Salon double - MAVRIKAKIS, Catherine http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1018/0 fr Histoires de béances http://salondouble.contemporain.info/lecture/histoires-de-beances <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/voyer-marie-helene">Voyer, Marie-Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-cicatrises-de-saint-sauvignac-histoires-de-glissades-deau">Les cicatrisés de Saint-Sauvignac (Histoires de glissades d&#039;eau)</a> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify;">Il y a de ces lieux qui marquent l’imaginaire, des lieux qui agissent comme de véritables fabriques narratives tant leur potentiel romanesque apparaît inépuisable. Les quatre auteurs du collectif <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em> ont bien su s’approprier ce haut lieu de l’enfance et de l’adolescence que constitue le parc aquatique et, plus spécifiquement,&nbsp; la glissade d’eau.&nbsp; Les quatre récits de ce recueil –«Printemps», «Été», «Automne» et «Hiver»– retracent l’histoire du Super Parc Aquatique de Saint-Sauvignac, de l’annonce de sa construction à sa fermeture précipitée. Véritable pivot de la fiction, ce lieu se présente comme le point nodal où se nouent et se scellent les existences douces-amères d’une bande éclectique de pré-pubères tourmentés. Ici, le parc aquatique devient le lieu initiatique de tous les passages et de toutes les déchirures –littéralement– puisqu’un clou mal enfoncé dans la glissade sera au cœur d’un <em>massacre</em> de masse, sorte d’hécatombe épidermique, véritable drame local qui divisera la population entre les enfants cicatrisés et les «intacts». Échelonnées sur quatre saisons, les histoires présentent l’archéologie de cette grande saignée qui s’est déroulée dans ce lieu hors du monde, ce Super Parc –sorte d’utopie bâtie de&nbsp; «l’autre bord de la track» (p.9), «[m]iracle en devenir, dissimulé derrière une barricade de plywood»&nbsp; (p.30-31). Chacune des quatre histoires est racontée du point de vue d’un personnage: la sœur de Chelsea Plourde, cette aguicheuse de premier ordre aux seins immenses; Bouboule qui rêve de perdre son pénis; Cédrik Éberstarck, le <em>nerd</em> socialement déviant; Hugo qui se prend pour le fils de Dieu et qui joue avec le «petit garçon avec une queue de rat» (p.129) en attendant d’être à son tour un martyr, comme les autres cicatrisés.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;">&nbsp;Saillances du récit</span><br />Les motifs de la saillance et de la béance assurent la cohérence entre chacun des récits des Cicatrisés, que l’on pense évidemment à la «fameuse Calabresse, la glissade la plus à pic jamais construite en Outaouais» (p.1), sorte de «tour en bois de plusieurs dizaines de mètres, qui s’élance vers le ciel avec arrogance» (p.32),&nbsp; «[l]ong ruban turquoise qui monte vers le ciel comme un formidable lacet de réglisse chimique à la framboise bleue déroulé par la main de Dieu» (p.33). Que l’on pense encore au clou qui dépasse de la glissade et dont «l’éclat métallique [luit] à travers le plastique de la Calabresse» (p.41); la faute de Ramon, un ouvrier distrait par les minaudages de Chelsea qui, lors de la construction, «tourn[ait] autour de l’échafaudage de Ramon en se tortillant». Dès qu’il la voit, ses «yeux de vache folle partent dans tous les sens. Pis pas juste ses yeux: son <em>gun</em> à clous, aussi. Sa cloueuse pneumatique a l’air possédée du démon et se met à taquer n’importe où, n’importe comment» dans une séance frénétique de «clouage<em> freestyle</em>» (p.35).</p> <p style="text-align: justify;">Dans <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em>, il y a donc ces saillances qui s’exhibent et se dressent vers le ciel comme la Calabresse et son clou maudit, comme «[l]es seins de [Chelsea qui] pourraient entrer en compétition avec n’importe quel végétal luxuriant de n’importe où sur la planète […][,] [véritables] jardins de Babylone suspendus dans une brassière » (p.5). Il y a encore cette cicatrise boursouflée, hypertrophiée que Cédrick Eberstarck arbore avec fierté:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[l]a sclérodermie congénitale qui court dans ma famille avait eu l’effet d’hypertrophier la cicatrice qui ornait mon dos. Celle-ci, plutôt que d’avoir l’air d’un maigre coup de stylo beige pâle comme chez les 117 autres, avait boursouflé et rosi jusqu’à donner l’impression qu’on m’avait buriné le dos avec un ciseau à bois de 24 millimètres. Une œuvre d’art vivante sculptée par le Super parc aquatique de Saint-Sauvignac. J’étais magnifique et tout le monde m’enviait (p.88).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">À l’opposé, il y a ces saillances que l’on cache, comme Bouboule qui dissimule son ventre derrière un tee-shirt de Marie-Mai (p.45) et qui rêve de «perdre sa petite virilité» à l’image d’une «peau qui pèle […] couche par couche», comme «[u]ne succession de peaux de bananes, comme des poupées russes» (p.42).