Salon double - Narrateur http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1300/0 fr Should I Stay or Should I Go? Être indécis en compagnie de Mister Wonderful http://salondouble.contemporain.info/article/should-i-stay-or-should-i-go-tre-ind-cis-en-compagnie-de-mister-wonderful <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/berthiaume-jean-michel">Berthiaume, Jean-Michel </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mister-wonderful">Mister Wonderful</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>En toute franchise, je dois confesser éprouver beaucoup de sympathie envers Marshall, le protagoniste principal de <em>Mister Wonderful</em>. Non pas pour des raisons d’identification ni de catharsis mais plutôt car je crois ressentir, comme Marshall, d’énormes problèmes face aux gens qui arrivent en retard aux rendez-vous.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" alt="44" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé" width="580" height="429" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé</span></span></span></p> <p>Même si j’ai peine à imaginer être le seul dans cette situation, permettez-moi de préciser mon affirmation. Je ressens cette filiation avec Marshall non pas parce que les retardataires me causent des préjudices mais plutôt parce qu’un retardataire possède un pouvoir effrayant sur ma personne&nbsp;: le pouvoir du doute, c’est-à-dire que chaque retardataire a le potentiel de me faire douter de tout avec chaque minute qui passe.</p> <p>Autrement dit, lorsque j’attends à un rendez-vous et que l’autre personne n’apparaît pas Je deviens une sorte de chat de Schrödinger&nbsp;: <em>Est-ce que j’ai mal compris l’heure? Le lieu? Peut-être qu’il est arrivé et après avoir attendu trop longtemps, il est parti à ma recherche? Suis-je assez visible? Peut-être que j’ai changé depuis? Mes cheveux? Mon rasage? Devrais-je partir à la recherche et risquer de manquer d’être absent lorsque l’autre arrivera? Ou devrais-je rester ici et attendre, tout en risquant de poiroter ici longtemps?</em></p> <p>Le retard me confronte toujours à moi-même et à, la manière de Dewey Cox, je dois revoir mon existence entière à chaque fois que quelqu’un tarde. Je pense aux minutes qui précèdent mon arrivée, puis à la journée qui vient de se dérouler et comment j’aurais pu arriver plus tôt, ensuite lorsque j’atteins la fin de ma réflexion précédente, je me tourne vers le futur en élaborant de longs récits potentiels de ce qui pourra découler de cette situation. Cette excursion forcée vers le monde des possibles s’alourdit et se précise au fil du temps. Les histoires se dédoublent, je crée des personnages et des situations que je dois douloureusement éliminer lorsque la personne désirée arrive. Je vois cette terreur dans <em>Mister Wonderful</em>&nbsp;: celle de l’inévitable réalisation d’être pris dans un Catch 22 qui se serre.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" alt="45" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8" width="580" height="144" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8</span></span></span></p> <p>Le récit de <em>Mister Wonderful</em> de Daniel Clowes se résume facilement; Marshall se fait emballer dans une histoire de rendez-vous galant par son ami Tim mais, une fois arrivé au rendez-vous, Nathalie (la dame en question) n’y est pas. Forcé de se garder actif devant la longue attente qui s’amorce&nbsp; Marshall se perd dans un monologue intérieur. Il regarde son environnement et réfléchit&nbsp; Natalie arrive, mais contrairement à l’étiquette prescrite, Marshall n’arrête pas sa dérive mentale. S’en suit alors une histoire d’amour potentielle qui existe à mi-chemin entre ce rendez-vous merveilleux et le monde de réflexions personnelles qui habitent l’univers mental de Mister Wonderful.</p> <p>MAIS</p> <p>Une doute plane tout au long du récit&nbsp;: tout ceci arrive-t-il véritablement ou sommes-nous toujours dans le café, voguant au gré de l’imagination de Marshall? Ces chemins possibles façonnent l’œuvre de manière unique car ce qui existe indubitablement entre ces deux récits est le doute. Donc, afin de ne pas louper mon rendez-vous avec le texte, ce qui suivra forment deux analyses complémentaires de <em>Mister Wonderful</em>. En premier lieu, opérant avec la certitude que ce que nous lisons arrive véritablement, nous traiterons de l’imagerie utilisée pour aborder le sujet des pensées encombrantes durant le rendez-vous. De l’autre côté, nous observerons comment Clowes suggère discrètement la fabulation entière d’une histoire d’amour qui vient à remplir l’ennui de Marshall durant l’absence de Natalie.</p> <p><strong>Première analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est VRAI</strong></p> <p>Il m’apparait opportun de commencer avec cette perspective car elle nous permet de souligner les magnifiques accomplissements formels de la part de Daniel Clowes. L’usage de la case, la suggestion des échanges verbaux en plus des ruptures fréquentes des fils de pensée et de conversation offrent une place magistrale à une lecture interprétative de l’œuvre. Premièrement, l’usage de la case coupée et le flux de paroles interrompues nous offre une façon de lire la conversation de manière beaucoup plus active, non pas à la manière d’un spectateur mais plutôt comme si l’usage du dialogue de Clowes était si bien engonsé dans les habitudes sociales que nous nous y identifions immédiatement. On navigue entre des bribes de conversations, des échantillons de pollution sonore et des pistes de réflexion non abouties. Là où l’innovation de la case personnalisée est poussée à son paroxysme, Clowes nous présente des phylactères qui reflètent l’attention de Marshall envers son environnement. Car si ce que vous lisez est vrai, l’usage que Clowes fait des bulles est une amplification, voire une caricature, du vrai, car il imite parfaitement le mouvement d’attention d’une personne moyenne dans une société polluée par les stimuli et le bruit. À sa manière, Clowes nous présente le portrait d’un homme qui doit bloquer une partie de sa vie en société afin d’offrir un répit à son monologue intérieur.