Salon double - Dialogues culturels http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1265/0 fr Un mythe canadien? http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La maison d’édition de Québec Alto se distingue notamment grâce à la publication de traductions d’œuvres canadiennes anglaises. Dominique Fortier, auteure de trois romans et traductrice de six titres canadiens pour la jeune maison d’édition, se trouve au cœur de ce dialogue entrepris entre les deux cultures du Canada. Son premier roman, <em>Du bon usage des étoiles</em> (2009), finaliste pour de nombreuses distinctions (Prix littéraire du Gouverneur Général, Prix des libraires du Québec, Grand prix littéraire Archambault, Prix Senghor du premier roman) et bientôt adapté au cinéma par Jean-Marc Vallée, nous montre un autre versant des échanges culturels qui se développent entre les cultures québécoise et canadienne: celui de l’imaginaire.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Du bon usage des étoiles</em> relate le périple historique des navires <em>Erebus</em> et <em>Terror</em> dans l’océan Arctique à partir de l’été 1845 selon les perspectives parallèles des marins se dirigeant vers leur mort et de leurs flammes demeurées en Angleterre, liant la trame épique à une intrigue amoureuse. L’expédition, commandée par l’explorateur de renom Sir John Franklin et son second Francis Crozier, reste prisonnière des glaces. Les quelque 130 membres de l’équipage périssent dans des conditions terribles. Cette exploration avortée du «passage du Nord-Ouest», pratiquement inconnue au Québec, constitue un sujet de fascination ailleurs au Canada, où la chanson folklorique «Northwest Passage» de Stan Rogers a contribué à immortaliser l’équipée dans l’imaginaire collectif. Des auteurs de renom tels que Margaret Atwood, avec la nouvelle «Age of Lead» parue dans <em>Wilderness Tips</em> (1991), Mordecai Richler, avec <em>Solomon Gursky was Here</em> (1989), ou plus récemment Elizabeth Hay, avec <em>Late Nights on Air </em>(2007) se sont inspiré de l’épopée britannique. Atwood, dans <em>Strange Things: the Malevolent North in Canadian Literature </em>(1995), l’associe même à une sorte de mythe fondateur destiné à entrer dans le folklore afin d’être ressassé par chaque génération. En ce sens, le choix de Fortier d’«importer» au Québec un tel récit pourrait s’apparenter à un transfert culturel continental <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>. Il s’agirait, dans ces circonstances, non pas seulement d’habiter, par les artifices de la fiction, un événement marquant de l’Histoire impériale britannique et du Canada, mais surtout de s’approprier un mythe fondateur d’une collectivité américaine et de l’enrichir d’une nouvelle sensibilité.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Mythe américain</strong></span><br />À première vue, cette épopée s’inscrit pleinement dans ce qu’il est convenu de nommer le «mythe américain». Jean Morency (1994) indique que &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />le mythe américain raconterait bientôt comment les hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire aux temps primordiaux –[…]– se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden [sic] ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec&nbsp; l’Indien, et en revenir finalement transformés (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’organisation narrative du mythe «qui met en place des réseaux d’oppositions traduisant une hésitation de nature ontologique et débouchant sur l’expression d’une nouvelle réalité» (Morency, 2007: 354) s’inspire directement du «parcours initiatique» qu’ont décrit notamment les anthropologues Claude Lévi-Strauss et Mircea Eliade. Parmi les oppositions les plus emblématiques de ce schéma mythique qui définirait l’américanité, notons par exemple le Nomade contre le Sédentaire, l’Indien contre le Blanc, la Liberté contre l’Ordre, la Civilisation contre la Sauvagerie, etc. Les personnages de <em>Du bon usage des étoiles</em> semblent d’ailleurs pleinement imprégnés de cet imaginaire lorsqu’ils veulent motiver leur entreprise. Ainsi, Franklin part «à la conquête du <em>mythique</em> passage du Nord-Ouest, toujours pour la plus grande gloire de l’empire» (13, je souligne). On raconte même qu’il s’agirait de «la découverte du siècle, qui n’a peut-être d’égale dans l’histoire que la découverte de l’Amérique» (143). Crozier, dans son journal, traite quant à lui avec un vocabulaire biblique de son exaltation de «baptiser le territoire» de ce «nouvel Éden»: «Avant nous, le paysage grandiose fait de glace et de ciel n’existait pas; nous le tirions du néant où il ne retournera jamais, car désormais il a un nom. […] Il a rejoint le domaine toujours grandissant de ce qui est nôtre sur cette Terre» (43).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Lorsque l’équipage rencontre une famille d’Esquimaux, la narration insiste également sur la dimension mythique de ce «premier contact»: «On jurerait qu’ils ont découvert quelque créature mythique, une baleine blanche, une licorne qu’ils ne connaissaient que par les livres, et que cette rencontre les fait, eux, entrer dans la légende» (119). Le clin d’œil (tout à fait anachronique) à <em>Moby Dick</em>, le chef-d’œuvre de Melville paru en 1851 que Morency considère comme emblématique de l’américanité, rattache clairement <em>Du bon usage des étoiles</em> à cette matière mythologique. Attrait de la nouveauté, contact bouleversant avec l’Indien (qui engage moult débats au sein de l’équipage entre les partisans du «mythe du Bon Sauvage» et ceux du «primitif» proche de la bête), quête de domestication de la Nature par la Main civilisatrice: à première vue, la perspective que Fortier donne à l’expédition de Franklin se rattache à l’appréhension euphorique du mythe.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Revoir les stéréotypes de l’américanité</strong></span><br />Pourtant, malgré l’impression d’une mission divine, le recours à la forme narrative du journal de bord permet à Fortier de dévoiler les motivations toutes personnelles du second capitaine, Crozier, qui ne satisfont pas nécessairement au portrait du «héros civilisateur» à qui on pourrait l’associer. Indiquant qu’il quitte à regret la jeune Sophia qui refuse ses avances, il écrit: «Je ne pars plus vers quelque chose comme je l’ai fait tant de fois, le cœur battant, l’esprit enflammé à la pensée de découvrir une partie de notre monde que personne n’avait aperçue, je quitte quelque chose […]» (35). Au «voyageur dionysiaque» ou au héros civilisateur généralement associés au mythe américain se substitue donc un amant rejeté et nostalgique de celle qui serait «&nbsp;[s]a femme, [s]a maison et [s]on pays» (35).</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’enlisement des navires dans les glaciers permet d’ailleurs de présenter la dimension tragique de l’épopée continentale, ce triomphe de la Nature contre la Conquête des Hommes qui s’assimile désormais à un quelconque crime d’<em>hubris</em>: «Venus en découvreurs arpenter une terre inconnue et sillonner des eaux légendaires, les hommes voient leur royaume réduit aux dimensions de deux navires de bois dont ils connaissent […] chaque centimètre carré» (254). Véritable voyage immobile, l’expédition s’avère un échec complet tant aux yeux de l’histoire collective que de celle, personnelle, de Crozier.</p> <p style="text-align: justify;"><br />D’ailleurs, <em>Du bon usage des étoiles</em> traite presque autant des voyageurs perdus dans l’Arctique que de l’épouse de Sir Franklin, lady Jane, demeurée en Angleterre. Si la tradition de l’américanité relègue souvent les femmes au rôle de «gardiennes du foyer», «victimes de ces départs», «avocates de la sédentarité» ou de «vestales chargées de garder le feu sacré» (Lemire, 2003: 108), lady Jane, qui prend sa nièce Sophia sous son aile, se présente volontiers comme une scientifique, une femme de culture qui, sous le couvert de ses activités d’aquarelliste, se permet de redessiner les cartes du Nouveau Monde. Celle qui épouse Franklin en raison de ses mœurs domestiques libérales recommande d’ailleurs à Sophia de tout simplement ne pas se marier (312). Ces éléments correspondent à une véritable mise à mal du voyageur, une sorte d’immense bémol sur l’aventure américaine où on réintègre désormais une sensibilité féminine.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une occasion ratée&nbsp;?</strong></span><br />Cependant, il m’est d’avis que la problématisation du mythe américain que propose Dominique Fortier demeure insuffisante parce qu’<em>elle se prend encore au sérieux</em>. Certes, Fortier, en épilogue, prend bien soin d’avertir que son texte ne constitue qu’une fiction dérivée de faits historiques. <em>Du bon usage des étoiles</em> est donc, fondamentalement, une fabulation, une réinvention libre de l’Histoire. L’occasion ratée de Fortier, selon moi, est précisément de ne pas avoir <em>joué</em> suffisamment avec elle. Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au <em>récit</em>, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la <em>fragilité</em>, voire l’<em>obsolescence</em> de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. Or <em>Du bon usage des étoiles</em>, s’il ne prétend qu’à la fabulation en revendiquant ses libertés prises face à l’Histoire, ne va pas assez loin dans son travail de déconstruction. À mon avis, il manque à <em>Du bon usage des étoiles</em> un narrateur servant de médiateur entre l’Histoire et le roman. Ce personnage d’archiviste-ethnologue parcourant divers documents aurait d’ailleurs pu mieux justifier l’insertion dans le roman de textes hétéroclites&nbsp; tels un cantique biblique (21), un texte dramaturgique (91), un manuel d’instructions navales (39), un recueil de vers (116) ou un poème en prose (187-188), un traité de sciences appliquées (135-139), un l’herbier (223), une chanson (233), un menu et une recette (267 et 276) ou une partition musicale (304). Cette nature composite du texte, aussi intéressante puisse-t-elle sembler, m’apparaît plutôt comme une sorte de rendez-vous manqué avec le «grand roman américain» <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>. Tout au long du roman, le collage de textes scientifiques m’a semblé digressif, accessoire&nbsp;à une intrigue déjà ténue. En présence d’un narrateur-archiviste aux prises avec une documentation lacunaire afin de circonscrire le mythe historique, ces insertions auraient pu avoir du sens, car elles auraient pu être liées au cheminement ontologique de ce narrateur. Car c’est bien ce qui manque à <em>Du bon usage des étoiles</em>: pourquoi revit-on cette Histoire dont nous connaissons déjà la fin? Pourquoi devons-nous lire ces pages sur le magnétisme, cette recette de pouding qui nuisent à l’avancée de l’intrigue? Pourquoi ce délire encyclopédique s’il ne provient pas du plaisir de fabuler d’un sujet mégalomane désireux de défigurer un mythe national? <em>Du bon usage des étoiles</em>, il me semble, ne cultive pas une intrigue assez soutenue pour constituer un véritable roman historique «traditionnel» où on s’identifie aux émotions des personnages –les amours de Sophia sont traitées de manière très secondaire− mais ne questionne pas assez la conception de l’Histoire pour être un <em>jeu</em> tout postmoderne avec celle-ci. Pire, on voit, dans la scène du «premier contact» des Blancs avec les Esquimaux narrée à la fois par un narrateur hétérodiégétique, par Crozier dans son journal et par Franklin dans le sien (où il ne manque pas de s’interroger sur l’efficacité de sa plume et les modifications que son épouse apportera au récit pour l’embellir), que Fortier flirte avec cette envie de dévoiler la faillibilité du récit officiel, de carnavaliser un mythe national. L’ajout d’un narrateur-archiviste en tant que témoin mais aussi <em>créateur</em> d’une histoire à la fois personnelle et continentale aurait pu rendre mon expérience de lecture véritablement jouissive.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />MORENCY, Jean (1994), <em>Le mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulin</em>, Québec, Nuit Blanche éditeur.<br /><br />MORENCY, Jean (2007), «Les tribulations d’un mythe littéraire américain : l’odyssée continentale d’Évangéline, poème de Longfellow», dans BOUCHARD, Gérard et ANDRÈS, Bernard [dir.], <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique (Essais et documents), p. 349-367.