Salon double - Récit de voyage http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1290/0 fr Un mythe canadien? http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La maison d’édition de Québec Alto se distingue notamment grâce à la publication de traductions d’œuvres canadiennes anglaises. Dominique Fortier, auteure de trois romans et traductrice de six titres canadiens pour la jeune maison d’édition, se trouve au cœur de ce dialogue entrepris entre les deux cultures du Canada. Son premier roman, <em>Du bon usage des étoiles</em> (2009), finaliste pour de nombreuses distinctions (Prix littéraire du Gouverneur Général, Prix des libraires du Québec, Grand prix littéraire Archambault, Prix Senghor du premier roman) et bientôt adapté au cinéma par Jean-Marc Vallée, nous montre un autre versant des échanges culturels qui se développent entre les cultures québécoise et canadienne: celui de l’imaginaire.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Du bon usage des étoiles</em> relate le périple historique des navires <em>Erebus</em> et <em>Terror</em> dans l’océan Arctique à partir de l’été 1845 selon les perspectives parallèles des marins se dirigeant vers leur mort et de leurs flammes demeurées en Angleterre, liant la trame épique à une intrigue amoureuse. L’expédition, commandée par l’explorateur de renom Sir John Franklin et son second Francis Crozier, reste prisonnière des glaces. Les quelque 130 membres de l’équipage périssent dans des conditions terribles. Cette exploration avortée du «passage du Nord-Ouest», pratiquement inconnue au Québec, constitue un sujet de fascination ailleurs au Canada, où la chanson folklorique «Northwest Passage» de Stan Rogers a contribué à immortaliser l’équipée dans l’imaginaire collectif. Des auteurs de renom tels que Margaret Atwood, avec la nouvelle «Age of Lead» parue dans <em>Wilderness Tips</em> (1991), Mordecai Richler, avec <em>Solomon Gursky was Here</em> (1989), ou plus récemment Elizabeth Hay, avec <em>Late Nights on Air </em>(2007) se sont inspiré de l’épopée britannique. Atwood, dans <em>Strange Things: the Malevolent North in Canadian Literature </em>(1995), l’associe même à une sorte de mythe fondateur destiné à entrer dans le folklore afin d’être ressassé par chaque génération. En ce sens, le choix de Fortier d’«importer» au Québec un tel récit pourrait s’apparenter à un transfert culturel continental <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>. Il s’agirait, dans ces circonstances, non pas seulement d’habiter, par les artifices de la fiction, un événement marquant de l’Histoire impériale britannique et du Canada, mais surtout de s’approprier un mythe fondateur d’une collectivité américaine et de l’enrichir d’une nouvelle sensibilité.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Mythe américain</strong></span><br />À première vue, cette épopée s’inscrit pleinement dans ce qu’il est convenu de nommer le «mythe américain». Jean Morency (1994) indique que &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />le mythe américain raconterait bientôt comment les hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire aux temps primordiaux –[…]– se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden [sic] ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec&nbsp; l’Indien, et en revenir finalement transformés (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’organisation narrative du mythe «qui met en place des réseaux d’oppositions traduisant une hésitation de nature ontologique et débouchant sur l’expression d’une nouvelle réalité» (Morency, 2007: 354) s’inspire directement du «parcours initiatique» qu’ont décrit notamment les anthropologues Claude Lévi-Strauss et Mircea Eliade. Parmi les oppositions les plus emblématiques de ce schéma mythique qui définirait l’américanité, notons par exemple le Nomade contre le Sédentaire, l’Indien contre le Blanc, la Liberté contre l’Ordre, la Civilisation contre la Sauvagerie, etc. Les personnages de <em>Du bon usage des étoiles</em> semblent d’ailleurs pleinement imprégnés de cet imaginaire lorsqu’ils veulent motiver leur entreprise. Ainsi, Franklin part «à la conquête du <em>mythique</em> passage du Nord-Ouest, toujours pour la plus grande gloire de l’empire» (13, je souligne). On raconte même qu’il s’agirait de «la découverte du siècle, qui n’a peut-être d’égale dans l’histoire que la découverte de l’Amérique» (143). Crozier, dans son journal, traite quant à lui avec un vocabulaire biblique de son exaltation de «baptiser le territoire» de ce «nouvel Éden»: «Avant nous, le paysage grandiose fait de glace et de ciel n’existait pas; nous le tirions du néant où il ne retournera jamais, car désormais il a un nom. […] Il a rejoint le domaine toujours grandissant de ce qui est nôtre sur cette Terre» (43).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Lorsque l’équipage rencontre une famille d’Esquimaux, la narration insiste également sur la dimension mythique de ce «premier contact»: «On jurerait qu’ils ont découvert quelque créature mythique, une baleine blanche, une licorne qu’ils ne connaissaient que par les livres, et que cette rencontre les fait, eux, entrer dans la légende» (119). Le clin d’œil (tout à fait anachronique) à <em>Moby Dick</em>, le chef-d’œuvre de Melville paru en 1851 que Morency considère comme emblématique de l’américanité, rattache clairement <em>Du bon usage des étoiles</em> à cette matière mythologique. Attrait de la nouveauté, contact bouleversant avec l’Indien (qui engage moult débats au sein de l’équipage entre les partisans du «mythe du Bon Sauvage» et ceux du «primitif» proche de la bête), quête de domestication de la Nature par la Main civilisatrice: à première vue, la perspective que Fortier donne à l’expédition de Franklin se rattache à l’appréhension euphorique du mythe.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Revoir les stéréotypes de l’américanité</strong></span><br />Pourtant, malgré l’impression d’une mission divine, le recours à la forme narrative du journal de bord permet à Fortier de dévoiler les motivations toutes personnelles du second capitaine, Crozier, qui ne satisfont pas nécessairement au portrait du «héros civilisateur» à qui on pourrait l’associer. Indiquant qu’il quitte à regret la jeune Sophia qui refuse ses avances, il écrit: «Je ne pars plus vers quelque chose comme je l’ai fait tant de fois, le cœur battant, l’esprit enflammé à la pensée de découvrir une partie de notre monde que personne n’avait aperçue, je quitte quelque chose […]» (35). Au «voyageur dionysiaque» ou au héros civilisateur généralement associés au mythe américain se substitue donc un amant rejeté et nostalgique de celle qui serait «&nbsp;[s]a femme, [s]a maison et [s]on pays» (35).</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’enlisement des navires dans les glaciers permet d’ailleurs de présenter la dimension tragique de l’épopée continentale, ce triomphe de la Nature contre la Conquête des Hommes qui s’assimile désormais à un quelconque crime d’<em>hubris</em>: «Venus en découvreurs arpenter une terre inconnue et sillonner des eaux légendaires, les hommes voient leur royaume réduit aux dimensions de deux navires de bois dont ils connaissent […] chaque centimètre carré» (254). Véritable voyage immobile, l’expédition s’avère un échec complet tant aux yeux de l’histoire collective que de celle, personnelle, de Crozier.</p> <p style="text-align: justify;"><br />D’ailleurs, <em>Du bon usage des étoiles</em> traite presque autant des voyageurs perdus dans l’Arctique que de l’épouse de Sir Franklin, lady Jane, demeurée en Angleterre. Si la tradition de l’américanité relègue souvent les femmes au rôle de «gardiennes du foyer», «victimes de ces départs», «avocates de la sédentarité» ou de «vestales chargées de garder le feu sacré» (Lemire, 2003: 108), lady Jane, qui prend sa nièce Sophia sous son aile, se présente volontiers comme une scientifique, une femme de culture qui, sous le couvert de ses activités d’aquarelliste, se permet de redessiner les cartes du Nouveau Monde. Celle qui épouse Franklin en raison de ses mœurs domestiques libérales recommande d’ailleurs à Sophia de tout simplement ne pas se marier (312). Ces éléments correspondent à une véritable mise à mal du voyageur, une sorte d’immense bémol sur l’aventure américaine où on réintègre désormais une sensibilité féminine.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une occasion ratée&nbsp;?</strong></span><br />Cependant, il m’est d’avis que la problématisation du mythe américain que propose Dominique Fortier demeure insuffisante parce qu’<em>elle se prend encore au sérieux</em>. Certes, Fortier, en épilogue, prend bien soin d’avertir que son texte ne constitue qu’une fiction dérivée de faits historiques. <em>Du bon usage des étoiles</em> est donc, fondamentalement, une fabulation, une réinvention libre de l’Histoire. L’occasion ratée de Fortier, selon moi, est précisément de ne pas avoir <em>joué</em> suffisamment avec elle. Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au <em>récit</em>, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la <em>fragilité</em>, voire l’<em>obsolescence</em> de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. Or <em>Du bon usage des étoiles</em>, s’il ne prétend qu’à la fabulation en revendiquant ses libertés prises face à l’Histoire, ne va pas assez loin dans son travail de déconstruction. À mon avis, il manque à <em>Du bon usage des étoiles</em> un narrateur servant de médiateur entre l’Histoire et le roman. Ce personnage d’archiviste-ethnologue parcourant divers documents aurait d’ailleurs pu mieux justifier l’insertion dans le roman de textes hétéroclites&nbsp; tels un cantique biblique (21), un texte dramaturgique (91), un manuel d’instructions navales (39), un recueil de vers (116) ou un poème en prose (187-188), un traité de sciences appliquées (135-139), un l’herbier (223), une chanson (233), un menu et une recette (267 et 276) ou une partition musicale (304). Cette nature composite du texte, aussi intéressante puisse-t-elle sembler, m’apparaît plutôt comme une sorte de rendez-vous manqué avec le «grand roman américain» <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>. Tout au long du roman, le collage de textes scientifiques m’a semblé digressif, accessoire&nbsp;à une intrigue déjà ténue. En présence d’un narrateur-archiviste aux prises avec une documentation lacunaire afin de circonscrire le mythe historique, ces insertions auraient pu avoir du sens, car elles auraient pu être liées au cheminement ontologique de ce narrateur. Car c’est bien ce qui manque à <em>Du bon usage des étoiles</em>: pourquoi revit-on cette Histoire dont nous connaissons déjà la fin? Pourquoi devons-nous lire ces pages sur le magnétisme, cette recette de pouding qui nuisent à l’avancée de l’intrigue? Pourquoi ce délire encyclopédique s’il ne provient pas du plaisir de fabuler d’un sujet mégalomane désireux de défigurer un mythe national? <em>Du bon usage des étoiles</em>, il me semble, ne cultive pas une intrigue assez soutenue pour constituer un véritable roman historique «traditionnel» où on s’identifie aux émotions des personnages –les amours de Sophia sont traitées de manière très secondaire− mais ne questionne pas assez la conception de l’Histoire pour être un <em>jeu</em> tout postmoderne avec celle-ci. Pire, on voit, dans la scène du «premier contact» des Blancs avec les Esquimaux narrée à la fois par un narrateur hétérodiégétique, par Crozier dans son journal et par Franklin dans le sien (où il ne manque pas de s’interroger sur l’efficacité de sa plume et les modifications que son épouse apportera au récit pour l’embellir), que Fortier flirte avec cette envie de dévoiler la faillibilité du récit officiel, de carnavaliser un mythe national. L’ajout d’un narrateur-archiviste en tant que témoin mais aussi <em>créateur</em> d’une histoire à la fois personnelle et continentale aurait pu rendre mon expérience de lecture véritablement jouissive.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />MORENCY, Jean (1994), <em>Le mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulin</em>, Québec, Nuit Blanche éditeur.<br /><br />MORENCY, Jean (2007), «Les tribulations d’un mythe littéraire américain : l’odyssée continentale d’Évangéline, poème de Longfellow», dans BOUCHARD, Gérard et ANDRÈS, Bernard [dir.], <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique (Essais et documents), p. 349-367.</p> <p style="text-align: justify;">NAREAU, Michel (2008), <em>Transferts culturels et sportifs continentaux. Fonctions du baseball dans les littératures des Amériques</em>, thèse de doctorat en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal.<br /><br />NAREAU, Michel (2007), «Les taches solaires de Jean-François Chassay», dans Gilles Dupuis, Klaus-Dierter Ertler [dir.], <em>À la carte Le roman québécois (2000-2005)</em>, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007, p. 87-106.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> Dans sa thèse de doctorat, Michel Nareau donne cette définition des transferts culturels continentaux: «Les chercheurs des transferts culturels se sont surtout attardés à l’analyse de la sélection des objets transférés, puis à celle des méthodes employées pour assurer la médiation des éléments choisis (traduction, amalgame, métissage, discours de la différence, appropriation discursive) et enfin à la réception de l’échange (interdiscursivité, utilisation de l’objet, déplacement de sens, modification de l’usage, etc.). Ces trois éléments (sélection, médiation et réception) permettent une juste compréhension des enjeux identitaires et culturels (perception de l’Autre, émergence d'une identité renouvelée, résolution de contradictions, acceptation d'une interculturalité constitutive) des transferts culturels.» (Nareau, 2008 : 54)</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Michel Nareau (2007) définit le «grand roman américain» à partir de trois caractéristiques: l’usage du principe de témoignage pour rendre compte de l’expérience originale des Amériques, corollaire de la recherche d’une forme originale, puis la nécessité de se distinguer de l’Europe par des pratiques singulières et enfin, le renversement de ce modèle européen. À cela, il faut ajouter une expérimentation concrète de l’espace continental et une perspective singulière à propos du temps historique (91).</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien#comments Amérique ATWOOD, Margaret Autochtone Autorité narrative Canada Déplacements Dialogues culturels Espace Espace culturel FORTIER, Dominique Histoire Imaginaire Littératures nationales NAREAU, Michel Quête Récit de voyage Roman Sat, 14 Sep 2013 14:09:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 792 at http://salondouble.contemporain.info Vie éclatée, lectures éclectiques, vie électrocutée. Studio de lecture #1 http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/hivert-ariane">Hivert, Ariane</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lamoureux-d-sir-e">Lamoureux, Désirée</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vie-electrique">Vie électrique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Faut-il entamer ce premier studio de lecture par un résumé du bouquin choisi? La question se pose d’emblée, selon moi, parce que l’exercice est périlleux; comment, en effet, résumer un tel objet, qualifié de «roman» dès la première de couverture par l’éditeur, alors que le projet lui-même erre entre les genres? <em>Vie électrique </em>est un roman en trente chapitres, trente jours, au cours desquels l’auteur entre en dialogue avec lui-même, avec son musée personnel: le lecteur est mis face à des impressions et des réminiscences, des notes de lecture, une sorte de collage réunissant entre deux couvertures la liste des œuvres littéraires, musicales et visuelles que l’auteur a particulièrement appréciées, des considérations sur les lieux qu’il a visités, sur les amitiés qu’il a entretenues, etc. Le projet, Rossignol le résume ainsi:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Dans ce roman vécu, on croisera des fleuves et des livres à soi. Aucune théorie magistrale, aucun <em>conseil</em>. Juste le temps, celui que j’ai passé, que je passe à lire et à partir, la lecture et le départ qui ne sont jamais vraiment des activités mais une autre façon de boire ou de grimper aux arbres. […] Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier. Roman, c’est-à-dire pulsations, vacillements, vertige, journées précises. Voici le premier jour dans l’exploration du détachement. Et avec lui les vingt-neuf suivants. Sarabande (p.14-16).</p> </blockquote> <p>C’est donc un «roman à soi», un «roman continu» dans lequel chaque pulsation correspond à une journée, une œuvre littéraire, un auteur qu’on apprécie, un lieu qu’on a aimé. Un drôle de roman, en somme, qui ne ressemble pas du tout à un roman mais qui donne envie d’aller lire ailleurs pour voir si on y est.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Désirée Lamoureux&nbsp;[DL]:</strong> Je dois affirmer, en toute honnêteté, que j’ai trouvé l’œuvre de Rossignol pénible. Mais à travers les discussions suscitées par ce studio et dont le présent texte est une trace, je vois en quoi elle peut nous interpeler, nous obliger à ouvrir un livre longtemps ignoré, nous encourager à écouter une mélodie trop souvent perdue dans le brouhaha du quotidien. Sorte de <em>Monde de Sophie</em> de l’art, le livre de Rossignol m’a bombardée de suggestions, de routes, sans jamais me laisser le temps de me couler dans ses pages. Trop préoccupé par son propre parcours, l’auteur semble oublier que des lecteurs tentent de le suivre dans son aventure à travers contrée et forme artistique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Brigitte Fontille [BF]:</strong> En effet, l’auteur nous propose de traverser des univers artistiques en jouant les guides touristiques. Toutefois, si son programme avait fort de piquer ma curiosité et mon intérêt (classiques revisités –Stendhal, Tolstoï– et découverte d’artistes qui m’étaient inconnus –Jan Zabranan? Italo Svevo?­–, dans un mélange artistique singulier –orchestrer Claudel, Thoreau et Charlie Parker!), j’ai également été tentée à maintes reprises de quitter le musée... Les œuvres dépoussiérées ou ramenées à la lumière du XXIe siècle me laissent&nbsp;désenchantée: mais où est passé le romancier? Un peu lasse du rythme en fiche de lectures, je pars écouter d’autres ritournelles. Et, c’est peut-être là que j’entends finalement la voix de l’auteur...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Ariane Hivert [AH]: </strong>Pendant et après ma lecture, de multiples questions se bousculaient dans ma tête. Et maintenant, les commentaires de mes collègues en soulèvent de nouvelles… À quel moment voit-on le personnage de Rossignol soulever un livre? Peut-il vraiment avoir lu tous les bouquins dont il parle en trente jours? Si c’est un «roman à soi» au point d’en oublier le lecteur, quel est l’intérêt d’en faire un roman? Le rôle de guide touristique est-il vraiment le meilleur moyen pour faire découvrir des œuvres artistiques si profondes? Des questions superficielles, j’en conviens, mais ma propre fibre d’auteure en herbe est choquée par ce manque de réalisme dans un livre qui semble s’apparenter à l’autofiction avec cette «voix de l’auteur» dont parle Brigitte, si forte et si personnelle. Les réponses à ces questions sont-elles si importantes ou bien ces interrogations ne sont-elles que la cristallisation de mon propre désir d’abandonner devant un livre qui m’apparait au premier abord si aride?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Je suis content que Désirée soulève de telles réticences parce que, comme mes collègues, je me suis heurté moi aussi à des envies d’abandonner, parfois, alors que le propos devenait trop «obscur», trop personnel. Je ne connais pas Rossignol, je ne suis pas familier avec son travail et je sais peu de chose de lui sinon qu’il est éditeur chez Payot &amp; Rivages. Circule sur le Web une photo le représentant cigarette à la bouche, chemise blanche et cravate noire, barbe de trois jours, les yeux posés sur la clope qu’il tient entre ses doigts; un petit quelque chose à la Bret Easton Ellis, une gueule paillarde, un brin baveuse. Voilà tout ce que je connais de l’auteur, qui nous invite dans son livre à assister à un monologue mis en scène expressément pour nos yeux de lecteurs; exercice de voyeurisme s’il en est un, mais dont l’étrangeté séduit. Ce sont des notes de lectures et un carnet d’errance ainsi qu’un journal personnel et tout cela invite à l’écoute, au voyage. Les textes qui sont lus et commentés par Rossignol —et j’entends textes au sens sémiotique d’<em>œuvres</em>, peu importe leur support—, paraissent essentiels; que peut-on comprendre de cette «vie électrique» si l’on n’a pas lu les livres dont il est question, si l’on n’a pas fréquenté les musiciens dont Rossignol discute, etc.? Il y a toutefois dans ce bouquin un beau paradoxe: malgré le caractère essentiel de ces textes premiers, le lecteur peut s’en passer. Si certains titres font partie d’un «savoir encyclopédique commun», d’autres sont des hapax, des livres étranges, des objets dont on peut ne jamais, même, avoir entendu parler. Au final, toutefois, ce n’est pas important: celui ou celle qui aime la littérature (et les autres arts) n’en n’a rien à faire.