Salon double - CLOWES, Daniel http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1332/0 fr Should I Stay or Should I Go? Être indécis en compagnie de Mister Wonderful http://salondouble.contemporain.info/article/should-i-stay-or-should-i-go-tre-ind-cis-en-compagnie-de-mister-wonderful <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/berthiaume-jean-michel">Berthiaume, Jean-Michel </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mister-wonderful">Mister Wonderful</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>En toute franchise, je dois confesser éprouver beaucoup de sympathie envers Marshall, le protagoniste principal de <em>Mister Wonderful</em>. Non pas pour des raisons d’identification ni de catharsis mais plutôt car je crois ressentir, comme Marshall, d’énormes problèmes face aux gens qui arrivent en retard aux rendez-vous.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" alt="44" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé" width="580" height="429" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé</span></span></span></p> <p>Même si j’ai peine à imaginer être le seul dans cette situation, permettez-moi de préciser mon affirmation. Je ressens cette filiation avec Marshall non pas parce que les retardataires me causent des préjudices mais plutôt parce qu’un retardataire possède un pouvoir effrayant sur ma personne&nbsp;: le pouvoir du doute, c’est-à-dire que chaque retardataire a le potentiel de me faire douter de tout avec chaque minute qui passe.</p> <p>Autrement dit, lorsque j’attends à un rendez-vous et que l’autre personne n’apparaît pas Je deviens une sorte de chat de Schrödinger&nbsp;: <em>Est-ce que j’ai mal compris l’heure? Le lieu? Peut-être qu’il est arrivé et après avoir attendu trop longtemps, il est parti à ma recherche? Suis-je assez visible? Peut-être que j’ai changé depuis? Mes cheveux? Mon rasage? Devrais-je partir à la recherche et risquer de manquer d’être absent lorsque l’autre arrivera? Ou devrais-je rester ici et attendre, tout en risquant de poiroter ici longtemps?</em></p> <p>Le retard me confronte toujours à moi-même et à, la manière de Dewey Cox, je dois revoir mon existence entière à chaque fois que quelqu’un tarde. Je pense aux minutes qui précèdent mon arrivée, puis à la journée qui vient de se dérouler et comment j’aurais pu arriver plus tôt, ensuite lorsque j’atteins la fin de ma réflexion précédente, je me tourne vers le futur en élaborant de longs récits potentiels de ce qui pourra découler de cette situation. Cette excursion forcée vers le monde des possibles s’alourdit et se précise au fil du temps. Les histoires se dédoublent, je crée des personnages et des situations que je dois douloureusement éliminer lorsque la personne désirée arrive. Je vois cette terreur dans <em>Mister Wonderful</em>&nbsp;: celle de l’inévitable réalisation d’être pris dans un Catch 22 qui se serre.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" alt="45" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8" width="580" height="144" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8</span></span></span></p> <p>Le récit de <em>Mister Wonderful</em> de Daniel Clowes se résume facilement; Marshall se fait emballer dans une histoire de rendez-vous galant par son ami Tim mais, une fois arrivé au rendez-vous, Nathalie (la dame en question) n’y est pas. Forcé de se garder actif devant la longue attente qui s’amorce&nbsp; Marshall se perd dans un monologue intérieur. Il regarde son environnement et réfléchit&nbsp; Natalie arrive, mais contrairement à l’étiquette prescrite, Marshall n’arrête pas sa dérive mentale. S’en suit alors une histoire d’amour potentielle qui existe à mi-chemin entre ce rendez-vous merveilleux et le monde de réflexions personnelles qui habitent l’univers mental de Mister Wonderful.</p> <p>MAIS</p> <p>Une doute plane tout au long du récit&nbsp;: tout ceci arrive-t-il véritablement ou sommes-nous toujours dans le café, voguant au gré de l’imagination de Marshall? Ces chemins possibles façonnent l’œuvre de manière unique car ce qui existe indubitablement entre ces deux récits est le doute. Donc, afin de ne pas louper mon rendez-vous avec le texte, ce qui suivra forment deux analyses complémentaires de <em>Mister Wonderful</em>. En premier lieu, opérant avec la certitude que ce que nous lisons arrive véritablement, nous traiterons de l’imagerie utilisée pour aborder le sujet des pensées encombrantes durant le rendez-vous. De l’autre côté, nous observerons comment Clowes suggère discrètement la fabulation entière d’une histoire d’amour qui vient à remplir l’ennui de Marshall durant l’absence de Natalie.