, sous cette dépersonnalisation, le <em>je</em> trouve sa place. <em>Je</em> sens l’odeur particulière du houblon; <em>je </em>vois les chemins qui se superposent, l’un dans le présent, l’autre dans le passé; <em>je </em>me rappelle. Il y a aussi le désir de raconter quelqu’un d’autre : de parler d’<em>elle</em>. <em>Elle</em> n’est pas réelle, ce n’est qu’une invention de l’esprit : une fiction. <em>Elle</em> flotte hors de la mémoire. <em>Elle</em> n’a pas de visage, pas de corps. <em>Elle</em> est née dans le quartier, son enfance s’est déroulée près de la rue Dézéry – Déziry, Désiré : désir d’inventer. Ou encore, <em>elle</em> a grandi en banlieue et a choisi de s’installer dans Hochelaga parce que son budget le lui permettait. <em>Elle</em> y a vécu avec des amies aussi novices qu’<em>elle</em> au coin de Darling – les trois darlings – et de Ste-Catherine. La mémoire rattrape la fiction; l’odeur, la pataugeoire désertée, le chemin sinueux jusqu’à la rue Dézéry activent les transmissions nerveuses. Sur le chemin d’asphalte se calque celui de la transmission synaptique. <em>Je </em>s’impose derrière <em>elle </em>: c’est la route qui mène au souvenir.</p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;">La première chose que je remarque, c’est l’odeur grasse du PFK qui ne quitte jamais les lieux. Odeur distincte, tous les <em>fastfoods</em> n’ont pas la même odeur. Je ne suis jamais allée manger dans ce restaurant. Depuis la sortie du burger dont les pains sont remplacés par deux morceaux de poulet frits, mon dédain a encore augmenté. Je me rapproche de la pataugeoire. Dans tous mes souvenirs, elle est vide. Je contemple la même pierre effritée, les mêmes clôtures où la rouille s’accumule, le même fond de béton beige écaillé. Le drain n’est qu’une bouche qui attend l’averse. L’arrière-plan aussi n’a pas bougé : le chalet de brique beige et jaune et la porte verte qui détonne résonnent dans le vide. Ce n’est pas l’endroit qui a changé, c’est moi. De mon poste d’observation, j’entends le roulis incessant des <em>skateboards </em>sur l’asphalte. Ici, le bruit est moins fort, plus subtil; les murs l’étouffent. J’ai l’impression que le crissement du gravier sous les roues ne s’est jamais arrêté. Il rythme le pas des marcheurs : monte à droite, descend à gauche, claquement sec sur le sol et ça recommence. Les passants suivent cette cadence; c’est le cœur du parc. Il peut respirer : roulement sur le côté gauche de la bande, c’est le sang qui entre par les veines pulmonaires. Retour vers le milieu de la piste, c’est le sang qui se déverse de l’oreillette vers le ventricule. Il passe par l’aorte pour retourner irriguer les muscles. Du côté droit de la bande, le sang entre par les veines caves; il coule de l’oreillette vers le ventricule pour ressortir par l’artère pulmonaire; il collecte l’oxygène. Je ne sens plus le PFK, j’entends de moins en moins ce qui se passe au <em>skatepark</em>. Le cerveau a une merveilleuse propriété qui empêche de devenir fou : l’habituation. Un stimulus trop souvent répété finit par disparaître de la conscience, il n’est plus enregistré parce que l’organisme est saturé. À rester assise, je m’habitue au lieu, je commence à en faire partie, c’est signe que je dois changer de place. Je me force à me lever, j’ai la tête lourde, les jambes molles, je suis entre deux – entre trois – ailleurs. On s’habitue à tout; c’est une question d’équilibre, d’homéostasie, de neurotransmetteurs.