Salon double - Art et politique http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1305/0 fr L'ère du constat? http://salondouble.contemporain.info/lecture/lere-du-constat <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gravel-jean-philippe">Gravel, Jean-Philippe</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/bleeding-edge">Bleeding Edge</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La charge éditoriale de <em>Bleeding Edge </em>trouve probablement sa source dans <em>The Road to 1984</em>, un court essai publiée dans <em>The Guardian</em> le 3 mai 2003, et qui aura aussi servi (dans une version plus longue) de préface à une édition commémorant le centenaire de George Orwell cette même année, publiée chez Plume. Pynchonien, <em>Bleeding Edge </em>l’est sans conteste: les théories de conspiration y abondent toujours autant (et, la proximité historique des catastrophes du 11 septembre aidant, semblent même nous rattrapper); les échevaux parallèles de l’histoire et du savoir technique y sont toujours aussi inextricablement liés aux plus délirantes spéculations, et, si l’on consent à lui reconnaître un rythme plus digeste que dans le roman qui l’imposa à l’apogée de ses facultés cannabinoïdo-mentales d’illisibilité (<em>Gravity’s Rainbow</em>, pour ne pas le nommer), on constate que, bien qu’assagi quelque part, le Thomas Pynchon de <em>Bleeding Edge </em>est encore porté, de ses digressions sur les effets néfastes du Web à ses portraits de fêtes sans fin, explosions de vitalité qui ne semblent aller nulle part, par la fougue potache et adolescente d’un des&nbsp; plus juvéniles et <em>geek </em>auteurs américains encore vivants à 76 ans. La nouveauté, ici, étant qu’il s’applique à mettre à jour les problématiques d’un prédécesseur, soit celle, Orwellienne, du panoptisme et du contrôle social, en accord avec les développements plus récents qu’elle a connu dans l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre, au tournant du millénaire.</p> <p>&nbsp;</p> <p>«What is perhaps [the most] important, to a working prophet, is to see deeper than most of us in the human soul. [And] the internet [...] promises social control on a scale [...] quaint old 20<sup>th</sup>-century tyrants with their goofy moustaches could only dream about», avançait-il dans <em>The Road to 1984</em>, déjà comme manière de rappeler comment les nouvelles technologies de communication se contentaient peut-être de reconduire un vieux principe du <em>doublespeak</em>: «La liberté, c’est l’esclavage». Publié en 2013, mais diégétiquement situé entre le printemps et l’automne 2001 (deux ans avant la parution de l’essai sur Orwell), Pynchon prête alors à celui de ses personnages (Ernie Tarnow, qui est le père de l’héroïne du roman, Maxine Tarnow, une détective spécialisée dans les affaires de fraude, et ici aspirée dans une affaire de détournements de fonds impliquant la Grande Toile) qui se plie le mieux à une fonction de porte-voix à l’indignation pynchonienne, les paroles oraculaires suivantes:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Call it freedom, [Internet]’s based on control. Everybody connected together, impossible anybody should get lost, ever again. Take the next step, connect it to these cell phones, you’ve got a total Web of surveillance, inescapable. You remember the comics in the <em>Daily News</em>? Dick Tracy’s wrist radio? it’ll be everywhere, the rube’s all be begging to wear one, handcuffs of the future. Terrific. What they dream about at the Pentagon, worldwide martial law. (<em>Bleeding Edge,</em> p. 420).</p> </blockquote> <p align="center">*</p> <p>Ne serait-ce que pour son absence d’équivoque, ce genre de charge a de quoi étonner. En 2003, dans son essai, Thomas Pynchon qualifiait l’écrivain de «prophète au travail» —&nbsp;<em>working prophet</em>, et le fait qu’il l’ait fait dans le contexte d’un hommage à Orwell invite à le prendre au sérieux, d’autant plus qu’il ne manquait pas du même coup de faire écho à Don DeLillo qui disait, dans une entrevue de 1997 (accompagnant <em>Underworld</em>) et sur un ton plus péremptoire: «Novelists don’t follow, novelists lead. [...] [I]t’s our task to create a climate, to create an environment, not to react to one. We as novelists have to see things before other people see them<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>.»</p> <p>&nbsp;</p> <p>Or, ce rôle peut-il encore être tenu? Pour tâcher de répondre à cette question, encore faut-il départager la «prophétie» susmentionnée de la simple prédiction. La prophétie, au contraire de la prédiction, se soucie moins de détails que de viser au cœur du problème, détecté par l’écrivain à son état germinatoire de «premier jets d’un futur épouvantable»&nbsp;(ou de <em>first drafts of a terrible future</em>, comme le dit Pynchon dans son essai). Aussi, reconnaître en Orwell un prophète ne proviendrait pas du genre d’assimilation qui tendrait à rapprocher, par exemple, des «télécrans» que hantent la figure moustachue et le regard omniprésent de Big Brother dans <em>1984</em> aux écrans plasma bidirectionnels d’aujourd’hui (par ailleurs dotés d’une caméra et d’un micro, dont on ignore si, en les fermant, ils ne se contentent pas de ne dormir que d’un œil, pour ainsi dire). Le prophétisme d’Orwell serait plutôt à entendre en ceci qu’il aurait su reconnaître très tôt le maintien d’une sorte de «volonté persistante&nbsp;au fascisme»&nbsp;(<em>will to fascism</em>), lequel (sans que la victoire des forces de l’Axe y change quoi que ce soit), n’aurait même pas atteint aujourd’hui son plein potentiel. Les plus récentes avancées de la technologie ne seraient alors que les derniers avatars de cette expansion, de même que l’agent de ses dernières mutations, dont la tendance irait toujours progressant vers une forme de soumission consentie, «démocratique» et facile à utiliser. Au reste, rappelle Pynchon au lecteur oublieux (et bien que cette théorie soit maintenant contestée), le World Wide Web a d’abord été conçu par (et pour servir) le complexe militaro-industriel.