Salon double - Documentaire http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1027/0 fr Voyage sur les traces des monstres. Ou le journalisme selon Palahniuk http://salondouble.contemporain.info/article/voyage-sur-les-traces-des-monstres-ou-le-journalisme-selon-palahniuk <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/stranger-than-fiction-true-stories">Stranger Than Fiction. True Stories.</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">À la recherche des territoires peu explorés de la culture populaire américaine, Palahniuk s’inscrit avec un plaisir contagieux dans la lignée du <em>new journalism</em>. Son objectif n’est de toute évidence pas de renouveler le genre de manière formelle avec son <em>Stranger Than Fiction. True Stories</em>, mais plutôt de proposer de nouveaux personnages à découvrir et à rencontrer. Au besoin de réel qui sous-tend la <em>creative nonfiction</em>, l’auteur de <em>Fight Club</em> ajoute une envie de chair et de sueur. D’un sujet musclé à l’autre, il se plonge ainsi au cœur d’univers singuliers, souvent excentriques, et donne la parole à des gens qui évoluent à l’ombre de la culture dominante. Penseur dans le monde, à sa manière, Palahniuk n’est toutefois pas en quête du propret garçon de café de Sartre. Il s’intéresse surtout à ce qui est monstrueux, par son énormité ou par son caractère sordide. Peu friand des personnages délicats, Palahniuk aime particulièrement les sujets qui font violence au regard de leur observateur par leurs aspects spectaculaires.&nbsp; &nbsp;<br />&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>La solitude de l’écrivain</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />Divisé en trois sections, soit «People Together», «Portraits» et «Personal», le recueil rassemble des collaborations de l’auteur –reportages, entretiens ou chroniques– tirées de différents magazines. En sous-titrant le livre <em>True stories</em>, Palahniuk laisse croire d’entrée de jeu que le caractère «véridique» de ses récits serait ce qui permettrait de les placer en relation les uns avec les autres. Dans sa préface, il problématise toutefois l’idée de vérité en expliquant qu’il existe une tension entre les faits et la fiction autant dans son œuvre littéraire que dans ses textes journalistiques. Avec <em>Stranger Than Fiction</em>, il révèle le travail secret en amont de ses romans. Avant d’entreprendre un projet romanesque, il raconte se livrer à des enquêtes à la manière d’un journaliste. Bien que pour <em>Fight Club</em> cette recherche sur le terrain se soit faite par hasard, il explique que cette manière d’aborder l’écriture littéraire s’est imposée pour ses autres livres. Lors de la rédaction d’<em>Invisible Monsters</em>, ses recherches l’ont amené à recourir aux services de lignes érotiques. Pour <em>Choke</em>, il a plutôt décidé de fréquenter des thérapies de groupe offertes aux personnes souffrant d’addiction sexuelle. Cette démarche n’est évidemment pas étonnante chez un écrivain qui préfère le <em>storytelling</em> à la recherche formelle, la petite histoire surprenante au grand récit rassembleur. Chez Palahniuk, tout donne à penser que le travail du journaliste est à peu de choses près le même que celui de romancier.<br /><br />Dans la préface du livre, il fait toutefois une distinction entre les deux manières d’aborder l’écriture en décrivant le travail dans une salle de rédaction: «The journalist writes surrounded by people, and always on deadline. Crowded and hurried. Exciting and fun.» (p. XVII) Frères ennemis, l’écrivain et le journaliste travaillent dans des conditions matérielles et sociales qui sont à l’opposé l’une de l’autre. Chez Palahniuk, tout porte pourtant à croire que l’écrivain envie le journaliste, allant jusqu’à jalouser les contraintes temporelles auxquelles il doit se soumettre. Selon ce portrait, l’écrivain ne connaîtrait que l’ennui et la solitude, alors que le journaliste, bien entouré, profiterait largement de l’énergie de son équipe. Les textes publiés dans <em>Stranger Than Fiction</em> furent précisément pour Palahniuk une occasion de revenir dans le monde: «Every story in this book is about being with other people. Me being with people. Or people being together» (p. XVI) Bien que la démarche journalistique soit une pratique courante chez lui, il n’y a que la <em>creative nonfiction</em> qui puisse réellement lui permettre de se sentir plus près des gens, puisque le roman requiert toujours à son avis une longue période d’isolement.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>La parole de l’autre</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />D’un bout à l’autre du recueil, le bonheur que Palahniuk prend à écouter et à côtoyer ses interlocuteurs est évident, qu’ils soient des vedettes internationales, comme Marilyn Manson et Juliette Lewis, ou des inconnus, comme les lutteurs amateurs en Iowa et les participants enthousiastes du Rock Creek Lodge Testicle Festival<strong><a href="#note2">1</a>.</strong> Répondant à l’idéal journalistique, il cherche toujours, dans ses reportages et ses entrevues, à s’effacer le plus possible pour donner toute la place dans son texte à la parole de l’autre, qu’il cite abondamment.<br /><br />Dans son entretien avec Lewis, il réussit avec doigté à donner une occasion rare à l’actrice, qui fut notamment la meurtrière en cavale de <em>Natural Born Killers</em>, de se présenter sous de multiples facettes lors d’une même entrevue. Le texte débute alors que Lewis subvertit les conventions habituelles d’un entretien journalistique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />«One time», Juliette Lewis says, «I wanted to get to know someone better by writing down questions to him…» She says, «These questions are more telling about me than anything I could write in a diary». (p. 119)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Pour mettre à l’épreuve l’affirmation de l’actrice, Palahniuk entremêle les questions que lui pose Lewis aux réponses qu’elle formule à ses interrogations à lui. Le procédé est fascinant puisqu’il manque la moitié de la conversation, c’est-à-dire les réponses et les questions de l’écrivain. Le pari qu’il tente de relever est de montrer que Lewis se dévoile en effet davantage dans les questions qu’elle lui pose que dans les réponses qu’elle lui donne.