</p> <p>Je voudrais revenir à ma propre obsession de lecteur (bien sûr!), c’est-à-dire au genre annoncé en première de couverture: au romanesque de ce projet éclaté. Dans un entretien accordé à Albert Gauvin de <em>Pileface</em>, site Internet consacré à tout ce qui touche Philippe Sollers, Rossignol explique en quoi son projet est, pour lui, bel et bien un <em>roman</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">J’appelle ça roman parce qu’il n’y a pas de distinction entre la bibliothèque et les destinations. Le fil d’un narrateur qui passe de Trieste à New York en lisant B. S. Johnson et Alix Cléo Roubaud, pour moi c’est l’histoire d’un roman. Tous ces écrivains sont des personnages de romans. Cela m’intéresse plus que d’inventer un personnage réaliste dans lequel je ne me reconnaîtrais pas (Rossignol, cité par Gauvin, 2012, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">[en ligne]</a>).</p> </blockquote> <p>On lit dans cette déclaration le désir de faire du roman sans s’engager dans l’imaginaire ou, plus précisément, dans <em>l’invention</em>. Il existe bien sûr tout un pan de la littérature qui se réclame d’un tel mouvement et tout un autre pan qui se réclame de son contraire. Je ne souhaite pas ajouter d’eau au moulin de la dualité roman vrai / roman imaginaire. Cela n’est pas important, surtout pas en ce qui concerne le commentaire et la lecture du livre de Rossignol. Néanmoins, je trouve que le choix éditorial est étonnant. Pourquoi s’acharner à nommer ainsi un livre qui, au final, n’a pas grand-chose à voir avec la production romanesque actuelle? Alors que les témoignages et autres documents ont la cote, pourquoi vouloir à tout prix faire du roman plutôt que de, plus simplement, faire <em>un livre</em>? Que les écrivains soient des «personnages de romans»,&nbsp;soit. Reste que <em>Vie électrique</em> a peu d’atomes crochus avec le genre romanesque, d’autant plus que le livre fait une très grande place à tout ce qui ne l’est pas. On devine en effet à la lecture une préférence de Rossignol pour les œuvres hétéroclites, pour les livres protéiformes, étranges, à mi-chemin entre ceci et cela, pas vraiment romans mais pas vraiment essais. Par exemple, il dit de Rolf Dieter Brinkmann qu’il est disparu du paysage littéraire en raison du mélange des genres qui est au cœur de ses œuvres, notamment de <em>Rome, regards</em> et de <em>La lumière assombrit les feuilles</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Brinkmann choisit de briser le roman traditionnel, de ne plus s’en tenir à une représentation réaliste et paisible du monde. Il décide de projeter ses images et une poésie directe dans un ouvrage indéfinissable, un livre-album qui fait appel à tous les motifs, lettres, photos, factures, billets de train, et qui donne lieu à un récit cinglant (p.107).</p> </blockquote> <p>Un ouvrage indéfinissable, donc. Qualificatif qui pourrait très bien être accolé au livre de Rossignol. Je réfléchis à «voix haute» ici, je ne propose pas de commentaire définitif sur <em>Vie électrique</em>. Si je remets en question l’étiquette de «roman», c’est que je me demande en quoi elle peut être efficace, importante, nécessaire. Réinventer le roman, briser les cadres rigides, oui, je veux bien —et j’aime tout particulièrement les auteurs qui ont cette «audace». Mais pourquoi choisir le label contraignant, s’il ne nous convient pas? Peut-être que mes collègues de ce studio de lecture auront quelque chose à dire à ce sujet…</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL: </strong>En effet, pourquoi choisir d’indiquer le genre alors que le projet d’écriture ne va pas du tout dans ce sens? À ma première lecture de l’œuvre, je ne me suis pas posée la question; je me suis plutôt demandée où l’auteur voulait en venir. Avec son début déroutant à Berlin qui semble annoncer une espèce d’histoire d’amour étrange, j’ai attendu en vain que l’auteur termine son histoire. Ce n’est qu’en fermant le livre que j’ai réalisé que le début n’avait en fait peut-être rien à voir avec le reste. En relisant maintenant le premier chapitre, je vois que Rossignol nous annonce bel et bien son projet – «Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier» (p.16) – au moment même où il quitte Petra pour revenir à Paris. Il semblerait que le roman dont il est question sur la page couverture ne dure que 4 pages pour se perdre dans les méandres d’un autre projet d’écriture. Serait-ce un roman de quelques pages accompagné d’un journal de bord, ou plutôt un journal de bord amorcé par un mini-roman?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH:</strong> Je me suis posée la même question: <em>Vie électrique</em> est-il vraiment un roman? Je comprends le point de vue de Rossignol et, en un sens, je suis d’accord. Les auteurs sont aussi des personnages de roman. Ce récit, parce que je lui accorde que c’en est un, enchaîne les observations littéraires et artistiques sans m’emporter dans un autre monde. Personnellement, c’est ce que je recherche dans un roman: m’évader, que ce soit dans un univers imaginaire ou réel. Tandis qu’en lisant Rossignol, j’ai eu l’impression d’assister à une conférence sur la littérature sur fond musical. Intéressant, certes, mais pas ce à quoi je m’attendais. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des attentes que peut avoir un lecteur par rapport à un livre. Avec le temps, le roman s’est imposé comme genre hégémonique —une certaine idée du roman, même— et a pris une grande place dans le spectre littéraire; c’est ainsi que l’étiquette de roman commande tout un horizon s’attente qui a été déçu avec <em>Vie électrique</em>. Comme le dit Pierre-Luc, cela ne doit pas empêcher les auteurs d’essayer de nouvelles choses et de briser les conventions. Mais apposer l’étiquette de «roman» sur un livre, c’est le comparer à tous les autres romans qui ont été écrits avant et lui donner une signification qu’il n’a pas lorsqu’on l’ouvre. Le lecteur est déstabilisé, déçu et souvent se décourage au point de poser ledit roman et de ne pas en terminer la lecture. Je crois que les livres sont écrits pour être lus (et je ne parle pas de l’aspect commercial de la chose), mais lorsque les lecteurs abandonnent le livre d’un auteur, ils sont moins enclins à acheter les suivants et à continuer de faire vivre l’œuvre de cet auteur. À leurs proches, ils diront qu’ils ont été déçus ou, pire, n’en parleront pas du tout, au contraire des ces romans qui ont fait vibrer la corde émotive qui nous traverse tous et dont on veut parler autour de nous. La corde cognitive est plus difficile à faire résonner; elle n’est pas toujours bien tendue, selon l’éducation et l’état d’esprit de chacun. Il faut préparer son lecteur à ce genre de récit qui appelle à la raison avec une étiquette appropriée, autre que celle de «roman», qui elle s’adresse à un nombre grandissant de lecteurs de tous les âges. Il existe cependant des gens qui n’auraient pas acheté le livre s’il n’était pas écrit «roman» sur la couverture, mais plus persévérants, ils continuent leur lecture et, intéressés par le propos de Rossignol, ils poursuivent leur découverte des auteurs qu’il cite. Convenons-en, ces gens sont peu nombreux. Je suis de ceux qui ont été déçus. Et sans ce studio de lecture, j’aurais rapporté le livre à la bibliothèque sans le terminer.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:&nbsp;</strong>Je résiste à ce propos orienté vers l’analyse mercantilisante des œuvres littéraires ou qui suggère un lecteur au premier degré qui se laisse influencer par l’étiquette ou qui utilise l’art pour «s’évader». Il n’en demeure pas moins que l’étiquette de cette œuvre semble bien étrange et suscite avec raison nombre de questions. Je pourrais toutefois voir ce «roman» s’inscrire dans un mouvement de contamination romanesque amorcée dans les années 80. Je pense notamment aux romans <em>réflexifs</em> de Milan Kundera, à certains romans de Pascal Quignard, <em>Vie secrète</em> notamment, dont la charge d’érudition en font à la fois des essais, des biographies, des études anthropologiques, des récits mythologiques, des contes, des traités, etc. Sans nécessairement inscrire Rossignol dans cette généalogie d’écrivains confirmés, je peux percevoir dans <em>Vie électrique </em>un écho de cette démarche poétique qui met au défi le récit. Démarche téméraire pour une œuvre dont la forme et le contenu remettent en cause la jouissance esthétique du lecteur. Or, il faut bien en convenir, <em>Vie électrique</em> produit un effet déceptif par rapport à l’&nbsp;«horizon d’attente» du lecteur. Un romancier qui se propose à l’image d’un simple compilateur et se réduit à une instance énonciative qui dit timidement «je» en se diffractant en une narration plurielle et démultipliée de tous les livres lus pose à juste titre un enjeu vital au lecteur déjà mis en abyme dans cet auteur-lecteur. Chaque livre a son lecteur implicite. Et c’est peut-être dans cette avenue qu’il faudrait tenter de porter notre attention afin de cerner les enjeux d’une œuvre qui semble désorienter le lecteur au point qu’il en questionne sa propre existence (un lecteur fictif au lieu d’un personnage romanesque imaginaire?). À moins que Rossignol soit tout simplement passé à côté de son «pacte de lecture»...