</p> <p><strong>Première analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est VRAI</strong></p> <p>Il m’apparait opportun de commencer avec cette perspective car elle nous permet de souligner les magnifiques accomplissements formels de la part de Daniel Clowes. L’usage de la case, la suggestion des échanges verbaux en plus des ruptures fréquentes des fils de pensée et de conversation offrent une place magistrale à une lecture interprétative de l’œuvre. Premièrement, l’usage de la case coupée et le flux de paroles interrompues nous offre une façon de lire la conversation de manière beaucoup plus active, non pas à la manière d’un spectateur mais plutôt comme si l’usage du dialogue de Clowes était si bien engonsé dans les habitudes sociales que nous nous y identifions immédiatement. On navigue entre des bribes de conversations, des échantillons de pollution sonore et des pistes de réflexion non abouties. Là où l’innovation de la case personnalisée est poussée à son paroxysme, Clowes nous présente des phylactères qui reflètent l’attention de Marshall envers son environnement. Car si ce que vous lisez est vrai, l’usage que Clowes fait des bulles est une amplification, voire une caricature, du vrai, car il imite parfaitement le mouvement d’attention d’une personne moyenne dans une société polluée par les stimuli et le bruit. À sa manière, Clowes nous présente le portrait d’un homme qui doit bloquer une partie de sa vie en société afin d’offrir un répit à son monologue intérieur.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" alt="46" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19" width="580" height="222" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19</span></span></span></p> <p>Malheureusement pour le personnage, cette technique sert à renforcer le constat pessimiste que Marshall, malgré le fait qu’il se retrouve au centre d’une soirée pleine de péripéties, ne réussit jamais à suffisamment assourdir on monologue intérieur afin de pouvoir apprécier cette soirée. Il nous apparaît évident qu’à tout moment, Marshall fuit vers une perspective intime de ce qui se passe devant lui à la manière d’un homme qui regarderait le film de sa soirée. Clowes ne permet jamais à son personnage de vivre, il ne fait que commenter les évènements qui se déroulent devant ses yeux tout en gardant une distance objective, un froid interprétatif. Cette distance qui se forme entre Marshall et les évènements qui se déroulent devant lui se manifestent de manière à créer une distance identique entre le lecteur et le récit. Nous sommes continuellement renvoyés au rang de spectateur&nbsp; au lieu de véritablement sentir une filiation avec Marshall. Nous sommes pris dans la peau du personnage, regardant l’histoire se dérouler de derrière sa toile de subjectivité. De manière bien efficace, Clowes ajoute un niveau de lecture, quasi-métaréflective au récit. Tout au long de <em>Mister Wonderful</em> nous sommes sans contredit en processus de lecture du récit d’un homme qui lit sa propre existence. La force du commentaire dialogué réside dans cette distance crée entre nous et lui et lui et sa soirée. &nbsp;</p> <p>Nous ressentons le même type de rupture avec la superposition des cases de «&nbsp;souvenir&nbsp;» au-dessus des cases de «&nbsp; récit&nbsp;». Clowes, usant une technique qui vise à souligner les méthodes de construction d’une bande dessinée, effectue une autre distanciation forcée chez le lecteur. Il nous arrive à maintes reprises de bouger notre regard afin de pouvoir déceler ce qui se passe derrière la case supérieure mais en vain, car Clowes fait de la case souvenir un obstacle encombrant devant les yeux. La disposition des cases vient appuyer le point de l’histoire, nous calquons notre existence sur des expériences passées qui viennent toujours teinter nos comportements et notre interprétation des choses. Le souvenir rappelle souvent une leçon valable mais il vient aussi régir notre comportement. Le tout ne fait qu’amplifier la frustration du lecteur pris de manière métaphorique derrière un homme de sept pieds durant un concert de musique, si seulement Marshall pouvait cesser les distraction et enfin se dévouer à sa soirée, non seulement aboutirait-il avec une expérience de vie concluante, mais le lecteur&nbsp; aurait droit à une histoire non-tronquée qui accomplirait le contrat de lecture initial&nbsp;:&nbsp; «&nbsp;<em>A Love Story</em>&nbsp;».