<br /><br />Palahniuk pousse encore plus loin l’expérience lors de sa rencontre avec Marilyn Manson. Après avoir décrit la maison au décor macabre de Manson et relaté ses tendres échanges avec sa conjointe de l’époque, Palahniuk s’installe devant l’infâme chanteur et le laisse conduire sa propre entrevue. Manson se tire au tarot et commente le résultat des cartes. La dernière carte tirée par le chanteur est particulièrement révélatrice du portrait que Palahniuk fait de lui:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;<br />Manson deals his ninth card: the Tower. «The Tower is a very bad card», he says. «It means destruction, but in the way that this is read, it comes across like I’m going to have to go against pretty much everyone. In a revolutionary way, and there’s going to be some sort of destruction. The fact that the end result is the sun means it probably won’t be me. It will probably be the people who try to get in my way.» (p. 157)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />En présentant Manson ainsi, Palahniuk construit une saisissante image de solitude autour de la <em>rockstar</em>. Le monstre, celui que Palahniuk tente de connaître par ses écrits journalistiques, est sans doute cet homme capable de tout faire seul à l’écart de la communauté. À l’évidence, l’<em>Antichrist Superstar</em> est plus près de l’écrivain que du journaliste. Tout porte d’ailleurs à croire, dans le recueil, que Palahniuk peut entrer en relation avec tous ces monstres, parce qu’il en est lui-même un, par son statut d’artiste qui lui permet de vivre une période temporaire d’isolement afin de se consacrer à sa création. Dans les portraits de ces deux vedettes, comme dans la majorité des articles, la littérature, dont il ne parle qu’à mots couverts, n’est jamais présentée comme étant au service de la société, comme le sont les informations. Elle est plutôt une zone d’exploration ouverte à la cacophonie, au désordre et au sordide.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Construction et destruction</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />Les inconnus que rencontrent Palahniuk correspondent aussi à cette manière de concevoir le monstre. Deux des articles les plus mémorables du recueil présentent des passions diamétralement opposées qui se ressemblent pourtant dans leur caractère extrême: le derby de démolition et la construction de châteaux. L’écrivain, qui n’a pas à s’astreindre au fil de l’actualité comme le journaliste, peut s’arrêter pour comprendre ces deux loisirs en marge des tendances de l’époque. Dans les deux cas, ces passions relancent l’idée de la solitude qui parcourt le recueil. Les amoureux&nbsp; de la construction de châteaux portent le rêve d’un isolement total dans la plus grande et la plus solide forteresse possible. Le pilote du derby, seul derrière les commandes de son véhicule, se livre à une entreprise de destruction.<br /><br />Dans «Demolition», Palahniuk rencontre ces amateurs de collision lors d’un événement dans l’état de Washington, où ils sont tous avides de présenter à leurs camarades leurs nouveaux bolides et d’expérimenter de nouvelles stratégies pour faire le plus de dégât possible sur la piste de course. Frank Bren, un pilote épris de son sport, lance pendant l’entrevue une phrase digne d’un célèbre roman de J. G. Ballard: «It’s not quite as good as sex, but it’s close. You just love that sound of crushing metal.» (p. 42) Comme l’expliquent les amateurs à Palahniuk, le seul et unique plaisir dans un derby de démolition est la destruction elle-même. Il est très peu important de gagner la compétition si le pilote n’est pas parvenu à détruire le plus possible les voitures de ses rivaux.<br /><br />Roger DeClements et Jerry Bjorklund, les personnages que Palahniuk rencontre dans «Confessions in Stone», ne trompent pas l’ennui par des rêves de violence comme les pilotes de derby de démolition. Ils consacrent plutôt tout leur temps et leur énergie à construire des châteaux habitables aux États-Unis où ils pourront s’y installer avec leur famille. D’un château à l’autre, ils raffinent leur technique. Ils finissent toujours par vendre le dernier château pour en construire un nouveau. Leurs châteaux attirent les curieux et, dans les villes où s’établissent, ils font parler le voisinage, comme le raconte Bjorklund à Palahniuk: «Rumor has it there’s a basement dungeon under the tower, […] and I just let people keep thinking that. […]&nbsp;I’m probably known as a crazy man in Camas, but I don’t give a damn what they think». (p. 70)&nbsp; Puisque leur passion les tient bien vivants dans un monde qui, sinon, les intéresse très peu, le regard des autres sur leur quête est sans importance aucune.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Solitude radicale</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />Bien que les hommes soient à l’honneur dans les reportages littéraires de Palahniuk, il ne manque pas de décrire avec soin comment les femmes doivent négocier leur place dans les différents milieux qu’il examine. En général, elles sont d’ailleurs les plus exclues de ces univers marginaux. Où le loisir viril est à l’honneur, la femme a très peu d’espace au cœur de ces microcosmes où l’on aimerait bien se passer d’elle. Au Rock Creek Lodge Testicle Festival, les femmes servent de faire valoir au testicule porté aux nues. Un des lutteurs amateurs rencontrés par Palahniuk lui raconte que sa femme menace ouvertement de le quitter en raison de son sport. Comme le derby de démolition qui est si intense qu’il peut presque remplacer une vie sexuelle, Palahniuk raconte, à partir de sa propre expérience, dans «Frontiers» comment les accros aux stéroïdes arrivent à vivre entre hommes en se passant totalement de sexualité. Dans «The People Can», il entre dans la vie entièrement masculine d’un sous-marin de l’armée américaine. Le monstre total, celui que Palahniuk cherche à rencontrer tout au long de son livre, est probablement cet homme complètement autosuffisant qui pourrait se libérer de toutes ses attaches. Un monstre qui ne regarde pas, comme lui, avec envie les journalistes qui travaillent dans les salles de rédaction bondées, un monstre qui se consacre à son œuvre sans éprouver le moindre regret face à la communauté qu’il a quittée.</p> <hr /> <p><a id="note2" name="note2">1</a> Le Rock Creek Lodge Testicle Festival est un spectacle pour adultes où les amateurs peuvent participer à divers concours&nbsp;: <em>wet T-Shirt</em>, fellations et relations sexuelles sur scène. &nbsp;Très critiqué, le festival attire de nombreux groupes catholiques qui, selon Palahniuk, manifestent en criant des slogans tels que «&nbsp;Demon! I can see you, demon! You are not hiding! » (p. 4).&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/article/voyage-sur-les-traces-des-monstres-ou-le-journalisme-selon-palahniuk#comments Documentaire Empathie États-Unis d'Amérique Obscénité et perversion PALAHNIUK, Chuck Récit Essai(s) Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 21:30:59 +0000 Amélie Paquet 815 at http://salondouble.contemporain.info Quelques notes sur W. T. Vollmann et l'éthique de l'écriture http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/imperial">Imperial</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n'en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d'ailleurs qu'on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire? Pour qu'il nous rende plus heureux, comme tu l'écris? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n'avions pas de livres et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions bien à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu'un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous.» - Kafka, lettre à Oskar Pollak (1904)<br /><br />«[…] I find books that simply allow us to escape<br />&nbsp;existence a staggering waste of time<br />(literature matters so much to me I can hardly stand it.)»