</p> <p align="center">*</p> <p>Reste qu’il est difficile d’évaluer, pour des raisons évidentes, dans les œuvres de l’extrême contemporain cette dimension possiblement prophétique, le temps de la réception étant trop proche pour confirmer ou infirmer, ou simplement identifier, ce qui y aurait été anticipé. Mais je ne pense pas moins que la vitesse avec laquelle le «futur» —&nbsp;spécialement du côté des technologies de communication —&nbsp;semble faire irruption dans notre présent, avec ses nouveaux outils et ses nouveaux paradigmes, rend particulièrement difficile de prétendre à une telle posture — cette accélération se révélant telle qu’elle ne peut plus tant inspirer les prognostics imaginatifs de l’écrivain de fiction qu’être tout simplement <em>constatée</em> autour de nous, comme dans les œuvres d’écrivains que leurs temps pouvaient encore accorder le luxe de la prescience. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Comme dans l’exemple de l’extrait plus haut cité, Pynchon, qui a installé les événements de <em>Bleeding Edge </em>dans un passé récent, ne semble plus pouvoir faire autrement que <em>mettre en scène </em>un discours qu’on pourrait qualifier de prophétique, mais trompeur, en ceci qu’il demeure reporté dans un moment du passé, peut-être le dernier moment du passé où cela était encore possible. Car dans le présent de sa lecture, il ne peut être reçu que comme un constat déguisé sur&nbsp;la montée en flèche de la cybersurveillance et son potentiel totalitaire. Libre au lecteur d’en mesurer, d’en apprécier ou contester la «justesse» ensuite; chose certaine, les éléments de confirmation ou d’infirmation sont à sa portée, aussi certaines que son prochain iPhone ne s’activera pas («handcuffs of the future») s’il ne reconnaît pas ses empreintes digitales. Dès lors, si on lie cette prédiction Orwellienne au commentaire que Pynchon même a fait de <em>1984</em> (lecture portée de bout en bout sur le constat de la croissante actualité de ce roman), il semble que ce romancier ne se présente pas tant comme un «prophète au travail» qu’un «fact-checker» qui, après contre-vérification, serait appelé à constater tout simplement la qualité prophétique des œuvres qui ont précédé la sienne, comme si l’heure, entre les romans d’anticipation du passé et l’état actuel (accélérant) du présent, était venue de régler des comptes, non sans une certaine urgence.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Certes, il est évident que dans cette <em>Thomas-Pynchon Land</em> dont l’étendue historique n’a de cesse de s’accroître&nbsp;de livre en livre (de l’établissement de la ligne Mason &amp; Dixon de <em>Mason &amp; Dixon </em>(1997), au far-west virtuel du World Wide Web avec <em>Bleeding Edge</em> (1948-1984-2001-2003-2013)), on ne cessera de voir émerger certaines «contreforces» soucieuses de préserver les dimensions de l’expérience à distance de la rapacité des intérêts politiques et privés, en se créant, par exemple, des réseaux alternatifs de communication, comme le système postal W.A.S.T.E. de <em>Crying of Lot 49</em>, ou le «Dark Web» évoqué dans <em>Bleeding Edge</em> aujourd’hui («Dark Web»&nbsp;qui, aux dernières nouvelles, a fait scandale en laissant découvrir un site par lequel il était possible de se faire livrer de la drogue comme on se ferait livrer un livre de chez Amazon à prix coupé ou des pizzas de chez <em>Domino’s Pizza</em> prédécoupées elles aussi<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>). Comme il est évident que dans cette lande Techno-Pynchonienne, nous serons encore exposés à voir se manifester l’inexpliqué sous la forme de revenants, d’ectoplasmes ou de zombies contreculturels bien parés à s’immiscer dans le <em>meatspace </em>de la réalité quotidienne, ne serait-ce qu’à titre de troublantes hallucinations, ou d’avatars irrepérables issus du monde de <em>Second Life</em>. Mais s’agit-il là vraiment de <em>prophéties </em>au sens strict, ou des divagations linéamenteuses d’un auteur qui, malgré son obsession des savoirs, cache de sa propre ironie son effort à imaginer encore, dans le monde de sciences dures qui l’obsède, le plus improbable, fabulé des mariages avec le monde du spirituel? Quoi qu’il en soit, il semblerait dès aujourd’hui qu’on puisse s’attendre à ce que le rôle de contre-vérificateur de ce que leurs prédécesseurs <em>auront su voir </em>de notre présent ou de notre passé récent (ce dont la littérature ne manque pas) fusse appelé, de plus en plus, à obséder les écrivains.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Maria Moss, «&nbsp;Writing as a deeper form of concentration&nbsp;», <em>Sources</em>, printemps 1999, p. 88. C’est aussi un propos qui est dans un essai de Pierre Bayard <em>Demain est écrit</em> (2005, coll. «Paradoxes», Paris&nbsp;: éd. de Minuit), en se limitant toutefois à l’anticipation de drames personnels à venir dans la vie d’une poignée d’auteurs.