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" alt="46" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19" width="580" height="222" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19</span></span></span></p> <p>Malheureusement pour le personnage, cette technique sert à renforcer le constat pessimiste que Marshall, malgré le fait qu’il se retrouve au centre d’une soirée pleine de péripéties, ne réussit jamais à suffisamment assourdir on monologue intérieur afin de pouvoir apprécier cette soirée. Il nous apparaît évident qu’à tout moment, Marshall fuit vers une perspective intime de ce qui se passe devant lui à la manière d’un homme qui regarderait le film de sa soirée. Clowes ne permet jamais à son personnage de vivre, il ne fait que commenter les évènements qui se déroulent devant ses yeux tout en gardant une distance objective, un froid interprétatif. Cette distance qui se forme entre Marshall et les évènements qui se déroulent devant lui se manifestent de manière à créer une distance identique entre le lecteur et le récit. Nous sommes continuellement renvoyés au rang de spectateur&nbsp; au lieu de véritablement sentir une filiation avec Marshall. Nous sommes pris dans la peau du personnage, regardant l’histoire se dérouler de derrière sa toile de subjectivité. De manière bien efficace, Clowes ajoute un niveau de lecture, quasi-métaréflective au récit. Tout au long de <em>Mister Wonderful</em> nous sommes sans contredit en processus de lecture du récit d’un homme qui lit sa propre existence. La force du commentaire dialogué réside dans cette distance crée entre nous et lui et lui et sa soirée. &nbsp;</p> <p>Nous ressentons le même type de rupture avec la superposition des cases de «&nbsp;souvenir&nbsp;» au-dessus des cases de «&nbsp; récit&nbsp;». Clowes, usant une technique qui vise à souligner les méthodes de construction d’une bande dessinée, effectue une autre distanciation forcée chez le lecteur. Il nous arrive à maintes reprises de bouger notre regard afin de pouvoir déceler ce qui se passe derrière la case supérieure mais en vain, car Clowes fait de la case souvenir un obstacle encombrant devant les yeux. La disposition des cases vient appuyer le point de l’histoire, nous calquons notre existence sur des expériences passées qui viennent toujours teinter nos comportements et notre interprétation des choses. Le souvenir rappelle souvent une leçon valable mais il vient aussi régir notre comportement. Le tout ne fait qu’amplifier la frustration du lecteur pris de manière métaphorique derrière un homme de sept pieds durant un concert de musique, si seulement Marshall pouvait cesser les distraction et enfin se dévouer à sa soirée, non seulement aboutirait-il avec une expérience de vie concluante, mais le lecteur&nbsp; aurait droit à une histoire non-tronquée qui accomplirait le contrat de lecture initial&nbsp;:&nbsp; «&nbsp;<em>A Love Story</em>&nbsp;».</p> <p>Mais en plus d’illustrer les divagations de l’esprit de Marshall, le travail graphique de Clowes nous offre aussi l’opportunité d’être témoin des rares moments d’attention soutenue de la part du personnage principal. Avec l’usage de la case géante (qui couvre une ou deux pages entières) nous sommes véritablement mis face-à-face avec les uniques éléments qui ont marqué Marshall au long de la soirée. Avec l’usage des cases géantes nous pouvons retracer de façon mnésique la soirée de Mister Wonderful.</p> <p>Tom&nbsp;: <em>Dis, Marshall, t’as passé une belle soirée hier?</em></p> <p>Marshall&nbsp;: <em>Oui, malgré le fait qu’elle soit arrivée en retard, quand je l’ai vu elle était parfaite. Après avoir parlé un peu d’elle, elle m’a dit qu’il fallait qu’elle parte tôt, c’est dommage mais elle voulait quand même en apprendre sur moi (ce qui prouve qu’elle ne m’a pas pris pour un «&nbsp;loser&nbsp;» complet). C’est drôle mais j’ai eu beaucoup de misère à parler de moi, c’est pas grave parce qu’elle est partie tout de suite après. Je suis allé prendre un marche tout seul et je l’ai recroisé. Je lui ai offert de la déposer en voiture à son événement mondain, ou j’ai rencontré quelques gens, on s’est parlé un peu et j’ai surpris son ex dans une chambre à coucher en train de chicaner sa blonde. J’imagine que ça s’est bien passé parce qu’elle m’a réécrit le lendemain. Je pense qu’on pourrait être heureux ensemble.</em></p> <p>À la manière de Simonide de Céos, les cases géantes de <em>Mister Wonderful</em> semblent devenir les piliers de l’histoire, les moments d’importance qui semblent arracher Marshall des distractions environnantes. Ils servent à démontrer ses véritables instants de présence d’esprit. Le gros plan devient un indice de focus, comme si tout ce qui est d’importance s’approchait violemment l’instant d’un moment précis, pour ensuite retourner au brouhaha environnant. Daniels Clowes présente donc, avec <em>Mister Wonderful</em> le portrait d’un rendez-vous galant, du point de vue d’un déficitaire d’attention. Ce qui est toujours mieux que du point de vue d’un mythomane.</p> <p><strong>Deuxième analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est FAUX.</strong></p> <p>Malgré le fait que cette interprétation positionne Marshall comme un fabulateur fini, il nous semble ironique que cette lecture nous offre le récit le plus optimiste des deux. Clowes semble prendre position pour l’idée que n’importe quelle aventure, fictive ou non, est meilleure que la léthargie de notre vie quotidienne et que, malgré le fait que l’histoire déroulée ne soit qu’une fabrication de l’espace mental de notre protagoniste, au moins il vit quelque chose. Cette interprétation vient contrebalancer le pessimisme évident de la première analyse. Car malgré le fait que les péripéties sont imaginées au moins dans celle-ci, Marshall est mentalement disponible pour vivre une expérience véritable, à l’inverse de son acte manqué dans le cas d’une analyse comme nous l’avons fait plus haut. &nbsp;</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" alt="47" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9" width="580" height="359" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9</span></span></span></p> <p>En dépit de cette interprétation du texte, il est important de souligner que nous ne possédons aucune indication appuyée par un changement au niveau graphique malgré que ce soit une technique souvent utilisée par Clowes que ce soit dans <em>David Boring (2000)</em>, <em>Ice Haven (2005)</em> ou même <em>Wilson</em> (2010). Très tôt dans l’histoire, Clowes nous démontre qu’il y a apparition d’un segment «&nbsp; souvenir&nbsp;» à la page 13 en effectuant une transition de couleur (la même technique sera utilisée pour illustrer les souvenirs de Nathalie concernant les problématiques liés à sa relation d’antan). Mais en aucun cas y-a-t-il un indice visuel quand nous somme propulsé dans les pensées du protagoniste. Toutefois rien n’empêche Clowes de venir saupoudrer des indices narratifs qui viendraient soutenir la théorie de la fabulation. La