</p> <p style="text-align: justify;">NAREAU, Michel (2008), <em>Transferts culturels et sportifs continentaux. Fonctions du baseball dans les littératures des Amériques</em>, thèse de doctorat en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal.<br /><br />NAREAU, Michel (2007), «Les taches solaires de Jean-François Chassay», dans Gilles Dupuis, Klaus-Dierter Ertler [dir.], <em>À la carte Le roman québécois (2000-2005)</em>, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007, p. 87-106.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> Dans sa thèse de doctorat, Michel Nareau donne cette définition des transferts culturels continentaux: «Les chercheurs des transferts culturels se sont surtout attardés à l’analyse de la sélection des objets transférés, puis à celle des méthodes employées pour assurer la médiation des éléments choisis (traduction, amalgame, métissage, discours de la différence, appropriation discursive) et enfin à la réception de l’échange (interdiscursivité, utilisation de l’objet, déplacement de sens, modification de l’usage, etc.). Ces trois éléments (sélection, médiation et réception) permettent une juste compréhension des enjeux identitaires et culturels (perception de l’Autre, émergence d'une identité renouvelée, résolution de contradictions, acceptation d'une interculturalité constitutive) des transferts culturels.» (Nareau, 2008 : 54)</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Michel Nareau (2007) définit le «grand roman américain» à partir de trois caractéristiques: l’usage du principe de témoignage pour rendre compte de l’expérience originale des Amériques, corollaire de la recherche d’une forme originale, puis la nécessité de se distinguer de l’Europe par des pratiques singulières et enfin, le renversement de ce modèle européen. À cela, il faut ajouter une expérimentation concrète de l’espace continental et une perspective singulière à propos du temps historique (91).</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien#comments Amérique ATWOOD, Margaret Autochtone Autorité narrative Canada Déplacements Dialogues culturels Espace Espace culturel FORTIER, Dominique Histoire Imaginaire Littératures nationales NAREAU, Michel Quête Récit de voyage Roman Sat, 14 Sep 2013 14:09:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 792 at http://salondouble.contemporain.info Leçons d’humilité. Studio de lecture #2 http://salondouble.contemporain.info/lecture/lecons-dhumilite-studio-de-lecture-2 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/belanger-david">Bélanger, David</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/schube-coquereau-phillip">Schube-Coquereau, Phillip</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/voyer-marie-helene">Voyer, Marie-Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/grande-ecole">Grande École</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>David Bélanger [DB]:</strong> Au risque de devoir commencer –risque que je n’osais prendre jusqu’ici–, je crois qu’une tradition inexistante au sein des Studios de lecture, mais pas moins contraignante, stipule que je doive servir ici une appréciation sommaire, ce que je fais sans plus attendre. Ce truc de Gaulejac, ces «anecdotes» –notez le pluriel– m’ont amené à me poser une question, inlassablement, jusqu’à la fin de ma lecture, soit: <em>comment ça marche? </em>Disons plus clairement que je me demandais comment ça fait pour fonctionner; sur le plan strictement humain, je m’étonnais de vouloir tourner les pages, de rire alors qu’il n’y a pas là d’humour tape-à-l’œil, à peine un quiproquo de temps en temps, une contrepèterie peut-être ou une maxime belle de paradoxes, mais rien pour sanctionner mon bonheur. Pour le dire encore plus clairement, et sans doute la question s’est-elle affinée avec ma lecture, je me suis demandé comment tout ce <em>quelconque </em>pouvait devenir fascinant? J’ai pensé d’abord me servir une justification proprement sanitaire: c’est confortable. Confortable, par exemple, comme un épisode des<em> Parent</em>. Personne, évidemment, n’ira m’opposer que cette émission de Radio-Canada est la plus drôle parmi toutes, la plus intelligente sur le plan du contenu ni l’expérience esthétique suprême; pourtant! On s’y jette avec un plaisir certain –notez le «on», ça vous inclut à votre corps défendant–, comme si on rentrait chez soi. Je suis arrivé là dans ma réflexion, réalisant alors que tout ceci, ce studio, c’était un dialogue et que je devais quand même ouvrir le flanc aux contradictions, et laisser la parole à l’autre. L’autre, donc, que dis-tu?</p> <p><strong>Marie-Hélène Voyer [MHV]:</strong> J’y ai davantage trouvé quelque chose de «chaplinesque» à cet humour. Sans doute dans la reprise de certaines situations embarrassantes: les baffes (symboliques ou non) reçues à répétition, les gaffes, les maladresses du narrateur. Et surtout par l’exacerbation de certains jeux de rôles (Chef/apprenti, Jury/artiste)… Le meilleur exemple est sans doute le récit intitulé «L’appréciation du jury» où le narrateur, qui s’est sévèrement blessé au visage la veille d’une importante entrevue d’admission, se voit contraint de se présenter au jury le visage bouffi, le «nez parcouru par une balafre encroûtée de sang séché» (p.27), les yeux «perdus dans les confins violacés d’un énorme hématome»: «[i]ncapable de choisir entre l’air bête de [s]on regard meurtri et celui, arrogant, que [lui] auraient conféré des verres fumés, [il] tranch[e] de la manière la plus improbable, en brisant une paire de lunettes de soleil pour dissimuler derrière l’un de ses verres le pire de [s]es deux yeux» (p.28).</p> <p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]:</strong> Puisque je suis autre je me lance à mon tour. Je ne connais pas <em>Les Parent</em> dont David parle. Je ne sais pas si je me suis senti «confortable» dans les récits d’apprentissage de Gaulejac. Je sais toutefois que j’ai été interpelé par la forme de cet objet-livre d’un jaune tapageur, et par la réflexion qui s’y déploie en filigrane sur le glissement de l’art conceptuel vers la littérature. L’auteur écrit ceci: «Le formalisme était un idiome qu’on pouvait parler sans même le comprendre. Il convenait donc d’être prudent» (p.131). Il me semble que cela en dit beaucoup sur le livre dont on discute ici.</p> <p>Cela en dit beaucoup parce que j’ai lu dans <em>Grande École</em> une «défense et illustration» du concept et de la forme, défense et illustration qui montrent bien qu’un littérateur est aussi un artiste et que le roman est aussi toile, installation, performance. D’entrée de jeu, dès la première anecdote, Gaulejac insiste sur le caractère artistique et conceptuel de l’œuvre à venir:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.2pt;">Un jour, nous avons eu la visite d’un artiste invité à qui incombait la mission de commenter nos travaux. Il me repéra d’emblée: «Toi, ce qui t’intéresse, c’est l’anecdote!» Sur le coup, j’ai vraiment pensé que j’allais être renvoyé de l’école. Mais il a ajouté, magnanime: «C’est très bien, l’anecdote! Tout le monde n’est pas fait pour la grande histoire.» En m’indiquant ainsi la sortie, et en refermant doucement la porte derrière moi, ce Chef avait pris sur lui de dessiner clairement une ligne de partage esthétique que peu daignent reconnaître […]. Mais pour moi il était clair qu’il n’y aurait pas de retour en arrière et que la question de la forme ne serait plus jamais picturale. Les portes du paradis conceptuel m’étaient-elles pour autant grandes ouvertes? (p.9)</p> </blockquote> <p>Comment ne pas voir dans ce premier texte un programme, une confession, une sorte de plan de l’ouvrage qui s’entame? J’ai donc lu <em>Grande École</em> comme le récit d’une découverte: celle de la littérature, que l’on devine à travers les arts visuels et l’étude de ceux-ci dans une prestigieuse école des beaux-arts. «Récits d’apprentissage», donc, mais non pas d’un apprentissage à la <em>Bildungsroman</em>; apprentissage de la littérature, plutôt, qui se cache au détour de l’œuvre et du concept.</p> <p><strong>MHV:</strong> J’aime cette idée de «défense et illustration»… sur un mode mineur, serais-je tentée d’ajouter! Puisque Pierre-Luc et David ont relevé l’importance de l’anecdote, de son statut, de son fonctionnement dans <em>Grande École</em>, je ne peux pas m’empêcher d’ajouter à notre discussion une parenthèse anecdotique. Vous l’avez bien montré, la réflexion sur la forme habite le narrateur. Par le biais d’anecdotes, on voit comment cet étudiant à l’école des beaux-arts évolue (ou du moins chemine) dans son rapport à la matière, aux formes, à l’Art, aux concepts qu’il sous-tend. Je crois aussi qu’il faudra insister sur l’importance de la figure du spectateur dans cette succession de «récits d’apprentissage» que nous propose Gaulejac. Avez-vous remarqué à quel point il y a un écart entre la démarche de l’artiste et la manière dont est constamment mis en procès, jugé, évalué, son travail, avec tout ce que ça implique de revers, d’incompréhensions et de (més)interprétations? Il faudra revenir sur tous ces «procès interprétatifs» où le narrateur est confronté à ses pairs, à ses «Chefs», au «cénacle des plasticiens» (p.14), à «l’artiste très connu» (p.16), etc. Pour reprendre les termes du narrateur, on sent bien qu’on se trouve face à un «plaidoyer pour une revalorisation du rôle du spectateur» (p.40).</p> <p>Mais je m’égare, je voulais vraiment vous raconter une anecdote où j’ai été, en quelque sorte, piégée par les écueils du «procès interprétatif» (ou de la dérive interprétative) qu’a provoqué chez moi la lecture de <em>Grande École</em>. Déjà bien immergée par ma lecture, j’ai constaté, non sans un certain ravissement, l’absence des pages 161 à 176 de mon exemplaire de <em>Grande École</em>. Épatée par cette «entourloupette» formelle de l’auteur, par la grande cohérence de son dispositif –l’œuvre présente une réflexion sur la forme tout en pointant sa propre incomplétude matérielle–, je suis allée discuter de ma lecture avec Pierre-Luc et David. Coup d’éclat! j’ai réalisé que j’étais la seule à avoir hérité de cet ovni imparfait: une pure erreur mécanique en dehors de toute intention d’auteur. En empruntant la copie de Pierre-Luc, j’ai pu lire les pages manquantes dont la première, comble du hasard, présente un récit où le narrateur réfléchit avec quelques amis aux «conséquences conceptuelles de l’escamotage» (p.161)… et moi qui parlais de mise en procès de la forme et de l’interprétation!</p> <p><strong>Phillip Schube-Coquereau&nbsp;[PSC]:</strong> J'encadre ci-dessus mes initiales sans savoir précisément <em>pourquoi </em>je le fais (quelle utilité d'abréger ainsi son nom après l'avoir écrit <em>in extenso</em>?). Cette observation, délibérément anecdotique, mais insignifiante et badine, me servira de point de départ pour relancer la discussion à partir de vos observations préalables. Pourquoi? D'abord parce que l'anecdote se veut toujours signifiante dans <em>Grande École</em>, car elle représente un moment à partir duquel une compréhension supplémentaire a émergé. Ensuite parce que deux questions importantes relatives à l'apprentissage, a fortiori en matière de pratique artistique, y sont constamment posées: le conformisme et la conformité. Dans cette première intervention, je me concentrerai exclusivement sur la relation entre anecdote et apprentissage, histoire d'attraper le train en marche.</p> <p>Je toucherai donc quelques mots à propos du «dispositif» formel de l'ouvrage dont Marie-Hélène parlait, notamment en utilisant l'anecdote sur le <em>hapax </em>qu'elle a reçu et l'étrange coïncidence du récit sur les conséquences de l'escamotage dont son exemplaire est escamoté! Voici ce que me suggère le dispositif <em>Grande École </em>sur cette «étude» narrative de Gaulejac à propos de l'art conceptuel et des idées sur sa valeur, d'autant plus que l'auteur poursuit ici par le récit, rappelons-le, sa réflexion étayée par le dessin dans <em>Le livre noir de l'art conceptuel</em> (Quartanier, 2011). La narrativité volontairement fragmentée en anecdotes (dont Pierre-Luc a relevé la nature programmatique) s'avère le choix intentionnel le plus significatif, car ces micro-récits sont autant de tableaux narratifs successifs qui composent graduellement l'identité artistique en formation du narrateur. En tant que macro-récit, de concept englobant, l'apprentissage ainsi dépeint suit la formule suivante&nbsp;: expérience+expérience+expérience [...] = évolution et définition de l'artiste. Chacune de ces expériences s'inscrit donc dans une série dont la logique serait intrinsèque au sujet qui les expérimente. La situation qui se trouve au cœur de chacune a de l'importance puisqu'en tant qu'anecdote volontairement retenue et mise en réseau avec les autres, elle en obtient une valeur «exemplaire». D'ailleurs, ces récits n'ont-ils pas, selon vous, quelque filiation lointaine avec le genre de l'<em>exemplum</em>? Ainsi considérés, chacun contribue à illustrer un moment-clé de la courtepointe existentielle de l'artiste dans son parcours pour mieux comprendre l'art et pour définir sa propre pratique.