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> <a href="http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs" title="http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs">http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs</a></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lere-du-constat#comments Amérique Art et politique Culture Geek Cyberespace États-Unis d'Amérique Internet PYNCHON, Thomas Roman Wed, 30 Oct 2013 22:34:32 +0000 Jean-Philippe Gravel 796 at http://salondouble.contemporain.info Une violente mélancolie http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kampuch-a">Kampuchéa</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><em>Kampuchéa</em> naît d’une fascination ancienne chez Patrick Deville pour les aventuriers et pour les voyages dans les pays éloignés et peu connus, de préférence des anciennes colonies ou des dictatures bureaucratiques sur le déclin. On devine donc que c’est autant du récit de voyage que du reportage politique que tient ce nouvel ouvrage, qui fait suite à<em> Pura Vida. Vie &amp; mort de William Walker</em> (2004), <em>La tentation des armes à feu</em> (2006) et <em>Équatoria</em> (2009). Après avoir traîné ses carnets en Amérique du Sud, en Amérique centrale et en Afrique, il rend compte dans <em>Kampuchéa</em> d’un voyage en Asie du Sud-est, l’Indochine de jadis, plus particulièrement au Cambodge où il s’arrête longuement. Prenant une distance ironique avec le pèlerinage mondain où le voyageur marche sur les traces de ses prédécesseurs afin de renouer avec l’atmosphère du bon vieux temps de l’ère coloniale, Deville est plutôt préoccupé par les traces des conflits du passé dans les tensions politiques du présent.<br /><br />Le nouveau volet de cette «petite entreprise braudelienne» (68) a comme ambition de mettre au jour les rapports de proximité entre la France et le Cambodge. Mais derrière cette visée quelque peu didactique se dessine un plan nettement plus retors. Avec comme prétexte officiel d’assister aux récents procès des Khmers rouges, Deville en profite plutôt pour monter ce «roman», bric à brac baroque constitué de cinquante-quatre courts chapitres présentant en alternance biographies réelles ou à demi imaginaires, considérations autobiographiques, références littéraires (Conrad, Loti, Malraux, Greene, Lowry), cinématographiques (Mankiewicz, Coppola), notes de voyage et stratégies géopolitiques. Partant de l’explorateur Henri Mouhot<strong><a href="#note1a">[1]</a></strong><a name="note1"></a>, dont la découverte des temples d’Angkor en 1860 marque l’année-zéro de ce récit, Deville reconstitue les différentes guerres d’Indochine, les voyages d’un géographe sous la colonisation, puis les années de jeunesse des principaux Khmers rouges à Paris au début des années cinquante, pour finalement aboutir aux fameux procès qui ont récemment attiré l’attention sur le Cambodge. Partant d’un premier postulat assez simple, qui vise à regarder les événements d’actualité avec un léger recul historique, il se garde bien de donner une «explication» à de telles associations, sinon que les récents procès auxquels il assiste n’ont de sens que si on les soumet à une mise en perspective «dans une durée moyenne, sur un siècle et demi» (143). Du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingt et unième, il y aurait une seule période historique que Deville tente de saisir comme une entité organique.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>La tentation des armes à feu</strong></span><br /><br />Ce ne sont pas les sentiers balisés qui intéressent Patrick Deville, mais il n’a pas non plus l’âme de l’explorateur; il aime bien repasser là où d’autres ont laissé des marques, marques visibles, mais sur le point de s’effacer. Devant l’impossibilité d’arpenter de nouveaux territoires comme le faisaient les cartographes du dix-neuvième siècle, il se voit contraint de marcher dans leurs pas et d’observer les changements du monde. Il tente donc de saisir la grande Histoire en la personnalisant, en l’incarnant dans les hommes l’ayant façonnée, car «une vie d’homme de durée moyenne est un bon instrument pour mesurer l’Histoire» (22). Mais à quelle mesure peut-on soumettre le bloc monolithique de l’histoire? Il s’agit de jauger son poids, son pouvoir, la façon dont elle broie les hommes, les innocents comme ceux qui ont eu «la tentation des armes à feu» (72). Cette tentation est insistante dans l’œuvre de Deville. Toutefois, à la ferveur révolutionnaire, se mêle aussi un goût tout rimbaldien pour une sortie de la littérature. «Souvent, les écrivains, à l’inverse, voudraient agir, peser sur l’Histoire, la marche du monde, ou brasser des millions, quitter le labeur du papier. Vendre des armes en Abyssinie. Souvent les écrivains pourtant ne savent qu’écrire. Bons qu’à ça» (69). Les récits de voyage auxquels se livre Deville apparaissent donc comme un retrait du monde, le choix d’une posture d’observateur qui témoigne d’un manque de foi quant à la possibilité de «peser sur l’Histoire» (69). Le fantasme de l’Abyssinie trahit une sorte d’impensé: faut-il préciser qu’il existe une grande différence entre vendre des armes et les utiliser?<br /><br />À la fin des années soixante, plusieurs militants de la Gauche Prolétarienne, afin de mieux se mesurer au mouvement de l’histoire, décident d’aller travailler en usine, et de suivre l’injonction de Mao qui invitait à brûler les livres et à se fondre dans les masses. Ce postulat anti-autoritaire visait à invalider l’idée que les intellectuels peuvent enseigner aux masses la conscience de leur domination. Deux amis de l’auteur, les frères Olivier et Jean Rolin ont d’ailleurs fait récit de ce moment singulier de l’histoire politique française<strong><a href="#note2a" name="note2">[2]</a></strong>. Cette amitié, loin d’être anecdotique, semble indiquer une filiation à la fois littéraire et politique. Ainsi, si Deville est trop jeune pour avoir milité dans la GP (il est né en 1957), il est néanmoins l’héritier de cette conception de la littérature. Mais cette sortie de la littérature est une arme à deux tranchants, une tentation doublée d’un danger. Et si Deville peut doucement fantasmer sur la possibilité pour l’écrivain de sortir de l’inaction de l’écriture, les Khmers rouges, eux, peuvent provoquer une réelle disparition de la littérature. Pol Pot a lu <em>Une saison en enfer </em>et dès qu’il prend le pouvoir, il en interdit la publication. La pulsion révolutionnaire de la <em>tabula rasa</em> se manifeste par une disparition du papier, de l’écrit, des traces que la littérature peut laisser. Les seules traces écrites du régime de Pol