</p> <p>Mais en plus d’illustrer les divagations de l’esprit de Marshall, le travail graphique de Clowes nous offre aussi l’opportunité d’être témoin des rares moments d’attention soutenue de la part du personnage principal. Avec l’usage de la case géante (qui couvre une ou deux pages entières) nous sommes véritablement mis face-à-face avec les uniques éléments qui ont marqué Marshall au long de la soirée. Avec l’usage des cases géantes nous pouvons retracer de façon mnésique la soirée de Mister Wonderful.</p> <p>Tom&nbsp;: <em>Dis, Marshall, t’as passé une belle soirée hier?</em></p> <p>Marshall&nbsp;: <em>Oui, malgré le fait qu’elle soit arrivée en retard, quand je l’ai vu elle était parfaite. Après avoir parlé un peu d’elle, elle m’a dit qu’il fallait qu’elle parte tôt, c’est dommage mais elle voulait quand même en apprendre sur moi (ce qui prouve qu’elle ne m’a pas pris pour un «&nbsp;loser&nbsp;» complet). C’est drôle mais j’ai eu beaucoup de misère à parler de moi, c’est pas grave parce qu’elle est partie tout de suite après. Je suis allé prendre un marche tout seul et je l’ai recroisé. Je lui ai offert de la déposer en voiture à son événement mondain, ou j’ai rencontré quelques gens, on s’est parlé un peu et j’ai surpris son ex dans une chambre à coucher en train de chicaner sa blonde. J’imagine que ça s’est bien passé parce qu’elle m’a réécrit le lendemain. Je pense qu’on pourrait être heureux ensemble.</em></p> <p>À la manière de Simonide de Céos, les cases géantes de <em>Mister Wonderful</em> semblent devenir les piliers de l’histoire, les moments d’importance qui semblent arracher Marshall des distractions environnantes. Ils servent à démontrer ses véritables instants de présence d’esprit. Le gros plan devient un indice de focus, comme si tout ce qui est d’importance s’approchait violemment l’instant d’un moment précis, pour ensuite retourner au brouhaha environnant. Daniels Clowes présente donc, avec <em>Mister Wonderful</em> le portrait d’un rendez-vous galant, du point de vue d’un déficitaire d’attention. Ce qui est toujours mieux que du point de vue d’un mythomane.</p> <p><strong>Deuxième analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est FAUX.</strong></p> <p>Malgré le fait que cette interprétation positionne Marshall comme un fabulateur fini, il nous semble ironique que cette lecture nous offre le récit le plus optimiste des deux. Clowes semble prendre position pour l’idée que n’importe quelle aventure, fictive ou non, est meilleure que la léthargie de notre vie quotidienne et que, malgré le fait que l’histoire déroulée ne soit qu’une fabrication de l’espace mental de notre protagoniste, au moins il vit quelque chose. Cette interprétation vient contrebalancer le pessimisme évident de la première analyse. Car malgré le fait que les péripéties sont imaginées au moins dans celle-ci, Marshall est mentalement disponible pour vivre une expérience véritable, à l’inverse de son acte manqué dans le cas d’une analyse comme nous l’avons fait plus haut. &nbsp;</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" alt="47" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9" width="580" height="359" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9</span></span></span></p> <p>En dépit de cette interprétation du texte, il est important de souligner que nous ne possédons aucune indication appuyée par un changement au niveau graphique malgré que ce soit une technique souvent utilisée par Clowes que ce soit dans <em>David Boring (2000)</em>, <em>Ice Haven (2005)</em> ou même <em>Wilson</em> (2010). Très tôt dans l’histoire, Clowes nous démontre qu’il y a apparition d’un segment «&nbsp; souvenir&nbsp;» à la page 13 en effectuant une transition de couleur (la même technique sera utilisée pour illustrer les souvenirs de Nathalie concernant les problématiques liés à sa relation d’antan). Mais