&nbsp; Entre saillances et béances, entre ce qui s’exhibe et ce qui s’occulte, tout dans <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em> dit les tensions contradictoires qui animent ces personnages en quête d’eux-mêmes.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;">En quête d’une béance</span><br />Le motif du corps scindé apparaît tant dans la physionomie des personnages que dans la topographie de Saint-Sauvignac où le chemin de fer agit comme une balafre qui divise l’espace –et le corps social du village– en deux; d’un côté, les familles «normales», et de l’autre, les marginaux comme le petit garçon à la queue de rat et Dada, l’unique prostituée de Saint-Sauvignac:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[l]a plupart des maisons étaient laissées à l’abandon, leurs bardeaux de bois blanchis par le soleil tenaient à peine aux murs. Des vieux pick-up américains traînaient dans toutes les cours, dévorés par les herbes hautes. Il fallait bien regarder où on mettait les pieds, pour éviter les flaques de vomi, le verre brisé, les seringues sales (p.101).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ainsi, pour les enfants de Saint-Sauvignac, «le seul fait d’enjamber la track constitu[e] […] un événement» (p.11). Lieu de toutes les légendes urbaines –un gars s’y serait suicidé en «calant un demi-gallon d’eau de Javel et aurait agonisé sur la voie ferrée jusqu’à ce qu’un train du Canadien Pacifique abrège ses souffrances en le coupant en deux» (p.11)–, seuil quasi initiatique qui marque la limite du monde connu, la <em>track</em> est à elle seule dotée d’un aura de mystère. Sorte de cicatrice topographique qui divise le village tout autant que les corps; dès qu’on l’enjambe «le ciel s’assombrit: nuage de soufre devant le soleil pis toute» (p.29). À cette scission de l’espace répondent les stigmates plus charnels des enfants victimes de la Calabresse.<br /><br />&nbsp;Blessé lors de l’inauguration de «LA glissade “attraction fatale” de Saint-Sauvignac» (p.63),&nbsp; Bouboule raconte comment il s’est littéralement senti déchiré en deux, alors qu’il s’élançait à plat ventre dans la glissade: «[c]’était une sensation particulière, parce qu’elle était jumelée au gros plaisir gras de glisser dans la glissade la plus impressionnante du Super Parc aquatique de Saint-Sauvignac» (p.67). Dans le bassin d’eau rougie, les enfants découvrent leurs plaies vives: Mammouth crie «Y a quelque chose qui m’a ouvert le dos! Y a quelque chose qui m’a ouvert le dos!» en tentant «de se tordre le cou pour voir la coupure sur sa colonne vertébrale» tandis que Landry parvient «à voir sa propre plaie en se contorsionnant le cou par-dessus l’épaule» (p.67). Tout dans cette scène relève du rituel, de l’initiation:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[c]’était un carnage, comme. Nos corps commençaient à s’emboîter les uns dans les autres. On n’était pas capables de sortir de l’eau […]. Chaque nouveau corps qui aboutissait dans le bassin créait une onde de choc. […] C’était spécial, comme moment. C’était devenu un véritable chaos de cris de douleur dans le bassin d’eau rouge, mais dans la glissade, ça sonnait comme l’écho d’un bonheur violent. On était toute une tribu d’Amérindiens qui hurlaient (p.69).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Lieu de passage en surplomb du monde, sorte d’autel où se jouent, sur le mode ludique, tous les codes du rituel, la Calabresse s’avère le site par excellence de la transformation, un espace sacrificiel qui ne laisse personne intact.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">De la ritualisation à l’exclusion</span><br />Les codes du sacré définissent entièrement cette glissade, qui apparaît comme un lieu presque mystique. Que l’on pense à Bouboule «extatique sur la plate-forme de la plus grosse et haute glissade de Saint-Sauvignac» (p.63) ou encore à «Mammouth [qui] s’était engagé dans sa descente heureuse en poussant un cri d’amérindien. Pis après, ça avait été le tour à Landry. Pis après Cédrik Eberstrask. Tous les deux avaient crié eux aussi comme des Amérindiens. C’était peut-être un cri de leur tribu […]» (p.65). Par cette glissade initiatique, moment-clé de tous les renouvellements, Bouboule voit son corps transformé:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[m]on pénis se vidait de son sang. Rien de moins. […] Il y avait de quoi paniquer. Mais je ne pouvais pas m’empêcher d’être profondément content. […][J’]avais sans doute perdu mon pénis dans la glissoire. Je me croisais férocement les doigts pour que mon rêve se concrétise (p.70-71).