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL:</strong> Je ne crois pas que Rossignol soit passé à côté de son «pacte de lecture», comme le propose Brigitte. Il me semble plutôt que son «pacte» participe d’un désir de perdre le lecteur, de l’ennuyer à un tel point qu’il vienne à apprécier ce qu’il lit. L’importance de la patience face à l’ennui, suggérée dès la page 15 dans une citation de John Cage, joue-t-elle un rôle moralisateur? Rossignol nous dit-il que nous sommes trop pressés à comprendre, à être divertis en tout temps? Qu’il faut nous arrêter, prendre le temps d’apprécier les belles choses de la vie, malgré l’ennui qu’elles peuvent parfois susciter? Je vois maintenant en ce roman une critique de notre société actuelle: société qui mise sur un divertissement si envoûtant qu’il nous fait oublier notre existence superflue. Au contraire, le roman de Rossignol, dans ses longueurs et ses langueurs, ne cherche pas à nous procurer une évasion, mais plutôt à nous obliger à nous plonger dans un art trop longtemps mis de côté. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Il est évident que <em>Vie électrique</em> n’est pas un roman d’évasion. Le lecteur averti le saura déjà par sa publication dans la collection «L’infini», dirigée par Philippe Sollers. Ici, pas d’illusion romanesque ou de suspension de l’incrédulité; pas de catharsis programmée et, n’en déplaise à Odette qui répond à la question «Le Roman permet -il de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?» [<em>sic</em>] sur <em>Yahoo! Questions/Réponses</em> [<a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">en ligne</a>], pas de résonnance de l’hridayagranthi ou de quelque «nœud du cœur» que ce soit. <em>Vie électrique</em>, ce n’est pas cela. Ce n’est pas non plus ce best-seller qui nous emmène, justement, sur d’autres rives, dans des aventures rocambolesques et sentimentales. J’ai peut-être l’air méprisant, mais je ne le suis pas. Il n’y a pas de fiction à grand déploiement dans <em>Vie électrique</em> et cela ne lui fait pas défaut. Ce que je tente de dire, c’est que le plaisir de lire ce livre, il est ailleurs; il se trouve dans les nombreuses références à la littérature et à la musique, dans le parcours intellectuel de l’auteur, dans la forme, dans l’espace étrange que Rossignol a aménagé pour lui et son lecteur et où la rencontre opère quand même. On a beaucoup glosé avec Umberto Eco sur la coopération interprétative et le rôle du lecteur dans le roman; dans cette même veine, j’apprécie tout particulièrement ce commentaire d’Alain Robbe-Grillet que je me permets de reproduire ici (et qu’on me pardonne la longueur de la citation):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Cette idée que le monde est toujours à faire est au fondement de l’esprit moderne. C’est, en somme, ce que Sartre a appelé la liberté. Si le monde est fait, nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons que reproduire les formes du monde telles qu’elles sont. Mais si le monde est à faire, notre liberté est sans cesse en jeu. Car dans notre existence, en dehors même de la littérature, nous sommes sans cesse les bâtisseurs d’un monde. Cette situation va aussi se refléter dans celle du lecteur. Celui-ci est appelé à refaire le livre qu’il lit, comme si ce livre était déjà tombé en ruine et que lui-même allait y introduire de nouvelles possibilités de signification. Il ne s’agit pas de construire des cathédrales, mais l’idée est la même: ce sont des cathédrales de pensée. Cette situation est souvent mal comprise par les lecteurs, car ils considèrent que la lecture est une sorte de repos. On a affronté les bizarreries du monde et l’incompréhensibilité de plus en plus flagrante de certains éléments du monde, et quand on rentre chez soi le soir, on lit pour se reposer. Dans ce cas, mieux vaut prendre un Balzac qu’un Kafka ou un Joyce. La lecture de la littérature vivante n’est pas reposante, puisqu’il faut sans cesse s’impliquer soi-même comme créateur du livre, comme si on réécrivait ce livre qu’on est seulement en train de lire. Je le lis, il est tout fait, mais il n’est pas fini. Il continue à vivre (2005, p.41-42).</p> </blockquote> <p>Une chose est sûre: on ne se repose pas dans le livre de Rossignol. Au fil de ce studio de lecture, j’apprends à l’apprécier davantage. C’est une sorte de <em>Dernier inventaire avant liquidation</em> ou de <em>Premier bilan après l’Apocalypse </em>(Beigbeder, 2001 et 2011) en plus intello, un <em>projet</em> au sens fort du terme, une aventure d’écriture <em>et</em> de lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF: </strong>Malgré tout, malgré quelques déroutes, je demeure ambiguë face à ce livre. Il a pourtant des traces à même de susciter une curiosité, un intérêt qui vient l’inscrire dans une certaine lignée du roman contemporain. J’entends par là la double posture artistique que présente ce livre intriguant. Pertinemment présenté sous une épigraphe de Céline, le roman de Rossignol dévoile clairement son penchant pour la musique et continue de fonder des liens entre la littérature et la musique. C’est à un roman-voyage à la forme «d’un temps mobile et dansé» (p.169) que je me sens conviée, un voyage binaire comme la danse qu’il annonce: sarabande spatiale et temporelle. Si une suite de grands auteurs vient y faire quelques pas, c’est toutefois la dimension sonore de ce roman qui m’intrigue le plus. D’emblée est annoncé l’objectif du voyage entrepris: «C’est un contact avec les sonorités dont j’ai besoin. En France, j’entends toujours les mêmes sons, c’est éreintant» (p.11). Il m’est difficile de ne pas y entendre Marcel Proust qui s’était mis au pastiche à ses débuts littéraires pour se «purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation» (Proust, 1919, p.380). Pour l’instant, l’écho des «grands auteurs» agit en basse continue tout au long de ce premier roman de l’auteur, mais je me demande si ce ne serait pas aussi une démarche initiatique afin de trouver sa propre voix, sa voix auctoriale. Cette voix qu’il traque bien patiemment: «J’attends une voix, une seule voix. Je ne crois pas que ce soit demander l’impossible» (p.32). C’est sans surprise Ulysse qui est présenté comme premier guide à Berlin pour amorcer le premier jour de cette grande traversée de «l’exploration du détachement» (p.16).</p> <p><em>L’oreille des yeux</em> du lecteur est grandement sollicitée tout au long du roman pour y entendre, à chacun des trente courts chapitres, un nouveau son, un nouvel écho d’un auteur, une nouvelle «ritournelle» (p.11). Outre une écriture qui tire par l’oreille vers le monde sonore de la «percussion d’un mot» (p.94), d’une «voix basse» (p.117) ou d’un texte lu à «voix haute» (p.46), une terminologie musicale file un réseau de métaphores qui poursuit la séduction de l’oreille du lecteur, mélomane ou pas. C’est ainsi que le narrateur parle du «second mouvement» d’<em>Underwood Memories </em>de Kerouac, d’«improvisation» ou du «souffle du trompettiste» (p. 93) pour qualifier de mouvement d’écriture de Fitzgerald, de «polyphonique» (p.84), «modulation» (p.117 et 154), «danse», «cadence» (p.145), «phrase musicale» (p.154), «partition» (p.37, 98, 154 et157), «gamme» (p.165) ou encore «[l]eitmotiv» (p.165).</p> <p>Un arrière-fond sonore accompagne subtilement le lecteur de ce court roman: un morceau de Thelonious Monk joue pendant qu’il écrit l’épisode du voyage en Espagne de la première journée pour se terminer au bruit d’un match de foot, des élans d’espagnol viennent sonner lors de la lecture silencieuse d’un poème baroque de Luis de Gongora, jusqu’au son du «saxophone merveilleux d’un type qui s’appelait Allen» (p.98) à New York, pour clore avec la célèbre violoniste Julia Fisher qui interprète du Bach. À cette suite, doit s’ajouter, pour le lecteur mélomane les musiques de Chostakovithc, de Buxtehude, la <em>Sarabande</em>, la <em>Chaconne</em> et le deuxième <em>Concerto&nbsp;</em>de Bach. Le lecteur dilettante est même convié à aller écouter l’interprétation de Fisher sur <em>Youtube</em>. Ce sont aussi des écrivains influencés par la musique dans leur écriture qui s’ajoutent à cette basse continue qui constituent l’écho littéraire bien sonore de ce roman: Céline, Joyce, la graphie musicale&nbsp;de Kerouac, Fitzgerald, Wittgenstein, Italo Svevo.</p> <p>Il ne sera donc pas anodin que le vingt-neuvième jour soit celui des musiciennes. Ce parcours musical aux allures de littérature est conduit comme le «toc-toc [d’un] un hoquet qui guiderait les aveugles à la lettre» (p.11). Du «chœur» (p.42) issu des partitions musicales des grands auteurs ayant résonné en Jean-Philippe Rossignol, à cette danse de la séparation, à la voix solitaire de l’auteur Rossignol qui s’accompagne à la harpe, au trentième jour, «[l]e morceau s’arrête» (p.169). Ce roman prend la forme de véritables «suites électriques» (p.169) sur lesquelles l’auteur, le temps d’une danse aux musiques des écrivains qu’il admire, remettra le morceau mais peut-être seul cette fois-ci, «suivant en cela la règle nette qu’un écrivain sans oreille est comme un boxer sans main gauche» (p.37-38).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL:</strong> Je me permets un aparté métaréflexif, une digression peu pertinente mais quand même essentielle. Je découvre, à travers ce studio, toute la pertinence de mener une lecture à plusieurs têtes d’un même roman. Brigitte, informée par ses propres intérêts, met au jour toute une dimension qui m’avait échappée à la première lecture du roman de Rossignol. Maintenant, cette omniprésence de la musique m’apparaît évidente, voire fondamentale, alors que je m’étais concentré sur tout autre chose lors de mon premier parcours du roman.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:</strong> Il semble toutefois, au consensus, que ce roman ne nous aura été qu’une pause, suivie d’un long soupir avant de s’éteindre dans un profond silence.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH: </strong>Aller lire ailleurs si on y est, suggère Pierre-Luc à la suite de Rossignol. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis rarement tentée de le faire. Je suis pourtant curieuse de nature, mais voilà que j’ai peine à sortir de ma zone de confort; lire et relire les livres que j’ai tant aimé, encore et toujours au point d’en perdre le compte au fil des ans. L’an dernier, mon grand-oncle m’a légué quelques-uns (trois cents) des livres de sa riche bibliothèque (dix mille). Des bouquins assez vieux, qui sentent la poussière et le temps qui passe. Parmi eux, une collection rassemblant une œuvre de chaque auteur ayant été récompensé d’un prix Nobel entre 1901 et 1970. Hemingway, Mistral, Pirandello, Hesse, Gide, Sartre, Kipling… Je sais qu’ils méritent d’être lus. Eux comme bien d’autres. Pourtant, je n’en ai pas ouvert un seul. J’ai l’impression d’avoir besoin que quelqu’un m’insuffle l’envie de les ouvrir, m’en parle avec toute la passion ressentie à sa lecture… comme si les livres n’étaient pas capables de parler pour eux-mêmes, eux qui contiennent tant de mots. Aujourd’hui, ouvrons-en quelques-uns pour voir ce qu’ils ont à dire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">À temps le vieillard aux brins d’osier – acheva sa chanson marine, – car sa voix dans les pleurs allait se noyer; –mais trop tôt, certes, pour les garçons de labours,– car, sans mot dire, la tête éveillée –et les lèvres entrouvertes,– longtemps après le chant ils écoutaient encore (Mistral, 1960, p.56).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">–Votre peinture sent le tabac et le sang, lui avait-elle dit un jour? Ne savez-vous donc faire que des soldats?</p> <p style="margin-left:70.8pt;">– Hélas!... répondit-il doucement.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Et tout bas, il se disait: «Je pourrais faire d’elle, si elle voulait, un portrait qui serait un chef-d’œuvre» (Kipling, 1960, p.129).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, […] il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirant de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque: <em>Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs morts et vivants</em>, imprimé à Venise en 1758 (Pirandello, 1963, p.90).</p> </blockquote> <p>Ce n’était pourtant pas si difficile… Et alors que j’écris ces lignes et que je me questionne sur mes habitudes littéraires, mon copain écoute de la musique classique. Schubert, Beethoven, Mendelssohn. Et, comme chaque fois, je dois lui demander le nom du compositeur, même si je reconnais l’air. À bien y penser, je n’ai pas besoin de connaître leur nom, aussi illustre soit l’homme, pour apprécier la puissance de l’œuvre qui fait vibrer quelque chose en moi, tout comme les mots de ces grands auteurs qui peuplent ma bibliothèque. Rossignol parle d’auteurs que je ne connais pas, que je n’ai pas lus ou, si je les ai lus, dont je ne me souviens pas des propos exacts, si ce n’est cette puissance qui se dégage de leur œuvre. Comme pour la musique, je me souviens d’avoir vibré avec les mots, mais à moins de les entendre à nouveau, ils se perdront dans l’immensité de la mer de la littérature.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>En guise de conclusion, je ne peux m’empêcher de penser à Richard Millet, malgré les horreurs qu’il a récemment professées, en refermant le livre de Rossignol. Pas que j’établisse quelque parallèle que ce soit entre l’œuvre des deux écrivains, mais bien parce que Rossignol fait une très grande place dans son musée aux inclassables, classiques comme oubliés de l’histoire littéraire. Et j’en viens à me demander ceci: est-ce que Millet n’aurait pas raison, après tout, et que la littérature ne se déploierait vraiment que dans ce qui n’est pas roman? Puis ma question perd tout son sens, dès lors que j’accepte enfin que <em>Vie électrique</em> soit un roman. Au final, on se balance pas mal de savoir, dans l’immédiat, ce que cela veut dire. On dirait qu’avec les inclassables comme <em>Vie électrique</em>, j’en arrive toujours à la conclusion qu’ils affirment, par leur impudence, la toute-puissance de la littérature. Et j’entends littérature comme le voudrait Luc Lang, c’est-à-dire comme quelque chose de dangereux, comme désordre, chaos, comme «une force imprévisible d’inattendues propositions quant à la question du <em>sujet</em>, et [qu’]il est toujours plus urgent de […] cerner dans cet espace livresque de la “fiction”, que l’on parcourt en ses <em>heures perdues</em> de loisir et de distraction, où l’on s’accorde précisément à perdre son temps avec ce qui n’est que… littérature» (2011, p.26).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2001), <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, Paris, Grasset.</p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2011), <em>Premier bilan après l’Apocalypse</em>, Paris, Grasset.</p> <p>COLLECTIF (2008), «Le Roman permet -il&nbsp; de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?», dans <em>Yahoo! Questions/Réponses</em>, [en ligne]. <a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH</a> (Page consultée le 9 octobre 2012).</p> <p>Albert GAUVIN (2012), «La <em>vie électrique</em> de Jean-Philippe Rossignol», <em>Pileface</em>, [en ligne]. <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265</a> (Texte en ligne depuis le 8 mars 2012).</p> <p>Rudyard KIPLING (1960), <em>La lumière qui s’éteint</em>, chapitre VII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1907).</p> <p>Luc LANG (2011), <em>Délit de fiction. La littérature, pourquoi?</em>, Paris, Gallimard (Folio essais / Inédit).</p> <p>Richard MILLET (2010), <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</em>, Paris, Gallimard.</p> <p>Frédéric MISTRAL (1960), <em>Mireille</em>, Chant premier, «Le Mas des Micocoules», verset XIII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1904).</p> <p>Luigi PIRANDELLO (1963), <em>Feu Mathias Pascal</em>, chapitre V, Maturation, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1934).</p> <p>Marcel PROUST, «Lettre de 1919 à Ramon Fernandez», <em>Correspondances</em>, t. XVIII, Paris, Plon.</p> <p>Alain ROBBE-GRILLET (2005), <em>Préface à une vie d’écrivain</em>, Paris, France Culture / Seuil (Fiction &amp; Cie).</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1#comments Autoréférentialité BEIGBEDER, Frédéric Critique littéraire Déplacements Dialogue médiatique Dialogues culturels Éclatement textuel Écriture Fiction Fonctions du récit France Genre Indétermination Journaux et carnets KIPLING, Rudyard LANG, Luc Littérature «monde» Mélange des genres MILLET, Richard MISTRAL, Frédéric Nomadisme Obsession Obsessions d'écrivains PIRANDELLO, Luigi Poétique du recueil Portrait de l'artiste PROUST, Marcel Récit de voyage ROSSIGNOL, Jean-Philippe Savoir encyclopédique SOLLERS, Philippe SOLLERS, Philippe Théories des genres Voyage Essai(s) Roman Tue, 16 Oct 2012 18:28:19 +0000 Pierre-Luc Landry 601 at http://salondouble.contemporain.info Une violente mélancolie http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kampuch-a">Kampuchéa</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><em>Kampuchéa</em> naît d’une fascination ancienne chez Patrick Deville pour les aventuriers et pour les voyages dans les pays éloignés et peu connus, de préférence des anciennes colonies ou des dictatures bureaucratiques sur le déclin. On devine donc que c’est autant du récit de voyage que du reportage politique que tient ce nouvel ouvrage, qui fait suite à<em> Pura Vida. Vie &amp; mort de William Walker</em> (2004), <em>La tentation des armes à feu</em> (2006) et <em>Équatoria</em> (2009). Après avoir traîné ses carnets en Amérique du Sud, en Amérique centrale et en Afrique, il rend compte dans <em>Kampuchéa</em> d’un voyage en Asie du Sud-est, l’Indochine de jadis, plus particulièrement au Cambodge où il s’arrête longuement. Prenant une distance ironique avec le pèlerinage mondain où le voyageur marche sur les traces de ses prédécesseurs afin de renouer avec l’atmosphère du bon vieux temps de l’ère coloniale, Deville est plutôt préoccupé par les traces des conflits du passé dans les tensions politiques du présent.<br /><br />Le nouveau volet de cette «petite entreprise braudelienne» (68) a comme ambition de mettre au jour les rapports de proximité entre la France et le Cambodge. Mais derrière cette visée quelque peu didactique se dessine un plan nettement plus retors. Avec comme prétexte officiel d’assister aux récents procès des Khmers rouges, Deville en profite plutôt pour monter ce «roman», bric à brac baroque constitué de cinquante-quatre courts chapitres présentant en alternance biographies réelles ou à demi imaginaires, considérations autobiographiques, références littéraires (Conrad, Loti, Malraux, Greene, Lowry), cinématographiques (Mankiewicz, Coppola), notes de voyage et stratégies géopolitiques. Partant de l’explorateur Henri Mouhot<strong><a href="#note1a">[1]</a></strong><a name="note1"></a>, dont la découverte des temples d’Angkor en 1860 marque l’année-zéro de ce récit, Deville reconstitue les différentes guerres d’Indochine, les voyages d’un géographe sous la colonisation, puis les années de jeunesse des principaux Khmers rouges à Paris au début des années cinquante, pour finalement aboutir aux fameux procès qui ont récemment attiré l’attention sur le Cambodge. Partant d’un premier postulat assez simple, qui vise à regarder les événements d’actualité avec un léger recul historique, il se garde bien de donner une «explication» à de telles associations, sinon que les récents procès auxquels il assiste n’ont de sens que si on les soumet à une mise en perspective «dans une durée moyenne, sur un siècle et demi» (143). Du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingt et unième, il y aurait une seule période historique que Deville tente de saisir comme une entité organique.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>La tentation des armes à feu</strong></span><br /><br />Ce ne sont pas les sentiers balisés qui intéressent Patrick Deville, mais il n’a pas non plus l’âme de l’explorateur; il aime bien repasser là où d’autres ont laissé des marques, marques visibles, mais sur le point de s’effacer. Devant l’impossibilité d’arpenter de nouveaux territoires comme le faisaient les cartographes du dix-neuvième siècle, il se voit contraint de marcher dans leurs pas et d’observer les changements du monde. Il tente donc de saisir la grande Histoire en la personnalisant, en l’incarnant dans les hommes l’ayant façonnée, car «une vie d’homme de durée moyenne est un bon instrument pour mesurer l’Histoire» (22). Mais à quelle mesure peut-on soumettre le bloc monolithique de l’histoire? Il s’agit de jauger son poids, son pouvoir, la façon dont elle broie les hommes, les innocents comme ceux qui ont eu «la tentation des armes à feu» (72). Cette tentation est insistante dans l’œuvre de Deville. Toutefois, à la ferveur révolutionnaire, se mêle aussi un goût tout rimbaldien pour une sortie de la littérature. «Souvent, les écrivains, à l’inverse, voudraient agir, peser sur l’Histoire, la marche du monde, ou brasser des millions, quitter le labeur du papier. Vendre des armes en Abyssinie. Souvent les écrivains pourtant ne savent qu’écrire. Bons qu’à ça» (69). Les récits de voyage auxquels se livre Deville apparaissent donc comme un retrait du monde, le choix d’une posture d’observateur qui témoigne d’un manque de foi quant à la possibilité de «peser sur l’Histoire» (69). Le fantasme de l’Abyssinie trahit une sorte d’impensé: faut-il préciser qu’il existe une grande différence entre vendre des armes et les utiliser?