Pot sont les retranscriptions des interrogatoires des prisonniers politiques. Ce péril semble alimenter chez Deville un certain scepticisme face à la volonté «d’agir sur le monde». Il ne contribue pas à la «marche du monde», il la regarde, décidant finalement de ne pas «sortir» de la littérature. En effet, observateur détaché, quelque peu dandy avec ses goûts pour les alcools forts, il se livre à l’exercice quotidien de la lecture de journaux et c’est entre autres par cette lorgnette qu’il observe le monde. Comme dans ses autres livres, c’est souvent par des faits divers (par exemple: la suffocation de David Carradine par autostrangulation érotique) ou par les événements politiques du présent que Deville accède à l’histoire. Loin d’une méthode historienne rigoureuse, l’observation des mœurs de ses contemporains et ses lectures souvent inusitées le font pénétrer les rouages de l’histoire. Il y entre par la petite porte, posture édictée par son peu de foi dans la possibilité pour les écrivains d’avoir un impact sur le cours des événements. Le désenchantement qui suit l’échec des entreprises collectivistes semble se transformer carrément en méfiance du politique.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Les deux corps de Pol Pot</strong></span><br /><br />La mise en scène de la mort (ridicule) de David Carradine fait écho à celles, historiquement plus importantes, de Che Guevara ou de Pol Pot. Dans notre époque «plus warholienne qu’hegelienne» (107), les rois ont encore et toujours deux corps. Or, l’opposition ancienne entre corps réel et corps dynastique est ici soumise à une étrange mutation, Deville troquant le second pour un corps médiatique: «Mais comme le roi autrefois, chacun aujourd’hui a deux corps. Celui-là est médiatique.» (65) Ainsi, le corps médiatique, «inconscient, sanguinolent», de Sondhi Limthongkhul, leader des Chemises jaunes de Thaïlande, est exposé à la télévision. L’incinération de Pol Pot, sa mise en bière, puis sa carcasse jetée parmi les&nbsp; pneus arrosés d’essence, elles aussi, seront filmées.<br /><br />Cette référence aux deux corps du roi, plus qu’une allusion érudite comme Deville a l’habitude d’en faire, indique véritablement une réflexion sur le pouvoir et sur le temps. Cette doctrine élisabéthaine permet de saisir les rapports de la royauté à ses modes de représentation<a name="note3"></a><strong><a href="#note3a">[3]</a></strong>, mais aussi à sa <em>pérennité</em>. La pérennité du régime monarchique se maintenait dans la foi: non pas une foi en Dieu, mais bien une foi dans l’éternité du roi par son élection <em>par</em> Dieu. Deville attire notre attention sur les similitudes entre les différentes représentations du roi qui l’inscrivent dans une temporalité longue. Mais plus concrètement, le pouvoir de l’image du roi ne survit que le temps d’une dynastie ou d’un régime monarchique ― ne l’oublions pas, les rois se font parfois trancher la tête, liquidant du même coup leurs deux corps. Toutefois, les représentations royales ont maintenant cédé leur place à de plus éphémères représentations médiatiques.<br /><br />La substitution du corps monarchique par un corps médiatique éclaire l’ensemble de l’entreprise de Deville. Contrairement à Michon, ce ne sont pas les écrivains qui l’intéressent ici, mais bien les hommes politiques. Dans <em>Corps du roi</em> (Lagrasse, Verdier, 2002), Pierre Michon s’amuse à représenter les écrivains en rois déchus, inadéquats dans une république démocratique des lettres contemporaine. Sur les photographies les représentant, on voit à la fois leurs carcasses mortelles d’écrivains pochards, et leur pérennité dans la Grande Littérature qui les dépasse. Légèrement plus iconoclaste, Deville dénature les deux corps du roi pour les ridiculiser. Dans notre monde warholien, les représentations ne revêtent plus aucune signification sacrée, et c’est à la jungle médiatique que sont livrés les morts. On peut alors se demander ce qui est plus macabre: la «gloire anthume» qui pesait sur David Carradine, ou la gloire posthume d’un dictateur dont l’exécution fut filmée puis diffusée?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le fond de l’air est rouge</strong></span><br /><br />À quoi rime cette quête à travers le Cambodge, cette pulsion d’aller au bout du monde pour assister au procès des Khmers rouges sinon à une volonté de voir les têtes des rois tomber, ne serait-ce que symboliquement? Deville reste discret sur ses velléités révolutionnaires même s’il est clair qu’il a eu jadis des sympathies pour les «utopies». On peut tout de même légitimement s’interroger sur les raisons paradoxales qui le poussent à s’intéresser aux dictatures communistes, à insister sur la déroute des régimes «rouges». À l’inverse du roi dont la postérité s’incarnait dans la carcasse mortelle du roi suivant, Pol Pot trouve bien peu de mortels pour reprendre le flambeau. Les dictatures communistes se font de plus en plus rares. Sur la rue de l’Insurrection Générale, à Saigon, on peut voir la «météorite rouge sang d’une Ferrari Testa Rossa, devant la boutique Louis Vuitton» (93). Si le fond de l’air a déjà été rouge en l’Indochine, maintenant, les voitures de sport lui font bonne compétition.