</p> <p style="text-align: justify;">J’avance sur le chemin fissuré; de l’herbe s’échappe des crevasses. L’opposition me frappe : le gris contre le vert. J’ai l’impression que tout est éphémère. Le parc Raymond-Préfontaine : à mesure que je m’éloigne des <em>skaters</em>, j’ai de la difficulté à croire qu’il s’agit d’un parc. C’est un lieu de passage obligé pour se rendre au métro. <em>Pour transférer l’information d’un point à l’autre de l’axone, il est nécessaire que le potentiel d’action s’y propage et dépolarise sa membrane. </em>C’est un corps divisé en deux par une large cicatrice fatiguée. Du moins, pour les quelques sections que je parcoure aujourd’hui. Les passants qui le matin se rendent au travail ou à l’école ne remarquent rien. Ils marchent d’un pas pressé en regardant droit devant eux, sans que le décor ne s’imprime sur leur rétine. Le soir, c’est la même chose. Le pas peut être plus las; les muscles sont imprégnés des fatigues de la journée. Ils avancent, aveugles. Combien de fois ai-je emprunté ce chemin sans jamais y porter attention? J’étais emportée du début à la fin, chaque pas m’entrainait vers le suivant. Je ne pourrais même pas le décrire de mémoire. Ce n’était qu’une étape nécessaire dans ma journée. Comme les inconnus que je croise, je participais de loin à cet univers, ne cherchant pas à y entrer. Aujourd’hui encore, je suis étrangère, passante essayant d’attraper des bribes de vies anonymes, ne réussissant qu’à entrevoir la mienne.</p> <p style="text-align: justify;">Aujourd'hui, les modules pour enfants sont vides, abandonnés. Le bleu et le rouge des structures attirent mon attention. Dans l’air gris, ils ont l’air essoufflé : un cœur qui n’est plus capable d’oxygéner le sang vicié. L’air manque, les poumons se remplissent de monoxyde de carbone, la fin est proche. Je souris devant les canards en plastique, les mêmes que dans mon enfance. C’était dans un autre parc, dans une autre ville, mais il y a des images qui ne s’oublient pas. La beauté d’un parc réside dans le mélange des gens qui s’y rassemblent. Les frontières s’abaissent, la soudaine proximité pousse les gens à s’ouvrir aux autres, surtout chez les plus jeunes. Deux enfants d’environ six ans, manteau sur le dos, essaient de conquérir l’espace, sans y parvenir. La solitude du lieu les a contaminés, ils sont silencieux. C’est étrange. Habituellement, à cet âge courent, ils sautent et hurlent. Leurs éclats de rire devraient emplir le parc, envahir chaque espace de tranquillité et faire grincer des dents les gens qui sont venus lire en paix. Je les regarde à la dérobée, l’un souffle des bulles de savon; elles sont emportées par le vent. Son regard, comme le mien, les suit. Elles vont lui échapper. Pour le garçon, ce n’est pas un problème, il en souffle des nouvelles. Je suis essoufflée à l’idée de devoir faire plus de bulles, mon cœur n’est plus assez solide. J’aimerais tendre la main et essayer d'en attraper une sans la faire éclater et l’enfermer dans un nouveau coffret.</p> <p style="text-align: justify;">Le deuxième enfant ne cherche pas à interagir avec le premier; il reste dans son coin et ne porte même pas intérêt aux bulles. Ce sont deux étrangers. Deux enfants qui agissent déjà en adulte : ils ne font pas de bruit et ne se parlent pas. Les gouffres ont déjà commencé à se forer. Une femme, environ le même âge que moi, ses cheveux blonds en queue de cheval, a transformé ce lieu en salle d’exercice. Elle utilise les barreaux où, petite fille, j’avais l’habitude de jouer ou de me percher, pour faire des <em>chin up</em>. Je les compte avec elle, par habitude: 12-13-14-15. Elle retombe au sol et court autour des installations. Après quelques tours, elle revient vers le module et commence une nouvelle série : 1-2-3… Ma respiration s’harmonise à ses mouvements : flexion des biceps, j’expire, extension, j’inspire. Elle reprend sa course et je la perds de vue. Les enfants sont toujours silencieux. Ils s’approchent du banc où discutent deux adultes. Ces derniers ne leur accordent pas d’attention. Les deux garçons restent tout près. Mon cœur se serre, j’aimerais faire des bulles avec eux.