<br /><br />À la fin des années soixante, plusieurs militants de la Gauche Prolétarienne, afin de mieux se mesurer au mouvement de l’histoire, décident d’aller travailler en usine, et de suivre l’injonction de Mao qui invitait à brûler les livres et à se fondre dans les masses. Ce postulat anti-autoritaire visait à invalider l’idée que les intellectuels peuvent enseigner aux masses la conscience de leur domination. Deux amis de l’auteur, les frères Olivier et Jean Rolin ont d’ailleurs fait récit de ce moment singulier de l’histoire politique française<strong><a href="#note2a" name="note2">[2]</a></strong>. Cette amitié, loin d’être anecdotique, semble indiquer une filiation à la fois littéraire et politique. Ainsi, si Deville est trop jeune pour avoir milité dans la GP (il est né en 1957), il est néanmoins l’héritier de cette conception de la littérature. Mais cette sortie de la littérature est une arme à deux tranchants, une tentation doublée d’un danger. Et si Deville peut doucement fantasmer sur la possibilité pour l’écrivain de sortir de l’inaction de l’écriture, les Khmers rouges, eux, peuvent provoquer une réelle disparition de la littérature. Pol Pot a lu <em>Une saison en enfer </em>et dès qu’il prend le pouvoir, il en interdit la publication. La pulsion révolutionnaire de la <em>tabula rasa</em> se manifeste par une disparition du papier, de l’écrit, des traces que la littérature peut laisser. Les seules traces écrites du régime de Pol Pot sont les retranscriptions des interrogatoires des prisonniers politiques. Ce péril semble alimenter chez Deville un certain scepticisme face à la volonté «d’agir sur le monde». Il ne contribue pas à la «marche du monde», il la regarde, décidant finalement de ne pas «sortir» de la littérature. En effet, observateur détaché, quelque peu dandy avec ses goûts pour les alcools forts, il se livre à l’exercice quotidien de la lecture de journaux et c’est entre autres par cette lorgnette qu’il observe le monde. Comme dans ses autres livres, c’est souvent par des faits divers (par exemple: la suffocation de David Carradine par autostrangulation érotique) ou par les événements politiques du présent que Deville accède à l’histoire. Loin d’une méthode historienne rigoureuse, l’observation des mœurs de ses contemporains et ses lectures souvent inusitées le font pénétrer les rouages de l’histoire. Il y entre par la petite porte, posture édictée par son peu de foi dans la possibilité pour les écrivains d’avoir un impact sur le cours des événements. Le désenchantement qui suit l’échec des entreprises collectivistes semble se transformer carrément en méfiance du politique.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Les deux corps de Pol Pot</strong></span><br /><br />La mise en scène de la mort (ridicule) de David Carradine fait écho à celles, historiquement plus importantes, de Che Guevara ou de Pol Pot. Dans notre époque «plus warholienne qu’hegelienne» (107), les rois ont encore et toujours deux corps. Or, l’opposition ancienne entre corps réel et corps dynastique est ici soumise à une étrange mutation, Deville troquant le second pour un corps médiatique: «Mais comme le roi autrefois, chacun aujourd’hui a deux corps. Celui-là est médiatique.» (65) Ainsi, le corps médiatique, «inconscient, sanguinolent», de Sondhi Limthongkhul, leader des Chemises jaunes de Thaïlande, est exposé à la télévision. L’incinération de Pol Pot, sa mise en bière, puis sa carcasse jetée parmi les&nbsp; pneus arrosés d’essence, elles aussi, seront filmées.<br /><br />Cette référence aux deux corps du roi, plus qu’une allusion érudite comme Deville a l’habitude d’en faire, indique véritablement une réflexion sur le pouvoir et sur le temps. Cette doctrine élisabéthaine permet de saisir les rapports de la royauté à ses modes de représentation<a name="note3"></a><strong><a href="#note3a">[3]</a></strong>, mais aussi à sa <em>pérennité</em>. La pérennité du régime monarchique se maintenait dans la foi: non pas une foi en Dieu, mais bien une foi dans l’éternité du roi par son élection <em>par</em> Dieu. Deville attire notre attention sur les similitudes entre les différentes représentations du roi qui l’inscrivent dans une temporalité longue. Mais plus concrètement, le pouvoir de l’image du roi ne survit que le temps d’une dynastie ou d’un régime monarchique ― ne l’oublions pas, les rois se font parfois trancher la tête, liquidant du même coup leurs deux corps. Toutefois, les représentations royales ont maintenant cédé leur place à de plus éphémères représentations médiatiques.<br /><br />La substitution du corps monarchique par un corps médiatique éclaire l’ensemble de l’entreprise de Deville. Contrairement à Michon, ce ne sont pas les écrivains qui l’intéressent ici, mais bien les hommes politiques. Dans <em>Corps du roi</em> (Lagrasse, Verdier, 2002), Pierre Michon s’amuse à représenter les écrivains en rois déchus, inadéquats dans une république démocratique des lettres contemporaine. Sur les photographies les représentant, on voit à la fois leurs carcasses mortelles d’écrivains pochards, et leur pérennité dans la Grande Littérature qui les dépasse. Légèrement plus iconoclaste, Deville dénature les deux corps du roi pour les ridiculiser. Dans notre monde warholien, les représentations ne revêtent plus aucune signification sacrée, et c’est à la jungle médiatique que sont livrés les morts. On peut alors se demander ce qui est plus macabre: la «gloire anthume» qui pesait sur David Carradine, ou la gloire posthume d’un dictateur dont l’exécution fut filmée puis diffusée?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le fond de l’air est rouge</strong></span><br /><br />À quoi rime cette quête à travers le Cambodge, cette pulsion d’aller au bout du monde pour assister au procès des Khmers rouges sinon à une volonté de voir les têtes des rois tomber, ne serait-ce que symboliquement? Deville reste discret sur ses velléités révolutionnaires même s’il est clair qu’il a eu jadis des sympathies pour les «utopies». On peut tout de même légitimement s’interroger sur les raisons paradoxales qui le poussent à s’intéresser aux dictatures communistes, à insister sur la déroute des régimes «rouges». À l’inverse du roi dont la postérité s’incarnait dans la carcasse mortelle du roi suivant, Pol Pot trouve bien peu de mortels pour reprendre le flambeau. Les dictatures communistes se font de plus en plus rares. Sur la rue de l’Insurrection Générale, à Saigon, on peut voir la «météorite rouge sang d’une Ferrari Testa Rossa, devant la boutique Louis Vuitton» (93). Si le fond de l’air a déjà été rouge en l’Indochine, maintenant, les voitures de sport lui font bonne compétition.<br /><br />Mais au-delà de l’opposition un peu schématique entre l’ancien monde communiste et le nouveau monde capitaliste, ce que Deville met en scène, c’est surtout le chevauchement des temporalités qui rend compte de la courte durée des régimes politiques, souvent plus courts qu’une vie d’homme. Ainsi, il constate la lenteur des procès [«toutes ces années pour juger» (105)] alors que les Khmers rouges avaient fait un à deux millions de morts en quatre ans, soit le quart de la population totale du Cambodge. Cette brièveté de ces régimes politiques implique nécessairement une sorte de rapidité dans leur cristallisation. Ainsi, les Khmers rouges, avant de devenir des bourreaux sanguinaires, vivaient leur jeunesse à Paris, jeunes idéalistes qui lisaient <em>Le Monde</em> et passaient leur journée sur les terrasses. «La Terreur peut naître ainsi.» (45) Le rêve du communisme appartient au passé pour Deville et, comme pour plusieurs historiens aux allégeances conservatrices, la Révolution est toujours associée à la Terreur: «[...] au milieu des années soixante-dix, j’ai rêvé des tables rases. On arrête tout, on recommence. Le slogan courait de l’Europe à l’Amérique latine. D’autres jeunes idéalistes sans doute préparent aujourd’hui les utopies meurtrières de demain.» (38) Deville pose ainsi une question quelque peu cynique, qui témoigne de l’ambivalence de sa position politique: les révolutions deviennent-elles systématiquement des utopies meurtrières?<br /><br />Le temps déployé dans <em>Kampuchéa</em> est double. Il est certes assez commun de parler d’un temps écartelé ou d’un temps spectral<a name="note4"></a><strong><a href="#note4a">[4]</a></strong> dans les récits contemporains. Mais ici, c’est plutôt un temps de l’éphémère et du pérenne qui cohabitent: la vie d’un homme s’avère la mesure idéale pour voir ce qui disparaît (en l’occurrence ici: pratiquement tous les communismes de la planète) et ce qui reste (la barbarie et toutes les formes qu’elle peut prendre). La conscience de cette double temporalité fait prendre à Deville une nette distance par rapport à tout engagement, dont la forme la plus contemporaine prendrait ici les apparences d’une foi envers la justice internationale. Il donne d’ailleurs la parole à plusieurs intervenantes entretenant de sérieux doutes quant aux effets réels du procès des Khmers Rouges monté de toutes pièces par les Occidentaux. À quoi bon s’engager si toute manifestation du politique se transforme en barbarie et de plus, est complètement éphémère?