</p> <p>Le dispositif d'énonciation choisi par Gaulejac représente par ailleurs l'évolution de la démarche artistique par une certaine «déconstruction» des objets qu'elle se donne et des principes qui l'influencent en les replaçant dans un contexte littéraire qui leur donne de la valeur. Comme l'explique lui-même le dessinateur-littérateur Gaulejac, il s'agit pour lui de placer le langage dans une certaine perspective et de la développer de manière signifiante, ainsi qu'il l'indiquait dans un entretien au magazine <em>Spirale</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.2pt;">J’interroge l’autorité du langage à dire le vrai; je recherche dans ses impasses et ses paradoxes les traces visibles d’un échec de la rationalité à tout expliquer. Dans mon travail d’artiste, les mots sont présents dans l’espace réel, c’est-à-dire extraits de la fluidité du discours pour devenir des objets avec des bords. Ces <em>ready-made</em> sémantiques sont une représentation structurale du langage, mais aussi l’occasion de les entendre une seconde fois, comme des énoncés simples.</p> <p style="margin-left:106.2pt;">Le monde tel qu’il est une construction, qui n’est pas naturelle, mais naturalisée par l’usage implicite. Je pense que les artistes ont un rôle à jouer dans ces processus de naturalisation du monde, notamment pour les déconstruire (Uhl, 2009: <a href="http://www.spiralemagazine.com/parutions/226/portfolio/pfolio_01.html">en ligne</a>).</p> </blockquote> <p>Même si dans cet extrait, Gaulejac réfère à sa production conceptuelle et performative (et non littéraire), je crois que les préoccupations et le travail artistiques auxquels il fait allusion se reflètent dans les principes de création de sa <em>Grande École.</em></p> <p>En somme, je vois dans la <em>disposition</em> de ce livre détaillé en épisodes (pour revenir aux <em>Parent...</em>) une <em>exposition</em> au sens qu'on donne à ce terme dans les beaux-arts; le glissement de l'art vers la littérature, remarqué par Pierre-Luc («le roman est aussi toile, installation, performance») m'apparaît également bilatéral et réciproque: peinture, sculpture et art performatif sont les principaux mediums représentés dans le contenu des anecdotes, tandis que les récits, tels les «tableaux» d'une exposition, se côtoient et se cumulent comme autant de touches qui composent et expriment l'apprentissage et l'identité artistique. Autrement dit, les convictions et les débats exposés possèdent toujours un contrepoint dessiné par la tournure du récit de l'artiste qui les évoque. En raison de la nature exemplaire de chacune des anecdotes —j'y insiste—, toutes concourent à la formation de l'artiste et à la forme du livre. Conservant à l'esprit l'étiquette générique, le lecteur cherche par conséquent à donner à ces fragments leur cohésion au fil de l'expo-solo de l'apprentissage de l'artiste. Alors si on me demandait, au terme de cette intervention, de suggérer un titre à cette exposition, je lancerais «<em>Grande École</em>: soi par exemples!», espérant que vous me pardonnerez le calembour approximatif...</p> <p><strong>DB:</strong> Phillip soulève fort justement la question de la cohésion, que le lecteur produit, par une sorte de phénomène d’induction qu’on connaît bien. Sans récit cadre –sinon la première anecdote citée par Pierre-Luc qui montre la «vocation anecdotique» du narrateur– un système téléologique doit être créé pour expliquer l’agrégat de textes, leur disposition, pour arrêter un «projet à l’œuvre». La proposition de Philip paraît plausible: le titre, <em>Grande École</em>, et l’exemplarité de certaines anecdotes, permettent d’aller dans cette voie. Mais d’autres moments échappent à cette logique. Pensons à «La poésie», véritable fragment qui se refuse à l’anecdote, s’inscrivant dans le duratif: «Je ne partais jamais en voyage sans glisser dans une poche de mon sac à dos quelques livres de poésie. Je ne les lisais pas, trouvant sans doute assez de bonheur à leur seul transport» (p.69). On rencontre ici une certaine maxime qui, plutôt que de reporter une vérité générale, se tourne vers l’en-dedans, une vérité personnelle <em>généralisable</em>. On aurait pu lire, dans une forme moins narrative: «Le vrai amant de poésie trouve assez de bonheur au transport des œuvres qu’il ne lui est pas nécessaire d’en faire la lecture». La vérité sous-tendue par cette assertion devient limpide: la littérature est un art, le livre n’est pas que l’ersatz de cet art, le support à décoder, il en constitue la finalité puisque porter le livre suffit à contenter, il s’agit d’une expérience artistique en soi. Mais Gaulejac n’a pas écrit son fragment en ces termes; plus encore, il a marqué sa subjectivité («trouvant <em>sans doute</em> assez de bonheur»), et cette empreinte devient le liant du recueil. Un peu comme les maximes de La Rochefoucauld qui sont traversées par la voix du moraliste, qui reprend des idées, des termes, et reconduit un style et des équivalences. Le «je», véritable degré zéro de l’homogénéisation du recueil, prend toute sa pertinence chez Gaulejac. D’ailleurs, il semble qu’on puisse faire nôtres ces «deux lectures» que Barthes propose des maximes de La Rochefoucauld:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.2pt;">le même ouvrage, lu de façons différentes, semble contenir deux projets opposés: ici un pour-moi (et quelle adresse! cette maxime traverse trois siècles pour venir me raconter), là, un pour-soi, celui de l’auteur, qui se dit, se répète, s’impose, comme enfermé dans un discours sans fin, sans ordre, à la façon d’un monologue obsédé (Barthes, 1972: 69).</p> </blockquote> <p>Je comprends donc cette recherche de la logique qui unit les anecdotes –le pour-soi–, puisque sans doute cela a-t-il été mon parti dès ma première lecture. Or, voilà qu’écrivant ceci, je me vois plongé dans un pour-moi, glanant les moments détachés du livre, avec la fascination de la découverte, de ce qu’on <em>vient me raconter.</em> L’évolution de la pensée du «je» et son apprentissage me semblent moins déterminants, pour tout dire, que ce qui s’impose par l’addition –car oui, je parlerais davantage d’addition que de succession.</p> <p><strong>PLL: </strong>On a dit bien des choses déjà mais sans aborder la question du dessin. Parce que les récits sont présentés en alternance avec des illustrations très intéressantes. Certaines font rire, et on revient à ce que disait David en introduction. Je ris en effet sans trop savoir pourquoi, un peu par surprise de trouver dans un texte littéraire des images qui étonnent par leur propos étrange et décalé. Je pense par exemple à ce scaphandrier qui dessine au fusain peut-être le portrait d’une femme nue tandis que le vieux casque qu’il porte sur la tête laisse échapper un gaz noir plutôt inquiétant.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_yves_p105_clequartanier.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_yves_p105_clequartanier.jpg" alt="136" title="" width="580" height="451" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p>Il a un recoupement intéressant à faire avec le texte qui précède tout juste le dessin: un garçon de café assiste, après avoir combattu un cancer, à un cours de dessin d’après modèle donné par le narrateur. Le dessin en lui-même, s’il suggère l’inquiétude en raison du gaz noir qui semble menaçant, pris en lui-même, peut être plutôt rigolo. Reste qu’en le mettant en relation avec le texte, c’est tout comme s’il acquérait un sens supplémentaire et qu’il en conférait un à l’anecdote racontée. Il y a une sorte de communion intersémiotique entre le texte et l’image, une symbiose mineure qui fait apprécier l’un et l’autre des «signes». On remarque d’ailleurs cette similitude dans l’économie du texte et de la ligne, dans le caractère épuré de l’un et de l’autre. Texte court, sans artifices, simple et efficace; dessin sur fond blanc au trait noir qui adopte le pointillé généré par ordinateur pour représenter certains matériaux, certaines textures.</p> <p>Je me contenterai d’une petite description lyrique et/ou impressionniste de deux autres illustrations qui m’ont particulièrement marqué: celle de la page 128 qui montre cette femme regardant par la fenêtre de ce qu’on devine être son appartement, duquel émerge une pluie qui tombe à grosses gouttes vers l’extérieur, et celle de la page 159 représentant un homme en costume rappelant vaguement le pied-de-poule, assis à son pupitre, avec sur la tête une grosse boule de ficelles ou de spaghettis accrochés au plafond par un nœud de marin.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_lise_p128_clequartanier.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_lise_p128_clequartanier.jpg" alt="137" title="" width="580" height="580" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_picasso_p159_clequartanier.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_picasso_p159_clequartanier.jpg" alt="138" title="" width="580" height="829" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p>Les anecdotes de Gaulejac sont impersonnelles: aucun des protagonistes n’est nommé, aucun lieu n’est décrit (ou presque). Néanmoins, les fragments tissent la trame d’un tout cohérent. Le même mouvement se répète à travers les illustrations. Si les dessins semblent froids, désincarnés, <em>conceptuels</em> pourrait-on dire, ils forment néanmoins un ensemble que l’on visite à la manière d’une exposition en galerie d’art —Phillip l’a d’ailleurs évoqué plus haut. J’apprécie tout particulièrement l’aspect narratif du dessin, qui sert à raconter quelque chose, quelque chose que le lecteur est amené à créer lui-même, en quelque sorte. L’anecdote intitulée «La chronique» est particulièrement intéressante en ce qu’elle exprime justement la charge narrative des dessins de Gaulejac, ce qui lui aura d’ailleurs été reproché par un Chef:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.2pt;">C’était un gros Chef dont le nez pointant vers le bas et le menton vers le haut si bien qu’ils se touchaient presque. Il soufflait beaucoup en parlant, mais parlait bien. J’étais fier de lui montrer les croquis du grand voyage que j’avais fait pendant l’été. Il tournait les pages de mes carnets et préparait ses mots, qu’il voulait prévenants. Pour lui, le dessin n’était pas un moyen de dire ce qui est, mais de trouver des choses nouvelles; ce n’était pas un outil pour le récit ou la représentation juste du réel, mais pour l’exploration et l’invention au-delà de sa surface. Mon problème selon lui, c’était que je me contentais de raconter; et d’ailleurs, de quoi étais-je le plus fier? De mon voyage ou de mes dessins? (p.118)</p> </blockquote> <p><strong>PSC: </strong>L'année précédent la parution du <em>Livre noir de l’art conceptuel</em>, une exposition de l'artiste, intitulée «3 Canons» et présentée à <em>Occurence: espace d'art et d'essai contemporain</em>, s'attaquait à la question de l'art conceptuel par un autre medium artistique. Marie-Ève Charron, chargée d'apprécier cette exposition pour le quotidien <em>Le Devoir</em>, commentait ainsi la perspective proposée par de Gaulejac: «En résistant à la matérialisation, l'art conceptuel s'est transmis à travers de la documentation et les récits de ses protagonistes, entraînant de ce fait une brèche, une ouverture propice à la fiction et à la relecture. Gaulejac emprunte cette ouverture par le truchement de l'illustration» (Charron, 2010: <u><a href="http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/312792/l-art-conceptuel-illustre">en ligne</a></u>). Ces propos font écho, me semble-t-il, à la relation intersémiotique relevée par Pierre-Luc; les illustrations composent avec les textes le tableau complexe de l'apprentissage de l'art conceptuel et du geste de «dénaturalisation» de son objet, à la manière du <em>ready-made </em>emblématique de cette pratique.