<br /><br />Mais au-delà de l’opposition un peu schématique entre l’ancien monde communiste et le nouveau monde capitaliste, ce que Deville met en scène, c’est surtout le chevauchement des temporalités qui rend compte de la courte durée des régimes politiques, souvent plus courts qu’une vie d’homme. Ainsi, il constate la lenteur des procès [«toutes ces années pour juger» (105)] alors que les Khmers rouges avaient fait un à deux millions de morts en quatre ans, soit le quart de la population totale du Cambodge. Cette brièveté de ces régimes politiques implique nécessairement une sorte de rapidité dans leur cristallisation. Ainsi, les Khmers rouges, avant de devenir des bourreaux sanguinaires, vivaient leur jeunesse à Paris, jeunes idéalistes qui lisaient <em>Le Monde</em> et passaient leur journée sur les terrasses. «La Terreur peut naître ainsi.» (45) Le rêve du communisme appartient au passé pour Deville et, comme pour plusieurs historiens aux allégeances conservatrices, la Révolution est toujours associée à la Terreur: «[...] au milieu des années soixante-dix, j’ai rêvé des tables rases. On arrête tout, on recommence. Le slogan courait de l’Europe à l’Amérique latine. D’autres jeunes idéalistes sans doute préparent aujourd’hui les utopies meurtrières de demain.» (38) Deville pose ainsi une question quelque peu cynique, qui témoigne de l’ambivalence de sa position politique: les révolutions deviennent-elles systématiquement des utopies meurtrières?<br /><br />Le temps déployé dans <em>Kampuchéa</em> est double. Il est certes assez commun de parler d’un temps écartelé ou d’un temps spectral<a name="note4"></a><strong><a href="#note4a">[4]</a></strong> dans les récits contemporains. Mais ici, c’est plutôt un temps de l’éphémère et du pérenne qui cohabitent: la vie d’un homme s’avère la mesure idéale pour voir ce qui disparaît (en l’occurrence ici: pratiquement tous les communismes de la planète) et ce qui reste (la barbarie et toutes les formes qu’elle peut prendre). La conscience de cette double temporalité fait prendre à Deville une nette distance par rapport à tout engagement, dont la forme la plus contemporaine prendrait ici les apparences d’une foi envers la justice internationale. Il donne d’ailleurs la parole à plusieurs intervenantes entretenant de sérieux doutes quant aux effets réels du procès des Khmers Rouges monté de toutes pièces par les Occidentaux. À quoi bon s’engager si toute manifestation du politique se transforme en barbarie et de plus, est complètement éphémère?<br /><br />Sous ses apparences de dandy détaché, Deville conserve-t-il tout de même quelque chose de l’idéal révolutionnaire? Après avoir exposé le cynisme absolu des dictatures communistes, il finit son livre avec l’espoir du printemps arabe et de la Révolution. Ne se laissant pas tout à fait aller à un naïf optimisme, il conclut, sarcastique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Et il m’était apparu ce soir-là, silencieux tous les deux, à un léger haussement d’épaules du vieillard après le passage des hordes rouges sous la pluie battante, alors que nos regards s’étaient croisés, qu’il retrouvait son calme, posait deux petits verres d’alcool de riz sur la table, que nous pouvions souscrire ensemble à ce principe selon lequel, s’agissant de nos contemporains, dès lors que nous ne sommes ni emprisonnés, ni réduits en esclavage, ni suppliciés, il n’y a décidément rien à leur reprocher. (253)</p> </blockquote> <p><em>Kampuchéa</em> présente les signes d’une politique de la littérature paradoxale. Comme plusieurs écrivains de sa génération, Deville entretient un rapport pour le moins ambivalent aux utopies collectivistes et aux possibilités émancipatrices des masses. Mais ce désaveu du politique est contredit par ce fantasme alimenté d’une sortie de littérature, d’un <em>passage à l’action</em>, passage toutefois interdit par le risque qu’il comporte. L’écrivain est ici pris dans une double impasse: avoir une prise sur l’histoire s’avère une chose impossible dans l’espace littéraire (d’où la volonté de s’en échapper), et il est tout aussi impossible pour les projets collectifs de ne pas se transformer en machine barbare. Les précédents ouvrages de Deville investissaient ce paradoxe de façon fertile. Sa folle érudition conjuguée à son humour grinçant formaient un cocktail légèrement acidulé, mais tout à fait buvable. Ici, le paradoxe semble se transformer en cul-de-sac: en reste une littérature qui certes, n’est pas aveuglée par les lumières de la révolution, mais qui risque de patauger dans une ambivalence à la mélancolie quelque peu morbide. Même si visiter les ruines d’Angkor à la suite de Pierre Loti peut receler un parfum exotique, cela peut aussi mener à la certitude qu’il est impossible que l’histoire ne se répète autrement qu’en tragédie.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>APOSTOLIDÈS, Jean-Marie,<em> Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />DEVILLE, Patrick,<em> Kampuchéa</em>, Paris, Seuil (coll. Fiction &amp; cie), 2011.<br />KAPLAN, Leslie, <em>L’excès-usine</em>, P.O.L., 1987 [1982].<br />KANTOROWICZ, Ernst, <em>Les deux corps du roi</em>&nbsp; dans <em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957].<br />MARIN, Louis, <em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />ROLIN, Jean, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996.<br />ROLIN, Olivier, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil, (coll. Fiction &amp; cie), 2002.<br />RUSSEL, Lionel, <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (coll. Chaoïd), 2005.</p> <p><strong><a href="#note1">[1] </a></strong><a name="note1a"></a> Henri Mouhot (1826-1861): explorateur français qui fit connaître la culture khmère aux Français par son journal, publié en feuilleton dans <em>Le Tour du monde</em>. C’est la gloire disparue de cette civilisation que les Khmers rouges tenteront de faire revivre. On le sait, l’histoire se répète...</p> <p><strong><a href="#note2">[2]</a></strong>&nbsp;<a name="note2a"></a>Jean Rolin, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996; Olivier Rolin, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil. coll. «Fiction &amp; cie», 2002. On lira aussi à profit le récit de Leslie Kaplan, <em>L’excès-usine </em>(P.O.L., 1987 [1982]) qui rend magnifiquement compte de l’expérience de «l’établissement».