<br />(David Shields, 2013: 197)</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><br />J'aimerais commencer ce texte en disant que Vollmann est l'un des écrivains les plus importants que j'ai eu la chance de lire. Ça ne veut pas dire grand-chose, compte tenu de mes lectures limitées, mais on saura au moins que je ne cherche pas à proposer une critique impartiale, bien au contraire. Je souhaite plutôt partager les pensées que la lecture de ses œuvres fait naître en moi, des pensées contre-intuitives qui me font douter de la littérature telle que je l'ai toujours appréhendée.<br /><br />Je n'affirmerai rien ici sinon ce doute, que je souhaite contagieux.<br /><br />L'œuvre de Vollmann est si puissante à mes yeux qu'elle rend superflus des rayons entiers de ma bibliothèque personnelle. Je ne suis pas écrivain, mais si l'envie me prenait d'écrire, je devrais d'abord surmonter la honte que provoque en moi la lecture de Vollmann. Inventer des histoires! Comme ce serait gênant d'écrire des histoires après avoir lu cet auteur. Ses récits, qui me mettent en pleine face la misère du monde, sa laideur qu'on dirait immuable, me semblent tellement nécessaires que je ne peux m'empêcher de penser avec un brin de mépris à tous les écrivains qui inventent des histoires pour les lecteurs voulant échapper à leur triste réalité. Pour se changer les idées. Qu'on me comprenne: j'aime lire des fictions, et je ressens moi aussi le besoin d'expériences sublunaires, loin en tout cas de ma réalité immédiate. Mais le sérieux avec lequel Vollmann cherche à saisir le monde, ce sérieux rend les plaisirs de la lecture non seulement coupables comme on le dit parfois, mais aussi dérisoires, autant dire inadmissibles.<br /><br />Là où les bulletins d'information échouent toujours à nous faire ressentir la moindre parcelle de compassion pour les morts que l'actualité garroche dans le charnier de l'Histoire, la littérature a-t-elle les moyens, avec sa lenteur réflexive, son sérieux face aux mouvances du monde, de nous rendre une sensibilité qui nous semble désormais interdite? Vollmann me permet de croire que c'est possible, et c'est sans doute la plus belle chose que j'aie jamais trouvée dans un livre, moi qui cherche depuis des années une œuvre capable de justifier une occupation qui me paraît trop souvent oiseuse, empreinte de ce narcissisme intellectuel que j'abhorre, sans doute parce que je le connais trop bien.<br /><br />La frivolité liée au plaisir de l'évasion que permet la fiction trahit une conception de la littérature comme échappatoire à laquelle je refuse d'adhérer, et cela contre mes propres inclinations. Vollmann m'oblige à penser à la contingence qui pèse sur les personnages, aussi convaincants soient-ils, et à la facticité des intrigues inventées pour nous tenir en haleine. Le plaisir de se laisser transporter dans un monde imaginaire est bien réel, je l'admets, mais je crois aussi parfois qu'il est indécent d'en faire le but premier de l'expérience littéraire. C'est une vieille question que celle de la contingence de la fiction, j'en suis conscient, et les œuvres d'innombrables écrivains et écrivaines sont là pour nous rappeler que les choses ne sont jamais simples, mais peut-être que l'œuvre de Vollmann est l'occasion de nous plonger encore une fois dans les eaux glaciales des questions insolubles. C'est en tout cas l'effet qu'elle a sur moi.<br /><br />Vollmann écrit à propos des voyous, des prostituées, des drogués ou des immigrants mexicains illégaux. Sa matière est la réalité, mais une réalité qui est toujours appréhendée en tant que «fiction dominante», pour le formuler comme Suzanne Jacob. Autrement dit, Vollmann tente de démonter l'épithète commune, le bon sens, les constructions discursives qui confèrent au monde un semblant de stabilité, et qui nous permettent d'y mettre un pied devant l'autre sans crouler sous le poids de sa complexité. Au fond, il s'agit de la distinction décisive que Nietzsche a proposée entre recherche de santé et recherche de vérité. Les philosophes, proposait-il, ont toujours recherché une forme de santé au détriment de la vérité, qui est dure, souvent insupportable ou en tout cas inadmissible. Pour moi, Vollmann incarne ce radicalisme noble qui consiste à pourchasser la vérité au détriment de la santé, puisqu'une santé factice ne vaut rien. Et il ne s'agit pas seulement de la santé de l'écrivain, qui ne devrait pas nous préoccuper plus que celle des autres, mais bien d'une forme de santé collective, incarnée dans le discours social par la doxa, toujours rassurante parce que rassembleuse, réconfortante parce que racoleuse. Écrire contre la doxa comme le fait Vollmann pousse le lecteur qui le suit jusqu'au bout à admettre que la marche du monde ressemble davantage à la course folle d'un troupeau piétinant les plus faibles qu'au trot noble et fier d'un cheval nommé Progrès.<br /><br />Une vérité qui est mauvaise pour la santé, et que Vollmann manifeste partout dans ses textes, c'est l'idée selon laquelle il n'y a pas de spectateurs de l'Histoire.<br /><br />Petit syllogisme vollmannien: l'Histoire est laide, nous sommes nécessairement dans l'Histoire, et donc nous portons tous en nous cette laideur. Notre culpabilité est infinie.<br /><br />Cet écrivain projette une conception de la littérature vécue viscéralement comme moyen d'aller à l'encontre des idées lénifiantes, et c'est parce qu'il dépeint notre réalité avec tant d'engagement que les fabulations de ses contemporains m'apparaissent tout à coup ternes, brinquebalantes. Ses sujets coutumiers sont par définition figés dans le ciment de la doxa la plus insidieuse, et c'est parce qu'on interdit à ces humains le statut de sujet à part entière que Vollmann peut écrire à leur propos. Même ses fictions (<em>The Royal Family</em>, <em>Europe Central</em>, par exemple) s'inscrivent dans ce projet. Dans ce cas, l'écriture de fiction devient l'occasion de conférer un peu plus de réalité à des êtres qui, autrement, ne sont que des constructions de l'esprit, des fictions sur deux pattes. Il s'agit là d'une façon de penser la fiction à l'envers: c'est parce qu'il y a une fiction inadéquate qui prétend au statut de réalité que la fiction peut intervenir dans l'existence de façon concrète. J'y vois une éthique de l'écriture au sens le plus fondamental du terme: l'écrivain se donne un code de conduite qui régit son écriture, parce qu'il sait que les représentations ont un pouvoir d'action sur la vie des humains. Toute son écriture tend vers un idéal de finesse qui se dresse contre la grossièreté des fictions dominantes, car il sait bien que tout ce qu'il n'écrit pas, d'autres l'écriront pour lui. C'est peut-être au cœur de ce paradoxe que l'on peut encore écrire de la fiction: en dépliant des réalités qui ont l'aspect lisse de l'évidence, et sur lesquelles on a toujours des opinions plus ou moins tranchées qui nous évitent la peine de penser.