</p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;">Dans la ruelle, le réseau d’escaliers en colimaçons m’évoque une carte postale de Montréal. C’est un décor propre à la métropole. Lorsque je suis arrivée dans Hochelaga, j’ai été à la fois soulagée et déçue de ne pas avoir ces escaliers sur mon immeuble. Soulagée puisque je ne risquais pas de me casser une jambe une journée de tempête et déçue parce que je me sentais encore banlieusarde, loin des risques urbains, de l’imaginaire montréalais : escaliers-escargots et triplex aux briques rouges. En ce mardi après-midi, la ruelle est vide. Pourtant, j’entends des voix qui s’échappent des maisons. Elles sont cachées par la végétation dense, elles paraissent lointaines; je n’arrive pas à savoir s’il s’agit de la télévision, de la radio ou des murmures de chair et d’os. Ce sont des bruits indistincts.</p> <p style="text-align: justify;">Le grincement des cordes à linge, lui, est reconnaissable. Au fond de la ruelle, droit devant moi, l’Église de la Nativité-de-la-Sainte-Vierge me nargue. Fièrement, elle brandit à sa gauche son clocher surmonté d’une croix. Elle se moque bien des cordes à linge et des arbres qui bariolent sa devanture; elle crève le paysage : pierre grise et cuivre oxydé sur un ciel bleu sans nuages. <em>Les terminaisons axonales ou les boutons terminaux sont le site où l’axone entre en contact avec d’autres neurones (ou d’autres cellules) et leur transmet l’information. </em>Une autre superposition : je m’avance jusqu’au seuil de la porte et tire sur la poignée pour m'apercevoir que Dieu aussi prend des journées de congé. Nous nous étions dit que nous y retournerions, que nous verrions les vitraux de l’intérieur. Puis le  temps  a passé et ce n’est jamais arrivé. Aujourd’hui, je n’ose pas retenter l’expérience. Je préfère passer du côté où le présent rattrape le passé sous la forme d’une affichette blanche parsemée de papillons roses : <em>Répit-Providence</em>. Il y a cinq ans, je ne l’ai jamais remarquée. Sur la rue Dézéry, l’odeur particulière du quartier s’affirme. À la fois sucrée et alcoolisée, elle me fait, comme autrefois, retrousser les narines. J’aurais envie d’enfouir mon visage dans mon foulard pour sentir mon parfum, mais avec la chaleur, je ne le porte pas. J’essaie de supporter les effluves de daiquiri qui a mal tourné, sachant que je vais m’habituer. La journée ressemble à une autre : nous étions deux et nous avions profité du soleil automnal et d’un reste de chaleur pour effectuer une reconnaissance du quartier. En passant la rue Adam, l’odeur nous avait frappés. C’était il y a longtemps. Plusieurs mois plus tard, il en avait découvert la provenance et me l’avait partagé dans un bar du village, autour d’une sangria fraîche.</p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;">Sur la rue Dézéry, je décide de tourner vers l’est et de suivre ce que je nomme une fausse ruelle. Fausse parce qu’il ne s’agit pas de l’arrière d’immeubles. Au contraire, il s’agit d’un espace aménagé exprès pour les marcheurs. Les voitures ne peuvent pas s’y aventurer, c’est trop étroit. Il s’agit d’un passage reliant les rues Dézéry, Saint-Germain, Winnipeg et Darling. Une artère bien droite, parsemée d’arbres et de bancs. Je m’assois sur le bout des fesses. Le bois gras est recouvert d’écriture au crayon-feutre. À rester immobile, je commence à avoir froid. Je me lève, réactivant ma circulation. Dans le parc Hochelaga, l’odeur a disparu ou alors je me suis désensibilisée. Au loin, j’entends le bruit des voitures qui circulent sur Ontario. Le parc, bien que bondé de gens, est plus tranquille : le bruissement des feuilles dans les arbres et le clapotis de l’eau dans la fontaine sont audibles. J’entends des éclats de voix, les rires, des jappements et le bruit des chaussures qui martèlent le sol. Mon regard se pose sur un coin de gazon un peu en retrait, près de la clôture qui longe la rue Darling. Je devais lire à l’extérieur – allongée dans l’herbe, le nez près du sol et le soleil qui me chauffait le dos – pour pouvoir sentir les effluves de terre chauffée, les relents d’humidité et le gazon fraîchement coupé. Toute cette nature se mélangeait aux pages, aux mots pour former la trame de l’interdit. Le Paradou. <em>Il n’y avait, sous le plafond bleu, que le parfum étouffant des fleurs. Et il semblait que ce parfum ne fût autre que l’odeur d’amour ancien dont l’alcôve était</em><em> toujours restée tiède, une odeur grandie, centuplée, devenue si forte, qu’elle soufflait l’asphyxie.