présence d’un mini-<em>Great Gazoo</em> <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a> en plus de l’illustration de l’esprit d’escalier vu en page 36-37 supporte l’idée que <em>Mister Wonderful</em> serait une hallucination de mondes possibles. Le récit met en scène plusieurs moments de rupture dans l’histoire, ruptures qui suggèrent la prise d’une voie particulière et le délaissement d’une autre voix possible à la manière de scénarios possibles. Vu de cette manière, <em>Mister Wonderful</em> nous rappelle la thèse de Kierkegaard&nbsp;concernant la reprise: «la vie ne peut-être comprise qu'en revenant en arrière mais doit être vécue en allant de l'avant» <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a>. N’est-ce pas le projet qu’annonce <em>Mister Wonderful</em> dans son titre&nbsp;: La possibilité de rencontrer un homme merveilleux qui possède le pouvoir de revoir chacun des évènements et des phrases du rendez-vous afin d’offrir le meilleur scénario possible?</p> <p>Pour continuer dans l’analyse existentialiste Kierkegaardienne, il est important de ne pas négliger le fait que Marshall nous fait aussi part des erreurs qu’il garde en souvenir, ces erreurs ne sont pas regrettées car elles alimentent le vécu du personnage, Marshall est absolument conscient du fait que les défaites autant que les réussites forgent le caractère. C’est pour cette raison que plusieurs des pistes erronées de la soirée semblent conservées dans le fantasme. Cette manière de voir les occurrences les plus négatives comme incitantes à d’expériences nouvelles nous révèle beaucoup concernant la nature aventureuse de notre «&nbsp;Mister Wonderful&nbsp;».</p> <p>Un autre indice de cette fabulation apparait dans la cyclicité des thématiques de conversation entre Marshall et Nathalie. Très tôt dans l’histoire, Marshall admet lire la rubrique <em>Sex Advice</em>&nbsp; du journal en premier, réfléchit au mariage comme une institution et est horripilé par les gens qui bavardent sur leur téléphone cellulaire. Ces détails sont insérés dans les vignettes durant l’attente de Nathalie, il est donc convenu que Clowes illustre ici un monologue intérieur. Néanmoins il semble donc particulièrement suspect comme coïncidence que Nathalie aborde, de la même manière, les trois sujets. En plus, Nathalie partage les mêmes opinions que Marshall sur ces sujets. En quelque sorte, la reprise de ces thématiques vient confirmer le fait que Marshall construit le dialogue entre lui et Nathalie, vérifiant les opinions et réponses de sa conjointe modèle. Rien n’est innocent dans la soirée qui se déroule entre les deux célibataires, chaque moment et chaque renversement est une pièce dans la construction du rendez-vous doux idéal de Marshall. Chaque réplique est la réplique désirée; chaque péripétie correspond à la soirée idéale.&nbsp; Sachant cela il est difficile d’argumenter que le titre de l’œuvre réfère à Marshall, car seul lui possède un pouvoir despotique sur son imagination nécessaire à la création d’un conjointe idéale pour lui, le rendant le seul et véritable <em>Mister Wonderful</em>. Il nous semble que Clowes explore ici les libertés liées à l’omnipotence, comme si son personnage était non pas accablé de la force de voir le monde dans son entièreté mais plutôt amusé par le fait qu’il peut vivre dans une fiction à la fois le séducteur et le séduit, le marionnettiste et la marionnette, dans un monde qu’il crée au fur et à mesure, libre de corriger et d’altérer les évènements qui lui déplaise. <em>Mister Wonderful</em> devient donc la chronique d’un rendez-vous galant d’un démiurge qui décide de s’inventer une soirée en ville à fins de divertissement. Que feriez-vous avec le don d’ubiquité, vous? &nbsp;</p> <p>Nous ne serons jamais absolument certains de quelle perspective Clowes tentait d’illustrer dans Mister Wonderful. Il me semble évident que même avec un billet de confirmation signé de l’auteur lui-même nous serions toujours dans le doute d’un leurre probable venant de la part d’un fripon qui joue à beaucoup trop de jeux avec le lecteur pour être pris au pied de la lettre. Il m’apparaît difficile à argumenter que la valeur énigmatique de l’œuvre prendra toujours le dessus sur nos convictions. D’autant plus, chaque lecture du livre ne fera qu’engendrer d’autres lectures potentielles similaires aux soirées potentielles crées dans l’œuvre. Un nouveau lecteur peut donc se réjouir de faire la connaissance d’une œuvre qui comporte un vaste potentiel interprétatif. Nous devons donc nous contenter de lire <em>Mister Wonderful</em> qui restera toujours un mystère insoluble&nbsp;à la manière de la soirée décrite.&nbsp; Le livre, réfléchissant sur soi-même, devient son propre rendez-vous manqué qui se déplie dans notre imaginaire comme un arbre des possibles.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p>CLOWES, Daniel, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p> <p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p> <p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p> <p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2010.</p> <p>KIERKEGAARD, Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD,</em> Paris, Fayard, 2007</p> <p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Personnage des <em>Flintstones </em>qui fût baptisé Grand Gazoo dans la version française. C’est aussi le personnage qui s’adressait toujours à Fred avec l’appellation affectueuse&nbsp;: «&nbsp;Gros Gras&nbsp;»</p> <p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Kierkegaard Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD.</em></p> Ambiguïté Autorité narrative CLOWES, Daniel Cynisme Doute Équivocité États-Unis d'Amérique Exploration des possibles Fabulation Humour Imaginaire Indétermination Mémoire Narrateur Narration Relations humaines Solitude Subjectivité Bande dessinée Fri, 13 Jul 2012 20:21:04 +0000 Jean-Michel Berthiaume 551 at http://salondouble.contemporain.info Daniel Clowes - La ligne autoréflexive http://salondouble.contemporain.info/article/daniel-clowes-la-ligne-autor-flexive <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/widenda-le-alexandre">Widendaële, Alexandre</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ice-haven">Ice Haven</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>L’amateur de B.D. qui revient de la bibliothèque ou du <em>comic book store</em> de son quartier avec sous le bras quelques albums de Dan Clowes, se délectera probablement dans un premier temps des encrages doux et minutieux, des aplats de couleur et des trames, entrera dans l’intimité des