Questions de limaces et de connexions désanthropocentrées [1]
Réflexions à l'ombre d'un monde qui nous traverse à son tour
Ce sentiment, comme si quelqu’un ci-haut, ci-bas, vous avait « tiré la plug » et qu’il ne restait désormais plus que vous, ou plutôt vos pensées-tornade, ravageant tout sur leur passage, n’accordant à peine d’espace pour votre respiration.
Si la réponse est oui, il vous sera aisé de plonger en ma compagnie dans l’épisode suivant, tiré de l’ouvrage Comment pensent les forêts d’Eduardo Kohn.
Une plug de tirée, « dis-connections » de retrouvées
Si je peux affirmer que la couleur rouge correspond bel et bien à l’idée que je me fais du rouge, c’est parce que ma perception se veut en corrélation avec celle des autres, qui en viennent à une sorte de consensus quant au référant associé à la couleur rouge. Il en est de même pour notre vision du monde : si on ne peut compter sur une perception partagée de la façon par laquelle on se le représente — et que nous associons notre disposition au monde au simple fait d’être pourvu d’un corps humain —, alors survient ce fameux sentiment d’« existence sans lieu », que l’on pourrait traduire par une seconde image tronquée : la toile d’une tente non piquée au sol. On se trouve là, seul et à la merci de l’effet tempétueux d’une pensée symbolique déchainée*.
À la furie de la pensée symbolique s’ajoute une seconde avenue au sein de l’épisode de déconnexion d’Eduardo Kohn : l’idée de ce que Baptiste Morizot appelle la « solitude de limace mélancolique » (MEV, p. 317)**, qui suppose la solitude de l’homme au sein d’un cosmos voué au mutisme éternel. Une fois la réalisation du décalage perceptif installé entre lui et les individus de son « espèce », l’anthropologue montréalais voit la disposition en laquelle il avait jusqu’alors mis sa foi — soit celle d’être pourvu d’un corps qu’il associait au fait d’être vivant — rendre les armes.
Se décentrer dans le but de s’inscrire dans un tout, c’est finalement marcher sur les traces de Morizot lorsque ce dernier écrit : « quand on sort dehors, on élargit qui on est » (Zhong Mengual et Morizot, 2018). En repensant notre rapport au monde en fonction d’une logique désanthropocentrée, nous reconnaissons l’« alien kin » (MEV, p. 67) de l’autre qu’humain et lui accordons notre compréhension par le truchement de la diplomatie interespèces des « égards ajustés » (idem) . Lorsque nous recevons enfin l’idée selon laquelle l’humain ne se serait qu’une façon parmi tant d’autres d’être vivant (MEV), nous promouvons l’« anthropologie au-delà de l’humain » (CPF) à laquelle Eduardo Kohn s’accroche et c’est justement à cette intersection que se rejoignent les pensées de Kohn et de Morizot : il nous faut arrêter de croire que la pensée est un don de l’homme et de lui seulement.
CPF : réfère à l’ouvrage Comment pensent les forêts d’Eduardo Kohn.
*Dans l’ouvrage Comment pensent les forêts, Eduardo Kohn enrichit sa réflexion en ayant recours aux principes sémiotiques de Charles Sanders Peirce. Ce dernier, par le truchement de la notion du triangle sémiotique, distingue trois composantes : l’indice, l’icône et le symbole. La troisième composante, dû aux lois et règles qui la régissent, est la seule qui se veut réellement indépendante de son référent, c’est-à-dire qui se trouve en mesure de conserver sa stabilité référentielle malgré l’absence du référent qui s’inscrit en son point original : nul besoin du lion pour exprimer le mot « lion ».
*** À ce sujet, Baptiste Morizot évoque les noms de Sartre et de Camus dans son ouvrage Manières d’être vivant.
Kohn, Eduardo. (2017) Comment pensent les forêts : vers une anthropologie au-delà de l’humain, Zones sensibles, 320 p.
, Arles : Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 336 p.
http://journals.openedition.org/agon/2003 [3] >, consulté le 1er novembre 2022.
, vol. 22, no. 2, pp. 87-96