</em> Un autre jour, le bruit des cloches enseveli par le moteur des voitures filant sur la promenade me rappelle l’histoire d’Albine et de Serge, écho de mon histoire.</p> <p style="text-align: justify;">Je contemple le temps, vieillie par tous les souvenirs qui ne cessent de remonter. Le parc a de multiples visages – ceux des passants. Près de moi, un homme âgé se repose sur un banc. Son regard flâne comme le mien. Plus loin, ce que j’imagine être une famille joue à la pétanque. Les âges se mélangent en une fresque multigénérationnelle. Je les entends rire. Encore plus loin, je devine l’espace réservé aux enfants. Les couleurs vives des modules attirent mon attention. Ils doivent être une dizaine à les parcourir. Leurs cris aigus se rendent jusqu’à moi. Au centre, sous le gazebo, un groupe d’adolescent discute. Ils ont la nonchalance propre à leur âge. Avant, j’amenais ma chatte avec moi pour qu’elle prenne l’air. Les gens étaient intrigués, ils venaient me parler, la flatter. Elle devenait nerveuse, il fallait rentrer. <em>La synapse représente une zone de jonction spécialisée, située à l’endroit où la terminaison d’un axone entre en contact avec un autre neurone ou un autre type de cellule. Il s’agit de l’espace dans lequel les neurotransmetteurs sont libérés.</em> Deux bancs sont occupés, non pas par des personnes, mais par des dessins au plomb et des lettres de couleurs. Le « O » jaune côtoie un « T » bleu. Ils auraient davantage leur place dans une salle de classe. À leur gauche, une bouche grise sourit timidement, à moins que ce ne soit la courbure normale qui donne cette impression. La lèvre supérieure me semble découpée au couteau; elle est carrée, presque plate. La lèvre inférieure, au contraire, est arrondie. Je détourne le regard. À l’intersection d’Adam et de Darling, j’ai envie de fuir hors de ma mémoire. J’avance.</p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;">La façade se ressemble, la brique est restée rouge, mais elle semble plus lisse, moins usée. Une image de seringues remplies de Botox me traverse l’esprit. La porte a été changée; une large fenêtre encadrée de noir remplace celle blanc sale, qui ne se refermait jamais complètement. Derrière, l’escalier construit dans une matière grise, synthétique, artificielle. Dans la vitre, je vois mon reflet. Je me demande si moi aussi j’ai l’air refaite ou si j’ai l’air vieille alors que la bâtisse a droit à un deuxième souffle. Je me demande qui me reconnaîtrait, après tout, je ne suis marquée d’aucun numéro civique.</p> <p style="text-align: justify;">1435. Le numéro civique est inscrit sur une belle plaque de métal noir. Il s’harmonise avec la porte. Les chiffres aussi sont noirs. Pour les faire ressortir, ils sont entourés de petits carrés blancs. Le contraste moderne et épuré. Rajeunir la bâtisse avec une nouvelle brique, d’un rouge plus soutenu, avec le blanc éclatant et le noir charbonneux. Tout est propre. Même la fenêtre. Elle reflète à la perfection les voitures qui sont stationnées le long de la rue: une de ces voitures plus imposantes de marque Nissan. Le modèle pour les gens qui aiment la ville et ces rues asphaltées, mais aussi la campagne avec ses chemins boueux. J’ai envie de tourner la poignée, de gravir les marches et d’ouvrir la porte pour voir ce qui a changé. L’espace d’un instant, je reverrais les murs terracotta et la toilette qui fait face à l’entrée. Ma main reste en l’air. En reculant de quelques pas, je vois les trois fenêtres qui percent le mur. Dans celle de droite, il n’y a plus de rideaux orange. Il n’y a probablement plus rien. Les arbres font de l’ombre sur la devanture, en étendant le bras, il me serait possible de toucher leurs feuilles.