jeunes punkettes complexées et enamourées de <em>Ghost World</em>, de quadragénaires éconduits ou aigris, comme dans un gant de velours; mais sans aucun doute, dans un second temps, les sourcils se fronceront: cet univers intimiste se rompra, tout deviendra plus opaque, la cruauté et l’horreur apparaîtront. En effet, l’univers de Clowes ne manquera pas d’évoquer au lecteur, dans ses planches les plus sombres, l’horreur burlesque des années cinquante des <em>Tales from the Crypt</em> ou de <em>Twilight Zone</em>. Or, cette rupture de ton, qui caractérise les albums de l’auteur, est déjà en germe dans la ligne. Les romans graphiques et, plus largement, la bande dessinée américaine alternative de ces deux dernières décennies, révèlent un medley de «styles», une multitude d’identités graphiques remarquables, que seul, peut-être, le foisonnement de l’ère des pionniers du <em>strip</em> du début du vingtième siècle a proposé. Cependant, pour ces deux générations qu’un siècle sépare, les motivations diffèrent: si la première, recensée par Martin Sheridan dans son <em>Comics and their Creators</em> en 1944 (1971), répondait dans la plupart des cas à l’appel lancé par les magnats de la presse, les auteurs actuels se placent, eux, dans une rupture <em>thématique</em>, <em>narrative</em> et <em>graphique</em> avec la bande dessinée <em>mainstream </em>qui domine le marché.C’est au sein de cette bande dessinée alternative que s’est épanoui, depuis la fin des années quatre-vingt, Dan Clowes et, c’est à l’heure où la bande dessinée américaine, pourtant précoce en son temps, tend à entrer enfin dans une ère de maturité, qu’il est possible d’envisager l’étendue de l’œuvre du père de <em>Lloyd Llewellyn </em>(Clowes, 1989), comme une proposition de réflexion sur le médium même de la bande dessinée. Cette proposition de réflexion sur ce que l’auteur considérait, il y a quelques années encore, comme «la forme artistique la plus progressive de cette fin de siècle», apparaît clairement dans <em>Pussey!</em> (Clowes, 1995), mais est en germe dès ses premières publications et reste une constante de tous ses albums tant dans le fond que dans la forme. Il n’est donc pas inopportun de revenir sur l’identité graphique de Dan Clowes en considérant le style de ce bédéiste d’avant-garde comme une ouverture à l’autoréflexivité —tant dans ses encrages que dans la mise en page de ses différents opus— dans un recours récurrent à la rupture.&nbsp;L’amateur de B.D. qui introduisait cet article, donc, rentré chez lui avec ses emplettes, ne pourra s’empêcher de remarquer, en parcourant le corpus des œuvres de Clowes, qu’avant les courbes douces des albums plus récents, dans les fines lignes brisées des mésaventures de <em>Lloyd Llewlellyn</em> —parodie du héros de film noir, partagées entre l’influence graphique post-punk, l’influence de la bande européenne et celle des récits courts d’<em>EC Comics</em>— sommeillent déjà quelques motifs récurrents des récits de l’auteur.&nbsp; Certes, les femmes sont l’une des constantes réflexions des albums de Clowes, mais, servant la présente problématique, le <em>créateur</em>, le <em>super-héros</em> et le <em>dessin</em> en lui-même, sont régulièrement vecteurs de mise en abîme de la bande dessinée dans ses récits, et offrent donc un premier degré de lecture de la dimension autoréflexive du travail de Dan Clowes.</p> <p>Les indices semés dans l’univers de <em>Lloyd Llewlellyn</em> lancent le lecteur sur des pistes qui l’amènent aux futurs albums de Clowes: ne peut-il entrevoir dans le personnage de Herk Abner et son <em>petit homme de l’encrier</em>, le père cartooniste oublié de <em>David Boring </em>(2000), de manière plus intimiste, le dessinateur de <em>Caricature</em> (1998), ou le transfuge, Dan Pussey? <em>The Death-Ray</em> (2011) ne contient-il pas une part des super(anti)héros que croise Llewlellyn: le «Baroudeur américain» dopé ou l’amnésique «Vaar l’on», le M. Muscles du<em> Cirque des Rigolos Brothers</em>, ou encore de la «Griffe jaune<a href="#1a">[1]</a><a name="1"></a>», de «Black Nylon», et plus largement des produits d’<em>Infinity comics</em>?</p> <p>Plus que tout autre chose, le dessin est indice chez Clowes. De la marque de la «confrérie sacrée de farceurs, de plaisantins et d’ambassadeurs du rire<a href="#2a">[2]</a><a name="2"></a>» à laquelle aura affaire <em>Llewellyn</em> au logo omniprésent de «Mister Jones» gravé dans la plante du pied du protagoniste de <em>Like a Velvet Glove Cast in Iron </em>(1993), l’entrainant dans un jeu de piste dominé par une étrangeté des plus Lynchéiennes, Clowes réinsuffle du sens dans l’image omniprésente qui accompagne <em>ad nauseam</em> le lecteur du vingt-et-unième siècle, jusqu’à devenir insignifiante. Qu’elles soient photographies, logos, graffitis, caricatures, vignettes de BD, films ou de télévision, il les disperse dans ses planches et les adaptent au support.</p> <p>Enfin, que dire du discours de <em>Lloyd Llewellyn,</em> lorsqu’au détour d’un récit (<em>Vipère de béton</em>) celui-ci passe de son habituelle narration à la <em>Double Indemnity</em> de Wilder, au véritable réquisitoire autoréflexif sur la bande dessinée —«Je déteste les gens qui n’aiment pas la BD… Je les <strong>déteste</strong>! Le monde est rempli de minus qui ne reconnaîtraient pas une forme artistique intrinsèquement dynamique si elle <strong>leur flanquait une bonne claque</strong>!!»— (Clowes, 1989, p. 186.) ou du titre onomatopéique #$@&amp;! sinon qu’ils annoncent la réflexion qu’il distillera beaucoup plus subtilement dans les encrages de ses planches à venir.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%205%20AW.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Lloyd Llewelyn, p. 186"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%205%20AW.jpg" alt="28" title="Daniel Clowes, Lloyd Llewelyn, p. 186" width="580" height="877" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Lloyd Llewelyn, p. 186</span></span></span></p> <p><em><strong>Ice Haven</strong></em></p> <p>Si <em>The Death-Ray</em>, <em>Mister Wonderful</em> (2011), <em>Wilson </em>(2010)ou <em>David Boring</em> opèrent au sein d’un même récit, et pour des motivations différentes, des variations graphiques, c’est sans nul doute, <em>Ice Haven</em> (2005) qui cristallise cette problématique du travail de la <em>ligne autoréflexive</em> de Dan Clowes.