Salon double - Parole littéraire http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1275/0 fr Marqueuse de parole http://salondouble.contemporain.info/lecture/marqueuse-de-parole <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/griffintown">Griffintown</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">En quatrième de couverture, l’éditeur Alto nous présente <em>Griffintown </em>(2012), de Marie Hélène Poitras, comme un «western spaghetti sauce urbaine». Si le passage du mot «urbain» dans la novlangue du marketing est aujourd’hui un fait avéré<strong><a href="#_edn1" name="_ednref1" title="">[1]</a></strong>, la récupération du sous-genre du «western spaghetti» à des fins promotionnelles, notamment par les cinéastes Quentin Tarantino et Robert Rodriguez, semble aussi devenue une stratégie commerciale édulcorée. Pourtant, après la lecture de <em>Griffintown</em>, force est d’admettre que le roman de Poitras ne se contente pas de récupérer certains aspects superficiels du sous-genre rendu célèbre par Sergio Leone. En fait, son récit du rasage imminent d’une partie du quartier montréalais de Griffintown où vivent les cochers pour construire un complexe de condos de luxe raconte bel et bien la fin d’une époque. En ce sens, Poitras parvient à saisir l’esprit d’<em>Il était une fois dans l’ouest</em> (1968), le chef d’œuvre de Sergio Leone, qui évoquait déjà la fin du «Far West» avec l’arrivée du chemin de fer dans Monument Valley, en Arizona. Les condos de luxe, comme les rails de chemin de fer, symbolisent le triomphe de la civilisation, de la modernité, sur un univers organique, instinctuel, pour ne pas dire mythologique. Pour une fois, la comparaison semble justifiée.</p> <p style="text-align: justify;">L’association avec&nbsp; <em>Il était une fois dans l’ouest</em> devient d’autant plus intéressante que le cinéaste italien a truffé son long-métrage d’allusions à ses films précédents et aux classiques du genre des années 1950 et 1960, tout comme <em>Griffintown </em>propose moult clins d’œil à ce genre cinématographique. Ainsi, le recyclage de Leone n’annonçait pas uniquement la fin de l’Ouest dans la diégèse de son film, mais aussi celle du western en tant que genre cinématographique, le passage inéluctable de cet univers vers le postmodernisme. <em>Griffintown</em>, en jouant avec le lexique du western pour raconter le quotidien des cochers montréalais, témoigne justement de la survie de cet imaginaire non plus comme mythe national américain, mais comme matériel ludique.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Cowboys contemporains</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><em>Griffintown</em> raconte comme s’il s’agissait d’un western une histoire digne d’un polar. La mafia montréalaise tente par tous les moyens –incluant le meurtre− de convaincre les cochers, palefreniers, commissaires et la faune de désœuvrés de Griffintown de déserter leur écurie déglinguée nommé ironiquement le «Château de tôle» afin de construire des condominiums. À cette trame «policière» (même si aucun policier n’intervient dans cet univers de magouilles) se superpose l’arrivée d’une nouvelle cochère, une «pied-tendre» nommée Marie, qui apprend, en même temps que le lecteur, les us et coutumes de cette collectivité.</p> <p style="text-align: justify;">Par divers procédés d’allusion explicite et implicite, l’écrivaine permet à deux imaginaires temporels de se chevaucher (jeu de mots non-intentionnel). Il faut dire que la nature fondamentalement louche des cochers et l’auréole de mystère qui les entoure facilite d’emblée le déploiement de la comparaison avec le «cowboy» légendaire. L’univers que décrit Poitras est une microsociété peuplée de voyous, de vagabonds, de prostituées, de <em>shylocks</em> que la justice et la civilisation ne peuvent atteindre, à l’image des localités qui émergeaient au fil de la colonisation des Prairies américaines. Le vocabulaire de la narration renforce le chevauchement temporel en insistant sur l’indétermination géographique et judiciaire du quartier. Justement, jamais n’indique-t-on que Griffintown est un quartier. La narration multiplie les allusions à Griffintown en tant que «territoire» aux «frontières» définies (on connaît le pouvoir évocateur de la frontière dans l’imaginaire du Far West). Par exemple, quand les cochers se déplacent vers l’est de la ville, ils franchissent la «frontière orientale» alors que Griffintown est le «Far Ouest».