<br /><br />C'est parce que penser le monde actuel est une tâche titanesque que Vollmann en fait un projet littéraire. C'est parce que la fiction, pour le dire bêtement, infiltre l'édifice de notre prétendue réalité qu'il est primordial d'écrire en ayant le sens du devoir devant les faits, mais surtout devant tous ces gens floués par notre médiocre compréhension de la situation dans laquelle ils se trouvent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; *</p> <p style="text-align: justify;"><br />Certains des textes de Vollmann<strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong> manifestent des liens évidents avec le <em>new journalism</em>, surtout par la façon avec laquelle il y mène des enquêtes fortement teintées par son expérience. Cependant, ce que Vollmann retient du journalisme, ou en tout cas de l'idéal journalistique, c'est d'abord un code éthique devant les faits, qu'il accueille toujours avec la même considération, avec la même rigueur. Une autre particularité de son travail est la tentation d'exhaustivité qui s'y manifeste. C'est dans cette tentative de saisie totalisante que le projet de Vollmann est littéraire. Journaliste de terrain qui se donne carte blanche, celui-ci peut scruter à loisir les problèmes qui le préoccupent, les retourner dans tous les sens sans souci d'économie ou de pertinence. Et c'est parce que ces textes affirment l'impossibilité d'aller droit au but que le projet de Vollmann est d'une importance capitale à mes yeux.<br /><br />Le questionnement s'y substitue à l'explication jusqu'à une posture insoutenable, digne de ce que la littérature nous a livré de mieux: tout cela est incompréhensible, cherchons tout de même à comprendre.<br /><br />Cette façon de faire n'est nulle part aussi visible que dans <em>Imperial</em> (2009), le livre qu'il consacre à la frontière mexico-américaine. Le comté d'Imperial, en Californie, y est présenté comme le sujet idéal pour réfléchir à la construction des identités dans la durée, dans ses rapports au territoire, mais aussi avec l'altérité: «Imperial is the continuum between Mexico and America.» (Vollmann, 2009: 50) Ce continuum, cet espace flou aux frontières arbitraires est chargé de significations contradictoires selon les points de vue, et en cela, il est l'occasion pour Vollmann d'exercer son travail d'écrivain en montrant comment le territoire réel est doublé d'un territoire imaginaire.<br /><br />Imperial est le comté le plus au sud de la Californie, à la frontière du Mexique. De l'autre côté de la frontière se trouve la ville de Mexicali (le nom est la contraction de Mexico et de California), tandis que sa ville jumelle, Calexico (encore une fois, mais inversée, la contraction de Mexico et de California), se trouve à moins de dix kilomètres de distance aux États-Unis.</p> <p style="text-align: justify;"><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Imperial"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" alt="160" title="Imperial" width="285" height="243" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Imperial</span></span></span><br /><br /><br />L'arbitraire de la frontière qui sépare les deux pays est le point de départ de la réflexion de Vollmann. Évidemment, le nom du comté d'Imperial lui donne aussi l'occasion de réfléchir à l'impérialisme américain, comme si ce lieu exemplifiait de façon métonymique une série de rapports que les États-Unis entretiennent avec ce qui leur est étranger.<br /><br />L'un des enjeux fondamentaux de cette région frontalière est celui de l'agriculture, parce que des centaines d'immigrants illégaux travaillent dans les champs américains, mais aussi parce que l'agriculture affecte considérablement le territoire. Vollmann explique longuement comment la <em>New River </em>est devenue au fil du temps l'une des rivières les plus polluées en Amérique, en grande partie à cause de l'activité agricole qui l'entoure. Arrivée au Mexique, où elle se nomme <em>Rio Nuevo</em>, la rivière est plus polluée que jamais, ayant amassé au passage tous les pesticides, les métaux lourds et les déchets provenant des États-Unis. De plus, les Mexicains y déversent leurs eaux usées. Vollmann, pour vérifier des rumeurs qui veulent que certains immigrants illégaux y meurent asphyxiés après s'y être jetés pour gagner les États-Unis à la nage, a entrepris de descendre cette rivière en bateau pour l'observer et prendre des échantillons d'eau à différents endroits, qu'il fera par la suite analyser en laboratoire. Ce qui l'intéresse au plus haut point, toutefois, c'est le rôle que jouent les humains, américains ou mexicains, dans ce désastre écologique, et les conséquences que la pollution a sur leur vie quotidienne. C'est dans des moments comme celui-là que sa réflexion devient la plus passionnante, puisqu'après avoir accumulé les données statistiques brutes, il en vient à la conclusion suivante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Maybe the New River wasn't anybody's fault, either. People need to defecate, and if they are poor, they cannot afford to process their sewage. People need to eat, and so they work in <em>maquiladoras</em> — factories owned by foreign polluters. The polluters pollute to save money; then we buy their inexpensive and perhaps well-made tractor parts, fertilizers, pesticides. It is <em>doubly difficult to get out</em>. And it's all ghastly. (Vollmann, 2009: 89)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />J'évoque cette partie du livre afin qu'on comprenne que Vollmann y propose une réflexion sur l'usage de l'information. Car après avoir accumulé les données qui concernent la <em>New River</em>, Vollmann constate tristement que son savoir ne lui permettra pas de changer les choses. Plus tard, il fera une digression sur les liens entre action et savoir, pour conclure que l'information ne sert à rien si celle-ci ne nourrit pas une forme quelconque d'action. Ce passage est important puisqu'il est représentatif d'une pensée récurrente chez Vollmann, selon laquelle il y a un moment où l'écrivain (ou le penseur, l'intellectuel) doit sortir de l'écriture pour passer à l'action. Chez Vollmann, l'écriture n'est pas une fin en elle-même, elle est un moyen d'appréhension de réalités obscures, un appel à l'action, mais aussi un retour sur l'expérience.<br /><br />On pourrait dire, avec un brin de sarcasme, que le rapport à l'information proposé par Vollmann s'oppose en tout point à celui que l'on peut observer dans le journalisme tel qu'il se pratique aujourd'hui, l'information nourrissant bizarrement une culture de l'inaction et le fait de savoir nous exemptant de la tâche astreignante d'<em>agir contre les faits</em>. Cet aspect de notre rapport à l'information est difficile à comprendre, mais une chose demeure certaine à mes yeux: alors que la culture médiatique devait faire de nous des citoyens avertis, capables de discernement, il semble que nous souffrions au contraire d'une forme d'apathie collective causée précisément par ce qui devrait nous permettre d'agir. C'est dans ce triste contexte que les écrits de Vollmann trouvent à mon avis toute leur pertinence, celui-ci écrivant moins pour l'actualité que pour la postérité puisqu'il aspire clairement à offrir un témoignage durable des souffrances humaines.