</p> <p>Dans cet album, qui parcourt les différentes existences des habitants de la ville éponyme, offrant à chacun un ou plusieurs récit(s) court(s), le regard du lecteur est, dans un premier temps, confronté à une disparité graphique: Clowes utilise plus d’une dizaine de «styles» différents qui varient entre eux de par des emprunts d’identité graphique, une modification des couleurs dominantes ou un passage à la bichromie. Ainsi, les «chapitres» consacrés aux enfants, sont caractérisés par un encrage naïf proche de celui des <em>Peanuts</em> de Schultz, ou, récit emboîté du contenu d’un vieil album relatant dans le style des «<em>true crime comics</em>» des années cinquante, le fait divers macabre —«La véritable histoire de Leopold et Loeb»— qui inspira à Clowes cet album et, dont la mise en page, plus saturée, offre une rupture supplémentaire: les planches changent de rythme et passent de deux à trois strips superposés. Digressions thématiques autour d’un détail ou réflexions ouvertes insérées dans le récit, quelques planches consacrées au court récit donnant vie au lapin en peluche bleu du petit voisin, ou la parodie de la série d’animation des années soixante, <em>The Flintstones</em>, invitent à une pause narrative de la même façon que le cartooniste offre une pause entre deux articles au lecteur du journal.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%207%20AW.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 147"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%207%20AW.jpg" alt="29" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 147" width="496" height="558" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ice Haven, p. 147</span></span></span></p> <p>Loin d’être une simple suite d’effets esthétiques, l’hétérogénéité graphique dans <em>Ice Haven</em> interroge en profondeur le support et plus précisément les possibilités de narration de la bande dessinée. Clowes fait reposer la narration de son album sur deux procédés narratifs différents: il allie l’économie du <em>strip</em> de presse aux possibilités de développement qu’offre l’absence de format arrêté du roman graphique. Le format horizontal et la référence au <em>strip</em> de presse, qui entrent en rupture avec une bonne part du corpus de l’auteur —qu’il interroge volontairement ou involontairement la généalogie du neuvième art— renvoient inévitablement à tout un pan de l’histoire de la bande dessinée américaine, à une narration qui se construit sur une logique d’efficacité: l’espace réduit, longtemps réservé aux <em>strips </em>quotidiens des journaux, comme le nombre de vignettes et la quantité restreinte de texte devaient à la fois faire avancer l’histoire, développer intrigue et personnages, tenir le lecteur en haleine jusqu’au lendemain et garder une certaine indépendance. Interrogé sur ce format, Milton Caniff résumera: «<em>Two paragraphs of conversation and three drawings, and that’s it</em><a href="#3a">[3]</a><em><a name="3"></a> </em>». Le <em>strip</em> de presse qui répond à une série de contraintes va à l’essentiel —peut-on y voir dans certains cas la survivance de la dimension emblématique de la gravure de presse?— alors que le <em>comic book</em> et plus encore le roman graphique dont le format tend à une liberté spatiale ont la possibilité d’étirer le temps, de distiller celui du récit.C’est dans cette même logique d’efficacité que peut-être envisagée la simplification graphique des personnages que Clowes emprunte à Schultz et plus largement aux <em>strips </em>de presse. Ce principe «de ne donner de l’objet que ses caractères essentiels, en supprimant ceux qui lui sont accessoire» (Töppfer, 2003: 9) fut l’une des bases de la littérature en estampes, et cette leçon tirée de l’<em>Essai de physiognomonie </em>de Töppfer s’adapte particulièrement bien, en ce point, à la logique graphique adoptée par les cartoonistes:</p> <p>Cette facilité qu’offre le trait graphique de supprimer certains traits d’imitation qui ne vont pas à l’objet, pour ne faire usage que de ceux qui y sont essentiels, le fait ressembler par là au langage écrit ou parlé, qui a pour propriété de pouvoir avec bien plus de facilité encore, dans une description ou dans un récit, supprimer des parties entières des tableaux décrits ou des évènements narrés, pour n’en donner que les traits seulement qui sont expressifs et qui concourent à l’objet. […] il est incomparablement avantageux lorsque, comme dans une histoire suivie, il sert à tracer des croquis cursifs qui ne demandent qu’à être vivement accusés, et qui, en tant que chaînons d’une série, n’y figurent souvent que comme rappels d’idées, comme symboles, comme figures de rhétoriques éparses dans le discours et non pas comme chapitres intégrants du sujet. (2003: 12)</p> <p>L’espace réduit du <em>strip </em>amène donc inévitablement à une narration plus synthétique, soit par une plus grande simplicité, soit par une cohabitation plus poussée du texte et de l’image.</p> <p>Cependant, Clowes, en associant ces deux dimensions différentes de la narration en bande dessinée, n’a pas pour objet de quitter l’aisance du roman graphique pour retrouver les contraintes narratives du <em>strip</em> de presse, mais au contraire, d’inviter dans la planche une sophistication narrative que lui permet cette hétérogénéité.<em>Ice Haven</em> présente donc, chapitre après chapitre, dans une série de ruptures graphiques parfois très subtiles, les tribulations d’une dizaines de ses habitants: Random Wilder le poète raté, Vida et sa grand-mère, voisines du poète et elles-mêmes poétesses, Violet Vanderplatz qui rêve de retrouver l’homme dont elle est éperdument amoureuse, Charles, le jeune demi-frère de Violet, secrètement amoureux de celle-ci, et son ami Carmichael, rassemblé par la toile de fond du kidnapping du jeune David Goldberg. À ceux-ci s’adjoignent les apparitions de M. et Ms. Ames, venus enquêter sur le kidnapping, l’officier Kaufman, l’épicier asiatique, la libraire et le critique de BD Harry Naybors.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%204%20AW.