<br /><br />Sous ses apparences de dandy détaché, Deville conserve-t-il tout de même quelque chose de l’idéal révolutionnaire? Après avoir exposé le cynisme absolu des dictatures communistes, il finit son livre avec l’espoir du printemps arabe et de la Révolution. Ne se laissant pas tout à fait aller à un naïf optimisme, il conclut, sarcastique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Et il m’était apparu ce soir-là, silencieux tous les deux, à un léger haussement d’épaules du vieillard après le passage des hordes rouges sous la pluie battante, alors que nos regards s’étaient croisés, qu’il retrouvait son calme, posait deux petits verres d’alcool de riz sur la table, que nous pouvions souscrire ensemble à ce principe selon lequel, s’agissant de nos contemporains, dès lors que nous ne sommes ni emprisonnés, ni réduits en esclavage, ni suppliciés, il n’y a décidément rien à leur reprocher. (253)</p> </blockquote> <p><em>Kampuchéa</em> présente les signes d’une politique de la littérature paradoxale. Comme plusieurs écrivains de sa génération, Deville entretient un rapport pour le moins ambivalent aux utopies collectivistes et aux possibilités émancipatrices des masses. Mais ce désaveu du politique est contredit par ce fantasme alimenté d’une sortie de littérature, d’un <em>passage à l’action</em>, passage toutefois interdit par le risque qu’il comporte. L’écrivain est ici pris dans une double impasse: avoir une prise sur l’histoire s’avère une chose impossible dans l’espace littéraire (d’où la volonté de s’en échapper), et il est tout aussi impossible pour les projets collectifs de ne pas se transformer en machine barbare. Les précédents ouvrages de Deville investissaient ce paradoxe de façon fertile. Sa folle érudition conjuguée à son humour grinçant formaient un cocktail légèrement acidulé, mais tout à fait buvable. Ici, le paradoxe semble se transformer en cul-de-sac: en reste une littérature qui certes, n’est pas aveuglée par les lumières de la révolution, mais qui risque de patauger dans une ambivalence à la mélancolie quelque peu morbide. Même si visiter les ruines d’Angkor à la suite de Pierre Loti peut receler un parfum exotique, cela peut aussi mener à la certitude qu’il est impossible que l’histoire ne se répète autrement qu’en tragédie.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>APOSTOLIDÈS, Jean-Marie,<em> Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />DEVILLE, Patrick,<em> Kampuchéa</em>, Paris, Seuil (coll. Fiction &amp; cie), 2011.<br />KAPLAN, Leslie, <em>L’excès-usine</em>, P.O.L., 1987 [1982].<br />KANTOROWICZ, Ernst, <em>Les deux corps du roi</em>&nbsp; dans <em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957].<br />MARIN, Louis, <em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />ROLIN, Jean, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996.<br />ROLIN, Olivier, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil, (coll. Fiction &amp; cie), 2002.<br />RUSSEL, Lionel, <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (coll. Chaoïd), 2005.</p> <p><strong><a href="#note1">[1] </a></strong><a name="note1a"></a> Henri Mouhot (1826-1861): explorateur français qui fit connaître la culture khmère aux Français par son journal, publié en feuilleton dans <em>Le Tour du monde</em>. C’est la gloire disparue de cette civilisation que les Khmers rouges tenteront de faire revivre. On le sait, l’histoire se répète...</p> <p><strong><a href="#note2">[2]</a></strong>&nbsp;<a name="note2a"></a>Jean Rolin, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996; Olivier Rolin, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil. coll. «Fiction &amp; cie», 2002. On lira aussi à profit le récit de Leslie Kaplan, <em>L’excès-usine </em>(P.O.L., 1987 [1982]) qui rend magnifiquement compte de l’expérience de «l’établissement».</p> <p><strong><a href="#note3">[3]</a></strong> <a name="note3a"></a>C’est ce qui a intéressé Ernst Kantorowicz dans<em> Les deux corps du ro</em>i (<em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957]), mais aussi Louis Marin (<em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981) et Jean-Marie Apostolidès (<em>Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981).</p> <p><strong><a href="#note4">[4]</a></strong><a name="note4a"></a> Lionel Russel en a fait l’exposition dans <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (Chaoïd), 2005.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie#comments Action politique Art et politique Colonisation Combat Communisme Contestation Décolonisation DEVILLE, Patrick Dictature Engagement France KAPLAN, Leslie Lutte des classes Marxisme MICHON, Pierre Parole littéraire Politique Pouvoir et domination Récit de voyage ROLIN, Jean ROLIN, Olivier Roman Mon, 11 Jun 2012 17:47:14 +0000 Julien Lefort-Favreau 527 at http://salondouble.contemporain.info L'Estonie à la première personne http://salondouble.contemporain.info/lecture/lestonie-la-premi-re-personne <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/eesti-notes-sur-lestonie-0">Eesti. Notes sur l&#039;Estonie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="margin-left:247.8pt;">Pas encore de vue d’ensemble de la ville.</p> <p style="margin-left:247.8pt;">J’aime ces tâtonnements entre le noir et le blanc.</p> <p style="margin-left:247.8pt;">Travail d’aveugle, esclave de l’endroit où poser le pied pour ne pas glisser.</p> <p style="margin-left:247.8pt;">J’apprends le braille des trottoirs.</p> <p style="margin-left:247.8pt;">—Richard Millet, <em>Eesti. Notes sur l’Estonie</em></p> <p align="right">&nbsp;</p> <p>Du compositeur estonien Arvo Pärt, j’aime tout particulièrement le <em>Cantus in memoriam Benjamin Britten</em>. Il y a dans cette pièce une tristesse magnifique qui me transporte à tout coup, dès que les cloches sonnent en ouverture, sur les ruines modernes (et encore fonctionnelles, dit-on —je n’ai pas vérifié) de Linnahall, un vaste complexe sportif et culturel construit à Tallinn par l’architecte Raine Karp pour accueillir les compétitions de voile des Jeux olympiques de Moscou, tenus en Union soviétique pendant l’été 1980. Nous sommes arrivés là un peu par hasard, Benoit, Marie-Hélène, Liguori et moi; nous flânions en direction du marché russe de la gare ferroviaire et notre intention était de nous y rendre en passant par Kalamaja, sorte de petit village de pêcheurs qui borde la Baltique, une enclave charmante qui nous a attirés vers elle avec ses maisons colorées, ses habitations en bois et ses chats un peu partout, dans les ruelles étroites, aux fenêtres, dans les parcs, perchés sur les branches d’arbres ou sur les clôtures, etc. Enfin… Marie-Hélène dira qu’elle déteste les chats, mais elle s’est quand même extasiée avec nous devant celui, tout blanc, qui sortait d’une petite fenêtre en haut d’un immeuble de bois pour prendre l’air et contempler les passants. Un chat habitué à l’ambiance particulière de ce village tout juste au nord de la vieille ville, un chat peinard, nonchalant, qui jugeait avec toute la supériorité que lui confère sa race les quatre touristes idiots qui le prenaient en photo et qui jetaient de petits cris à chacun de ses mouvements, puisqu’ils avaient peur qu’il tombe et se casse les pattes sur le pavé quatre étages plus bas.</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" id="" longdesc="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%201,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Nous sommes donc passés, à tout hasard, devant Linnahall, immense bloc de béton et de briques, monstre gris et brun, sorte de bunker des arts et des sports négligé, comme à l’abandon. Pas âme qui vive: portes condamnées, graffitis un peu partout, murs à moitié défoncés, arbustes ici et là perçant le béton des marches des escaliers… Un seul oiseau sur une torche électrique: une corneille grise et noir qui s’est envolée quand je me suis approché pour la prendre en photo. Je ne peux évoquer cet endroit autrement que par le sentiment d’irréalité qui s’en dégageait et qui nous a poussés à explorer davantage ses environs. Nous sommes montés sur le toit, par où il faut passer pour y entrer. Une vaste agora s’ouvre tout en haut des escaliers, dominée elle aussi par le gris et le brun, quoique ceux-ci soient atténués cette fois par le vert des mousses qui s’accrochent aux blocs de béton et l’aqua des lampadaires qui se multiplient, on dirait, à l’infini. «Administratsioon / АДМИНИСТРАЦИЯ», annonce une plaque graffitée, aqua elle aussi, posée devant une porte fermée à clé. Plus loin, on peut descendre vers le cœur du monstre, vers ce qui semble être la porte principale, elle aussi verrouillée, ornée de l’inscription «Kontserdisaal» —la salle de concert, vraisemblablement, bien qu’il soit presque impossible d’imaginer un orchestre symphonique qui se produirait sous terre, à l’intérieur d’une ruine soviétique. Il est possible toutefois de monter encore plus haut, sur le dernier étage du toit, d’où on a une vue superbe sur la vieille ville, sur Kalamaja, sur Kesklinn et ses gratte-ciel ultra modernes, ou encore, de l’autre côté, sur l’héliport qui dessert Helsinki et sur l’immensité grise de la mer Baltique. Nous nous sommes attardés à cet endroit surréaliste. Et c’est à ce moment sublime que nous avons partagé tous les quatre que me ramène le <em>Cantus in memoriam Benjamin Britten</em> de Pärt. C’est comme si j’entendais les cloches de la cathédrale orthodoxe Alexander Nevsky, au loin, sur la colline de Toompea. C’est comme si je me retrouvais là pour la première fois, en octobre alors que les arbres rougissent et que le vent du nord se lève, et que j’arpentais les ruines de Linnahall, attentif au moindre soulèvement esthétique qui pourrait m’assiéger. C’est comme si nous partagions un breuvage chaud aux Chocolats de Pierre, un troquet d’inspiration française sis dans une petite cour intérieure confidentielle près de la place de l’Hôtel de Ville de Tallinn, après avoir arpenté les rues au dénivelé incertain des vieux quartiers sous un froid mordant et magnifique.</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%202,%202009_0.