Portrait intime de la foule
En 2010, David Shields a signé un manifeste, Reality Hunger, dans lequel il esquissait un portrait de la littérature contemporaine qui, selon lui, est plus que jamais assoiffée de réalité. La fiction n'aurait plus la même force d'évocation ni le même intérêt qu'auparavant. À l'ère de Youtube et des blogues, de la téléréalité et des profils Facebook, nous aurions envie d'histoires vraies. Bien plus, nous aurions besoin d'histoires vraies.
Cet art poétique cru, nourri par le vécu, ces formes esthétiques qui épousent les contours de la réalité développent une forme de connivence entre l'auteur et ses lecteurs, comme si l'expérience de l'œuvre était plus intime et plus vraie, s'apparentant à la confession. Jeff, One Lonely Guy est un bon exemple de la pertinence des propos de Shields. En octobre 2011, Jeff Ragsdale a posé des affiches un peu partout à New York sur lesquelles on pouvait lire : «If anyone wants to talk about anything, call me: (347) 469-3173. Jeff, one lonely Guy». Cette invitation a si bien fonctionné qu'au fil des semaines, Jeff Ragsdale a reçu des milliers d'appels et de textos. Des appels de gens souhaitant lui offrir une oreille attentive, ou encore se confesser. Le livre, édité par David Shields et Michael Logan, contient la retranscription de certains textos et de certaines conversations téléphoniques qu'a eus Jeff Ragsdale avec des gens vivant à New York, aux États-Unis et enfin, quand le projet est devenu viral, avec des gens des quatre coins du globe. Ces retranscriptions sont entrecoupées de passages en italique où Ragsdale raconte sa rupture amoureuse, son enfance malheureuse, son malaise existentiel.
Ce qui est fascinant avec un projet comme celui-là, c'est qu'il permet de repenser les pouvoirs de la littérature. Si la non-fiction nous intéresse à ce point aujourd'hui, c'est peut-être parce qu'elle permet une forme de connexion humaine, une forme d'identification et d'empathie qui n'est pas celle de la fiction. Ces gens qui se confessent à Jeff parlent sans retenu; ils s'adressent à un interlocuteur anonyme qui ne les juge pas et ils en profitent pour se vider le cœur. Le résultat est stupéfiant et il en émerge quelque chose comme un portrait intime de la foule. Ces gens ont des vies incroyables, terrifiantes et grandioses, des vies de personnages romanesques. Pourtant, et c'est peut-être là une leçon à tirer du livre, il s'agit de la réalité la plus crue. Chacune de ces personnes mériterait un livre, chaque détail mériterait des rayons entiers de bibliothèque. Le réel est inépuisable et l'écrivain est ce fou qui s'efforce tout de même à le fatiguer un peu.