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 25"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%204%20AW.jpg" alt="30" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 25" width="580" height="330" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ice Haven, p. 25</span></span></span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Le traitement graphique de chacun de ces segments participe à l’identification du narrateur, parfois en complément du texte, d’abord celui du titre qui introduit chaque segment, puis celui des récitatifs à la première ou troisième personne et en dernière instance du texte des bulles. L’identification du narrateur met en évidence une interrogation que pose la nature même de la bande dessinée, associant texte et image. Le recours au texte récitatif, dans <em>Ice Haven</em>, varie d’un segment à l’autre: l’utilisation du texte suit la bipolarité de la narration en image, partagée entre la logique du <em>strip </em>et celle du roman graphique. La narration intrinsèque au récit écrit est, par exemple, très présente chez les personnages féminins de Violet et Vida, ou encore chez le détective Ames, et relate alors les évènements, abrite les descriptions et trahit les pensées des protagonistes. Elle est en revanche totalement absente des <em>strips</em> qui se consacrent aux enfants où le texte n’est présent que dans les bulles, notamment des monologues de l’enfant, qui constituent le message déterminant de ces planches, au même titre que dans les <em>Peanuts</em>.</p> <p>Seul, donc, dans quelques-uns de ces segments, le texte participe à l’identification d’un narrateur, permettant de répondre aux simples questions «Qui parle? Qui raconte cette histoire?», et c’est alors l’image, et plus précisément la ligne et la couleur, qui vont suppléer à cette absence textuelle identificatrice, au sein de la narration générale fragmentée de cet album. Clowes développe par ce biais l’idée de «point de vue par la ligne», et développe la dimension romanesque du «roman graphique» qui n’était&nbsp; jusque là mentionné dans cette étude que pour ses qualités formelles.Par son hétérogénéité narrative, <em>Ice Haven</em> use de moyens propres à la littérature, disloque le récit et développe, segment après segment, une multiplicité de points de vue qui pourrait se rapprocher de l’évolution qu’a pu subir la narration romanesque au cours du vingtième siècle chez Gide, dans le Nouveau Roman, chez Joyce, en Europe, ou de ce côté de l’Atlantique, chez Faulkner. Ce dernier exemple est d’autant plus prégnant que l’idée de narration déployée par Clowes d’une multiplication de points de vue qui se construirait tant par l’intervention du texte que par l’évolution de la ligne, se rapproche de ce que Faulkner met en place au sein de la narration, en 1929, dans <em>The Sound and The Fury</em> et plus particulièrement dans l’évolution de cette technique atteignant, en 1930, la mise en page de <em>As I Lay Dying</em>. Dans cet autre roman de Faulkner, chaque chapitre, que le patronyme du narrateur s’y exprimant nomme, représente au sein du roman une rupture narrative, un changement de narrateur, mais aussi une rupture stylistique, puisque la quinzaine de personnages qui entourent le dernier voyage d’Addie Bundren se succèderont et s’exprimeront avec le vocabulaire et la verve qui leur sont propre. Cette idée de littérature que développe Faulkner résonne dans la mise en page du roman graphique de Clowes où le titre de chaque chapitre indique le personnage sur lequel se centre la narration, se distingue par une identité graphique propre et une utilisation du texte particulière. Les récitatifs à la première personne de Violet, Vida et Ames, et les soliloques de Charles, ne déclinent-ils pas la technique littéraire du «monologue intérieur»?</p> <p>Mais il s’agit d’un récit en images. Dans le second volume de son <em>Système de la bande dessinée </em>(2011), Thierry Groensteen distingue dans la personne de l’auteur, derrière un <em>narrateur fondamental</em>, <em>trois instances d’énonciation</em> que convoque le récit dessiné: le <em>narrateur</em>, le <em>monstrateur</em> (concernant la mise en image, terme emprunté à André Gaudreault) et le <em>récitant</em> (la <em>voice-over</em>, les récitatifs). Ces instances sont clairement définies dans la narration de l’album de Dan Clowes. Toutefois le travail graphique du monstrateur par son instabilité identitaire et les références qu’il convoque, insuffle un «effet de distanciation» dans la lecture et invite une autre théorie, cette fois de Philippe Marion, celle de «graphiation» qu’il développe dans sa thèse <em>Traces en cases</em>: la ligne en tant que telle se démarque, «s’autodésigne» (1993, p. 26). Or, si le travail du dessinateur est palpable, puisque celui-ci change de mise en page, d’identité graphique, de couleur, d’une planche à l’autre, la ligne invite alors un degré supplémentaire d’autoréflexivité, de réflexion sur le médium même de la bande dessinée, cette fois dans la narration de l’album.Tant par les thèmes intimistes qu’il aborde, la dimension autobiographique des personnages et des évènements qui ponctuent son œuvre, que par le ton décalé et la sophistication de leur mise en image, Dan Clowes s’inscrit dans une bande dessinée éminemment alternative. Mais c’est le constant regard qu’il porte vers le passé, la culture populaire des années cinquante, soixante et soixante-dix, vers la généalogie du mode d’expression qu’il tend à faire évoluer et la réflexion sur le support même de la bande dessinée, les possibilités narratives de ce médium et les différents formats qui l’ont modelé, qui transpirent dans les encrages de ce bédéiste. En associant à ses récits, par la ligne autoréflexive, une interrogation permanente sur la bande dessinée, il fait figure de proue au sein d’une génération d’auteurs d’avant-garde comme Chris Ware ou Seth, qui font définitivement entrer, cette fois-ci par l’image, le neuvième art dans une maturité légitimée jusque-là principalement par les thèmes qu’il pouvait traiter.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>CLOWES, Daniel, <em>Caricature</em>, Seattle, Fantagraphics, 1998.</p> <p>____, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p> <p>____, <em>The Death-Ray</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2011.</p> <p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p> <p>____,<em> Like a Velvet Glove Cast in Iron</em>, Seattle, Fantagraphics, 1993.</p> <p>____, <em>Lloyd Llewellyn</em>, Seattle, Fantagraphics, 1989.</p> <p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p> <p>____, <em>Pussey!</em>, Seattle, Fantagraphics, 1995.</p> <p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2010.</p> <p>GROENSTEEN Thierry, <em>Bande dessinée et narration, Système de la bande dessinée 2</em>, PUF, Paris, 2011.</p> <p>HARVEY, ROBERT C., <em>Milton Caniff: Conversations</em>, Jackson, University Press of Mississippi, 2002.</p> <p>MARION. Philippe, <em>Bande dessinée et narration, Système de la bande dessinée 2</em>, Paris, PUF, 2011</p> <p>SHERIDAN, Martin, <em>Comics and their Creators,</em> New York, Luna Press, 1971 [1944].</p> <p>TOPFFER, Rodolphe,<em> Essai de physiognomonie</em>, Paris, Kargo, 2003.</p> <p><a href="#1">[1]</a><a name="1a"></a> Le personnage dessiné par le père de <em>David Boring</em>.