<br /><br />Dans ce passage où il est question d'immigrants illégaux retrouvés noyés, Vollmann cherche justement à opposer sa démarche d'écrivain à l'information journalistique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><em>The dying season began early this year, with four bloated bodies found in the All-American Canal on March 14</em>. Well, it wasn't the worst news on the front page: more air raids and suicide bombings in the Middle East, an attempt (fortunately foiled) to murder a hundred schoolchildren in a Christian school in Pakistan, and my government had snubbed Iraqi overtures; we were getting ready to bomb them again. I had been to Iraq; I had seen the sick and dying children in a medicine-embargoed hospital; so I had my mental picture; it's better not to have mental pictures. But why confess such a flinch?<strong> I'd rather clothe myself in principle: Communication for its own sake is not an interesting goal. (Does that sound plausible?) Unlimited access to information remains worthless without something to do with that information, or some way to verify its quality. </strong>(Vollmann, 2009: 152-153)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le problème de l'information posé ici est redoutable, puisqu'il rend nécessaire un questionnement sur les visées de l'écrivain. Cette tentative de compréhension du monde, quelle est son utilité? Si l'écrivain ne peut se contenter d'informer, que doit-il faire alors? Vollmann n'a pas de réponse précise à cette question, mais on comprend à le lire qu'il y a dans son œuvre l'effort de déconstruire la présomption à la connaissance qui est le propre du discours informatif: «Day after day I went there, hoping to invade their thoughts and steal their stories, but most refused to talk to me, eyeing me with a hatred as lushly soft as a smoke tree sweeping its hair against a sand dune.» (Vollmann, 2009: 56-57); «Fruitful and desperate, kingdom of recluses, shy folks and identity criminals, Imperial remains unknown.» (62); «Imperial is a place I'll never know, a place of other souls than mine; and how can anyone know otherness?» (114), etc.<br /><br />Cette pudeur, cet aveu d'impuissance au cœur même de l'écriture sont l'occasion de revenir à la contingence de la fiction. Pour écrire, il faut être capable de compréhension, or, il est impossible de comprendre, donc l'écriture doit incarner ce mouvement de la pensée désireuse de saisir une réalité qui lui glisse entre les doigts. Ce que Vollmann nous dit, avec <em>Imperial</em>, c'est qu'il y a une présomption de l'écriture qui fait violence au réel en cherchant à lui donner une forme qui n'est pas la sienne et qui est forcément réductrice.<br /><br />À un certain moment d'<em>Imperial,</em> Vollmann décrit l'existence d'immigrants illégaux qu'il a rencontrés. L'exemple de María, une femme de ménage vivant à Sacramento, est l'occasion pour lui d'expliquer pourquoi le livre que nous tenons entre les mains n'est pas une fiction. Vollmann rejette la forme fictionnelle, et il explique ce refus comme étant une prise de position éthique liée à la possibilité de comprendre autrui. Ce passage lumineux, qu'on peut lire comme un art poétique, montre bien la déférence face à autrui qui caractérise l'œuvre de cet écrivain:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />How could I best pay tribute to María's life? I know how to invent character, upon which I suppose it would be possible to drizzle a few droplets of local fact, much as Mexicali street vendor beset by July splashes water on his oranges and cherries. But life's sufficiently dishonest already, my oranges might taste like candy, but why? The truth is that I do not understand enough about border people to describe them without reference to specific individuals, which means that I remain too ill acquainted with them to fictionalize them. Only now do I feel capable of writing novels about American street prostitutes, with whom I have associated for two decades. The sun-wrinkled women who sell candy, when they sit chatting beneath their sidewalk parasols, what stories do they tell one another? I could learn Spanish and eavesdrop; then I'd know; but I wouldn't really know until I could invent their stories. Making up tales about María's life would not only be disrespectful to her, it would be bad art. (Vollmann, 2009: 170)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Un détail qui attire mon attention est le lien que Vollmann établit entre la connaissance du monde et la possibilité d'écrire une fiction. Celui-ci se débarrasse de la question de la contingence en expliquant que pour écrire une fiction, il faut d'abord l'avoir vécue, en avoir fait l'expérience. On pourrait sans doute ici objecter la puissance d'imagination de quelques écrivains, mais l'idée de Vollmann est difficilement réfutable lorsqu'on a lu ses écrits sur les prostituées américaines, d'une justesse et d'une profondeur étrangères à la plupart d'entre nous <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>.<br /><br />Au final, la nécessité d'une compréhension préalable à l'écriture est justifiée par la nécessité d'un rapport empathique avec la réalité décrite. Vollmann conclut ce passage en évoquant l'illumination qu'il a eue en lisant <em>Un cœur simple</em> de Flaubert, et comparant Félicité avec María:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />What "A Simple Heart" did for <em>my</em> heart when I first read it many years ago was to alert me to the probability that among the people whom I myself overlooked, there might be Félicités, whose hidden goodnesses would do me good to find. Later, when I began to write books, it occurred to me that discovering and describing those goodnesses might accomplish some external good as well, perhaps even to Félicité and María's, who have less need of our pity than we might think (but more need of our cash). Suppose that Madame Aubain, after reading my version of "A Simple Heart," refrained just once from assulting Félicité with harsh words. Or is that aspiration ridiculous? (Vollman, 2009: 171)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />On le voit, les visées exprimées ici par Vollmann sont ancrées dans la volonté de saisir la réalité. On y retrouve exprimé en toutes lettres le fantasme d'une littérature qui soit effective. Vollmann l'affirme: <em>Un cœur simple</em> a changé sa perception du monde. La bonne littérature ne nous propose pas d'échapper à la réalité. Elle nous permet au contraire de la saisir autrement en faisant une expérience intensive de la proximité.<br /><br />Depuis que je lis Vollmann, rien ne me semble plus important que cette façon d'aborder la littérature.<br /><br /><strong><span style="color:#696969;">Bibliographie</span></strong><br /><br />KAFKA, Frank (1965) <em>Correspondance</em>, Paris, Gallimard, 1965. [Traduit de l'allemand par Marthe Robert]</p> <p style="text-align: justify;">SHIELDS, David (2013) <em>How Literature Saved My Life</em>, New York, Alfred A. Knopf, 2013.<br /><br />VOLLMANN, William T. (2009), <em>lmperial</em>, New York, Viking Press, 2009.</p> <hr /> <p><strong><a href="#1a">[1]</a><a id="1" name="1"></a></strong> Voir par exemple <em>Rising Up and Rising Down. Some Thoughts on Violence, Freedom and Urgent Means</em> (2003) ou encore <em>Poor People</em> (2007).