</p> <p><strong>DB&nbsp;</strong>: Je salue aussi cette analyse de Pierre-Luc, qui m’amène, non sans bonheur, à rappeler ce fort sentiment d’une œuvre d’additions plutôt que de succession; pour reprendre les termes de Roger Odin sur le récit, voilà moult micro-transformations et au diable la grande transformation – le au diable est de moi. En ce qui à trait aux images, il faut effectivement souligner que les dessins constituent eux aussi des récits, des récits qu’on n’aurait su raconter autrement que par l’iconographie. La demi-bicyclette de la page 165 –qui ne signifie pas une bicyclette brisée mais bien une bicyclette à demi dessinée– montre une énonciation iconographique abrégée, mais aussi un moyen de transport qui expose son inutilité: en plus de l’absence du guidon et de la roue d’en avant s’ajoutent une roue d’arrière faussée et, pourquoi pas, aucune perspective pour se déplacer. L’objet est laissé là, dans le néant blanc d’une page. L’image est informée narrativement non pas, de façon spécifique, par les textes qui la voisinent mais par le concept qui chapeaute «l’exposition» –pour reprendre l’heureuse intuition de Phillip, à laquelle je souscris sans réserve. Le demi-vélo raconte, comme plusieurs anecdotes de <em>Grande École</em>, une petite défaite: défaite de l’image comme <em>ekphrasis</em> –est-ce un vélo lorsqu’il manque l’essentiel?– et défaite du signifié comme objet –si tant est qu’il s’agisse d’un vélo, il semble condamné à aller nulle part. La chaise renversée (p.232), le stéthoscope muni d’un œil (49) et le téléphone enveloppé de bandages (184) répondent, si on veut, à cette même logique.</p> <p><strong>MHV&nbsp;: </strong>Quelque chose comme une logique de la défaite, oui. Une logique qui définit bien&nbsp; toutes ces anecdotes où l’artiste se frotte aux jugements, reproches, remontrances, à l’incompréhension, la dérision, aux baffes symboliques (comme en témoigne l’extrait que tu proposes, Pierre-Luc). D’ailleurs, cet extrait montre bien à quel point, dans <em>Grande École</em>, la figure de l’apprenti-artiste est malmenée. À ce propos, je pensais au titre que propose Phillip pour ce studio de lecture et je ne pouvais pas m’empêcher de penser à quelque chose comme «L’art de la chute», tant il m’a semblé que <em>Grande École</em> exemplifie les thèmes du heurt, de la chute et de la défaite. Ce motif, qu’on retrouve d’abord sur la quatrième de couverture: «Le héros tombe dans les escaliers. Il roule en bas des marches sous le regard médusé de la foule réunie là. Personne ne lui demande, mais en se relevant, il rassure l’assemblée: “Je vais bien, ça va, rien de cassé”»,&nbsp; apparaît également dans la très belle citation du roman <em>Odile </em>de Queneau, placée en exergue: «Tombé là sans connaissance, je me laissais couvrir de mousses, caillou bénévole et ahuri». On sent bien là une sorte d’<em>esthétique de l’humilité </em>(ça se dit?) qui se dessine dans chaque récit. Autant de situations où l’artiste fait face à «un recadrage de [ses] prétentions basé sur une distinction substantifique entre les exigences de la vraie vie et la nature nécessairement velléitaire de l’étudiant en art» (p.12). <em>Grande École</em> installe ainsi toute une réflexion sur la <em>place</em> de l’artiste dont le rôle n’est-il pas, après tout «d’occuper une place […] sans pour autant y être présent […]» (p.25) et, d’une certaine manière, de «cherch[er] toujours un moyen pour les bêtises de s’incarner dans une forme» (p.51).</p> <p><strong>PSC:</strong> Qu'il me soit permis de saluer à mon tour vos dernières interventions qui ont bien approfondi les aspects déterminants de <em>Grande École.</em> Dans cette dernière intervention, je rebondirai sur ces aspects par des observations complémentaires visant à montrer la cohérence de la proposition dans laquelle ils s'inscrivent.</p> <p>Je reviens d'abord au titre qui contient en germe le programme de la proposition artistique. La «Grande École» désigne à la fois un lieu générique et son précédent, la «petite école», et renvoie plus largement à un cadre intangible, une délimitation du territoire institutionnel, social et culturel des beaux-arts et de ses «agents autorisés», les artistes, apprentis ou maîtres. Face à la société comme aux autres acteurs de ce «champ de production restreinte» apparaissent des exigences de positionnement, dont celle de «trouver sa place», qui apparaissent au gré d'échanges tantôt plus horizontaux (entre pairs), tantôt plus verticaux (de maître à étudiant). Je me plais à envisager ces échanges comme des lignes de perspectives qui se tracent histoire après histoire et dont l'orientation éclaire le rapport entre personnages et, partant, contribue à donner aux récits le sens de l'apprentissage qu'ils contiennent.</p> <p>Comme le soulignait Marie-Hélène, les situations de <em>Grande École </em>participent d'une «esthétique de l'humilité» puisque l'auteur appuie souvent sur le grincement ironique entre les projections initiales des apprentis et le résultat de leurs décisions, entre la théorie et la pratique, etc. Dans «Critique institutionnelle» (p.96-97), un projet d'action artistique très conceptuel, celui d'accrocher à un balcon une bannière livrant le code d'entrée, est bêtement contrecarré par une réalité banale, mais implacable: il n'y a pas de digicode à l'entrée de l'immeuble. Dans «Souffre-douleur», le narrateur, victime d'un attentat pictural à la pudeur de son agenda sur lequel ses collègues ont dessiné un sexe masculin, «entrepr[end] alors d'effacer le mince trait de stylo-bille en le recouvrant d'une épaisse couche de liquide correcteur qui reprenait trait pour trait le dessin qu'elle était censée dissimuler» (p.137). Cette esthétique de l'humilité oscillerait alors de la simple désillusion à l'humiliation ou à la déconvenue.</p> <p>Benoît Melançon abonde dans le même sens que Marie-Hélène lorsqu'il affirme que les «catastrophes» constituent le socle de la plupart des récits d'apprentissage de <em>Grande École</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:108.15pt;">Cela aurait pu composer une théorie de catastrophes doublée d’une déploration. Il n’en est rien. L’art de Clément de Gaulejac —et il est grand— tient dans la conjonction d’une expérience —c’est bien au narrateur que tout cela est arrivé— et d’une mise à distance de cette expérience —cela lui est bel et bien arrivé à lui, mais comme s’il s’agissait d’un autre. Plutôt que de s’appuyer sur ses malheurs —car c’est de malheurs qu’il faut parler malgré le détachement—, le narrateur livre, sans lien immédiatement visible entre eux, «différents morceaux de lui-même» (p.237). À chacun de se constituer un portrait, de la teinte qui lui conviendra (Melançon, 2013: <a href="http://oreilletendue.com/2013/01/02/pas-de-cote/">en ligne</a>).</p> </blockquote> <p><em>Grande École</em>, indiquait David, ne présente pas de grande transformation, aucune leçon finale épiphanique, nul Rubicon franchi. Au fond, chaque expérience ne se distingue de la banalité des événements que par le fait que l'individu qui la raconte lui donne l'importance particulière d'une expérience signifiante. Genre de l'apprentissage oblige, chacun des récits porte certes une exemplarité, mais celle-ci est plus implicite ou incertaine que celle de narrations directement instrumentalisées par une thèse. Dès lors, l'émergence de cette exemplarité dépend de sa reconnaissance comme telle par le lecteur. Autrement dit, tous les récits n'entraînent pas le même degré ni le même genre d'identification chez le lecteur. L'identification dont je parle ne correspond pas à une parfaite adéquation des expériences personnelles du lecteur avec celles dépeintes; elle est à entendre dans le sens plus large (et en même temps plus restreint et plus critique) de proximité que lui donne Christine Montalbetti:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.75pt;">Car l’identification, en un certain sens, manifeste la clôture, et l’autonomie de la représentation. Je m’explique. Je peux m’identifier (à peu près) à n’importe quoi dans un texte: au personnage principal, dans une propension un peu mégalomaniaque, mais aussi à n’importe quel personnage secondaire, dont une pensée, une attitude, un geste, me paraît entretenir une proximité avec mes pensées, mes attitudes, mes gestes; mais aussi au narrateur, parce qu’il énonce telle ou telle maxime sur le monde qui me paraît coïncider avec un état synthétique de mes expériences, parce qu’au détour d’un paragraphe il déploie une confidence qui n’est pas éloignée du petit lot des événements de ma vie; mais encore au narrataire, qui peut partager avec moi par exemple une ignorance (au sujet de l’univers fictionnel; au sujet du monde réel), ou encore un avis esthétique, une manière de lire, une attente (Montalbetti, 2004: §25).</p> </blockquote> <p>Poussons l'idée un peu plus loin en revenant sur deux remarques concordantes de Pierre-Luc et de David: la nature impersonnelle des récits, favorisée par l'emploi d'un «je, véritable degré zéro de l'homogénéisation du recueil». Ce Je lambda, décharné et parfois presque abstrait, s'avère très efficace pour mener des récits auxquels n'importe quel lecteur pourra <em>s'identifier</em>. Cela nous amène de nouveau, je pense, à l'exemplarité soigneusement aménagée dans tout l'ouvrage. Enfin, je rappellerai que la facture de tous les récits se veut neutre et conventionnelle, marquée par l'usage du discours indirect et par une narration qui évite toute marque idiolectale, ce qui fait de ces anecdotes, selon les mots de David, des «expériences personnelles généralisables.»</p> <p>Tout bien considéré, la réflexion sur l'art qui traverse la <em>Grande École </em>en esquisse un visage critique et réaliste. Il trahit une vision sans idéalisme acquise par une expérience de l'intérieur. Mais heureusement, un jour surviendrait un peu plus de certitude sur ce qu'est la beauté, le moment de l'émancipation, ou pour le dire par un titre de récit, celui de «l'autorisation» (p.131) après les leçons d'humilité:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.15pt;">Un jour, j'ai dit «beau» comme un artiste pour la première fois. C'était avec un autre apprenti. Nous disions ce que nous trouvions beau, hyper beau, vachement beau.... Ce n'était plus un jugement de valeur mais un programme esthétique. Nous étions des artistes, les manches relevées devant la question du beau, émerveillés, et pour tout dire stupéfaits par la mutuelle autorisation que nous nous donnions de disposer d'un tel héritage.</p> </blockquote> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="margin-left:21.25pt;">Roland BARTHES (1972), «&nbsp;La Rochefoucauld&nbsp;: “Réflexions ou Sentences et Maximes”&nbsp;» dans <em>Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques,</em> Paris, Seuil (points), p. 69-88.</p> <p style="margin-left:21.25pt;">Marie-Ève CHARRON (2010), « L'art conceptuel illustré », dans <em>Le Devoir</em>, 11 décembre 2010, [<a href="http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/312792/l-art-conceptuel-illustre">en ligne</a>]. <a href="http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/312792/l-art-conceptuel-illustre" title="http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/312792/l-art-conceptuel-illustre">http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/312792/l-art-conceptuel-ill...</a> (Page consultée le 7 janvier 2013).</p> <p style="margin-left:21.25pt;">Dominique MAINGUENEAU (2004), <em>Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation</em>, Paris, éd. Armand Colin, 2004.</p> <p style="margin-left:21.25pt;">Benoît MELANÇON (2013), «&nbsp;Pas de côté&nbsp;», dans <em>L'oreille tendue</em>, [<a href="http://oreilletendue.com/2013/01/02/pas-de-cote/">en ligne</a>]. <a href="http://oreilletendue.com/2013/01/02/pas-de-cote/" title="http://oreilletendue.com/2013/01/02/pas-de-cote/">http://oreilletendue.com/2013/01/02/pas-de-cote/</a> (Page consultée le 7 janvier 2013).</p> <p style="margin-left:21.25pt;">Christine MONTALBETTI (2004), «Narrataire et lecteur: deux instances autonomes», dans <em>Cahiers de narratologie</em>, n° 11, [<a href="http://narratologie.revues.org/13">en ligne</a>]. <a href="http://narratologie.revues.org/13" title="http://narratologie.revues.org/13">http://narratologie.revues.org/13</a> (Page consultée le 7 janvier 2013).</p> <p style="margin-left:21.25pt;">Magali UHL (2009), «Entretien avec Clément de Gaulejac», dans <em>Spirale</em>, n° 226, mai-juin 2009, [<a href="http://www.spiralemagazine.com/parutions/226/portfolio/pfolio_01.html">en ligne</a>]. <a href="http://www.spiralemagazine.com/parutions/226/portfolio/pfolio_01.html" title="http://www.spiralemagazine.com/parutions/226/portfolio/pfolio_01.html">http://www.spiralemagazine.com/parutions/226/portfolio/pfolio_01.html</a> (Page consultée le 7 janvier 2013).