en aucun cas y-a-t-il un indice visuel quand nous somme propulsé dans les pensées du protagoniste. Toutefois rien n’empêche Clowes de venir saupoudrer des indices narratifs qui viendraient soutenir la théorie de la fabulation. La présence d’un mini-<em>Great Gazoo</em> <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a> en plus de l’illustration de l’esprit d’escalier vu en page 36-37 supporte l’idée que <em>Mister Wonderful</em> serait une hallucination de mondes possibles. Le récit met en scène plusieurs moments de rupture dans l’histoire, ruptures qui suggèrent la prise d’une voie particulière et le délaissement d’une autre voix possible à la manière de scénarios possibles. Vu de cette manière, <em>Mister Wonderful</em> nous rappelle la thèse de Kierkegaard&nbsp;concernant la reprise: «la vie ne peut-être comprise qu'en revenant en arrière mais doit être vécue en allant de l'avant» <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a>. N’est-ce pas le projet qu’annonce <em>Mister Wonderful</em> dans son titre&nbsp;: La possibilité de rencontrer un homme merveilleux qui possède le pouvoir de revoir chacun des évènements et des phrases du rendez-vous afin d’offrir le meilleur scénario possible?</p> <p>Pour continuer dans l’analyse existentialiste Kierkegaardienne, il est important de ne pas négliger le fait que Marshall nous fait aussi part des erreurs qu’il garde en souvenir, ces erreurs ne sont pas regrettées car elles alimentent le vécu du personnage, Marshall est absolument conscient du fait que les défaites autant que les réussites forgent le caractère. C’est pour cette raison que plusieurs des pistes erronées de la soirée semblent conservées dans le fantasme. Cette manière de voir les occurrences les plus négatives comme incitantes à d’expériences nouvelles nous révèle beaucoup concernant la nature aventureuse de notre «&nbsp;Mister Wonderful&nbsp;».</p> <p>Un autre indice de cette fabulation apparait dans la cyclicité des thématiques de conversation entre Marshall et Nathalie. Très tôt dans l’histoire, Marshall admet lire la rubrique <em>Sex Advice</em>&nbsp; du journal en premier, réfléchit au mariage comme une institution et est horripilé par les gens qui bavardent sur leur téléphone cellulaire. Ces détails sont insérés dans les vignettes durant l’attente de Nathalie, il est donc convenu que Clowes illustre ici un monologue intérieur. Néanmoins il semble donc particulièrement suspect comme coïncidence que Nathalie aborde, de la même manière, les trois sujets. En plus, Nathalie partage les mêmes opinions que Marshall sur ces sujets. En quelque sorte, la reprise de ces thématiques vient confirmer le fait que Marshall construit le dialogue entre lui et Nathalie, vérifiant les opinions et réponses de sa conjointe modèle. Rien n’est innocent dans la soirée qui se déroule entre les deux célibataires, chaque moment et chaque renversement est une pièce dans la construction du rendez-vous doux idéal de Marshall. Chaque réplique est la réplique désirée; chaque péripétie correspond à la soirée idéale.&nbsp; Sachant cela il est difficile d’argumenter que le titre de l’œuvre réfère à Marshall, car seul lui possède un pouvoir despotique sur son imagination nécessaire à la création d’un conjointe idéale pour lui, le rendant le seul et véritable <em>Mister Wonderful</em>. Il nous semble que Clowes explore ici les libertés liées à l’omnipotence, comme si son personnage était non pas accablé de la force de voir le monde dans son entièreté mais plutôt amusé par le fait qu’il peut vivre dans une fiction à la fois le séducteur et le séduit, le marionnettiste et la marionnette, dans un monde qu’il crée au fur et à mesure, libre de corriger et d’altérer les évènements qui lui déplaise. <em>Mister Wonderful</em> devient donc la chronique d’un rendez-vous galant d’un démiurge qui décide de s’inventer une soirée en ville à fins de divertissement. Que feriez-vous avec le don d’ubiquité, vous? &nbsp;</p> <p>Nous ne serons jamais absolument certains de quelle perspective Clowes tentait d’illustrer dans Mister Wonderful. Il me semble évident que même avec un billet de confirmation signé de l’auteur lui-même nous serions toujours dans le doute d’un leurre probable venant de la part d’un fripon qui joue à beaucoup trop de jeux avec le lecteur pour être pris au pied de la lettre. Il m’apparaît difficile à argumenter que la valeur énigmatique de l’œuvre prendra toujours le dessus sur nos convictions. D’autant plus, chaque lecture du livre ne fera qu’engendrer d’autres lectures potentielles similaires aux soirées potentielles crées dans l’œuvre. Un nouveau lecteur peut donc se réjouir de faire la connaissance d’une œuvre qui comporte un vaste potentiel interprétatif. Nous devons donc nous contenter de lire <em>Mister Wonderful</em> qui restera toujours un mystère insoluble&nbsp;à la manière de la soirée décrite.