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>C’est cette Estonie mystérieuse et étonnante que je retrouve dans <em>Eesti. Notes sur l’Estonie</em> de Richard Millet. Ce petit ouvrage se lit comme on écoute l’<em>Aliinale</em> de Pärt: lentement, en respectant les blancs —qui sont d’ailleurs nombreux. Ce carnet ne suit aucun plan: c’est un ensemble de notes sur la langue, le froid, les trottoirs, une suite de réminiscences littéraires et personnelles qui entraînent le lecteur dans une Estonie déformée par les souvenirs de l’enfance libanaise de Millet. Ce que Millet offre à son lecteur, au final, ce n’est pas tant un carnet de voyage qu’un carnet écrit <em>à cause</em> d’un voyage, <em>sous l’impulsion</em> d’un voyage —et qui déborde du cadre strict du récit de voyage, bien sûr. Cette posture implique une surconscience de l’écriture, qui se dit en même temps qu’elle se fait. Il y a cela d’intéressant dans <em>Eesti</em>, entre autres choses: cette parole honnête d’un écrivain qui arpente un pays qu’il ne connaît pas, qui le décrit dans ses propres mots, en faisant appel à ses propres souvenirs, sans tomber dans le piège d’un exotisme de pacotille. Cela donne lieu à des moments hors du temps du voyage durant lesquels l’écrivain, dont les sens sont attisés par une madeleine symbolique —une conversation entendue dans un café, une scène dont il est témoin, un orage, même—, s’éloigne de l’Estonie empirique, de cette Estonie dont n’importe quel récit de voyage peut rendre compte, afin d’explorer son geste d’écriture et sa posture de voyageur. Par exemple:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">L’orage gronde. Les premières gouttes tombent. Nous ne pouvons rester sur notre banc, à attendre la dame au petit chien de Tchékhov, quoique les installations un peu désuètes, en béton et en fer, me transportent par instants dans un autre décor: sur la plage de Lattaquié, en Syrie, ou encore à Balbec, dans le roman de Proust —en vérité nulle part, comme je le dis à Katrina, qui se moque de moi:</p> <p style="margin-left:70.8pt;">«Tu es toujours dans ta posture hiératique!»</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Elle a raison. Je ne parviens pas à me défaire de moi. Un écrivain a ceci d’insupportable qu’il est sans cesse sollicité par sa mémoire, laquelle vagabonde et cherche indéfiniment son langage.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">L’esprit de sérieux comme remède à l’angoisse, ou bien écran dressé devant le monde?</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Une des raisons de voyager, c’est d’aller défaire la dame au petit chien, le professeur Aschenbach, le narrateur proustien au bout de toutes les jetées. C’est en finir avec le hiératisme des «correspondances», et s’immoler soi-même sur la même jetée, devant l’eau boueuse, par un soir de grand vent.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">C’est devenir ce vent (p.102).</p> </blockquote> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%203,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Millet livre à quelques reprises ce type de petits aphorismes sur le voyage. Il écrit, par exemple, que voyager, «c’est n’être personne, abandonner tout préjugé, se défaire de soi<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>: une liberté incomparable / C’est aussi accéder à soi par altération —consentement infini à autrui» (p.95). Cette réflexion, qui prend la forme de maximes et de fulgurances de l’esprit, entraîne le lecteur bien loin du récit de voyage plus conventionnel, que la collection «Le sentiment géographique», dans lequel l’ouvrage de Millet est publié, cherche d’ailleurs à contourner. Contourner ou, plus simplement, ignorer. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de désir explicite de lutter contre une certaine tendance ou façon de faire; c’est plutôt comme si les frontières avaient été repoussées jusqu’à leur extrême limite et que l’individu contemporain ne pouvait se targuer de découvrir et relater, «pour le bénéfice des siens», ce qui se cache derrière le voile opaque de l’exotisme.</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%204,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Une petite note sur les intentions de cette collection, dirigée par Christian Giudicelli, en page de garde, exprime d’ailleurs plutôt bien cette «politique éditoriale», si on peut l’appeler ainsi, qui donne la parole aux écrivains qui vagabondent:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Tout n’a pas été dit, les guides touristiques n’étant pas conçus pour révéler le plus secret d’une ville ou d’un pays. Le secret, c’est ce qu’un écrivain retrace et tente d’apprivoiser hors de chez lui, dans une rue lointaine, devant un monument célèbre ou le visage d’un passant. Ainsi recompose-t-il, en vagabond attentif, un monde à la première personne. Donc jamais vu.</p> </blockquote> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%205,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Et le pari a été relevé, du moins avec l’ouvrage de Millet; c’est véritablement un monde à la première personne qui se donne à voir dans <em>Eesti</em>, que je me permets ici de citer longuement afin d’en donner un aperçu clair, un monde fait d’observations, de réflexions, de souvenirs, de lectures, et d’une bonne dose de poésie:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Il fait si froid qu’on ne peut s’arrêter nulle part, ni rêver; la rêverie est prise dans la marche: une rêverie obstinée, de la pensée, plutôt, à l’état naissant, prête à bondir vers la joie ou la tristesse où elle se défait.</p> <p align="center" style="margin-left:70.8pt;">*</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Dans ces conditions, l’Estonien demeure pour moi un fantôme, tandis que je piétine mon apparence dans la neige et sur le verglas.</p> <p align="center" style="margin-left:70.8pt;">*</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Je suis reconnaissant au froid de me délivrer de la sueur, de retrouver cette forme de dignité qu’est le fait de ne pas transpirer immodérément.</p> <p align="center" style="margin-left:70.8pt;">*</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Je reste seul, ce soir, dans l’appartement de Kriistina.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Je lis pour oublier la blancheur du dehors, qui imprègne tout, jusqu’aux voix, au texte de Balzac: <em>La Muse du département</em>, et même ma propre langue, la blancheur m’empêchant par exemple de voir se dresser la colline de Sancerre, de la même façon que la bière A. Le Coq que je viens de boire pour accompagner des fromages lapons et estoniens sur du pain noir dissipe le souvenir du goût de pierre à fusil qu’a la sancerre. Nulle synesthésie n’ayant lieu, je tente de boire du cognac lituanien. Trop douceâtre… Je m’en remets donc à la pensée balzacienne, implacable quant à l’insecte social qu’est l’homme moderne, mais qui n’hésite pas, surtout pour les femmes, et tout antithétique que cela paraisse, à risquer une entomologie de la grâce (p.68-69).</p> </blockquote> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%206,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Tout n’est pas agréable, par contre, dans ce carnet; on voit poindre là, d’ailleurs, ce qui rend Millet si antipathique dans ses essais plus polémiques. Ce qu’il dit de «l’insecte social qu’est l’homme moderne» et de sa littérature trahit la même virulence de pensée que dans <em>L’enfer du roman </em>(2010), par exemple<a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>, ou encore <em>Arguments d’un désespoir contemporain</em> (2011) —et dans bien d’autres titres encore. Je ne m’attarde tout simplement pas trop à ces passages sur la «globalisation américaine» (p.72), sur le Spectacle (p.61) ou sur la post-littérature (p.56), me disant que chaque écrivain a ses obsessions et que celles de Millet ne se veulent pas, du reste, charmantes et attachantes.</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%207,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Je souris notamment lorsqu’il évoque l’omniprésence de l’ail dans la cuisine estonienne; me viennent tout de suite au nez des effluves corsées, les mêmes que l’on peut respirer en entrant dans la vieille ville par Viru väljak, au pied du restaurant Olde Hansa où l’on boit et mange dans des couverts, des plats et des chopes faits à la main, au sous-sol, selon des techniques vieilles de plusieurs centaines d’années. Cette odeur d’ail qui persiste jusque sur la place de l’Hôtel de Ville, à l’architecture hanséatique imposante, où, tout juste à côté de la pharmacie du magistrat, dans un petit passage, se trouve un restaurant qui fait du bulbe sa spécialité.</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%208,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Il y a de ces bouquins dont on retire un immense plaisir de lecture. C'est grâce aux <em>Notes sur l’Estonie</em> de Millet que je suis retourné, par personne interposée, dans ce petit pays du bout du monde. De la même façon que je me laisse transporter là-bas par les violons et le piano quand j’écoute <em>Spiegel im Spiegel</em> de Pärt.</p> <div> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%209,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p style="text-align: center;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><em><font><font size="2">Les photographies qui illustrent ce texte ont été réalisées par Pierre-Luc Landry à Tallinn, en octobre 2009.</font></font></em></p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> On me fait remarquer, à juste titre, que cet appel à se défaire de soi est paradoxal et curieux, considérant la longue citation qui précède et dans laquelle Millet affirme qu’il ne parvient pas à se défaire de lui-même. Comme il revient constamment à ses obsessions, même en Estonie, serait-ce que le voyage, qu’il décrit ainsi, n’arrive pas à se réaliser complètement? Si le voyage est une altération, on peut supposer que cette altération ne se constate qu’en observant dans le détail ce qui se passe <em>à l’intérieur de soi</em> et non pas à l’extérieur, et qu’ainsi Millet voyage bel et bien, puisqu’il retourne en lui-même pour y constater le changement —et l’immuable, puisqu’il en reste néanmoins.</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Que Manon Auger et moi avons recensé l’an dernier dans ce même salon: lire <a href="lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer">«Dans le “vestibule de l’enfer”»</a>, publié le 4 avril 2011.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lestonie-la-premi-re-personne#comments Aphorismes AUGER, Manon et LANDRY, Pierre-Luc France Genre Journaux et carnets MILLET, Richard Récit de voyage Récit de voyage Vagabondage Fri, 27 Apr 2012 16:20:43 +0000 Pierre-Luc Landry 485 at http://salondouble.contemporain.info