</p> <p><a href="#2">[2]</a><a name="2a"></a> Dans<em> L’Homme qui rit et l’Homme qui crache.</em></p> <p><a href="#3">[3]</a><a name="3a"></a>Tiré de Milton Caniff, «I’m Just a Troubadour Singing for My Supper: An Interview with One of the Masters of Comic Art» (Harvey, 2002: 127).</p> Autoréflexivité CLOWES, Daniel États-Unis d'Amérique FAULKNER, William Intertextualité Média Mélange des genres Narrateur Narration SHERIDAN, Martin TOPFERR, Rodolphe Bande dessinée Tue, 10 Jul 2012 15:22:44 +0000 Alexandre Widendaële 541 at http://salondouble.contemporain.info Et si le fils Kermeur n'existait pas? http://salondouble.contemporain.info/lecture/et-si-le-fils-kermeur-nexistait-pas <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/richir-alice">Richir, Alice</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/paris-brest">Paris-Brest</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Cinquième des romans publiés par l'écrivain français Tanguy Viel,&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;retrace l'histoire d'une famille du Finistère, dont la grand-mère, qui a récemment fait fortune en épousant sur le tard un riche vieillard, est un soir victime d'un cambriolage. Les coupables ne sont autres que son petit-fils et un proche de ce dernier, constamment nommé le fils Kermeur. Ce petit-fils est aussi le narrateur du récit, qu'il nous conte tout en étant lui-même occupé à écrire ce qu'il appelle son «roman familial», soit une version plus «romanesque» (p.178) des mêmes événements. D'emblée, cette mise en abyme instaure un espace de jeu entre le niveau diégétique auquel la narration nous donne accès, et un récit intradiégétique que le narrateur nous dit avoir couché sur le papier:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[…] j'avais ouvert l'histoire sur la mort de ma grand-mère, alors qu'en vérité elle se portait comme un charme, elle buvait du porto blanc, elle voyait jusqu'à la grille du jardin. Mais dans mon livre, non, il y avait son cadavre empoussiéré et toute la famille qui se tenait faussement digne devant le caveau tandis que les fossoyeurs faisaient descendre le cercueil suspendu à une corde (p.175).</p> </blockquote> <p>Cette seconde fiction creusée au cœur même de l'univers romanesque met en évidence les grands topoï empruntés au roman policier ou au film noir dont toute l'écriture de Viel se nourrit. Féru de ce genre fictionnel, qu’il évoque notamment dans un court texte intitulé significativement&nbsp;<em>Hitchcock, par exemple</em>&nbsp;(2010), Viel en maîtrise à merveille tous les codes: chacune de ses intrigues met en scène un protagoniste acculé, par la jalousie ou par la trahison, à commettre un acte désespéré; le tout dépeint dans une esthétique proche des films de Welles ou de Minnelli. Reste à découvrir ce qui se joue entre ces schèmes narratifs et leur&nbsp;<em>ré-actualisation</em>, c'est-à-dire à déterminer comment le recours à une trame actantielle éculée permet à Viel de dépasser les impasses du modèle romanesque traditionnel pour proposer une manière différente de penser le récit. Cette lecture ambitionne de trouver une réponse à cette question en se penchant sur un personnage intrigant, tant le rôle qu’il occupe au sein de&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;est ambigu.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le narrateur comme réceptacle d’une parole et d’un mode d’agir</strong></span></p> <p>Si le fils Kermeur ne semble pas être à proprement parler un ami du narrateur, il dispose néanmoins d'une influence considérable sur la parole et la manière d'agir de celui-ci. Au fil du roman, le lecteur prend progressivement conscience que le discours du fils Kermeur imprègne de manière indélébile la narration, à tel point que les opinions, les valeurs et les actions de ce personnage atypique remplacent souvent les représentations du narrateur. Son ascendant sur ce dernier est tel que le vocabulaire dont il use parvient, dès les premières pages du roman, à conditionner la perception que le narrateur a du monde qui l’entoure:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Mais où donc avait-il été chercher une expression pareille et si cristalline en même temps, si efficace que je ne pouvais plus jamais faire comme si je ne l'avais pas entendue, la vieille dame. Et d'une certaine manière il avait gagné: pour moi aussi ma grand-mère était devenue «la vieille dame» (p. 12).</p> </blockquote> <p>Les quelques syntagmes que le narrateur emprunte au lexique du fils Kermeur transforment le regard qu’il pose sur sa grand-mère,&nbsp;<em>étrangéisant</em>&nbsp;ce visage autrefois familier pour le réduire à une figure archétypale. Il est intéressant de constater que cette contamination de point de vue opère un glissement d’un niveau fictionnel à l’autre: réduite à n’être plus que «la vieille dame», la grand-mère du narrateur se voit dépouillée de l’affectivité qui la relie à son petit-fils pour incarner parfaitement le rôle de la victime dans le «roman familial» qu’écrit ce dernier. Elle n’est plus, somme toute, que l’un des personnages d’une trame narrative maintes fois revisitée:&nbsp;&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[...] quand le fils Kermeur sort de prison pour se venger, [...] je peux expliquer comment on en est arrivé là. La vérité en somme. La fortune d'Albert. Le Languedoc-Roussillon. Le cambriolage chez la vieille dame (p.177).</p> </blockquote> <p>Bientôt, ce ne sont plus quelques mots mais des pans entiers de discours que le narrateur calque sur celui du fils Kermeur, comme lorsque, interrogé par l'inspecteur à propos du cambriolage qui a eu lieu dans l'appartement de sa grand-mère, il répète à la virgule près les propos prescrits par son comparse deux pages plus tôt (pp. 105 et 107). Privé d'une parole qui lui soit propre, le narrateur se confond dès lors de plus en plus avec ce personnage, tant ce dernier dicte jusqu'au moindre de ses agissements. Incitant le narrateur à demeurer à Brest lorsque ses parents sont contraints de s'exiler dans le Languedoc-Roussillon, le fils Kermeur réussit sans trop de difficultés à le convaincre de voler sa grand-mère, pour lui prescrire ensuite le comportement qu'il adoptera lorsqu'il se retrouvera face à la police. Tandis que l’influence du fils Kermeur sur le narrateur se fait grandissante à mesure que le roman avance, elle atteint son apogée au moment du cambriolage, confrontant le lecteur à un narrateur qui semble désormais dénué de toute volonté propre:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tout ce que le fils Kermeur a voulu ce soir-là, on l'a fait. Même s'asseoir au comptoir, même commander du gin tonic, c'est lui qui l'a voulu&nbsp;(p. 132).