&nbsp; Le livre, réfléchissant sur soi-même, devient son propre rendez-vous manqué qui se déplie dans notre imaginaire comme un arbre des possibles.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p>CLOWES, Daniel, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p> <p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p> <p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p> <p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2010.</p> <p>KIERKEGAARD, Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD,</em> Paris, Fayard, 2007</p> <p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Personnage des <em>Flintstones </em>qui fût baptisé Grand Gazoo dans la version française. C’est aussi le personnage qui s’adressait toujours à Fred avec l’appellation affectueuse&nbsp;: «&nbsp;Gros Gras&nbsp;»</p> <p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Kierkegaard Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD.</em></p> Ambiguïté Autorité narrative CLOWES, Daniel Cynisme Doute Équivocité États-Unis d'Amérique Exploration des possibles Fabulation Humour Imaginaire Indétermination Mémoire Narrateur Narration Relations humaines Solitude Subjectivité Bande dessinée Fri, 13 Jul 2012 20:21:04 +0000 Jean-Michel Berthiaume 551 at http://salondouble.contemporain.info Freak Show http://salondouble.contemporain.info/article/freak-show <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/beaulieu-guillaume">Beaulieu, Guillaume </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/like-a-velvet-glove-cast-in-iron">Like a Velvet Glove Cast in Iron</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>Le corps pose problème. Il naît, grandit, fait défaut, est amputé, meurt, se décompose… Le corps est ce qui fuit. Il s’enfuit à l’impératif de dire, d’écrire, de parler et de rencontrer. C’est avant toute chose un ensemble organique en souffrance, dans le manque comme dans la douleur. Face à une corporalité maladive, handicapée voir symptomatique, peut-on y entendre l’agonie d’une société qui se meurt en écho? Des regards se posent et questionnent. Une parole en quête de sens émerge. La représentation du corps dans<em> Like a Velvet Glove Cast in Iron</em> de Daniel Clowes est problématique. Cette bande dessinée présente un corps étranger, transformé, en mutation, s’ouvrant sur un regard qui renvoie à un malaise.</p> <p><em>Like a Velvet Glove Cast in Iron</em> illustre un récit sans queue ni tête qui se termine littéralement en queue de poisson. L’histoire débute au moment où Clay, le protagoniste principal, entre dans un cinéma érotique et s’étonne, voire s’alarme, de constater que l’actrice du film qu’il y visionne est son ex-femme. Sous le choc, il part à la recherche de la maison de production qui emploie sa femme. Un ami l’aide à regret en lui prêtant sa voiture. Sur la route, il est battu et détenu par des policiers. Clay se retrouve sans voiture à errer entre ses rêves et des lieux insolites. Il rencontre un amalgame étonnant de gens étranges qui l’aideront ou lui nuiront dans sa quête, allant même jusqu’à causer son démembrement à la fin. Un récit enchâssé met en scène une scénariste et un réalisateur de films gores aux prétentions de cinéma d’auteur. Bien contre lui, Clay&nbsp; se retrouve embarqué dans un de leur film qui met en scène la mort de sa femme. La pornographie est l’élément déclencheur du récit et elle participe également à son dénouement. &nbsp;</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/velvet%20glove001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 25"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/velvet%20glove001.jpg" alt="38" title="Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 25" width="580" height="296" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 