</p> <p style="text-align: justify;">La cour fait écho au-devant : beaucoup de choses ont changé. La galerie miteuse avec sa peinture gris-bleu écaillée n’existe plus. À la place, un élégant garde-corps en fer noir a été érigé. Le plancher aussi a dû être changé. Un cabanon est en train de se faire construire. Il est encore en contre-plaqué, signe que le travail est loin d’être achevé. <em>La dépolarisation de la membrane provoque l’ouverture des canaux calciques. Les ions Ca<sup>2+</sup> vont pénétrer dans la terminaison axonique, augmentant la concentration interne du calcium: signal pour que les vésicules synaptiques libèrent le neurotransmetteur. </em>Les anciens occupants ont dû partir. J’imagine mal l’ancien voisin accueillir ses prostituées et leurs clients dans ce nouvel environnement. La famille dysfonctionnelle qui brisait sa vaisselle hors des heures de repas ne trouve pas plus sa place dans ce nouveau décor. J’ai l’impression qu’on a essayé de se débarrasser de la « racaille ». Seul l’appartement du bas est resté identique : il est vide. J’ai le souvenir d’une nuit passée sur le trottoir, ma chatte enfermée dans une cage prêtée par une voisine à qui je n’avais jamais parlé.  En pleine nuit, on m’avait réveillée; il y avait le feu à côté. Le bruit des sirènes, la lumière des gyrophares et la fatigue se mélangeaient à une pointe de découragement. Les pompiers avaient défoncé la porte du premier pour constater qu’il était vide. Dès le lendemain, la rumeur d’un incendie criminel avait circulé : l’argent des assurances. Je secoue la tête; le soleil contraste avec la nuit. À la place de la vieille <em>Accent</em>, une <em>Mini Cooper</em>, tout ce qu’il y a de plus neuf, est stationnée. Elle s’harmonise avec le nouvel immeuble.</p> <p style="text-align: justify;">Pourtant, en face, l’ancien existe encore. Les bâtiments carrés sont délavés. Le béton devenu gris pâle suite aux hivers enneigés et aux étés ensoleillés côtoie la brique effritée : blanches, grises, noires, jaunâtres, brunâtres, l’impression d’une courtepointe tressée serrée. Les mêmes vieilles portes de garage couvertes de tags narguent la nouvelle brique uniforme. Celle qu’on voyait le mieux de la cuisine est multicolore. Les nombreux dessins qui ont été tracés se sont superposés. Les plus anciens sont effacés, mais on voit encore la couleur utilisée. Du vert et du bleu qui aujourd’hui forment un enchevêtrement turquoise, des cercles rouges, une touche d’orange. Et sur le dessus, des lèvres grossièrement formées, au contour rouge. L’intérieur n’est pas rempli. Ce <em>pattern</em> se répète à plusieurs endroits, entre autres, sur la clôture en bois qui ne sert à rien. Elle est déposée sur celle en grillage. La polyphonie des voix urbaines qui s’entrelacent crie son message : <em>I was here!</em></p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;">Je remonte Darling vers Ontario. À l’intersection, la caisse Desjardins, où de multiples chèques de paie ont été déposés, n’existe plus; le local est à vendre ou à louer. En face, <em>l’Idée-Fixe</em> est identique. On y vend toujours des jeux vidéo ou de la pornographie. Le néon <em>XXX</em> est allumé, comme dans mes souvenirs. Il faut bien que certains repères restent. Je continue à marcher sur Ontario vers l’est. Je reconnais certaines boutiques; d’autres ont été remplacées. Le visage de la rue a changé, tout en restant le même. Les vitrines sont <em>cheaps </em>: la lingerie bas de gamme côtoie les fourre-tout – de l’électronique, de la vaisselle et des jouets pour enfants. La <em>Lunetterie Milot</em> est le reflet de la chic Masson avec ses boutiques de vêtements québécois pour tout âge et ses restaurants aux saveurs d’ailleurs. Devant les avions de papier – cliché de la rentrée –, le présent rattrape de nouveau le passé. Plus j’approche de la Place Simon-Valois, plus la promenade prend les airs de sa jumelle. Les devantures se sont refait une beauté. Je m’arrête devant <em>Fruits du jour</em>. Du côté sud de la rue, je constate la transformation : l’étalage vert et l’auvent rayé ont disparu. L’intérieur aussi semble remis à neuf; il est plus aéré. J’entends l’accent italien, mais je ne reconnais aucun visage. <em>Les neurotransmetteurs agissent sur le neurone postsynaptique en se fixant à des milliers de récepteurs. La fixation du neurotransmetteur agit comme une clé dans une serrure. Il permet la transmission du message chimique. </em>Et moi?