</p> <p><strong><a href="#note3">[3]</a></strong> <a name="note3a"></a>C’est ce qui a intéressé Ernst Kantorowicz dans<em> Les deux corps du ro</em>i (<em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957]), mais aussi Louis Marin (<em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981) et Jean-Marie Apostolidès (<em>Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981).</p> <p><strong><a href="#note4">[4]</a></strong><a name="note4a"></a> Lionel Russel en a fait l’exposition dans <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (Chaoïd), 2005.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie#comments Action politique Art et politique Colonisation Combat Communisme Contestation Décolonisation DEVILLE, Patrick Dictature Engagement France KAPLAN, Leslie Lutte des classes Marxisme MICHON, Pierre Parole littéraire Politique Pouvoir et domination Récit de voyage ROLIN, Jean ROLIN, Olivier Roman Mon, 11 Jun 2012 17:47:14 +0000 Julien Lefort-Favreau 527 at http://salondouble.contemporain.info Derrière les rideaux de scène http://salondouble.contemporain.info/lecture/derri-re-les-rideaux-de-sc-ne <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-ravissement-de-britney-spears">Le Ravissement de Britney Spears</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Pour observer la roue tournante des gloires éphémères et des déclins abrupts, peu de destins, à l’heure actuelle, valent celui de Britney Spears. Devenue célèbre il y a quinze ans, la chanteuse a depuis été maintes fois condamnée à disparaître, survivant de peine et de misère à une longue phase de déchéance exemplifiée par sa séance publique de rasage de crâne, son mariage avec Kevin Federline et un nombre affolant de photographies de son entrejambe. Peut-être en raison de cet écart sidérant entre la popularité connue par Britney Spears en tant que Lolita quasi-officielle des États-Unis et le ridicule dont ont été couverts la plupart de ses agissements par la suite, peut-être aussi en raison de l’impression paradoxale d’innocence et de naïveté qu’elle projette malgré sa tendance à abuser des chorégraphies sulfureuses et des sorties sans sous-vêtements, celle-ci possède une aura particulière parmi les stars populaires. Son nom évoque immédiatement le cirque médiatique dans ce qu’il a de plus tapageur, invite au divertissement facile, annonce le ridicule. Pour bien des gens qui n’ont pourtant rien de <em>hipster</em>, ce nom ne se prononce qu’avec ironie, comme la promesse d’un mauvais goût qu’on peut partager avec un sourire complice.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Dans <em>Le Ravissement de Britney Spears</em>, Jean Rolin s’intéresse à l’interprète de «…Baby, One More Time» alors qu’elle est timidement revenue sur scène et qu’elle semble avoir retrouvé une certaine forme de santé mentale, bien qu’elle soit désormais un peu plus bouffie et usée que dans sa prime jeunesse. Nous sommes en 2010, et une autre star remporte cette fois la palme du comportement le plus scandaleux: Lindsay Lohan. Ni Britney ni Lindsay ne sont toutefois les véritables héroïnes de l’intrigue, bien qu’elles occupent toutes deux une place considérable dans le roman. Le personnage principal et narrateur est plutôt un agent des services secrets français, anonyme, exilé au Tadjikistan depuis le sabordage de la mission spéciale à laquelle il participait: prévenir une tentative d’enlèvement contre Britney Spears organisée par un groupuscule islamiste radical, et couvrir de gloire la France et ses services d’information grâce à cette réussite. L’agent avait à cet effet été délégué en Californie pour amasser des renseignements sur les habitudes de la chanteuse. Or, d’emblée, rien dans cette histoire n’a de sens, et l’agent lui-même ne comprend pas quelles sont les visées exactes de sa mission: pourquoi envoyer à Los Angeles un agent qui ne sait pas conduire? Et pourquoi baptiser une opération déjà passablement saugrenue «Poisson d’avril»? À Los Angeles, le principal allié de l’agent s’avère être le chef des paparazzis, l’énigmatique Fuck (François-Ursule de Curson Karageorges), et l’entreprise du narrateur se résume de plus en plus à la pure et simple récolte de potins sur la chanteuse, qu’il n’aperçoit qu’une fois en deux mois de traque, et à qui il préfère de toute façon la plus toxique Lindsay Lohan. Une grande part du roman est donc constituée de rumeurs sur la vie privée et les sorties des vedettes, de celles qu’on trouve dans une panoplie de sites et de magazines et qui sont rapportées telles quelles par le narrateur: «en ce 8 avril 2010, si l’on en juge d’après les sites spécialisés, Britney n’a rien fait de plus intéressant que de se rendre en compagnie de Jason Trawick au centre commercial Commons, à Calabasas, et de s’y arrêter quelques instants chez Menchies afin de consommer un yaourt glacé après l’avoir préparé <em>elle-même</em>» (p.58). Après qu’a été sabordée la mission, ce sont ces faits divers triviaux sur les vedettes hollywoodiennes que l’agent raconte jour après jour à Shotemur, son collègue d’exil, comme une sorte de Shéhérazade qui émiette ses contes merveilleux pour ne pas être tuée par son geôlier.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Jean Rolin, qui a travaillé pour une pléthore de journaux français tels que <em>Libération </em>et <em>Le Figaro</em>, est surtout reconnu pour ses ouvrages consacrés à des sujets –le monde des syndicats (<em>L’organisation</em>), des docks (<em>Terminal Frigo</em>), de la rue (<em>La clôture</em>)– qui lui permettent de dresser le portrait de microcosmes particuliers et fragiles, qu’il dépeint avec le souci du détail et la précision d’information qu’on associe à l’idéal journalistique, que ses livres soient fictionnels ou non. <em>Le Ravissement de Britney Spears</em>, avec son titre «pop» et l’aspect insolite de sa trame narrative, peut de prime abord apparaître comme une simple parenthèse comique au sein de la bibliographie de Rolin. Néanmoins, quelque chose dans les rapports entre politique et culture qui se déploient dans ce roman invite à approfondir la réflexion à ce sujet. En effet, si on trouve certainement en avant-plan du roman une exploration attendue de l’inhumanité et de la vacuité du <em>star system</em>, une lecture plus subtile et moins aisément saisissable des enjeux politiques que sous-tend la culture de masse se dessine en creux de la trame narrative.