</p> <p style="text-align: justify;">Plusieurs allusions à l’Ouest en tant qu’artéfact culturel mettent en évidence le <em>jeu </em>auquel Poitras nous convie. Les clins d’œil anachroniques concernent surtout les irruptions brusques du monde contemporain dans l’univers de Griffintown, et vice versa. Par exemple, Billy, l’homme à tout faire, commande à cheval un hamburger au service à l’auto d’un restaurant. Il placarde aussi des avis de recherche de Paul Despatie, cocher en chef assassiné, selon la syntaxe bien connue: «Recherché: Homme avec une seule botte, un tatouage de track de chemin de fer sur le bras gauche et peut-être un trou de balle dans le front. Mort ou vif. Rançon offerte. $$$» (p.33) Ces jeux comiques mettent en évidence l’anachronisme de Griffintown. La réappropriation des stéréotypes du western atteint son paroxysme lorsque la narration décrit en détails la formation d’une «boule de foin» (p.111) avec le vent, rappelant le cliché du «<em>tumbleweed</em>» qu’utilisent de nombreuses émissions de télévisions et dessins animés pour évoquer l’univers de l’Ouest. Ceci dit, la réussite de <em>Griffintown </em>ne se limite pas à cette réappropriation ludique et assumée du stéréotype du cowboy.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Un folklore en voie de disparition</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Poitras donne à la disparition des cochers une portée métaphorique claire: le récit du dernier été de Griffintown vise à consigner une réalité traditionnelle avant que la modernisation ne la fasse disparaître. Les nombreuses histoires digressives qui truffent le texte, où Poitras explique l’origine d’un surnom (Billy le Dernier des Irlandais), d’un objet (Boy, le cheval empaillé du Saloon) ou de la folie de certains personnages (Le Rôdeur est un orphelin de Duplessis, Evan a connu la guerre en Afghanistan), certainement exagérées, ressemblent à des légendes, à un <em>folklore</em>. C’est bien, étonnamment, une <em>tradition orale</em> qui domine l’univers de <em>Griffintown</em>. D’où ces nombreux récits rocambolesques truffés de fausses données historiques, d’inexactitudes architecturales, de pures inventions que les cochers livrent aux touristes pendant leurs randonnées. Dans <em>Griffintown</em>, la temporalité, comme l’exactitude factuelle et historique, n’est qu’un artifice, au même titre que le subterfuge du western. Seule compte l’inflation de la parole érigée en tant que folklore: «Fiction, fabulation et réalité se confondent comme dans toutes les histoires de cochers, terreau propice à l'éclosion de légendes de la trempe de celle de Laura Despatie...» (p.148)</p> <p style="text-align: justify;">Les condos voulus par «Ceux de la ville» ne sont pas alors qu’une métaphore de la civilisation mais aussi, comme dans les textes de Patrick Chamoiseau, celle d’une colonisation. Il faut lire <em>Solibo magnifique </em>(1988), qui suit pratiquement le même modèle, pour apprécier toute la réussite de <em>Griffintown</em>. Poitras agit, comme Chamoiseau, en tant qu’ethnologue ou, pour emprunter l’expression du martiniquais, «marqueuse de paroles». Le conteur Solibo, mort d’une «égorgette de la parole», n’est qu’un autre avatar, comme le cocher, d’un monde piétiné par une idéologie du progrès peut-être insuffisamment soucieuse de l’Histoire et du territoire qu’elle domine. L’absurde épithète «chalets urbains de luxe» (p.109) qu’on attribue aux condos ne suffit-elle pas à résumer l’insensibilité de l’univers financier qui remplace la sous-culture grouillante de Griffintown?