</p> </blockquote> <p>La passivité du narrateur de&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;devient de la sorte le lieu d’inscription d’un discours qui ne lui appartient pas, mais dont il est le parfait réceptacle.&nbsp;&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le fils Kermeur: alter ego agissant</strong></span></p> <p>Pourtant, on en vient à douter de l'existence du fils Kermeur, qui pourrait bien n’être qu’une identification imaginaire du narrateur de&nbsp;<em>Paris-Brest</em>, tant le comportement de ce dernier s'assimile à l'agir et au dire de ce protagoniste. Le fait que le narrateur rapporte exclusivement des paroles que le fils Kermeur et lui-même échangent seul à seul, excepté dans son «roman familial» où il lui arrive d'exposer Kermeur à d'autres personnages tandis que sa propre figure n’apparaît jamais, conforte cette hypothèse. Le fils Kermeur ne s'adresse à aucun moment aux autres personnages du récit, si ce n'est par l'entremise du narrateur. Quand le vigile d'une grande surface les surprend, enfants, en train de voler des bonbons, il n'appréhende que le narrateur; le fils Kermeur s'est volatilisé (p.84). Lorsque la mère du narrateur passe devant l'ami de son fils, elle fait semblant de ne pas le voir... ou peut-être ne le voit-elle pas? Au début du roman, le narrateur rapporte une conversation du fils Kermeur avec sa mère, mais les paroles de cette dernière ne s'adresse pas à lui:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[...] je continuais d'entendre&nbsp;<em>sous mon crâne</em>&nbsp;cette&nbsp;<em>improbable</em>&nbsp;conversation de lui et de ma mère, inacceptable, disait l'un, c'est un marché inacceptable, et la voix de ma mère qui venait s'y superposer: je&nbsp;<em>te</em>&nbsp;rappelle aussi que tu n'es pas majeur, que nous sommes responsables de toi devant la loi (p.17).</p> </blockquote> <p>Le pronom personnel désigne clairement le narrateur comme destinataire de la parole de sa mère, ce qui laisse supposer soit qu'elle choisit délibérément de ne pas adresser la parole à Kermeur, soit que ce personnage et son fils ne font qu'un et que ce sont ses propres propos que le narrateur rapporte ici. Le fait que la narration spécifie que cet échange verbal résonne dans la tête du narrateur, tout en soulignant son caractère invraisemblable, achève de mettre en doute son authenticité. La voix du fils Kermeur apparaît plutôt comme le produit de l’imagination du narrateur.</p> <p><em>Paris-Brest</em>&nbsp;abonde d'autres indices textuels qui visent à confondre ces deux personnages, faisant d'eux les pendants actif et passif d'une même instance narrative. Tout d'abord, le rôle prépondérant que le narrateur prête au fils Kermeur dans son «roman familial» contraste avec le rôle secondaire qu'il se contente d'assumer au sein de la diégèse: dans l'imagination du narrateur, Kermeur devient une figure forte d'opposition à la mère, sorte d'alter ego agissant du narrateur, tandis que sur le premier plan de la diégèse, il n’engage jamais une confrontation directe avec elle. Viel élabore également certaines anacoluthes qui tendent à gommer les différences entre les deux énonciateurs, du type: «[...] toutes ces pages sur moi surtout, le fils Kermeur et nous deux dans la nuit orangée qui embrumait la rade» (p.147). Enfin, il arrive au narrateur lui-même de qualifier le fils Kermeur d'«ectoplasme» (p.111), mettant ainsi en doute la corporéité de ce personnage.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Rejouer les codes du genre pour mieux les déjouer</strong></span></p> <p>L'enjeu n'est toutefois pas tant d'établir l'inexistence du fils Kermeur que de montrer que cette figure narrative intervient davantage comme force motrice de l’action que comme acteur sensible du récit. Le fait que Kermeur n’existe qu’en tant que projection imaginaire du narrateur ne l’empêche pas de posséder un pouvoir tangible sur ce dernier. Au contraire, il semble justement que ce soit en vertu de son incorporéité que cette figure exerce un tel ascendant sur l’instance en charge de la narration. Plutôt que personnage jouissant d’une certaine autonomie au sein de l’histoire, le fils Kermeur apparaît comme l’incarnation d’une posture romanesque archétypale, qui emprunte apparence et attitude aux figures du roman policier et du film noir:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Non, je n'ai pas rêvé quand j'ai écarté le rideau blanc et que j'ai vu, oui, comme sortie du granit usé, j'ai vu cette silhouette posée là, comme une ombre inscrite à même l'horizon, le fils Kermeur devant la grille, et il attendait (pp.169-170).</p> </blockquote> <p>C’est en vertu de ce statut de parangon narratif que ce personnage exerce un effet certain sur la figure passive du narrateur. À travers lui s’exerce tout le canevas minutieusement réglé de la fable policière, qui dicte au narrateur le déroulement de sa propre intrigue romanesque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[...] dès que je me suis mis à mon bureau parisien pour écrire mon roman familial, j'ai eu ce rire dans les oreilles, le rire du fils Kermeur, et c'est avec ce rire-là que me sont venues mes phrases, que me sont venus le ton du livre et la couleur du livre (pp.172-173).</p> </blockquote> <p>Plus que l'agencement du récit qui se révèle, somme toute, conforme à nos attentes de lecteur occidental, c'est l'emprise qu'exerce l’archétype romanesque –incarné par le personnage du fils Kermeur– sur le narrateur qui importe. L’intrigue policière ne sert que de&nbsp;<em>pré-texte</em>&nbsp;au roman: elle fonctionne comme un canevas qui permet à Viel d’interroger la possibilité pour le sujet de se raconter au travers d’une langue qui est toujours déjà traversée, modelée, déterminée, etc. par une multitude d’autres.&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;apporte une réponse novatrice à cette question, en mettant en place une posture énonciative capable de rejouer –tout en s’en maintenant à distance– les poncifs du genre policier, dans l’écart qui sépare le récit diégétique auquel se livre le narrateur et le roman dont il est lui-même l’auteur.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/et-si-le-fils-kermeur-nexistait-pas#comments France Narrateur Narration Récit Roman policier Stéréotypes Théories du récit VIEL, Tanguy Roman Thu, 31 May 2012 15:29:50 +0000 Salon double 563 at http://salondouble.contemporain.info