Risques et succès de l'urgence d'écrire
S’il y a bien une déclaration d’écrivain dont je me méfie, c’est celle où l’auteur dit à propos de sa plus récente parution qu’elle a été «écrite dans l’urgence». D’une part, j’ai l’impression (peut-être non fondée) que la création littéraire ne peut être pleinement complétée que lorsqu’un effort de réflexion abouti et un processus de parachèvement formel sont investis dans l’écriture, ce que la mise sous presse d’un livre dans les délais les plus brefs ne saurait permettre. D’autre part, il m’a toujours semblé que la volonté d’un écrivain de communiquer au public ses impressions sur un événement d’actualité relève d’un certain narcissisme. C’est donc avec appréhension que j’ai lu deux œuvres centrées autour des événements politiques de 2012, soit Terre des cons de Patric Nicol (La mèche) et Année rouge de Nicolas Langelier (Atelier 10, collection «documents»).
Mes craintes se sont avérées largement infondées. Le roman de Nicol, très bref, tourne autour d’un monologue adressé à un destinataire absent par un professeur de cégep qui regarde avec une certaine distance se tramer les soulèvements populaires autour de la hausse des frais de scolarité. Roman qui parle davantage de la banlieue que de la politique, ce texte concis et finement écrit m’a semblé, par moments, être un projet de roman en cours auquel l’auteur a greffé une réflexion autour de la grève étudiante du point de vue d’un homme vieillissant, désabusé mais désolé de se reconnaître tel. La greffe n’a pas été rejetée par l’organisme mais on perçoit tout de même à quelques reprises les traces récentes de l’opération chirurgicale. Le dispositif narratif de l’adresse à l’ami absent n’est pas complètement fonctionnel, puisqu’il semble laissé de côté pendant de larges pans du texte, mais il permet d’élaborer une réflexion plus dialogique qu’un long monologue intérieur ne l’aurait permis:
Mon ami bourgeois, Ti-Jos Connaissant, j’aurais souhaité que tu tiennes ton rang au lieu de tout abandonner. Et j’aimerais surtout trouver de belles choses à te dire, des solutions à te proposer, qui ne soient pas exactement de te remettre à lire, ni de recommencer à jouir. Haïr plus, je crois, nous ferait tous le plus grand bien. (Nicol, Terre des cons, p. 96)
Le texte également bref de Nicolas Langelier, à mi-chemin entre le journal extime, le pense-bête, le témoignage et les «notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012», annoncées par le sous-titre, en s’avouant d’emblée assemblage de pensées éparses et d’impressions mouvantes, s’autorise des incartades et des ambiguïtés qu’une structure romanesque traditionnelle aurait moins bien supporté. Moins cynique que le roman de Nicol, le livre de Langelier reflète de manière très juste, à mon avis, les hésitations entre la crainte et l’espoir, entre l’engagement et le repli sur soi, qui ont animé bon nombre de citoyens opposés au gouvernement Charest, sans être pour autant complètement investis dans et convaincus de la révolte populaire. L’incomplétude du texte de Langelier en fait un témoignage moins univoque dans son propos mais, de ce fait, plus crédible et frappant, en ceci qu’il reflète une pensée changeante, en proie aux fluctuations et contingences de la vie publique et privée d’un individu:
Une intolérance grandissante par rapport au concept de «nécessité de prendre la parole»: oui, «prendre la parole» est une chose noble et nécessaire–mais à un certain moment, et rapidement autant que possible, il va être mauditement important de passer de la parole aux actes, des manifestations spontanées au travail ennuyant mais essentiel sur des fichiers Excel, de délaisser Facebook pour participer aux difficiles réunions de comités bien réels. Il va falloir se retrousser les manches pour vrai et s’impliquer pour vrai, dans la vraie vie. (Langelier, Année rouge, p. 31)
Ces deux livres offrent un témoignage littéraire assez riche d’événements récents. La dimension «urgente» de leurs publications assez rapides n’a pas fait entrave à la qualité des propos des auteurs. Comme quoi on peut avoir une vision pertinente et percutante d’un événement contemporain, même si notre vue est encore embrouillée du fait que la poussière n’est pas encore tout à fait retombée.