</p> <p style="text-align: justify;">Pas surprenant, de ce point de vue, que ma seule déception à l’égard de <em>Griffintown </em>soit que Poitras n’ait jamais donné <em>directement </em>la parole aux cochers, se contenant de rapporter les histoires mais pas la <em>voix</em><strong><a href="#_edn2" name="_ednref2" title="">[2]</a></strong>. Dans un même ordre d’idée, <em>Griffintown </em>aurait sans doute pu pousser plus loin son projet avec l’ajout d’artifices narratifs équivoques comme la narration non-fiable. Qu’aurions-nous pu penser d’un Griffintown raconté par un simple d’esprit ou par un schizophrène? L’identification entre Griffintown et le «Far West» aurait pu devenir une véritable confusion ontologique, plutôt qu’un habile pastiche postmoderne du western spaghetti.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Chamoiseau, Patrick (1988). <em>Solibo magnifique</em>, Paris, Gallimard.</p> <p style="text-align: justify;">Leone, Sergio (1968), <em>C'era una volta il West</em>, États-Unis/Italie, Paramount Pictures.</p> <div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="edn1"> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#_ednref1" name="_edn1" title="">[1]</a></strong> Pour reprendre les propos ironiques du blogue de Benoit Melançon, professeur de littérature à l’Université de Montréal, qui collige les utilisations les plus abusives de l’adjectif «&nbsp;urbain&nbsp;» par les firmes de marketing et les pléonasmes médiatiques de «ville urbaine»: «Enfin! L’urbain arrive en ville!» Pour voir certaines perles: <a href="http://oreilletendue.com/category/ville-urbaine/">http://oreilletendue.com/category/ville-urbaine/</a></p> </div> <div id="edn2"> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#_ednref2" name="_edn2" title="">[2]</a></strong> Mentionnons néanmoins qu’un film scénarisé par Poitras sur le quartier Griffintown disponible en ligne donne à entendre cette voix&nbsp;: <a href="http://www.mangetaville.tv/?diffuseur=artv#/videos/quartier-griffintown">http://www.mangetaville.tv/?diffuseur=artv#/videos/quartier-griffintow</a></p> </div> </div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/marqueuse-de-parole#comments CHAMOISEAU, Patrick CHAMOISEAU, Patrick LEONE, Sergio MELANÇON, Benoît Oralité Parole littéraire Québec Régionalisme Régionalité Roman Fri, 29 Mar 2013 19:36:30 +0000 Pierre-Paul Ferland 724 at http://salondouble.contemporain.info Une violente mélancolie http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kampuch-a">Kampuchéa</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><em>Kampuchéa</em> naît d’une fascination ancienne chez Patrick Deville pour les aventuriers et pour les voyages dans les pays éloignés et peu connus, de préférence des anciennes colonies ou des dictatures bureaucratiques sur le déclin. On devine donc que c’est autant du récit de voyage que du reportage politique que tient ce nouvel ouvrage, qui fait suite à<em> Pura Vida. Vie &amp; mort de William Walker</em> (2004), <em>La tentation des armes à feu</em> (2006) et <em>Équatoria</em> (2009). Après avoir traîné ses carnets en Amérique du Sud, en Amérique centrale et en Afrique, il rend compte dans <em>Kampuchéa</em> d’un voyage en Asie du Sud-est, l’Indochine de jadis, plus particulièrement au Cambodge où il s’arrête longuement. Prenant une distance ironique avec le pèlerinage mondain où le voyageur marche sur les traces de ses prédécesseurs afin de renouer avec l’atmosphère du bon vieux temps de l’ère coloniale, Deville est plutôt préoccupé par les traces des conflits du passé dans les tensions politiques du présent.<br /><br />Le nouveau volet de cette «petite entreprise braudelienne» (68) a comme ambition de mettre au jour les rapports de proximité entre la France et le Cambodge. Mais derrière cette visée quelque peu didactique se dessine un plan nettement plus retors. Avec comme prétexte officiel d’assister aux récents procès des Khmers rouges, Deville en profite plutôt pour monter ce «roman», bric à brac baroque constitué de cinquante-quatre courts chapitres présentant en alternance biographies réelles ou à demi imaginaires, considérations autobiographiques, références littéraires (Conrad, Loti, Malraux, Greene, Lowry), cinématographiques (Mankiewicz, Coppola), notes de voyage et stratégies géopolitiques. Partant de l’explorateur Henri Mouhot<strong><a href="#note1a">[1]</a></strong><a name="note1"></a>, dont la découverte des temples d’Angkor en 1860 marque l’année-zéro