Avant le monstre

Référence bibliographique: 
New York, Abrams ComicArts, 2012
224 pages.

Jeffrey Dahmer a sa place dans le palmarès déplorable des plus célèbres tueurs en série de l'histoire des États-Unis. Reconnu coupable des meurtres particulièrement sordides de 17 hommes entre 1978 et 1991, Dahmer s'est montré très collaboratif avec les autorités suite à son arrestation, fait assez inhabituel pour un criminel de cet acabit. Son histoire personnelle est donc bien documentée grâce à de nombreux entretiens qu'il a livré à des psychologues, criminalistes et journalistes. Vient toutefois de s'ajouter à cette documentation le témoignage d'une tierce partie, soit le bédéiste Derf Backderf, qui a fréquenté la même école secondaire que Dahmer et qui l'a assez bien connu pour le désigner comme son "ami" dans le titre de son roman graphique My Friend Dahmer.

On apprend, sans surprise, que Dahmer a grandi dans un climat difficile, élevé par une mère affligée de nombreux problèmes psychiatriques et un père distant. Le jeune Jeffrey manifestait des pulsions morbides (il collectionnait les carcasses d'animaux frappés par des voitures) et ne devait sa relative popularité sociale qu'à son imitation d'un paralysé cérébral qui attisait les rires des élèves de son école secondaire. Le narrateur, Neil, n'hésite pas à admettre qu'il était diverti par cette mimique redondante mais qu'il gardait par ailleurs ses distances face à Dahmer, dont la froideur et la timidité l'isolaient de ses congénères.

On découvre également que Dahmer s'abrutissait quotidiennement par la consommation de quantités déraisonnables d'alcool fort. Neil insiste sur le fait que le futur tueur empestait les vapeurs éthyliques mais qu'aucun adulte n'a semblé remarquer ce signe flagrant d'une grande détresse psychologique. Bien que l'auteur établisse dès le prologue qu'il désapprouve entièrement ce que Dahmer est devenu, on sent bien à la lecture qu'il manifeste envers son sujet une sincère pitié, qui ne va pas jusqu'à la sympathie mais qui tente de présenter Dahmer autrement que comme une brute sanguinaire, afin de mettre en lumière le fait qu'avant de se transformer en monstre, Dahmer était un adolescent solitaire et déprimé, et qu'il aurait pu en aller autrement de son futur sanglant si on avait pris la peine de lui porter attention davantage.

Le roman graphique est très détaillé et contient un appendice d'une vingtaine de pages fournissant les sources à partir desquelles Backderf s'est documenté et des précisions supplémentaires sur ce qui est représenté dans la bande dessinée. Toutefois, l'étude psychologique ne va pas très loin. L'auteur se garde, avec une prudence avisée, de poser des diagnostics et des jugements définitifs sur ce qui a pu mener Dahmer à commettre ses crimes horribles, et émet plutôt une série de questions qui le hantent à ce jour. Cette approche, qui évite à la fois le détachement clinique d'un regard scientifique et le récit rétrospectif complètement pétri de pathos, aboutit à une oeuvre bien équilibrée et troublante.