</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lecons-dhumilite-studio-de-lecture-2#comments Art contemporain BARTHES, Roland Canada Devenir Dialogues culturels Esthétique Fragment MAINGUENEAU, Dominique MÉNARD, Isabelle MONTALBETTI, Christine Québec UHL, Magali Récit(s) Roman Fri, 18 Jan 2013 00:38:12 +0000 Pierre-Paul Ferland 663 at http://salondouble.contemporain.info Révolution(s) abandonnée(s) http://salondouble.contemporain.info/lecture/r-volutions-abandonn-es <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kapow">Kapow!</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Révolution(s) abandonnée(s)</strong></p> <p><em>Avertissement: l’essentiel de cette lecture porte sur les aspects formels de </em>Kapow!<em> En raison des particularités matérielles de l’œuvre commentée, il m’est apparu contre-indiqué d’inclure à titre d’exemple des numérisations de certaines pages du texte, puisque la numérisation aurait mis à plat les caractéristiques de cet objet-livre qui trouvent leur pleine extension dans sa tridimensionnalité. Je vous invite donc, avant d’amorcer votre lecture du texte ici-bas, à vous rendre sur l’hyperlien suivant, <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/kapow">http://www.visual-editions.com/our-books/kapow</a>, afin de consulter la galerie de photographies proposée par l’éditeur, qui donne la pleine mesure de la forme incongrue de </em>Kapow!</p> <p>La jeune maison d'édition londonienne Visual Editions s'est jusqu'à présent signalée par des ouvrages magnifiques et originaux: une réédition du <em>Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentlemen</em> de Laurence Sterne qui fait la part belle aux interventions visuelles et typographiques prévues par le texte original, la première traduction en anglais de <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/composition-no-1">Composition No.1</a> de Marc Saprota (texte présenté dans une boîte et qui a ceci de particulier qu'il faut mélanger ses feuillets pour composer un ordre de lecture personnel, comme on brasse un jeu de Tarot pour en faire une lecture divinatoire) et <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/tree-of-codes"><em>Tree of Codes</em></a>, le plus récent roman de Jonathan Safran Foer, confectionné à partir d'un roman de Bruno Schultz et dont les pages ont été littéralement trouées afin de créer un nouveau texte. À chacune de ses parutions, Visual Editions crée un livre d'artiste à grand tirage, une expérience sensorielle multiple (engageant la tactilité et la vision de manière plus prégnante qu'un roman traditionnel) et, en somme, commet un acte de résistance envers le passage du papier à l'écran par une œuvre qui ne peut être envisagée que dans sa forme matérielle. Le plus récent titre de Visual Editions s'inscrit résolument dans cette posture éditoriale éclectique et aventureuse. Issu de la plume d'Adam Thirlwell, jeune auteur londonien, <em><u>Kapow!</u></em> s'attaque au récit linéaire en le faisant éclater à la surface de la page, par le biais d'interventions à même la mise en page, tours de passe-passe formels audacieux mais qui se révèlent rapidement répétitifs.</p> <p><em>Kapow! </em>a comme thème général la révolution. Le narrateur, d’abord anonyme mais qui s’avère à mi-chemin être l’auteur de par la référence à ses romans antérieurs, observe à distance les agitations populaires dans plusieurs pays du Moyen-Orient, période de remue-ménage qui a depuis été recoupée sous l’appellation «&nbsp;Printemps Arabe&nbsp;». Avec une posture de détachement, qui serait selon l’auteur commune au citoyen occidental moyen, il suit les soulèvements de ces pays en développement, mais sa rencontre avec Faryaq, un chauffeur de taxi émigré qui lui relate des anecdotes à propos de ses amis au cœur des événements, le pousse à s’intéresser davantage à ces révolutions. La suite du roman fait alterner une narrativisation du printemps arabe focalisée sur quelques citoyens ordinaires prenant part aux manifestations publiques, et des commentaires généraux du narrateur face à son processus d’écriture et ses réflexions politiques et esthétiques sur l’Histoire en mouvement. Avec cette structure narrative mixte, Thirlwell se ménage une ouverture pour donner lieu aux facéties de tout roman post-moderne qui se respecte&nbsp;: la narration regorge de passages autoréflexifs, de moments métanarratifs, de télescopages improbables, etc. Il invoque ouvertement la malléabilité du langage très tôt dans le roman: «My theory was that language was a trampoline which pushed you everywhere, even inside-out, even into an apartment block I had never visited in a country I didn’t really know» (2011, p. 10), ce qui lui autorise la plus grande des libertés.</p> <p>Dès la première page, le narrateur indique qu’il est perpétuellement dans un état second: «I kept thinking one thing, then another, then another. It’s true that recently I’d got back into the practice of dope but still. My crisis was very much deeper than dope. (…) I was, let’s say, in a doped yet caffeinated state– a blissful state of suspension. This total seamlessness had just arrived in my thinking from nowhere». (2011, p. 5) Cet état d’esprit affecte et justifie non seulement le style de Thirlwell, ponctué d’achoppements et de coq-à-l’âne, mais aussi la dimension matérielle et visuelle du texte. Il s'avère en effet que le corps du texte s'écartèle, se dilate, s'épanche et se troue en des tailles et des directions diverses, allant parfois jusqu'à déborder de la double page et nécessitant le recours à des pages à volets que le lecteur doit déployer pour laisser le texte dévaler, voire déraper, dans la direction souhaitée. Dans la première page du texte, Thirlwell fait une allusion amusante à cette poétique de déchirure visuelle du texte à l’honneur dans son roman, en mentionnant son étonnement devant la facilité avec laquelle la foule agitée parvient à démanteler le pavé: «While in the miniature movies on the internet people were gathering in squares and ripping up the pavements. It surprised me how easily you could do this– just prise up pavement, like a lawn» (2011, p. 5). Or, après tout, cette friabilité insoupçonnée d’une matière jusqu’alors perçue comme unie et compacte, c’est aussi celle du corps de texte, habituellement présenté avec ordre, régularité et rigueur, et que Thirlwell s’apprête à démantibuler, ce à quoi il fait d’ailleurs allusion en disant à la suite de la citation précédente: «I understood this urge to disrupt and savage things and so on.» (2011, p. 5)</p> <p>Les voies multiples ouvertes dans la linéarité du texte sont signalées par un symbole à mi-chemin entre la lettre Y et le pictogramme d’une sortie d’autoroute, qui permet instantanément de comprendre qu’il faut aller lire le passage de texte en incise, superposé au corps principal du texte mais disposé dans une orientation déviante. Ces interruptions ne se donnent à lire ni comme une information complémentaire similaire à une note de bas de page, ni comme des trajectoires de lecture alternatives à la manière d’un hypertexte de fiction; tout comme face à un texte de David Foster Wallace, il faut se garder de sauter ces portions de texte comme le ferait un lecteur paresseux. De plus, la forme affectée par ces incises participe parfois à la signification de son contenu. Par exemple, page 20, les personnages au cœur de la révolution arabe se rendent au lieu public où se tiennent les manifestations quotidiennes, et une incise en forme de cercle précise: «Backing onto this was the second grandest hotel in the city– containing three restaurants, a café, a shopping complex, a business center, three banqueting halls, and a gym» (2011, p. 20). Le contraste entre la pauvreté ambiante de la ville en crise et cet espace de luxe décrit dans l’incise motive la forme de cercle, marquant un espace enchâssé, replié sur lui-même. Trois pages plus loin, une incise, tellement longue qu’elle déborde de la page principale et force l’intégration d’un encart dépliable, prend une forme irrégulière rappelant une trajectoire en zig-zag, et décrit le procédé narratif complexe au cœur de <em>Don Quichotte</em>, dans lequel Cervantès attribue la paternité des aventures du Chevalier à la Triste Figure à un scribe arabe, Cide Hamete Ben Engeli; la forme irrégulière de l’incise textuelle rappelle la stratégie ludique quelque peu tordue par laquelle Cervantès renvoie à un personnage fictif la véracité douteuse du récit de son roman.</p> <p>Thirlwell assume son procédé jusqu’à en décrire ouvertement l’origine et les motivations au cœur même de son texte:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>I didn’t want to be topical. I think instead it just had something to do with this new mania for connections, my idea of integrity that meant you had to follow every thought as far as you could, into all the sad dead ends. And to present this new way of thinking I began to imagine new forms, like pull-out sentences, and multiple highspeed changes in direction. I imagined concertina pages of stories, pasted pictures. And why not? It wasn’t that I wanted to make words visual, like the former futuristi. I didn’t believe like those marionetti that doing things to their look could increase the expressive power of words. But I was imagining a story that was made up of so many digressions and evasions that in order to make it readable it would need to be divided in every direction. So that if you wrote it out as continuous block it would be the same but also different. I wasn’t because my ideal was some kind of simultaneià. It was more like the Russians I’d adored, like Mayakovsky and El Lissitzky – this idea of trying to make things as fast as possible. (2011. p. 18)</p></blockquote> <p>Il revient plus loin sur sa volonté d’accentuer la dimension visuelle de son texte en déclarant: «It was what I wanted too – this spreading a given volume as closely to pure surface as possible. I wanted montage, as I said. I wanted a system where as many things as possible were visible at once.» (2011, p.32)</p> <p>Et c’est là que le bât blesse. Thirlwell annonce un programme esthétique qu’il n’endosse pas entièrement, ou du moins pas jusqu’au bout. L’éclatement du texte est certes spectaculaire aux premiers abords, mais l’auteur ne met pas complètement son procédé au service de sa diégèse. Si, comme je l’ai mentionné plus tôt, certaines incises ont une&nbsp; motivation claire et qu’il emploie à l’occasion les ressources formelles des pages déployées avec brio – notamment à la page 62, lorsqu’il déplace une discussion entre deux protagonistes à propos des juifs, où l’un des deux interlocuteurs tient des propos racistes, au creux d’un encart, comme voilé au regard et relégué loin du texte principal afin de ne pas le contaminer -, la plupart des incises ne font pas un usage bien motivé de la ressource, et la constante nécessité de retourner le livre dans tous les sens afin d’en lire des bribes conduit à l’agacement. L’auteur qui annonçait vouloir aller au bout de ses idées n’est pas parvenu à porter à bout de bras son projet.</p> <p>Il existe pourtant des exemples convaincants de telles œuvres expérimentales. Dès les années 1960-1970, des chefs-d’œuvre oubliés comme <em>The Exagggerations of Peter Prince</em>, de Steve Katz, qui disloque constamment le cours de la narration par des mises en page incongrues et des illustrations hétéroclites, ou encore <em>Double or Nothing</em> de Raymond Federman, qui étend la concomitance texte-image, chère à la <em>pattern poetry</em> médiévale et à la poésie concrète moderne à la grandeur d’un roman, étaient parvenus à mettre des trouvailles formelles au service du récit, et des auteurs plus connus comme Donald Barthelme dans certaines nouvelles de <em>Guilty Pleasures</em> ou Kurt Vonnegut Jr. dans <em>Breakfast of Champions</em>, ont brillamment fait usage de l’iconotextualité (voir Krüger, 1990) dans des œuvres aussi originales que délicieuses. Ces approches ont été amalgamées avec succès dans des œuvres contemporaines comme <em>House of Leaves</em> de Mark Z. Danielewski et <em>The Raw Shark Texts</em> de Steven Hall. J’espérais sincèrement que <em>Kapow!</em> puisse s’ajouter à cette liste, mais les procédés employés par Thirlwell s’avèrent au final trop limités et tièdes pour obtenir une place au Panthéon des romans à la matérialité expérimentale.