de ce récit, Deville reconstitue les différentes guerres d’Indochine, les voyages d’un géographe sous la colonisation, puis les années de jeunesse des principaux Khmers rouges à Paris au début des années cinquante, pour finalement aboutir aux fameux procès qui ont récemment attiré l’attention sur le Cambodge. Partant d’un premier postulat assez simple, qui vise à regarder les événements d’actualité avec un léger recul historique, il se garde bien de donner une «explication» à de telles associations, sinon que les récents procès auxquels il assiste n’ont de sens que si on les soumet à une mise en perspective «dans une durée moyenne, sur un siècle et demi» (143). Du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingt et unième, il y aurait une seule période historique que Deville tente de saisir comme une entité organique.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>La tentation des armes à feu</strong></span><br /><br />Ce ne sont pas les sentiers balisés qui intéressent Patrick Deville, mais il n’a pas non plus l’âme de l’explorateur; il aime bien repasser là où d’autres ont laissé des marques, marques visibles, mais sur le point de s’effacer. Devant l’impossibilité d’arpenter de nouveaux territoires comme le faisaient les cartographes du dix-neuvième siècle, il se voit contraint de marcher dans leurs pas et d’observer les changements du monde. Il tente donc de saisir la grande Histoire en la personnalisant, en l’incarnant dans les hommes l’ayant façonnée, car «une vie d’homme de durée moyenne est un bon instrument pour mesurer l’Histoire» (22). Mais à quelle mesure peut-on soumettre le bloc monolithique de l’histoire? Il s’agit de jauger son poids, son pouvoir, la façon dont elle broie les hommes, les innocents comme ceux qui ont eu «la tentation des armes à feu» (72). Cette tentation est insistante dans l’œuvre de Deville. Toutefois, à la ferveur révolutionnaire, se mêle aussi un goût tout rimbaldien pour une sortie de la littérature. «Souvent, les écrivains, à l’inverse, voudraient agir, peser sur l’Histoire, la marche du monde, ou brasser des millions, quitter le labeur du papier. Vendre des armes en Abyssinie. Souvent les écrivains pourtant ne savent qu’écrire. Bons qu’à ça» (69). Les récits de voyage auxquels se livre Deville apparaissent donc comme un retrait du monde, le choix d’une posture d’observateur qui témoigne d’un manque de foi quant à la possibilité de «peser sur l’Histoire» (69). Le fantasme de l’Abyssinie trahit une sorte d’impensé: faut-il préciser qu’il existe une grande différence entre vendre des armes et les utiliser?<br /><br />À la fin des années soixante, plusieurs militants de la Gauche Prolétarienne, afin de mieux se mesurer au mouvement de l’histoire, décident d’aller travailler en usine, et de suivre l’injonction de Mao qui invitait à brûler les livres et à se fondre dans les masses. Ce postulat anti-autoritaire visait à invalider l’idée que les intellectuels peuvent enseigner aux masses la conscience de leur domination. Deux amis de l’auteur, les frères Olivier et Jean Rolin ont d’ailleurs fait récit de ce moment singulier de l’histoire politique française<strong><a href="#note2a" name="note2">[2]</a></strong>. Cette amitié, loin d’être anecdotique, semble indiquer une filiation à la fois littéraire et politique. Ainsi, si Deville est trop jeune pour avoir milité dans la GP (il est né en 1957), il est néanmoins l’héritier de cette conception de la littérature. Mais cette sortie de la littérature est une arme à deux tranchants, une tentation doublée d’un danger. Et si Deville peut doucement fantasmer sur la possibilité pour l’écrivain de sortir de l’inaction de l’écriture, les Khmers rouges, eux, peuvent provoquer une réelle disparition de la littérature. Pol Pot a lu <em>Une saison en enfer </em>et dès qu’il prend le pouvoir, il en interdit la publication. La pulsion révolutionnaire de la <em>tabula rasa</em> se manifeste par une disparition du papier, de l’écrit, des traces que la littérature peut laisser. Les seules traces écrites du régime de Pol Pot sont les retranscriptions des interrogatoires des prisonniers politiques. Ce péril semble alimenter