</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>L’établissement nouveau genre</strong></span></p> <p>Dans <em>L’organisation</em>, chronique semi-fictionnelle des années d’«établissement» en usine d’un Rolin alors maoïste, la culture représentait un des enjeux centraux de la lutte révolutionnaire, les intellectuels devant être rééduqués par un contact soutenu avec le prolétariat. Cette rééducation ne donne cependant pas les résultats escomptés pour le narrateur, militant portant un amour un peu trop vif à <em>Pierrot le fou</em> et à l’art moderne. Avec un peu d’imagination, il me semble possible de lire la mission de l’agent du <em>Ravissement de Britney Spears</em>, amateur de Malcom Lowry et de films d’auteurs, condamné à scruter le quotidien vide d’une des représentantes les plus caricaturales de la culture populaire, comme une forme dégradée d’établissement, façon dérisoire de se plonger dans la masse. En effet, au premier coup d’œil, quelle meilleure représentante de cette culture que Britney Spears, elle qui, pour ceux qui la suivent à distance, paparazzis comme admirateurs, est d’autant plus admirable que malgré sa richesse et sa célébrité, elle n’en possède pas moins des goûts <em>populaires&nbsp;</em>et des racines qui le sont tout autant? «Elle est exactement comme nous, partie de rien […], elle mange les mêmes cochonneries que nous» (p. 245), affirme ainsi un photographe attendri par le comportement de la chanteuse.</p> <p>Ce jeu d’écho entre les romans de Jean Rolin a cependant ses limites:&nbsp;les deux établissements, le réel et le fantasmé, ne peuvent véritablement être comparés sans que soit évoqué le fossé séparant l’idéal de la culture prolétaire et la réalité de la culture de masse. L’idée même de «prolétariat» semble insolite dans le monde <em>glamour</em> et sereinement capitaliste du <em>Ravissement de Britney Spears, </em>digne représentant de cette culture de masse que décrivait Hannah Arendt dans <em>La crise de la culture</em>, incarnée par une «industrie des loisirs […] confrontée à des appétits gigantesques» et qui doit «sans cesse fournir de nouveaux articles» (Arendt, 1972: 265). Les vies de Britney Spears ou de Lindsay Lohan, toutes éminemment interchangeables puisque représentant un «produit» similaire, sont littéralement consommées pour satisfaire les besoins de cette industrie perpétuellement avide de fraîcheur et de nouveauté. Au cœur de ce processus qui transforme les êtres humains en marchandise, il n’est pas anodin que le narrateur, toujours à la recherche d’une Britney Spears pour le moins fuyante, en vienne à s’amouracher d’une prostituée slave qui travaille aussi comme double de la chanteuse sur Hollywood Boulevard, se consolant dans ses bras comme on se console avec la copie à rabais d’un sac Louis Vuitton. Coup de chance, dans ce cas-ci, la copie a de surcroît l’avantage d’être «bien plus jolie que l’original, ne serait-ce que dans la mesure où elle avait pris pour modèle la chanteuse de “Breathe on Me”, ou de “Touch of My Hand”, plutôt que la personne un peu bouffie, et dodue, que celle-ci était devenue entre-temps» (p.182). Tant dans le roman de Rolin que dans la réalité, l’œuvre musicale ou cinématographique de vedettes comme Lindsay Lohan ou Britney Spears demeure secondaire en regard de ce que leur propre personne en vient à représenter.</p> <p>Guy Debord, dans <em>La société du spectacle</em>, décrit le statut de vedette comme «la spécialisation du<em> vécu apparent</em>»: incarnant le pouvoir et les vacances, les vedettes exemplifient l’idéal de la masse, «le résultat inaccessible du travail social» (Debord, 1967: 55). Relayant par la voix en apparence objective du narrateur ce «vécu apparent» des stars rempli d’un nombre improbable de sorties chez le coiffeur ou dans les restaurants huppés de la ville, <em>Le Ravissement de Britney Spears </em>recrée cette illusion d’importance accordée à des gestes pourtant insignifiants. Toutefois, les vedettes issues de l’industrie culturelle ne représentent qu’un type de vedettes parmi tant d’autres, la «société du spectacle» ne connaissant pas de frontières et égalisant stars de la chanson et stars du politique, tous les domaines se donnant désormais à lire de la même manière: «Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante» (Debord, 1967: 17). La nature «spectaculaire» d’une réalité «considérée partiellement» (p.15) est reproduite dans le roman de Rolin, où tout événement se donne à lire sous la forme d’un fait divers, tant les derniers agissements de Britney Spears que le désastre pétrolier dans le Golfe du Mexique qui survient au même moment, sans que soit opérée une classification ou une lecture de la réalité permettant d’enchâsser les informations dans un contexte de signification plus large. Dans un des innombrables autobus qu’emprunte le narrateur pour parcourir la ville, les questions quiz projetées sur un écran de télévision pour permettre «aux usagers de tester le niveau de leur culture générale» (p.67) entremêlent sans discernement les devinettes sur le règne d’Hailé Sélassié, les discours de Winston Churchill et les enfants des Spice Girls. Le narrateur, visiblement homme de culture, n’a aucun mal à trouver les réponses à toutes ces questions.