</p> <p>L’échec relatif des ambitions de l’auteur est en quelque sorte assumé par le roman lui-même. Il est difficile de ne pas faire le lien entre le thème de la révolution politique qui traverse le texte et l’approche innovatrice préconisée par l’auteur, ce que l’auteur ne fait pas explicitement dans les pages de son roman. Or, tant le narrateur que les personnages émettent des doutes quant au succès éventuel de la révolution en cours, notamment vers le début lorsque le narrateur déclare: «But I didn’t know if this was revolution. I didn’t really know if I even Cared. Amigos, I had my doubts. Because basically I tended to prefer the irony of counter-revolution, the hipster sarcasm which wasn’t sure if there was any way of fighting that didn’t end up being a fight to be further enslaved.» (2011, p. 11). De manière conséquente, au cours du récit, les personnages constatent que les soulèvements révolutionnaires n’entraînent pas de résultats impressionnants.</p> <p>Au terme du roman, les personnages de la diégèse sise dans un pays arabe jamais nommé font face à diverses désillusions&nbsp;: Rustam, ayant surmonté ses réticentes initiales pour prendre part aux manifestations, sera incarcéré et trouvera son salut dans un intégrisme religieux qui faisait initialement l’objet de sa résistance; sa femme Niqora renoncera à la relation illicite qu’elle entrevoyait avec le jeune réalisateur Ahmad, rencontré dans la foulée des soulèvements, et l’auteur lui-même, dans le plus long passage en incise (visible à l’image 4 de la galerie disponible sur le site Web de Visual Editions), déclare que le cinéma, dont le montage constitue la grammaire formelle, est le plus à même de rendre compte de la réalité, sorte de désaveu en creux du médium qu’il emploie.</p> <p>On peut saluer l’honnêteté de l’auteur, qui assume l’incapacité à exploiter pleinement son projet esthétique. Il a voulu s’élever contre ce qu’il considère être une pratique de lecture contemporaine basée sur l’accumulation d’informations, spécifiée dans le passage suivant: «In one of my bouts of reading – and this very much felt like one aspect of the modern which depressed me, the way everyone was reading, was trying to find out the <em>facts</em>, the way everyone was lugging along their reading lists&nbsp;» (p. 18). Pour ce faire, il a opté pour une approche expérimentale ostentatoire, frappante comme un coup de poing à la figure ou comme un immense point d’exclamation, à l’image de celui dans le titre de l’œuvre et ornant la couverture du livre. Or, passé le choc initial, le lecteur constate que l’édifice littéraire s’écroule, en partie parce qu’il a ployé sous le poids d’une ambition lourde à porter et en partie parce que le matériau employé dans la construction n’était pas assez solide. Ce n’est pas pour rien que l’auteur, convoquant les propos de Zizek et de Arendt, passe plus de temps à réfléchir autour de l’idée de révolution qu’à la mettre en acte par la diégèse et sa propre écriture; ce n’est pas pour rien que ma lecture a porté quasi-exclusivement sur la forme que prend son projet de révolution formelle que sur son contenu même.</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Barthelme, Donald. <em>Guilty Pleasures</em>. New York : Farrar, Strauss &amp; Giroux, 1974</p> <p>Danielewski, Mark Z. <em>House of Leaves</em>. New York : Pantheon, 2000</p> <p>Federman, Raymond. <em>Double or Nothing</em>. Boulder : Fiction Collective Two, 1992 (1979)</p> <p>Hall, Steven. <em>The Raw Shark Texts</em>. New York : Canongate Books, 2007</p> <p>Katz, Steve. <em>The Exagggerations of Peter Prince</em>. New York : Holt, Rinehart and Winston, 1968</p> <p>Krüger, Reinhard. «&nbsp;L’écriture et la conquête de l’espace plastique&nbsp;: comment le texte est devenu image&nbsp;», dans Montandon, Alain (dir. publ.) <em>Signe/Texte/Image,</em> Paris&nbsp;: Ophrys, 1990.</p> <p>Thirlwell, Adam. Kapow! Londres&nbsp;: Visual Editions, 2011</p> <p>Vonnegut, Jr, Kurt. <em>Breakfast of Champions or Goodbye Blue Monday</em>. New York : Delcorte Press, 1973</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/r-volutions-abandonn-es#comments Action politique Angleterre Autofiction Autoréflexivité Avant-garde BARTHELME, Donald Cinéma Contemporain Culture de l'écran Culture numérique DANIELEWSKI, Mark Z. Dialogues culturels Éclatement textuel FEDERMAN, Raymond Guerre HALL, Steven Hipster KATZ, Steve KRÜGER, Reinhard Limites de la représentation Télévision THIRLWELL, Adam VONNEGUT Jr, Kurt Roman Sun, 25 Nov 2012 21:33:52 +0000 Gabriel Gaudette 639 at http://salondouble.contemporain.info Vie éclatée, lectures éclectiques, vie électrocutée. Studio de lecture #1 http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/hivert-ariane">Hivert, Ariane</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lamoureux-d-sir-e">Lamoureux, Désirée</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vie-electrique">Vie électrique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Faut-il entamer ce premier studio de lecture par un résumé du bouquin choisi? La question se pose d’emblée, selon moi, parce que l’exercice est périlleux; comment, en effet, résumer un tel objet, qualifié de «roman» dès la première de couverture par l’éditeur, alors que le projet lui-même erre entre les genres? <em>Vie électrique </em>est un roman en trente chapitres, trente jours, au cours desquels l’auteur entre en dialogue avec lui-même, avec son musée personnel: le lecteur est mis face à des impressions et des réminiscences, des notes de lecture, une sorte de collage réunissant entre deux couvertures la liste des œuvres littéraires, musicales et visuelles que l’auteur a particulièrement appréciées, des considérations sur les lieux qu’il a visités, sur les amitiés qu’il a entretenues, etc. Le projet, Rossignol le résume ainsi:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Dans ce roman vécu, on croisera des fleuves et des livres à soi. Aucune théorie magistrale, aucun <em>conseil</em>. Juste le temps, celui que j’ai passé, que je passe à lire et à partir, la lecture et le départ qui ne sont jamais vraiment des activités mais une autre façon de boire ou de grimper aux arbres. […] Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier. Roman, c’est-à-dire pulsations, vacillements, vertige, journées précises. Voici le premier jour dans l’exploration du détachement. Et avec lui les vingt-neuf suivants. Sarabande (p.14-16).</p> </blockquote> <p>C’est donc un «roman à soi», un «roman continu» dans lequel chaque pulsation correspond à une journée, une œuvre littéraire, un auteur qu’on apprécie, un lieu qu’on a aimé. Un drôle de roman, en somme, qui ne ressemble pas du tout à un roman mais qui donne envie d’aller lire ailleurs pour voir si on y est.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Désirée Lamoureux&nbsp;[DL]:</strong> Je dois affirmer, en toute honnêteté, que j’ai trouvé l’œuvre de Rossignol pénible. Mais à travers les discussions suscitées par ce studio et dont le présent texte est une trace, je vois en quoi elle peut nous interpeler, nous obliger à ouvrir un livre longtemps ignoré, nous encourager à écouter une mélodie trop souvent perdue dans le brouhaha du quotidien. Sorte de <em>Monde de Sophie</em> de l’art, le livre de Rossignol m’a bombardée de suggestions, de routes, sans jamais me laisser le temps de me couler dans ses pages. Trop préoccupé par son propre parcours, l’auteur semble oublier que des lecteurs tentent de le suivre dans son aventure à travers contrée et forme artistique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Brigitte Fontille [BF]:</strong> En effet, l’auteur nous propose de traverser des univers artistiques en jouant les guides touristiques. Toutefois, si son programme avait fort de piquer ma curiosité et mon intérêt (classiques revisités –Stendhal, Tolstoï– et découverte d’artistes qui m’étaient inconnus –Jan Zabranan? Italo Svevo?­–, dans un mélange artistique singulier –orchestrer Claudel, Thoreau et Charlie Parker!), j’ai également été tentée à maintes reprises de quitter le musée... Les œuvres dépoussiérées ou ramenées à la lumière du XXIe siècle me laissent&nbsp;désenchantée: mais où est passé le romancier? Un peu lasse du rythme en fiche de lectures, je pars écouter d’autres ritournelles. Et, c’est peut-être là que j’entends finalement la voix de l’auteur...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Ariane Hivert [AH]: </strong>Pendant et après ma lecture, de multiples questions se bousculaient dans ma tête. Et maintenant, les commentaires de mes collègues en soulèvent de nouvelles… À quel moment voit-on le personnage de Rossignol soulever un livre? Peut-il vraiment avoir lu tous les bouquins dont il parle en trente jours? Si c’est un «roman à soi» au point d’en oublier le lecteur, quel est l’intérêt d’en faire un roman? Le rôle de guide touristique est-il vraiment le meilleur moyen pour faire découvrir des œuvres artistiques si profondes? Des questions superficielles, j’en conviens, mais ma propre fibre d’auteure en herbe est choquée par ce manque de réalisme dans un livre qui semble s’apparenter à l’autofiction avec cette «voix de l’auteur» dont parle Brigitte, si forte et si personnelle. Les réponses à ces questions sont-elles si importantes ou bien ces interrogations ne sont-elles que la cristallisation de mon propre désir d’abandonner devant un livre qui m’apparait au premier abord si aride?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Je suis content que Désirée soulève de telles réticences parce que, comme mes collègues, je me suis heurté moi aussi à des envies d’abandonner, parfois, alors que le propos devenait trop «obscur», trop personnel. Je ne connais pas Rossignol, je ne suis pas familier avec son travail et je sais peu de chose de lui sinon qu’il est éditeur chez Payot &amp; Rivages. Circule sur le Web une photo le représentant cigarette à la bouche, chemise blanche et cravate noire, barbe de trois jours, les yeux posés sur la clope qu’il tient entre ses doigts; un petit quelque chose à la Bret Easton Ellis, une gueule paillarde, un brin baveuse. Voilà tout ce que je connais de l’auteur, qui nous invite dans son livre à assister à un monologue mis en scène expressément pour nos yeux de lecteurs; exercice de voyeurisme s’il en est un, mais dont l’étrangeté séduit. Ce sont des notes de lectures et un carnet d’errance ainsi qu’un journal personnel et tout cela invite à l’écoute, au voyage. Les textes qui sont lus et commentés par Rossignol —et j’entends textes au sens sémiotique d’<em>œuvres</em>, peu importe leur support—, paraissent essentiels; que peut-on comprendre de cette «vie électrique» si l’on n’a pas lu les livres dont il est question, si l’on n’a pas fréquenté les musiciens dont Rossignol discute, etc.? Il y a toutefois dans ce bouquin un beau paradoxe: malgré le caractère essentiel de ces textes premiers, le lecteur peut s’en passer. Si certains titres font partie d’un «savoir encyclopédique commun», d’autres sont des hapax, des livres étranges, des objets dont on peut ne jamais, même, avoir entendu parler. Au final, toutefois, ce n’est pas important: celui ou celle qui aime la littérature (et les autres arts) n’en n’a rien à faire.</p> <p>Je voudrais revenir à ma propre obsession de lecteur (bien sûr!), c’est-à-dire au genre annoncé en première de couverture: au romanesque de ce projet éclaté. Dans un entretien accordé à Albert Gauvin de <em>Pileface</em>, site Internet consacré à tout ce qui touche Philippe Sollers, Rossignol explique en quoi son projet est, pour lui, bel et bien un <em>roman</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">J’appelle ça roman parce qu’il n’y a pas de distinction entre la bibliothèque et les destinations. Le fil d’un narrateur qui passe de Trieste à New York en lisant B. S. Johnson et Alix Cléo Roubaud, pour moi c’est l’histoire d’un roman. Tous ces écrivains sont des personnages de romans. Cela m’intéresse plus que d’inventer un personnage réaliste dans lequel je ne me reconnaîtrais pas (Rossignol, cité par Gauvin, 2012, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">[en ligne]</a>).