chez Deville un certain scepticisme face à la volonté «d’agir sur le monde». Il ne contribue pas à la «marche du monde», il la regarde, décidant finalement de ne pas «sortir» de la littérature. En effet, observateur détaché, quelque peu dandy avec ses goûts pour les alcools forts, il se livre à l’exercice quotidien de la lecture de journaux et c’est entre autres par cette lorgnette qu’il observe le monde. Comme dans ses autres livres, c’est souvent par des faits divers (par exemple: la suffocation de David Carradine par autostrangulation érotique) ou par les événements politiques du présent que Deville accède à l’histoire. Loin d’une méthode historienne rigoureuse, l’observation des mœurs de ses contemporains et ses lectures souvent inusitées le font pénétrer les rouages de l’histoire. Il y entre par la petite porte, posture édictée par son peu de foi dans la possibilité pour les écrivains d’avoir un impact sur le cours des événements. Le désenchantement qui suit l’échec des entreprises collectivistes semble se transformer carrément en méfiance du politique.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Les deux corps de Pol Pot</strong></span><br /><br />La mise en scène de la mort (ridicule) de David Carradine fait écho à celles, historiquement plus importantes, de Che Guevara ou de Pol Pot. Dans notre époque «plus warholienne qu’hegelienne» (107), les rois ont encore et toujours deux corps. Or, l’opposition ancienne entre corps réel et corps dynastique est ici soumise à une étrange mutation, Deville troquant le second pour un corps médiatique: «Mais comme le roi autrefois, chacun aujourd’hui a deux corps. Celui-là est médiatique.» (65) Ainsi, le corps médiatique, «inconscient, sanguinolent», de Sondhi Limthongkhul, leader des Chemises jaunes de Thaïlande, est exposé à la télévision. L’incinération de Pol Pot, sa mise en bière, puis sa carcasse jetée parmi les&nbsp; pneus arrosés d’essence, elles aussi, seront filmées.<br /><br />Cette référence aux deux corps du roi, plus qu’une allusion érudite comme Deville a l’habitude d’en faire, indique véritablement une réflexion sur le pouvoir et sur le temps. Cette doctrine élisabéthaine permet de saisir les rapports de la royauté à ses modes de représentation<a name="note3"></a><strong><a href="#note3a">[3]</a></strong>, mais aussi à sa <em>pérennité</em>. La pérennité du régime monarchique se maintenait dans la foi: non pas une foi en Dieu, mais bien une foi dans l’éternité du roi par son élection <em>par</em> Dieu. Deville attire notre attention sur les similitudes entre les différentes représentations du roi qui l’inscrivent dans une temporalité longue. Mais plus concrètement, le pouvoir de l’image du roi ne survit que le temps d’une dynastie ou d’un régime monarchique ― ne l’oublions pas, les rois se font parfois trancher la tête, liquidant du même coup leurs deux corps. Toutefois, les représentations royales ont maintenant cédé leur place à de plus éphémères représentations médiatiques.<br /><br />La substitution du corps monarchique par un corps médiatique éclaire l’ensemble de l’entreprise de Deville. Contrairement à Michon, ce ne sont pas les écrivains qui l’intéressent ici, mais bien les hommes politiques. Dans <em>Corps du roi</em> (Lagrasse, Verdier, 2002), Pierre Michon s’amuse à représenter les écrivains en rois déchus, inadéquats dans une république démocratique des lettres contemporaine. Sur les photographies les représentant, on voit à la fois leurs carcasses mortelles d’écrivains pochards, et leur pérennité dans la Grande Littérature qui les dépasse. Légèrement plus iconoclaste, Deville dénature les deux corps du roi pour les ridiculiser. Dans notre monde warholien, les représentations ne revêtent plus aucune signification sacrée, et c’est à la jungle médiatique que sont livrés les morts. On peut alors se demander ce qui est plus macabre: la «gloire anthume» qui pesait sur David Carradine, ou la gloire posthume d’un dictateur dont l’exécution fut filmée puis diffusée?