</p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;"> </p> <p style="text-align: justify;">J’escalade Bourbonnière : Rouen, Hochelaga, Pierre-de-Coubertin, Sherbrooke. Je quitte H.-M. et ses deux cents portes comme je l’ai fait il y a cinq ans. Le premier juillet au matin, nous avons rempli le camion de déménagement. L’appartement était déjà au trois quarts vide. J’ai jeté un dernier regard aux murs, à la rue et au building. Je suis partie sans me retourner.</p> <p style="text-align: justify;">L’année et demie habitée à Verdun est floue. Une tentative d’oublier les déceptions, de trouver la bonne personne. Verdun s’oppose à Hochelaga : colocation difficile contre les trois darlings, secte religieuse les dimanches matin à l’opposé des condoms utilisés sur le parvis, propriétaire envahissant au rez-de-chaussée en contrepartie de celui impossible à rejoindre, sans adresse. L’été, mon refuge était le bord de l’eau. J’y allais inlassablement pour lire, pour étudier, pour travailler. L’hiver, j’endurais. Puis il a fallu partir en hâte. C’était en mars, il y avait de la neige et de la gadoue partout. Les pieds mouillés, on continuait à transporter les boîtes.</p> <p style="text-align: justify;">À NDG, je croyais avoir réussi à remplir les trous, à retrouver le chemin. Le coin était miteux, il n’y avait pas de prostitués ou de <em>dealer</em> comme dans la ruelle près de Darling, mais la pauvreté immigrante et anglophone transparaissait. Au début, ce n’était pas grave, il y avait une sorte de chaleur. Puis les murs sont devenus hostiles; ils rappelaient trop de souvenirs. Ils se teintaient de la couleur du mensonge. Plus le temps avançait, plus le passé se noircissait. Le boîtier bleu était bien caché, mais ça ne suffisait pas. L’impression d’étouffer.</p> <p style="text-align: justify;">Comme à Verdun : il fallait partir, il fallait tout recommencer et oublier. Faire en sorte que la mémoire ne puisse pas être réactivée. <em>Le neurotransmetteur doit être éliminé de l’espace synaptique pour rendre à nouveau possible la communication. La repolarisation de la membrane provoque la fermeture de canaux Ca<sup>2+</sup> qui sont le signal pour arrêter la libération du neurotransmetteur</em>. Dans le présent, je laisse <em>Hochelag</em> derrière moi; je me fuis : éliminer les nombreux <em>triggers</em>. Quartier après quartier, j’essaie de m’éviter : j’aimerais tuer ma mémoire et oublier. Rosemont, c’est le nouveau départ, loin des déceptions. C’est le travail, c’est l’impression d’être utile et de pouvoir changer les choses. C’est le mouvement. Je débarre la porte du 3875. Les murs ressemblent un peu à ceux de NDG, sans l’odeur de curry. Je pousse la porte du #5. L’odeur de pluie vivifiante se diffuse dans l’appartement, ça me ramène au présent : les nouvelles couleurs, les nouveaux meubles, les nouveaux effluves. Aseptiser l’environnement de tout déclencheur, de tous stimuli : retrouver le calme. <em>Permettre le retour à l’homéostasie</em>.