Le désordre et l'ennui

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Montréal, Les Allusifs , 2007
161 pages.

On retrouve dans la fable politico-philosophique Le Bal des vipères l’écriture frénétique et irrésistible d’Horacio Castellanos Moya. Eduardo Sosa, un sociologue sur le chômage, remarque un jour un homme pauvre qui habite dans une vieille Chevrolet jaune. L’occasion est trop belle pour Sosa de provoquer un événement qui viendra rompre le cours ennuyant de sa vie de bon à rien. Il se donne d’abord pour mission de chasser le mendiant. Incapable de commettre lui-même l’action, il convainc une commerçante apeurée de téléphoner aux policiers. Au grand dam de Sosa, ces derniers n’ont aucun motif légitime pour remorquer le véhicule. Il décide donc, par dépit, de se lier d’amitié avec l’homme intriguant et à la première occasion, il le poignarde et s’empare de son auto. À bord de la Chevrolet jaune, Sosa fait la rencontre des «filles» –Valentina, Carmela, Loli et Bet– quatre serpents dotés de l’usage de la parole dont il devient éperdument amoureux. Avec elles, il vit une relation charnelle passionnée et met la ville entière à feu et à sang.

Le rythme du récit est effréné, les meurtres commis par Sosa et les filles s’accumulent de page en page. Alors que Sosa est le narrateur de la première et la quatrième partie du roman, la deuxième partie donne plutôt la parole à un personnage de policier, le commissaire-adjoint Lito Handal qui a toujours «l’auriculaire gauche farfouillant dans l’oreille», et la troisième partie, à la journaliste Rita qui ressent constamment «une intense envie d’uriner». Les autorités policières et les médias, représentés de manières peu flatteuses, cherchent autant que faire se peut à donner un sens au massacre qui se déroule dans la ville. Conduit par l’énergie du désespoir, le désordre provoqué par Sosa ne camoufle pourtant aucun agenda politique secret, ni aucun motif. Il ne témoigne que de l’urgence de vivre du personnage et d’un goût certain pour le chaos que son premier meurtre réveille.

Malgré le caractère délirant et fantastique du Bal des vipères, la critique sociale est toujours au cœur de l’œuvre de Moya, qu’on pense à la réflexion sur la culture de la violence dans L’Homme en arme, au portrait de la corruption de la société et de ses victimes dans La Mort d’Olga María et à l’attaque contre l'aliénation et la misère intellectuelle de ses contemporains du Dégoût. Le fainéant, transformé en mendiant, en meurtrier et en érotomane zoophile, devient l'image d'une société qui maintient l'humanité dans un ennui si profond qu'il devra forcément éclater au grand jour de la pire manière qui soit, puisque comme nous avertit tristement la rappeuse française, Keny Arkana, «Ton monde sème la mort, sois [prêt] à ce qu'il va récolter.»