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Mark Rothko contre les bourgeois</strong></span></p> <p>S’il n’est pas d’une grande originalité d’affirmer que la place démesurée tenue par les faits divers et les potins dans l’espace médiatique est occupée au détriment de lectures plus approfondies des événements politiques, idéologiques et sociaux, <em>Le Ravissement de Britney Spears</em> ne s’arrête pas à ce constat et creuse cette piste plus en profondeur. En effet, une réflexion ambiguë sur le pouvoir politique réel de l’art se dessine en filigrane du roman, réflexion portée en grande partie par le personnage de Fuck, le chef des paparazzis. Présenté originellement comme un simple intermédiaire fourni par les services français pour aider leur agent à se rapprocher de Britney Spears, Fuck gagne peu à peu en importance au fil du roman, jusqu’à finalement être à l’avant-plan. À mesure que progresse le récit, le narrateur voit se multiplier autour de lui les signes d’activités du Parti communiste révolutionnaire des États-Unis, preuve que malgré tout, au cœur d’une des villes-modèles du capitalisme, le prolétariat s’agite toujours. Un tract du parti, dont le narrateur se moque en le jugeant rempli de ces «truismes dont la propagande révolutionnaire a toujours été prodigue» (p.135), annonce une révolution imminente. Or, Fuck semble traîner dans nombre de lieux peu orthodoxes qui ne sont pas sans rapport avec cette étrange organisation, que l’agent français, particulièrement mal informé pour quelqu’un associé aux services secrets, ne connaît pas.</p> <p>&nbsp;</p> <p>L’assassinat de Fuck, peut-être abattu par les mêmes services secrets qui avaient dépêché le narrateur à Los Angeles, dévoile ce qu’on devine être la teneur réelle de la mission de l’agent français: fournir à son insu des informations sur ce paparazzi aux tendances trop radicales pour qu’il soit liquidé. Le rideau de scène devant lequel les vedettes se donnaient en spectacle est finalement tiré pour exposer au grand jour les véritables enjeux du récit, ses coulisses: dans toute cette affaire, la pauvre Britney n’aurait servi que de prétexte pour leurrer l’agent secret naïf envoyé auprès d’elle. Obnubilé par les vies de Britney et Lindsay, le narrateur n’arrive que trop tard à saisir la nature de la mission qui était la sienne. À mon sens,&nbsp;toutefois, l’incapacité qu’a le narrateur à lire les événements ne signifie pas simplement que l’existence même du «spectacle» annihile toute possibilité de prise de conscience. Plutôt, elle expose le rôle des coulisses et des tractations qui y sont menées et dirige le regard vers celui qui, au final, est sans doute le héros de l’affaire: Fuck. Les luttes militantes, telles celles que menait l’anachronique Parti communiste des États-Unis, ne peuvent se dérouler qu’à l’arrière-plan dans un contexte où tout paraît prêt à être transformé en objet consommable, comme l’exemplifie par la caricature le monde d’Hollywood. Les marges sont ici plus riches que le centre, au même titre que&nbsp;le personnage de Fuck, malgré sa périphérie, s’avère ultimement de plus d’intérêt que le narrateur.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Du vivant de Fuck, les propos qu’il tenait ressemblaient parfois à des énigmes que devait déchiffrer le narrateur et pointaient déjà vers des activités souterraines bien plus radicales que la simple filature des stars. Comme pour inculquer une leçon à l’agent français, il se lance un jour dans une longue parenthèse sur le destin de Mark Rothko, qui aurait jadis tenté d’employer l’espace et les moyens conférés par un contrat à l’hôtel Four Seasons pour susciter un impact émotif fort chez les clients fréquentant l’établissement. Or, il abandonne finalement l’idée de cette grande fresque qui devait décorer la salle à manger&nbsp;et bouleverser les dîneurs:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:35.4pt;"><span style="color:#808080;">Il semble que Rothko, avec une particulière acuité lors de ce dîner au Four Seasons, ait compris que son ambition de châtier la clientèle de cet établissement, ou, plus modestement, de susciter chez elle un malaise, était absolument vaine. Il comprend que l’art, et notamment le sien, n’a pas ce pouvoir, et qu’aucun client du Four Seasons n’y verra jamais autre chose qu’un ornement. Et c’est ainsi qu’il rompt le contrat, reprend ses toiles et rend l’argent (p.119).</span></p> </blockquote> <p>&nbsp;</p> <p>Ainsi, l’œuvre d’art ne pourrait être un cheval de Troie infiltré parmi les philistins: art et politique ne peuvent se rejoindre et œuvrer ensemble pour transformer la culture de masse, qui dévore tout. Pourtant, <em>Le Ravissement de Britney Spears </em>essaie, avec une grande part d’autodérision, d’employer cette tactique d’infiltration, en se jouant des armes mêmes de cette culture. Évoquant le divertissement grâce à la présence dans son titre de&nbsp;la sémillante Britney Spears, interpellant le lecteur par une histoire absurde et volontairement décalée, multipliant les potins et anecdotes cocasses sur les vedettes, le roman prend néanmoins une autre tangente à mesure qu’il progresse, inscrivant dans sa structure même la présence d’un autre champ d’action, plus riche, au-delà des paillettes du spectacle et de l’omniprésence du fait divers qui sont mis en scène.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p>ARENDT, Hannah, «&nbsp;La crise de la culture&nbsp;» dans <em>La crise de la culture</em>, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1972.</p> <p>DEBORD, Guy, <em>La société du spectacle</em>, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1992 [1967].</p> <p>ROLIN, Jean, <em>L’organisation</em>, Paris, Gallimard, 1996.</p> <p>------, <em>Le Ravissement de Britney Spears</em>, Paris, P.O.L., 2011.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/derri-re-les-rideaux-de-sc-ne#comments ARENDT, Hannah Art et politique Culture populaire DEBORD, Guy France Lutte des classes Luttes des classes ROLIN, Jean Société du spectacle Société du spectacle Vedettariat Roman Wed, 06 Jun 2012 14:03:29 +0000 Laurence Côté-Fournier 523 at http://salondouble.contemporain.info