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le fond de l’air est rouge</strong></span><br /><br />À quoi rime cette quête à travers le Cambodge, cette pulsion d’aller au bout du monde pour assister au procès des Khmers rouges sinon à une volonté de voir les têtes des rois tomber, ne serait-ce que symboliquement? Deville reste discret sur ses velléités révolutionnaires même s’il est clair qu’il a eu jadis des sympathies pour les «utopies». On peut tout de même légitimement s’interroger sur les raisons paradoxales qui le poussent à s’intéresser aux dictatures communistes, à insister sur la déroute des régimes «rouges». À l’inverse du roi dont la postérité s’incarnait dans la carcasse mortelle du roi suivant, Pol Pot trouve bien peu de mortels pour reprendre le flambeau. Les dictatures communistes se font de plus en plus rares. Sur la rue de l’Insurrection Générale, à Saigon, on peut voir la «météorite rouge sang d’une Ferrari Testa Rossa, devant la boutique Louis Vuitton» (93). Si le fond de l’air a déjà été rouge en l’Indochine, maintenant, les voitures de sport lui font bonne compétition.<br /><br />Mais au-delà de l’opposition un peu schématique entre l’ancien monde communiste et le nouveau monde capitaliste, ce que Deville met en scène, c’est surtout le chevauchement des temporalités qui rend compte de la courte durée des régimes politiques, souvent plus courts qu’une vie d’homme. Ainsi, il constate la lenteur des procès [«toutes ces années pour juger» (105)] alors que les Khmers rouges avaient fait un à deux millions de morts en quatre ans, soit le quart de la population totale du Cambodge. Cette brièveté de ces régimes politiques implique nécessairement une sorte de rapidité dans leur cristallisation. Ainsi, les Khmers rouges, avant de devenir des bourreaux sanguinaires, vivaient leur jeunesse à Paris, jeunes idéalistes qui lisaient <em>Le Monde</em> et passaient leur journée sur les terrasses. «La Terreur peut naître ainsi.» (45) Le rêve du communisme appartient au passé pour Deville et, comme pour plusieurs historiens aux allégeances conservatrices, la Révolution est toujours associée à la Terreur: «[...] au milieu des années soixante-dix, j’ai rêvé des tables rases. On arrête tout, on recommence. Le slogan courait de l’Europe à l’Amérique latine. D’autres jeunes idéalistes sans doute préparent aujourd’hui les utopies meurtrières de demain.» (38) Deville pose ainsi une question quelque peu cynique, qui témoigne de l’ambivalence de sa position politique: les révolutions deviennent-elles systématiquement des utopies meurtrières?<br /><br />Le temps déployé dans <em>Kampuchéa</em> est double. Il est certes assez commun de parler d’un temps écartelé ou d’un temps spectral<a name="note4"></a><strong><a href="#note4a">[4]</a></strong> dans les récits contemporains. Mais ici, c’est plutôt un temps de l’éphémère et du pérenne qui cohabitent: la vie d’un homme s’avère la mesure idéale pour voir ce qui disparaît (en l’occurrence ici: pratiquement tous les communismes de la planète) et ce qui reste (la barbarie et toutes les formes qu’elle peut prendre). La conscience de cette double temporalité fait prendre à Deville une nette distance par rapport à tout engagement, dont la forme la plus contemporaine prendrait ici les apparences d’une foi envers la justice internationale. Il donne d’ailleurs la parole à plusieurs intervenantes entretenant de sérieux doutes quant aux effets réels du procès des Khmers Rouges monté de toutes pièces par les Occidentaux. À quoi bon s’engager si toute manifestation du politique se transforme en barbarie et de plus, est complètement éphémère?<br /><br />Sous ses apparences de dandy détaché, Deville conserve-t-il tout de même quelque chose de l’idéal révolutionnaire? Après avoir exposé le cynisme absolu des dictatures communistes, il finit son livre avec l’espoir du printemps arabe et de la Révolution. Ne se laissant pas tout à fait aller à un naïf optimisme, il conclut, sarcastique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Et il m’était apparu ce soir-là, silencieux tous les deux, à un léger haussement d’épaules du vieillard après le passage des hordes rouges sous la pluie battante, alors que nos regards s’étaient croisés, qu’il retrouvait son calme, posait deux petits verres d’alcool de riz sur la table, que nous