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Bouboule apprendra peu après, par son médecin, avoir subit sur la Calabresse l’équivalent d’une subincision, «pratiquée traditionnellement par certaines tribus aborigènes […] [qui] se font une ouverture sur leur pénis. C’est une façon de représenter le sexe féminin sur le sexe masculin» (p.74-75). La Calabresse servira également d’autel aux élans messianiques d’Hugo, qui se prend pour le fils de Dieu. Ce dernier, qui n’était pas présent lors du carnage estival, prend le parti de se blesser volontairement, «consciemment, par choix et de manière grandiose» (p.133) sur la glissade –désormais condamnée– qu’il doit déblayer, en plein mois de février, avant de s’y précipiter tel un martyr. Ici encore, les codes du rituel s’opèrent alors que le pseudo messie explique: «[v]ous vous dites que je pourrais bien finir ça demain, mais les actes divins, ça se réalise soit en une journée, soit en trois, soit en sept; t’as pas le choix, c’est comme ça que ça marche, sinon c’est poche» (p.136).</p> <p style="text-align: justify;">À ces changements physiques et à ces élans vaguement spirituels découlant de la tragédie du Super Parc aquatique correspond une réorganisation entière de la hiérarchie sociale au sein de cette nouvelle tribu des balafrés:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">exit la tyrannie d’un système de classement de la valeur des individus basé sur la vélocité des lancers au ballon-chasseur. C’était maintenant la taille et la longueur de notre cicatrice qui déterminaient notre excellence, comme si, en tant que frères d’armes ayant vécu le même calvaire, nous voulions honorer ceux qui en avaient le plus souffert […] (p.89).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">De la simple réorganisation à la pure ségrégation, l’école de Saint-Sauvignac en vient à redéfinir entièrement ses espaces, massant les cicatrisés dans certains «ghettos» interdits aux «intacts»: «[d]u jour au lendemain, tous les cicatrisés devaient manger dans une section isolée de la cafétéria d’où tous les objets coupants avaient été soigneusement retirés, et on ne nous servait que des mets végétaliens» (p.90); «la politique de ségrégation s’était aussi insinuée dans la formation des classes» (p.91) avant de mener à l’exclusion infligée par les élèves «intacts» qui leur lancent des roches: «on portait en nous la rage sourde des écorchés, comme les étudiants chinois sur la place Tian’anmen ou les gais du Stonewall Inn» (p.92). Bardée d’équipes de psychologues et d’intervenants, la direction de l’école veille malgré tout au bien-être des cicatrisés: cafétéria, Ritalin et Morphine à volonté, «accès illimité aux médicaments sur ordonnance» (p.110), etc. Fier de son statut de cicatrisé, désormais habitué aux traitements de faveur que lui occasionne son titre d’écorché, Cédrik Éberstark tentera de commettre un geste immonde. Persuadé d’être irrésistible avec sa virile et colossale cicatrice, se prenant pour «le prince de Saint-Sauvignac» (p.122), il tente de violer Emmanuelle, la psychologue de l’école, qui l’assomme à coup de chandelier. Cédrik le nerd devient alors aphasique. De la ritualisation à l’exclusion, la boucle est bouclée. Aux corps scindés répond la béance du langage, son ultime dérèglement:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Aux pitals scan ma tète mes dessins dit que cogner aire de brocante non brocart non Broca, aire de brocante c’est ère de langage lésion donne afasie, afasie rouble de préhension langage allécris et allaural (p.125).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">On le voit, <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em> présente sur un mode burlesque une fresque sombre, tragi-comique, des lieux de l’enfance, de ses rituels et de ses blessures. De saillances en béances, on y exacerbe les ressorts qui mènent à l’exclusion sous toutes ses formes. Dans un décor des plus banals –un simple village de l’Outaouais–, on y voit réinvestis, de manière ludique, les motifs (rituel, tribu, scarification) du registre religieux, sacré ou légendaire. Cela n’est pas sans rappeler des romans tels qu’<em>Épique</em> de William S. Messier, avec sa figure du déluge ou encore –sur un ton plus tragique—<em>J’ai eu peur d’un quartier autrefois</em> de Patrick Drolet, avec ce quartier tranquille, prétexte aux visions hallucinées du narrateur qui confond les poteaux électriques avec de «gigantesque[s] croix prête[s] à recevoir un autre sacrifice» (Drolet, 2009: 22). On pourrait, finalement, évoquer <em>Le ciel de Bay City</em> de Catherine Mavrikakis où, dans une morne banlieue américaine, se côtoient les spectres de l’Holocauste et les fumées sacrées des grands bûchers de Varanasi. La littérature québécoise contemporaine ferait-elle un détour vers le sacré? À moins qu’elle n’aille, tout simplement, faire un tour de l’autre bord de la <em>track</em>…</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong><br /><br />DROLET, Patrick, <em>J’ai eu peur d’un quartier autrefois</em>, Montréal, Hurtubise (Texture), 2009.</p> <p style="text-align: justify;">MAVRIKAKIS, Catherine, <em>Le ciel de Bay City</em>, Montréal, Héliotrope, 2011 [2008].</p> <p style="text-align: justify;">MESSIER, William S., <em>Épique</em>, Montréal, Marchand de feuilles, 2010.