</p> <p><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Vollmann a écrit trois livres sur la prostitution: <em>Whores for Gloria</em> (1991); <em>Butterfly Stories </em>(1993) et <em>The Royal Family</em> (2000).</p> http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture#comments Action politique Amérique Autobiographie Documentaire Empathie États-Unis d'Amérique Expérience Journaux et carnets KAFKA, Franz Mexique Prostitution SHIELDS, David Témoignage VOLLMANN, William T. Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 20:44:02 +0000 Simon Brousseau 809 at http://salondouble.contemporain.info De la solidarité des récits: Sullivan et la fascination de l'altérité http://salondouble.contemporain.info/article/de-la-solidarite-des-recits-sullivan-et-la-fascination-de-lalterite <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/pulphead">Pulphead</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«As it happens I am confortable with the Michael Laskis of this world, with those who live outside rather than in, those in whom the sense of dread is so acute that they turn to extreme and doomed commitments ; I know something about dread myself, and appreciate the elaborate systems with which some people manage to fill the void, appreciate all the opiates of the people, whether they are as accessible as alcohol and heroin and promiscuity or as hard to come by as faith in God or History.» Joan Didion, «Comrade Laski, C.P.U.S.A»</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Les concerts de rock chrétien, pour une majorité de jeunes gens, ne figurent pas en tête du palmarès des événements branchés, de ceux où ils envisageraient être photographiés pour les pages du <em>Nightlife</em>. Une foule de naïfs et de doux que l’idée du Seigneur exalte un peu trop, voilà ce que l’on imagine côté assistance, et pour ce qui est de la musique elle-même, on n’envisage guère mieux. Lorsque John Jeremiah Sullivan débute le recueil <em>Pulphead</em> par un article sur son expérience à Creation, festival de rock chrétien en Pennsylvanie qualifié de véritable «Godstock» (6), quelque chose dans le ton et le choix du sujet semble déjà promettre au lecteur un peu de cet humour décalé que les amateurs des essais de David Foster Wallace connaissent. S’il y a de ça dans le texte, l’essentiel se trouve toutefois ailleurs. À Creation, Sullivan se fait des amis qui, avec leur allure de motards et leur passé nébuleux, défient les stéréotypes associés au modèle du jeune chrétien. L’un d’entre eux, Ritter, est présenté ainsi par Sullivan:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />He was big, one of those fat men who don’t really have any fat, a corrections officer – as I was soon to learn – and a former heavyweight wrestler. He could burst a pineapple in his armpit and chuckle about it (or so I assume). Haircut: military. Mustache: faint. ‘We’re just a bunch of West Virginia guys on fire for Christ,’ he said. (13)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Soulignons la candeur dont fait preuve Ritter en parlant de son amour de Dieu: elle n’est pas étrangère à la manière qu’a Sullivan de mettre en scène ses sujets. Le regard particulier de Sullivan, mélange de justesse d’observation et d’inventivité stylistique, parait orienté par son désir de rendre justice à la réalité sociale, politique et humaine de ceux dont il raconte la vie. En cela, son œuvre se distingue d’un large pan du journalisme littéraire américain, auquel on pourrait associer Chuck Klosterman et certains textes de David Foster Wallace, qui ont surtout mis de l’avant l’aspect grotesque de la vie des petites gens, celle des foires, des croisières et de la grande messe qu’est l’écoute de télévision.</p> <p style="text-align: justify;">Cette volonté de s’éloigner des récits conventionnels et des portraits caricaturaux ouvre un espace de réflexion salutaire, refusant les facilités de la dérision. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout Bourdieu pour saisir à quel point l’appartenance à une classe sociale transparait dans les préférences culturelles de chacun, bien que le lien de cause à effet soit le plus souvent camouflé derrière les concepts de bon goût, de raffinement intellectuel, de culture populaire ou élitiste. L’analyse de cette alliance implicite du socio-politique et du culturel a constitué un des terrains de prédilection du New Journalism depuis son émergence dans les années soixante; <em>Pulphead</em> constitue à cet égard une addition remarquable à cette tradition d’écriture.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Les années de foi</strong></span><br />Tom Wolfe et Hunter Thompson, lors des années de gloire du <em>new journalism</em> aux États-Unis, se sont attaqués aux riches et aux mondains pour dévoiler la petitesse et le narcissisme cachés derrière l’apparat et la pompe. Dans un contexte de bouleversements culturels, celui de la lutte pour les droits des femmes et des Noirs et de l’opposition à la guerre du Viêt-Nam, la tonalité outrancière des auteurs possédait en elle-même une sorte de vertu dénonciatrice, comme si les manières hypocrites des soi-disant «élites» ne pouvaient être traitées sérieusement <strong><a href="#1">[1]</a></strong><a id="1a" name="1a"></a>. La prose de John Jeremiah Sullivan est généralement plus mesurée, mais ce parti pris n’empêche pas l’auteur de s’impliquer personnellement dans ses histoires, de se compromettre, comme l’ont fait Wolfe et Thompson avant lui. Toutefois, tandis que les premiers tentaient le plus souvent d’approcher ceux qui leur servaient de sujet pour exposer leur altérité, Sullivan fait l’inverse: il trouve en lui des traces de l’autre pour reconnaître la proximité plus grande que supposée entre lui et ceux qu’il observe.</p> <p style="text-align: justify;"><br />En traitant de ses nouveaux amis chrétiens à Creation, Sullivan ne se contente pas de rapporter les aléas de leurs parcours respectif, ceux de jeunes hommes qui ont vécu dans une culture de violence et de misère avant de trouver la paix dans la foi. Il dévoile aussi, dans un aparté plutôt inattendu compte tenu de la distance maintenue jusqu’alors avec la religiosité qui l’entoure, les dessous de la période chrétienne qu’il a vécue à l’adolescence. Rapidement, précise-t-il, il est passé à autre chose, sans trop regarder en arrière, suivant en cela la même voie que plusieurs de ses amis et collègues:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />For white Americans with my socio-economic background (middle to upper middle-class), it’s an experience commonly linked to the teens and moved beyond before one reaches twenty. These kids around me at Creation – a lot of them are like that. How many even knew who Darwin was? They’d learn. At least once a year since college, I’ll be getting to know someone, and it comes out that we have in common a high school ‘Jesus phase.’ That’s always an excellent laugh. Except a phase is supposed to end – or at least give way to other phases – not simply expand into a long preoccupation. (32)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Si cette expérience avec un groupe chrétien le fait se questionner sur ce qui amène certains, plus que d’autres, à persister dans leur foi, Sullivan reste discret quant à ses conclusions sur les gens qu’il observe. Il met plutôt l’accent sur la dignité que ceux-ci possèdent, en dépit de la mauvaise musique qui les entoure et de leur ignorance parfois stupéfiante: «they were crazy, and they loved God – and I thought about the unimpeachable dignity of that, which I was never capable of. Knowing it isn’t true doesn’t mean you would be strong enough to believe if it were.» (41) Il s’agirait ainsi, pour Sullivan, de rester suffisamment fasciné par l’autre, quel qu’il soit, pour chercher à le comprendre par-delà les étiquettes que fixent les catégories sociales. La singularité de l’approche de Sullivan tient entre autres à son ouverture introspective, à son talent pour relier le destin d’un étranger à l’intimité de sa propre vie, et à faire de l’interstice entre les deux univers l’espace de son analyse.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Comprendre le destin d’Axl Rose</strong></span><br />Il est fréquent chez les praticiens du journalisme littéraire de trouver l’inspiration en fréquentant des lieux excentrés et des communautés culturelles marginales: Hunter S. Thomson a suivi les Hell’s Angels en Californie, David Foster Wallace a participé au gala des stars de l’industrie du porno, Joan Didion s’est intégrée à la faune hippie de Haight Ashbury… Cet intérêt pour les groupes méconnus est contrebalancé par une attention portée à un autre motif, axé sur une visibilité extrême, soit les célébrités et les personnalités plus grandes que nature, celles qui en viennent à signifier, aux yeux de ceux qui les observent, quelque chose à propos des rêves de chacun et de la possibilité de les réaliser: Didion et Howard Hugues, Chuck Klosterman et les musiciens populaires, Foster Wallace et John McCain. Dans un cas comme dans l’autre, les écrivains se posent en herméneutes d’existences qui leur sont extérieures et qu’ils ne peuvent (en théorie) remodeler à leur guise, éthique journalistique oblige. L’intérêt de leurs essais émane en partie de la conscience, chez le lecteur, que de tels destins, aussi singuliers soient-ils, ont bel et bien pu se produire et que de ce fait, ils ont quelque chose à nous enseigner sur notre monde. &nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’essai de Sullivan sur le chanteur de Guns N’ Roses, «The Final Comeback of Axl Rose» est pourtant construit sur une absence, celle du chanteur lui-même. Même s’il décrit son héritage musical et analyse sa carrière, Sullivan déplace en effet progressivement la focalisation de son récit, puisqu’il ne parvient pas à obtenir un entretien avec le chanteur. Il doit se contenter d’interviewer un de ses amis d’enfance, Dana Gregory, sous couvert de parler avec lui des démêlés que Dana et Axl auraient eus avec la police à l’adolescence. Le but du «plus vieil ami» d’Axl Rose, désormais assagi, est clair: «lower the level of dysfunction for the next generation». Anecdotes et souvenirs sur le chanteur de Guns N’ Roses constituent l’essentiel de son propos, mais on trouve aussi, en arrière-plan, quelques indices sur la vie beaucoup moins remarquable et beaucoup plus triste de Dana Gregory lui-même.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Dana Gregory, comme Axl Rose, vient du Sud profond, d’une petite ville appelée Lafayette où le racisme fleurit autant que la pauvreté. Dana y est resté; Axl a quitté cet univers pour les feux des projecteurs. Sullivan présente le passage d’une vedette telle qu’Axl Rose dans l’existence de Gregory comme une sorte d’énigme: «This event had appeared in Gregory’s life like a supernova to a prescientific culture. What was he supposed to do with it ?» (137) Cette énigme est celle de Dana Gregory comme elle est la nôtre, renversement du destin attribuable au talent, à la chance, à un peu n’importe quoi. Et puis, quelques pages plus loin, après un aparté sur les capacités vocales d’Axl Rose, Sullivan raconte son propre voyage en Indiana avec un ami, alors qu’il avait 17 ans. Ce voyage constitue en fait un retour au bercail: Sullivan vient aussi de cette région. Le constat qu’il pose alors, en rencontrant d’anciens camarades de classe, plusieurs d’entre eux étant désœuvrés et sans projets d’avenir, est sans équivoque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />A gulf had appeared. It opened the first day of seventh grade when some of us went into the ‘accelerated’ program and others went into the ‘standard’ program. By sheerest coincidence, I’m sure, this division ran perfecly parallel to the one between our respective parents’ income brackets. […] When I think about it, I never saw those boys again, not after that day. (145)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Juste avant que la parenthèse ne se referme définitivement sur cette anecdote d’adolescence, Sullivan énonce en une phrase laconique le lien entre sa propre vie et celle d’Axl Rose: tout comme lui, «Axl got away». (145)</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au sein d’une culture axée sur la visibilité, qui expose les célébrités, issues de tous horizons, comme exemples des possibilités démocratiques de succès qu’offre l’époque contemporaine, Sullivan opère une sorte de renversement. Si le cas d’Axl Rose prouve effectivement que la gloire peut surgir même dans la pauvreté, Sullivan montre en parallèle le paysage nettement plus navrant qui entoure cette réussite, rappelant – sans pourtant appuyer le message – que ce type de succès égalitaire est bien parcimonieusement distribué.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Ces deux exemples de retour vers le passé de John Jeremiah Sullivan, celui sur sa période chrétienne comme celui sur son enfance dans le Midwest, peuvent paraître anecdotiques. Or cette façon qu’a l’auteur de mettre en parallèle son destin avec celui de ses sujets est justement ce qui permet aux anecdotes de se transformer en quelque chose de plus riche et de plus intéressant. Là où il serait possible de ne voir que des cas isolés et le fruit du hasard, Sullivan insiste sur le contexte, les structures, les recoupements révélateurs, sans pour autant jouer au sociologue ou proposer une morale à tirer de ces rencontres. Sa capacité à utiliser sa propre vie comme matière à réflexion, loin d’apparaître comme une dérive égocentrique, montre que la subjectivité et le donné biographique représentent aussi des instruments de connaissance valables.