</p> </blockquote> <p>On lit dans cette déclaration le désir de faire du roman sans s’engager dans l’imaginaire ou, plus précisément, dans <em>l’invention</em>. Il existe bien sûr tout un pan de la littérature qui se réclame d’un tel mouvement et tout un autre pan qui se réclame de son contraire. Je ne souhaite pas ajouter d’eau au moulin de la dualité roman vrai / roman imaginaire. Cela n’est pas important, surtout pas en ce qui concerne le commentaire et la lecture du livre de Rossignol. Néanmoins, je trouve que le choix éditorial est étonnant. Pourquoi s’acharner à nommer ainsi un livre qui, au final, n’a pas grand-chose à voir avec la production romanesque actuelle? Alors que les témoignages et autres documents ont la cote, pourquoi vouloir à tout prix faire du roman plutôt que de, plus simplement, faire <em>un livre</em>? Que les écrivains soient des «personnages de romans»,&nbsp;soit. Reste que <em>Vie électrique</em> a peu d’atomes crochus avec le genre romanesque, d’autant plus que le livre fait une très grande place à tout ce qui ne l’est pas. On devine en effet à la lecture une préférence de Rossignol pour les œuvres hétéroclites, pour les livres protéiformes, étranges, à mi-chemin entre ceci et cela, pas vraiment romans mais pas vraiment essais. Par exemple, il dit de Rolf Dieter Brinkmann qu’il est disparu du paysage littéraire en raison du mélange des genres qui est au cœur de ses œuvres, notamment de <em>Rome, regards</em> et de <em>La lumière assombrit les feuilles</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Brinkmann choisit de briser le roman traditionnel, de ne plus s’en tenir à une représentation réaliste et paisible du monde. Il décide de projeter ses images et une poésie directe dans un ouvrage indéfinissable, un livre-album qui fait appel à tous les motifs, lettres, photos, factures, billets de train, et qui donne lieu à un récit cinglant (p.107).</p> </blockquote> <p>Un ouvrage indéfinissable, donc. Qualificatif qui pourrait très bien être accolé au livre de Rossignol. Je réfléchis à «voix haute» ici, je ne propose pas de commentaire définitif sur <em>Vie électrique</em>. Si je remets en question l’étiquette de «roman», c’est que je me demande en quoi elle peut être efficace, importante, nécessaire. Réinventer le roman, briser les cadres rigides, oui, je veux bien —et j’aime tout particulièrement les auteurs qui ont cette «audace». Mais pourquoi choisir le label contraignant, s’il ne nous convient pas? Peut-être que mes collègues de ce studio de lecture auront quelque chose à dire à ce sujet…</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL: </strong>En effet, pourquoi choisir d’indiquer le genre alors que le projet d’écriture ne va pas du tout dans ce sens? À ma première lecture de l’œuvre, je ne me suis pas posée la question; je me suis plutôt demandée où l’auteur voulait en venir. Avec son début déroutant à Berlin qui semble annoncer une espèce d’histoire d’amour étrange, j’ai attendu en vain que l’auteur termine son histoire. Ce n’est qu’en fermant le livre que j’ai réalisé que le début n’avait en fait peut-être rien à voir avec le reste. En relisant maintenant le premier chapitre, je vois que Rossignol nous annonce bel et bien son projet – «Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier» (p.16) – au moment même où il quitte Petra pour revenir à Paris. Il semblerait que le roman dont il est question sur la page couverture ne dure que 4 pages pour se perdre dans les méandres d’un autre projet d’écriture. Serait-ce un roman de quelques pages accompagné d’un journal de bord, ou plutôt un journal de bord amorcé par un mini-roman?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH:</strong> Je me suis posée la même question: <em>Vie électrique</em> est-il vraiment un roman? Je comprends le point de vue de Rossignol et, en un sens, je suis d’accord. Les auteurs sont aussi des personnages de roman. Ce récit, parce que je lui accorde que c’en est un, enchaîne les observations littéraires et artistiques sans m’emporter dans un autre monde. Personnellement, c’est ce que je recherche dans un roman: m’évader, que ce soit dans un univers imaginaire ou réel. Tandis qu’en lisant Rossignol, j’ai eu l’impression d’assister à une conférence sur la littérature sur fond musical. Intéressant, certes, mais pas ce à quoi je m’attendais. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des attentes que peut avoir un lecteur par rapport à un livre. Avec le temps, le roman s’est imposé comme genre hégémonique —une certaine idée du roman, même— et a pris une grande place dans le spectre littéraire; c’est ainsi que l’étiquette de roman commande tout un horizon s’attente qui a été déçu avec <em>Vie électrique</em>. Comme le dit Pierre-Luc, cela ne doit pas empêcher les auteurs d’essayer de nouvelles choses et de briser les conventions. Mais apposer l’étiquette de «roman» sur un livre, c’est le comparer à tous les autres romans qui ont été écrits avant et lui donner une signification qu’il n’a pas lorsqu’on l’ouvre. Le lecteur est déstabilisé, déçu et souvent se décourage au point de poser ledit roman et de ne pas en terminer la lecture. Je crois que les livres sont écrits pour être lus (et je ne parle pas de l’aspect commercial de la chose), mais lorsque les lecteurs abandonnent le livre d’un auteur, ils sont moins enclins à acheter les suivants et à continuer de faire vivre l’œuvre de cet auteur. À leurs proches, ils diront qu’ils ont été déçus ou, pire, n’en parleront pas du tout, au contraire des ces romans qui ont fait vibrer la corde émotive qui nous traverse tous et dont on veut parler autour de nous. La corde cognitive est plus difficile à faire résonner; elle n’est pas toujours bien tendue, selon l’éducation et l’état d’esprit de chacun. Il faut préparer son lecteur à ce genre de récit qui appelle à la raison avec une étiquette appropriée, autre que celle de «roman», qui elle s’adresse à un nombre grandissant de lecteurs de tous les âges. Il existe cependant des gens qui n’auraient pas acheté le livre s’il n’était pas écrit «roman» sur la couverture, mais plus persévérants, ils continuent leur lecture et, intéressés par le propos de Rossignol, ils poursuivent leur découverte des auteurs qu’il cite. Convenons-en, ces gens sont peu nombreux. Je suis de ceux qui ont été déçus. Et sans ce studio de lecture, j’aurais rapporté le livre à la bibliothèque sans le terminer.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:&nbsp;</strong>Je résiste à ce propos orienté vers l’analyse mercantilisante des œuvres littéraires ou qui suggère un lecteur au premier degré qui se laisse influencer par l’étiquette ou qui utilise l’art pour «s’évader». Il n’en demeure pas moins que l’étiquette de cette œuvre semble bien étrange et suscite avec raison nombre de questions. Je pourrais toutefois voir ce «roman» s’inscrire dans un mouvement de contamination romanesque amorcée dans les années 80. Je pense notamment aux romans <em>réflexifs</em> de Milan Kundera, à certains romans de Pascal Quignard, <em>Vie secrète</em> notamment, dont la charge d’érudition en font à la fois des essais, des biographies, des études anthropologiques, des récits mythologiques, des contes, des traités, etc. Sans nécessairement inscrire Rossignol dans cette généalogie d’écrivains confirmés, je peux percevoir dans <em>Vie électrique </em>un écho de cette démarche poétique qui met au défi le récit. Démarche téméraire pour une œuvre dont la forme et le contenu remettent en cause la jouissance esthétique du lecteur. Or, il faut bien en convenir, <em>Vie électrique</em> produit un effet déceptif par rapport à l’&nbsp;«horizon d’attente» du lecteur. Un romancier qui se propose à l’image d’un simple compilateur et se réduit à une instance énonciative qui dit timidement «je» en se diffractant en une narration plurielle et démultipliée de tous les livres lus pose à juste titre un enjeu vital au lecteur déjà mis en abyme dans cet auteur-lecteur. Chaque livre a son lecteur implicite. Et c’est peut-être dans cette avenue qu’il faudrait tenter de porter notre attention afin de cerner les enjeux d’une œuvre qui semble désorienter le lecteur au point qu’il en questionne sa propre existence (un lecteur fictif au lieu d’un personnage romanesque imaginaire?). À moins que Rossignol soit tout simplement passé à côté de son «pacte de lecture»...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL:</strong> Je ne crois pas que Rossignol soit passé à côté de son «pacte de lecture», comme le propose Brigitte. Il me semble plutôt que son «pacte» participe d’un désir de perdre le lecteur, de l’ennuyer à un tel point qu’il vienne à apprécier ce qu’il lit. L’importance de la patience face à l’ennui, suggérée dès la page 15 dans une citation de John Cage, joue-t-elle un rôle moralisateur? Rossignol nous dit-il que nous sommes trop pressés à comprendre, à être divertis en tout temps? Qu’il faut nous arrêter, prendre le temps d’apprécier les belles choses de la vie, malgré l’ennui qu’elles peuvent parfois susciter? Je vois maintenant en ce roman une critique de notre société actuelle: société qui mise sur un divertissement si envoûtant qu’il nous fait oublier notre existence superflue. Au contraire, le roman de Rossignol, dans ses longueurs et ses langueurs, ne cherche pas à nous procurer une évasion, mais plutôt à nous obliger à nous plonger dans un art trop longtemps mis de côté. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Il est évident que <em>Vie électrique</em> n’est pas un roman d’évasion. Le lecteur averti le saura déjà par sa publication dans la collection «L’infini», dirigée par Philippe Sollers. Ici, pas d’illusion romanesque ou de suspension de l’incrédulité; pas de catharsis programmée et, n’en déplaise à Odette qui répond à la question «Le Roman permet -il de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?» [<em>sic</em>] sur <em>Yahoo! Questions/Réponses</em> [<a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">en ligne</a>], pas de résonnance de l’hridayagranthi ou de quelque «nœud du cœur» que ce soit. <em>Vie électrique</em>, ce n’est pas cela. Ce n’est pas non plus ce best-seller qui nous emmène, justement, sur d’autres rives, dans des aventures rocambolesques et sentimentales. J’ai peut-être l’air méprisant, mais je ne le suis pas. Il n’y a pas de fiction à grand déploiement dans <em>Vie électrique</em> et cela ne lui fait pas défaut. Ce que je tente de dire, c’est que le plaisir de lire ce livre, il est ailleurs; il se trouve dans les nombreuses références à la littérature et à la musique, dans le parcours intellectuel de l’auteur, dans la forme, dans l’espace étrange que Rossignol a aménagé pour lui et son lecteur et où la rencontre opère quand même. On a beaucoup glosé avec Umberto Eco sur la coopération interprétative et le rôle du lecteur dans le roman; dans cette même veine, j’apprécie tout particulièrement ce commentaire d’Alain Robbe-Grillet que je me permets de reproduire ici (et qu’on me pardonne la longueur de la citation):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Cette idée que le monde est toujours à faire est au fondement de l’esprit moderne. C’est, en somme, ce que Sartre a appelé la liberté. Si le monde est fait, nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons que reproduire les formes du monde telles qu’elles sont. Mais si le monde est à faire, notre liberté est sans cesse en jeu. Car dans notre existence, en dehors même de la littérature, nous sommes sans cesse les bâtisseurs d’un monde. Cette situation va aussi se refléter dans celle du lecteur. Celui-ci est appelé à refaire le livre qu’il lit, comme si ce livre était déjà tombé en ruine et que lui-même allait y introduire de nouvelles possibilités de signification. Il ne s’agit pas de construire des cathédrales, mais l’idée est la même: ce sont des cathédrales de pensée. Cette situation est souvent mal comprise par les lecteurs, car ils considèrent que la lecture est une sorte de repos. On a affronté les bizarreries du monde et l’incompréhensibilité de plus en plus flagrante de certains éléments du monde, et quand on rentre chez soi le soir, on lit pour se reposer. Dans ce cas, mieux vaut prendre un Balzac qu’un Kafka ou un Joyce. La lecture de la littérature vivante n’est pas reposante, puisqu’il faut sans cesse s’impliquer soi-même comme créateur du livre, comme si on réécrivait ce livre qu’on est seulement en train de lire. Je le lis, il est tout fait, mais il n’est pas fini. Il continue à vivre (2005, p.41-42).