</p> <p> </p> <p> </p> </div></div></div><div class="field field-name-field-taxo-rue field-type-taxonomy-term-reference field-label-inline clearfix"><div class="field-label">Emplacement:&nbsp;</div><div class="field-items"><div class="field-item even"><a href="/taxonomie-rue/rue-rachel" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Rue Rachel</a></div><div class="field-item odd"><a href="/taxonomie-rue/rue-saint-germain" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Rue Saint-Germain</a></div><div class="field-item even"><a href="/taxonomie-rue/rue-sherbrooke" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Rue Sherbrooke</a></div><div class="field-item odd"><a href="/taxonomie-rue/rue-sainte-catherine" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Rue Sainte-Catherine</a></div><div class="field-item even"><a href="/taxonomie-rue/rue-d%C3%A9z%C3%A9ry" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Rue Dézéry</a></div><div class="field-item odd"><a href="/taxonomie-rue/rue-darling" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Rue Darling</a></div><div class="field-item even"><a href="/taxonomie-rue/parc-raymond-pr%C3%A9fontaine" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Parc Raymond-Préfontaine</a></div><div class="field-item odd"><a href="/taxonomie-rue/%C3%A9glise-nativit%C3%A9-de-la-sainte-vierge-dhochelaga" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Église Nativité-de-la-Sainte-Vierge-d&#039;Hochelaga</a></div><div class="field-item even"><a href="/taxonomie-rue/rue-adam" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Rue Adam</a></div><div class="field-item odd"><a href="/taxonomie-rue/ruelle-winnipeg" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Ruelle Winnipeg</a></div><div class="field-item even"><a href="/taxonomie-rue/avenue-bourbonni%C3%A8re" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Avenue Bourbonnière</a></div><div class="field-item odd"><a href="/taxonomie-rue/rue-de-rouen" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Rue de Rouen</a></div><div class="field-item even"><a href="/taxonomie-rue/rue-ontario" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Rue Ontario</a></div><div class="field-item odd"><a href="/taxonomie-rue/avenue-pierre-de-coubertin" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Avenue Pierre-de-Coubertin</a></div></div></div><div class="field field-name-field-motscles-generaux field-type-taxonomy-term-reference field-label-inline clearfix"><div class="field-label">Mots-clés:&nbsp;</div><div class="field-items"><div class="field-item even"><a href="/mots-cl%C3%A9s-g%C3%A9n%C3%A9raux/paysage" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Paysage</a></div><div class="field-item odd"><a href="/mots-cl%C3%A9s-g%C3%A9n%C3%A9raux/urbanisme" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Urbanisme</a></div></div></div><div class="field field-name-field-motscles-madalite-parcours field-type-taxonomy-term-reference field-label-inline clearfix"><div class="field-label">Modalités du parcours:&nbsp;</div><div class="field-items"><div class="field-item even"><a href="/modalit%C3%A9s-du-parcours/marche-et-fl%C3%A2nerie" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Marche et flânerie</a></div><div class="field-item odd"><a href="/modalit%C3%A9s-du-parcours/v%C3%A9lo" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Vélo</a></div></div></div><div class="field field-name-field-motscles-reseaux field-type-taxonomy-term-reference field-label-inline clearfix"><div class="field-label">Réseau:&nbsp;</div><div class="field-items"><div class="field-item even"><a href="/r%C3%A9seau/jour" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Jour</a></div><div class="field-item odd"><a href="/r%C3%A9seau/parcs-et-squares" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Parcs et squares</a></div><div class="field-item even"><a href="/r%C3%A9seau/ruelles" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Ruelles</a></div><div class="field-item odd"><a href="/r%C3%A9seau/rues" typeof="skos:Concept" property="rdfs:label skos:prefLabel" datatype="">Rues</a></div></div></div> Mon, 09 Mar 2015 15:00:49 +0000 Marie-Ève Brunet-Bélanger 156 at http://hochelagaimaginaire.ca http://hochelagaimaginaire.ca/note-de-terrain/ex-memoria#comments