<br /><br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/histoires-de-beances#comments Classes sociales DROLET, Patrick MAVRIKAKIS, Catherine MESSIER, William Québec Région Régionalisme Sacré Récit(s) Wed, 23 Jan 2013 00:46:40 +0000 Marie-Hélène Voyer 665 at http://salondouble.contemporain.info Des vertus de la rumination http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/atavismes-0">Atavismes</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours <em>politicien</em> a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 2076<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a>, la revue <em>Liberté</em> répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention.» (Farah, 2007 : 102) Dans un numéro subséquent de <em>Liberté</em> aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens.» (Mavrikakis, 2008 : 36)<br /><br />Il me semble avoir reconnu un tel projet dans <em>Atavismes</em><a name="note2"></a><a href="#note2a">[2]</a> de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du <em>Devoir</em>, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois.» (Desmeules, 2011 : F4) L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>La révolution n’était pas dans le texte</strong></span></p> <p><br />J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.<br /><br />Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.</p> <p><br />Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans <em>Écrire l’Amérique</em>.<br /><br />René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre <em>d’abord</em> dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire.» (Lapierre, 1995 : 33) Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant <em>L’étoile noire</em> de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans <em>L’étoile noire</em>, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte.» (Aquin, 1998 : 133) Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.</p> <p><br />Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.<br /><br />La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant<a name="note3"></a><a href="#note3a">[3]</a>. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.<br /><br />Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’<em>Atavismes</em> «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle<a name="note4"></a><a href="#note4a">[4]</a>», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le choix de l’héritier</strong></span></p> <p><br />La thématique de l’héritage dans <em>Atavismes</em> est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.</p> <p><br />Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail», pour reprendre une expression de Robert Richard.</p> <p><br />Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, <em>Atavismes</em> nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.</p> <p>À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», <em>Atavismes</em> ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.<br />&nbsp;</p> <p><em>* Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).</em></p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>AQUIN, Hubert, <em>Blocs erratiques</em>, Montréal, Typo, 1998 [1977].<br />DESMEULES,Christian, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», <em>Le Devoir</em>, 16 avril 2011, p. F4.<br />FARAH, Alain, «L’épisode des provinces», <em>Liberté</em>, no 275-276, mars 2007.<br />GODBOUT, Jacques, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, En ligne : <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (page consultée le 7 février 2012).<br />LAPIERRE, René, <em>Écrire l’Amérique</em>, Montréal, Les Herbes rouges, 1995.<br />MAVRIKAKIS, Catherine, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», <em>Liberté</em>, no 279, février 2008, p. 36-39.<br />RICHARD, Robert, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», <em>Liberté</em>, no 278, novembre 2007, p. 78.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note2">[2]</a><a name="note2a"></a> Raymond Bock, <em>Atavismes</em>, Montréal, Le Quartanier, (coll. Polygraphe), 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note3">[3]</a><a name="note3a"></a> Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», <em>Cyberpresse (Le blogue de l’édito)</em>, 17 août 2011, <a href="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/" title="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/">http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note4">[4]</a><a name="note4a"></a> La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, <em>op. cit.</em>, p.&nbsp;110.<br />&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination#comments Action politique BOCK, Raymond Combat Engagement Filiation GODBOUT, Jacques Histoire Identité LAPIERRE, René MAVRIKAKIS, Catherine Mémoire Origine Politique Québec Résistance culturelle Solitude Tradition Nouvelles Fri, 24 Feb 2012 01:35:30 +0000 Marie Parent 461 at http://salondouble.contemporain.info