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Le fait divers et la foule en marche</strong></span><br />Dans l’essai «American Grotesque», Sullivan façonne son récit à travers différentes vies qu’il manie comme autant de trames narratives dont il peut moduler la tonalité. Le 12 septembre 2009, Sullivan se trouve dans une marche à Washington, parmi une foule nombreuse dont il incarne pendant quelques paragraphes la voix: «We’re too many even for ourselves, and more are coming. As many of the signs say, silent majority no more.» (157) Cette «majorité silencieuse» est constituée de membres du Tea Party et autres opposants aux pratiques «socialistes» du gouvernement Obama. Il devient rapidement clair que Sullivan, malgré son emploi de la première personne du pluriel, ridiculise – d’abord subtilement, puis ouvertement – cette foule dont il dépeint le piètre talent pour les événements démonstratifs de cet ordre: «our march is in part – we could even say mostly – an act of mass irony. Conservatives do not march. We shake our heads and hold signs while lefties march.» (159) Après avoir assisté à cette marche, Sullivan rejoint son cousin, homme d’affaires connecté avec différents groupes industriels, dans la suite d’un chic hôtel. Bien que le cousin en question s’en défende, Sullivan l’accuse, lui et ses semblables, d’avoir mené une campagne de peur dans les médias pour protéger les intérêts des groupes qu’il représente. Nombre de manifestants aperçus par Sullivan, handicapés ou visiblement défavorisés, bénéficieraient du programme de soins de santé du gouvernement mais s’entêtent, entre autres à travers l’influence de gens beaucoup mieux nantis qu’eux, à y voir une menace.</p> <p style="text-align: justify;"><br />La question en reste là jusqu’à ce que Sullivan ait vent de l’histoire d’un agent du gouvernement du Minnesota qui travaillait au recensement, Bill Sparkman. L’homme a été retrouvé mort, attaché à un arbre, le mot «FED» griffonné sur sa poitrine nue. On soupçonne le mouvement anti-gouvernemental d’avoir échauffé les esprits au point d’avoir mené à ce meurtre. Sullivan se rend au Minnesota, sur les lieux du crime, et cherche sur le terrain des indices ou des déclarations pouvant éclaircir les circonstances de cet acte horrible. Il parle avec le fils de Sparkman, qui est inquiet: pour des détails techniques, la compagnie d’assurance-vie rechigne à payer le montant qui lui est dû, ce qui pourrait lui faire perdre la demeure familiale. Des rumeurs courent selon lesquelles l’agent du gouvernement se serait suicidé et aurait mis en scène le meurtre pour laisser à son fils cette même assurance-vie. Si ces rumeurs peuvent sembler farfelues, le rapport d’autopsie confirme que le mot «FED» a été effectivement écrit de la main même de l’agent, et l’explication de cette triste fin est dévoilée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Sparkman’s death had been all about health care. He was financially ruined from fighting lymphoma without good insurance. Deep in debt, working multiple low-paying jobs to make his mortgage while trying to earn a slightly more lucrative degree, he took the census work as most people take it, out of necessity. The police investigation concluded that Sparkman had killed himself as part of a tragic insurance scam. (181)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La boucle est bouclée: les liens entre la foule en marche contre les soins «socialistes» et l’agent du gouvernement poussé à mettre en scène sa mort. Il va sans dire que Sullivan prend fortement parti, tant par le ton que par la construction de son récit: il n’endosse pas le point de vue du cousin homme d’affaires pour prétendre atteindre, en bon journaliste, une forme d’objectivité, en pesant les pour et les contre de la nouvelle politique gouvernementale. Sullivan se range résolument du côté des petites gens dont il reconstruit la vie, abandonnant progressivement le ton satirique qu’il avait adopté lors de la manifestation pour dévoiler la tristesse aberrante que causent les manipulations dont la population est victime. Ce qui tire la conclusion loin du didactisme et de la morale facile tient dans les bifurcations qu’emprunte Sullivan pour aboutir à ce résultat, de la manifestation à une longue parenthèse sur Benjamin Franklin, jusqu’à l’histoire de Bill Sparkman. Nous savons que des gens votent pour des mesures qui les défavorisent, semble dire Sullivan; mais comment peut-on interpréter la surprenante récurrence de cette tendance dans l’histoire américaine? La réponse à cette question ne sera pas dévoilée.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">Il est difficile de rendre compte de la finesse des analyses de Sullivan sans en grossir le trait, sans souligner au marqueur rouge ce qui n’est qu’évoqué par l’auteur. Sullivan prend tout le temps nécessaire pour développer ses portraits en accordant du poids aux nuances et aux détails, en employant toutes les armes du style et de l’ambiguïté qu’offre la littérature. À cet égard, ce qui ressort à la lecture de ses essais, pour la plupart publiés dans des magazines et des journaux avant d’être rassemblés dans <em>Pulphead</em>, c’est aussi un regret: celui de constater la difficulté qu’il y a, au Québec, à réaliser des reportages de cette qualité, aussi longs, aussi soignés, dans le contexte économique qui est le nôtre. Il y a peu d’espaces dévolus ici pour ce type de reportage, à la frontière du culturel et du social. Des livres partageant en partie cet esprit ont été publiés récemment, ceux de Frédérick Lavoie (<em>Allers simples</em>) et d’Anaïs Barbeau-Lavalette (<em>Embrasser Yasser Arafat</em>), par exemple, mais ils ont privilégié la découverte de l’ailleurs, de l’inconnu. Ce qui nous manque peut-être, c’est quelqu’un qui, comme Sullivan, nous permet de revoir et repenser ce que nous croyons déjà connaître, de percevoir la réalité qui nous entoure d’un autre œil. La réalité, pourquoi pas, des écrivains de région méconnus, des témoins de Jéhovah, des fans de Radio X ou encore, rêvons un peu, des amis d’enfance d’Éric Lapointe.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />HEINICH, Nathalie (2012),<em> De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique</em>, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».<br /><br />SULLIVAN, John Jeremiah (2011), <em>Pulphead</em>, New York, Farrar, Straus and Giroux.<br /><br />WEBER, Ronald (1985), <em>The Literature of Facts: Literary Nonfiction in American Writing</em>, Ohio, Ohio University Press.<br /><br />WEINGARTEN, Marc (2006), <em>The Gang That Wouldn't Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote, and the New Journalism Revolution</em>, New York, Three Rivers Press.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> À ce sujet, les livres <em>The Gang that Wouldn’t Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote and the New Journalism Revolution</em> de Marc Weingarten et <em>The Literature of Fact</em> de Ronald Weber constituent deux références éclairantes. Le premier s’intéresse aux dessous de l’histoire du New Journalism aux États-Unis, tandis que le second se concentre davantage sur leurs partis pris stylistiques et esthétiques.</p> http://salondouble.contemporain.info/article/de-la-solidarite-des-recits-sullivan-et-la-fascination-de-lalterite#comments Amérique Autobiographie Classes sociales Conditionnements sociaux DIDION, Joan Documentaire États-Unis d'Amérique SULLIVAN, John Jeremiah WOLFE, Tom Essai(s) Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 14:18:38 +0000 Laurence Côté-Fournier 811 at http://salondouble.contemporain.info