</p> </blockquote> <p>Une chose est sûre: on ne se repose pas dans le livre de Rossignol. Au fil de ce studio de lecture, j’apprends à l’apprécier davantage. C’est une sorte de <em>Dernier inventaire avant liquidation</em> ou de <em>Premier bilan après l’Apocalypse </em>(Beigbeder, 2001 et 2011) en plus intello, un <em>projet</em> au sens fort du terme, une aventure d’écriture <em>et</em> de lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF: </strong>Malgré tout, malgré quelques déroutes, je demeure ambiguë face à ce livre. Il a pourtant des traces à même de susciter une curiosité, un intérêt qui vient l’inscrire dans une certaine lignée du roman contemporain. J’entends par là la double posture artistique que présente ce livre intriguant. Pertinemment présenté sous une épigraphe de Céline, le roman de Rossignol dévoile clairement son penchant pour la musique et continue de fonder des liens entre la littérature et la musique. C’est à un roman-voyage à la forme «d’un temps mobile et dansé» (p.169) que je me sens conviée, un voyage binaire comme la danse qu’il annonce: sarabande spatiale et temporelle. Si une suite de grands auteurs vient y faire quelques pas, c’est toutefois la dimension sonore de ce roman qui m’intrigue le plus. D’emblée est annoncé l’objectif du voyage entrepris: «C’est un contact avec les sonorités dont j’ai besoin. En France, j’entends toujours les mêmes sons, c’est éreintant» (p.11). Il m’est difficile de ne pas y entendre Marcel Proust qui s’était mis au pastiche à ses débuts littéraires pour se «purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation» (Proust, 1919, p.380). Pour l’instant, l’écho des «grands auteurs» agit en basse continue tout au long de ce premier roman de l’auteur, mais je me demande si ce ne serait pas aussi une démarche initiatique afin de trouver sa propre voix, sa voix auctoriale. Cette voix qu’il traque bien patiemment: «J’attends une voix, une seule voix. Je ne crois pas que ce soit demander l’impossible» (p.32). C’est sans surprise Ulysse qui est présenté comme premier guide à Berlin pour amorcer le premier jour de cette grande traversée de «l’exploration du détachement» (p.16).</p> <p><em>L’oreille des yeux</em> du lecteur est grandement sollicitée tout au long du roman pour y entendre, à chacun des trente courts chapitres, un nouveau son, un nouvel écho d’un auteur, une nouvelle «ritournelle» (p.11). Outre une écriture qui tire par l’oreille vers le monde sonore de la «percussion d’un mot» (p.94), d’une «voix basse» (p.117) ou d’un texte lu à «voix haute» (p.46), une terminologie musicale file un réseau de métaphores qui poursuit la séduction de l’oreille du lecteur, mélomane ou pas. C’est ainsi que le narrateur parle du «second mouvement» d’<em>Underwood Memories </em>de Kerouac, d’«improvisation» ou du «souffle du trompettiste» (p. 93) pour qualifier de mouvement d’écriture de Fitzgerald, de «polyphonique» (p.84), «modulation» (p.117 et 154), «danse», «cadence» (p.145), «phrase musicale» (p.154), «partition» (p.37, 98, 154 et157), «gamme» (p.165) ou encore «[l]eitmotiv» (p.165).</p> <p>Un arrière-fond sonore accompagne subtilement le lecteur de ce court roman: un morceau de Thelonious Monk joue pendant qu’il écrit l’épisode du voyage en Espagne de la première journée pour se terminer au bruit d’un match de foot, des élans d’espagnol viennent sonner lors de la lecture silencieuse d’un poème baroque de Luis de Gongora, jusqu’au son du «saxophone merveilleux d’un type qui s’appelait Allen» (p.98) à New York, pour clore avec la célèbre violoniste Julia Fisher qui interprète du Bach. À cette suite, doit s’ajouter, pour le lecteur mélomane les musiques de Chostakovithc, de Buxtehude, la <em>Sarabande</em>, la <em>Chaconne</em> et le deuxième <em>Concerto&nbsp;</em>de Bach. Le lecteur dilettante est même convié à aller écouter l’interprétation de Fisher sur <em>Youtube</em>. Ce sont aussi des écrivains influencés par la musique dans leur écriture qui s’ajoutent à cette basse continue qui constituent l’écho littéraire bien sonore de ce roman: Céline, Joyce, la graphie musicale&nbsp;de Kerouac, Fitzgerald, Wittgenstein, Italo Svevo.</p> <p>Il ne sera donc pas anodin que le vingt-neuvième jour soit celui des musiciennes. Ce parcours musical aux allures de littérature est conduit comme le «toc-toc [d’un] un hoquet qui guiderait les aveugles à la lettre» (p.11). Du «chœur» (p.42) issu des partitions musicales des grands auteurs ayant résonné en Jean-Philippe Rossignol, à cette danse de la séparation, à la voix solitaire de l’auteur Rossignol qui s’accompagne à la harpe, au trentième jour, «[l]e morceau s’arrête» (p.169). Ce roman prend la forme de véritables «suites électriques» (p.169) sur lesquelles l’auteur, le temps d’une danse aux musiques des écrivains qu’il admire, remettra le morceau mais peut-être seul cette fois-ci, «suivant en cela la règle nette qu’un écrivain sans oreille est comme un boxer sans main gauche» (p.37-38).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL:</strong> Je me permets un aparté métaréflexif, une digression peu pertinente mais quand même essentielle. Je découvre, à travers ce studio, toute la pertinence de mener une lecture à plusieurs têtes d’un même roman. Brigitte, informée par ses propres intérêts, met au jour toute une dimension qui m’avait échappée à la première lecture du roman de Rossignol. Maintenant, cette omniprésence de la musique m’apparaît évidente, voire fondamentale, alors que je m’étais concentré sur tout autre chose lors de mon premier parcours du roman.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:</strong> Il semble toutefois, au consensus, que ce roman ne nous aura été qu’une pause, suivie d’un long soupir avant de s’éteindre dans un profond silence.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH: </strong>Aller lire ailleurs si on y est, suggère Pierre-Luc à la suite de Rossignol. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis rarement tentée de le faire. Je suis pourtant curieuse de nature, mais voilà que j’ai peine à sortir de ma zone de confort; lire et relire les livres que j’ai tant aimé, encore et toujours au point d’en perdre le compte au fil des ans. L’an dernier, mon grand-oncle m’a légué quelques-uns (trois cents) des livres de sa riche bibliothèque (dix mille). Des bouquins assez vieux, qui sentent la poussière et le temps qui passe. Parmi eux, une collection rassemblant une œuvre de chaque auteur ayant été récompensé d’un prix Nobel entre 1901 et 1970. Hemingway, Mistral, Pirandello, Hesse, Gide, Sartre, Kipling… Je sais qu’ils méritent d’être lus. Eux comme bien d’autres. Pourtant, je n’en ai pas ouvert un seul. J’ai l’impression d’avoir besoin que quelqu’un m’insuffle l’envie de les ouvrir, m’en parle avec toute la passion ressentie à sa lecture… comme si les livres n’étaient pas capables de parler pour eux-mêmes, eux qui contiennent tant de mots. Aujourd’hui, ouvrons-en quelques-uns pour voir ce qu’ils ont à dire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">À temps le vieillard aux brins d’osier – acheva sa chanson marine, – car sa voix dans les pleurs allait se noyer; –mais trop tôt, certes, pour les garçons de labours,– car, sans mot dire, la tête éveillée –et les lèvres entrouvertes,– longtemps après le chant ils écoutaient encore (Mistral, 1960, p.56).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">–Votre peinture sent le tabac et le sang, lui avait-elle dit un jour? Ne savez-vous donc faire que des soldats?</p> <p style="margin-left:70.8pt;">– Hélas!... répondit-il doucement.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Et tout bas, il se disait: «Je pourrais faire d’elle, si elle voulait, un portrait qui serait un chef-d’œuvre» (Kipling, 1960, p.129).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, […] il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirant de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque: <em>Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs morts et vivants</em>, imprimé à Venise en 1758 (Pirandello, 1963, p.90).</p> </blockquote> <p>Ce n’était pourtant pas si difficile… Et alors que j’écris ces lignes et que je me questionne sur mes habitudes littéraires, mon copain écoute de la musique classique. Schubert, Beethoven, Mendelssohn. Et, comme chaque fois, je dois lui demander le nom du compositeur, même si je reconnais l’air. À bien y penser, je n’ai pas besoin de connaître leur nom, aussi illustre soit l’homme, pour apprécier la puissance de l’œuvre qui fait vibrer quelque chose en moi, tout comme les mots de ces grands auteurs qui peuplent ma bibliothèque. Rossignol parle d’auteurs que je ne connais pas, que je n’ai pas lus ou, si je les ai lus, dont je ne me souviens pas des propos exacts, si ce n’est cette puissance qui se dégage de leur œuvre. Comme pour la musique, je me souviens d’avoir vibré avec les mots, mais à moins de les entendre à nouveau, ils se perdront dans l’immensité de la mer de la littérature.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>En guise de conclusion, je ne peux m’empêcher de penser à Richard Millet, malgré les horreurs qu’il a récemment professées, en refermant le livre de Rossignol. Pas que j’établisse quelque parallèle que ce soit entre l’œuvre des deux écrivains, mais bien parce que Rossignol fait une très grande place dans son musée aux inclassables, classiques comme oubliés de l’histoire littéraire. Et j’en viens à me demander ceci: est-ce que Millet n’aurait pas raison, après tout, et que la littérature ne se déploierait vraiment que dans ce qui n’est pas roman? Puis ma question perd tout son sens, dès lors que j’accepte enfin que <em>Vie électrique</em> soit un roman. Au final, on se balance pas mal de savoir, dans l’immédiat, ce que cela veut dire. On dirait qu’avec les inclassables comme <em>Vie électrique</em>, j’en arrive toujours à la conclusion qu’ils affirment, par leur impudence, la toute-puissance de la littérature. Et j’entends littérature comme le voudrait Luc Lang, c’est-à-dire comme quelque chose de dangereux, comme désordre, chaos, comme «une force imprévisible d’inattendues propositions quant à la question du <em>sujet</em>, et [qu’]il est toujours plus urgent de […] cerner dans cet espace livresque de la “fiction”, que l’on parcourt en ses <em>heures perdues</em> de loisir et de distraction, où l’on s’accorde précisément à perdre son temps avec ce qui n’est que… littérature» (2011, p.26).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2001), <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, Paris, Grasset.</p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2011), <em>Premier bilan après l’Apocalypse</em>, Paris, Grasset.</p> <p>COLLECTIF (2008), «Le Roman permet -il&nbsp; de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?», dans <em>Yahoo! Questions/Réponses</em>, [en ligne]. <a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH</a> (Page consultée le 9 octobre 2012).</p> <p>Albert GAUVIN (2012), «La <em>vie électrique</em> de Jean-Philippe Rossignol», <em>Pileface</em>, [en ligne]. <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265</a> (Texte en ligne depuis le 8 mars 2012).</p> <p>Rudyard KIPLING (1960), <em>La lumière qui s’éteint</em>, chapitre VII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1907).</p> <p>Luc LANG (2011), <em>Délit de fiction. La littérature, pourquoi?</em>, Paris, Gallimard (Folio essais / Inédit).</p> <p>Richard MILLET (2010), <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</em>, Paris, Gallimard.</p> <p>Frédéric MISTRAL (1960), <em>Mireille</em>, Chant premier, «Le Mas des Micocoules», verset XIII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1904).</p> <p>Luigi PIRANDELLO (1963), <em>Feu Mathias Pascal</em>, chapitre V, Maturation, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1934).</p> <p>Marcel PROUST, «Lettre de 1919 à Ramon Fernandez», <em>Correspondances</em>, t. XVIII, Paris, Plon.</p> <p>Alain ROBBE-GRILLET (2005), <em>Préface à une vie d’écrivain</em>, Paris, France Culture / Seuil (Fiction &amp; Cie).</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1#comments Autoréférentialité BEIGBEDER, Frédéric Critique littéraire Déplacements Dialogue médiatique Dialogues culturels Éclatement textuel Écriture Fiction Fonctions du récit France Genre Indétermination Journaux et carnets KIPLING, Rudyard LANG, Luc Littérature «monde» Mélange des genres MILLET, Richard MISTRAL, Frédéric Nomadisme Obsession Obsessions d'écrivains PIRANDELLO, Luigi Poétique du recueil Portrait de l'artiste PROUST, Marcel Récit de voyage ROSSIGNOL, Jean-Philippe Savoir encyclopédique SOLLERS, Philippe SOLLERS, Philippe Théories des genres Voyage Essai(s) Roman Tue, 16 Oct 2012 18:28:19 +0000 Pierre-Luc Landry 601 at http://salondouble.contemporain.info