pouvions souscrire ensemble à ce principe selon lequel, s’agissant de nos contemporains, dès lors que nous ne sommes ni emprisonnés, ni réduits en esclavage, ni suppliciés, il n’y a décidément rien à leur reprocher. (253)</p> </blockquote> <p><em>Kampuchéa</em> présente les signes d’une politique de la littérature paradoxale. Comme plusieurs écrivains de sa génération, Deville entretient un rapport pour le moins ambivalent aux utopies collectivistes et aux possibilités émancipatrices des masses. Mais ce désaveu du politique est contredit par ce fantasme alimenté d’une sortie de littérature, d’un <em>passage à l’action</em>, passage toutefois interdit par le risque qu’il comporte. L’écrivain est ici pris dans une double impasse: avoir une prise sur l’histoire s’avère une chose impossible dans l’espace littéraire (d’où la volonté de s’en échapper), et il est tout aussi impossible pour les projets collectifs de ne pas se transformer en machine barbare. Les précédents ouvrages de Deville investissaient ce paradoxe de façon fertile. Sa folle érudition conjuguée à son humour grinçant formaient un cocktail légèrement acidulé, mais tout à fait buvable. Ici, le paradoxe semble se transformer en cul-de-sac: en reste une littérature qui certes, n’est pas aveuglée par les lumières de la révolution, mais qui risque de patauger dans une ambivalence à la mélancolie quelque peu morbide. Même si visiter les ruines d’Angkor à la suite de Pierre Loti peut receler un parfum exotique, cela peut aussi mener à la certitude qu’il est impossible que l’histoire ne se répète autrement qu’en tragédie.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>APOSTOLIDÈS, Jean-Marie,<em> Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />DEVILLE, Patrick,<em> Kampuchéa</em>, Paris, Seuil (coll. Fiction &amp; cie), 2011.<br />KAPLAN, Leslie, <em>L’excès-usine</em>, P.O.L., 1987 [1982].<br />KANTOROWICZ, Ernst, <em>Les deux corps du roi</em>&nbsp; dans <em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957].<br />MARIN, Louis, <em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />ROLIN, Jean, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996.<br />ROLIN, Olivier, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil, (coll. Fiction &amp; cie), 2002.<br />RUSSEL, Lionel, <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (coll. Chaoïd), 2005.</p> <p><strong><a href="#note1">[1] </a></strong><a name="note1a"></a> Henri Mouhot (1826-1861): explorateur français qui fit connaître la culture khmère aux Français par son journal, publié en feuilleton dans <em>Le Tour du monde</em>. C’est la gloire disparue de cette civilisation que les Khmers rouges tenteront de faire revivre. On le sait, l’histoire se répète...</p> <p><strong><a href="#note2">[2]</a></strong>&nbsp;<a name="note2a"></a>Jean Rolin, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996; Olivier Rolin, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil. coll. «Fiction &amp; cie», 2002. On lira aussi à profit le récit de Leslie Kaplan, <em>L’excès-usine </em>(P.O.L., 1987 [1982]) qui rend magnifiquement compte de l’expérience de «l’établissement».</p> <p><strong><a href="#note3">[3]</a></strong> <a name="note3a"></a>C’est ce qui a intéressé Ernst Kantorowicz dans<em> Les deux corps du ro</em>i (<em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957]), mais aussi Louis Marin (<em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981) et Jean-Marie Apostolidès (<em>Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981).</p> <p><strong><a href="#note4">[4]</a></strong><a name="note4a"></a> Lionel Russel en a fait l’exposition dans <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (Chaoïd), 2005.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie#comments Action politique Art et politique Colonisation Combat Communisme Contestation Décolonisation DEVILLE, Patrick Dictature Engagement France KAPLAN, Leslie Lutte des classes Marxisme MICHON, Pierre Parole littéraire Politique Pouvoir et domination Récit de voyage ROLIN, Jean ROLIN, Olivier Roman Mon, 11 Jun 2012 17:47:14 +0000 Julien Lefort-Favreau 527 at http://salondouble.contemporain.info