25</span></span></span></p> <p>Au cours de sa quête, Clay est happé par différentes mésaventures. Dès le début de son parcours, il est arrêté brusquement par l’intervention brutale de policiers aux méthodes douteuses. Les agents corrompus, en plus de le battre et de graver au scalpel sur son talon un dessin représentant un « Mister Jones » (une sorte d’entité des eaux), violent une prostituée à trois yeux. Le corps de Clay est marqué et celui de la prostituée est violé. Ces éléments renvoient à une commercialisation, à une possession (on peut relier la marque sur le talon au marquage du bétail) et à une consommation maladive des corps (par le viol et la pornographie). Ces gestes témoignent non seulement d’une cruauté, mais aussi d’une volonté d’inscrire le corps dans une perspective d’inadéquation avec le réel. Comme si le corps n’appartenait plus à celui qui l’habite, mais bien à celui qui le regarde ou qui le prend. Cette consommation des corps se voit sous plusieurs aspects dans l’œuvre de Clowes. Notamment, les films pornographiques sont soumis à des critiques qui félicitent le réalisateur pour ses nouveaux exploits enregistrés sur pellicule. Cinéaste qui, dès les premières planches, est considéré par un malade par Clay. Par ailleurs, le titre du film est le même que celui de la bande dessinée. Les personnages du réalisateur et du bédéiste se confondent, nous y voyons une sorte d’autocritique et de dérision de la part de Daniel Clowes. Plus encore, ce dernier informe le lecteur que ce qu’il tient entre ses mains, ces images mettant scène viole, meurtre et violence, il en est le seul réalisateur.&nbsp;&nbsp; &nbsp;</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/velvet%20glove002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 51"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/velvet%20glove002.jpg" alt="39" title="Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 51" width="580" height="291" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 51</span></span></span></p> <p>D’autres occurrences dans <em>Like a Velvet Glove Cast in Iron</em> présente un corps déraillant ou mutant&nbsp;: L’ami de Clay a des crevettes dans les yeux, la serveuse du restaurant est une femme poisson, Clay voit, dans un rêve, une femme avec une queue en pointe de cœur, un tenant de commerce a un nez en forme de tige, un chien n’a pas d’orifice et, à la fin de la bande dessinée, Clay est estropié de tous ses membres par un homme drogué à la testostérone. Ces occurrences, bien qu’elles soient sorties de leur contexte d’énonciation, dénotent tout de même la volonté de Clowes d’inscrire sa bande dessinée dans une perspective d’une représentation des corps problématique. C’est un «freak show» à la hauteur du film de Tod Browning, <em>Freaks <a name="renvoi1"></a></em><a href="#note2">[1]</a>, que ce bédéiste façonne. <em>Like a Velvet Glove Cast in Iron</em>, présente deux types de «freak». Le premier est d’ordre psychologique et s’encre à l’intérieur de perversion sexuelle, comme le spectateur du film «Darling Baby Love», film qui se rapproche d’une production pornographique juvénile. Le second cas est physique et s’arrime à une représentation fictionnelle du corps humain en mutation ou infesté par un corps étranger. Tandis que <em>Freaks</em> met en scène des «freaks», dans sa définition la plus péjorative (littéralement monstre), qui incarnent leur propre rôle, à savoir un lilliputien, un homme-tronc, etc. Tout comme dans l’œuvre de Browning, les vrais monstres dans cette bande dessinée, ce ne sont pas Tina ou la femme aux trois yeux, mais bien les clients du restaurant, les policiers et les spectateurs des films d’un hétéroclite réalisateur.</p> <p><strong>Le Marquis à l’ère du 3.0</strong></p> <p>Daniel Clowes exploite un élément controversé de la culture populaire en représentant une scénariste et un réalisateur de «<em>snuff movie</em>». <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a> Lorsque Clay entre dans une salle de cinéma «underground», il y voit son ancienne femme tenant la vedette du film «Barbara Allen». Celle-ci a une relation sexuelle avec un étudiant, après quoi celui-ci la tue. Le film se termine sur deux hommes masqués qui la jettent dans une fosse. Clay participera aussi à ce film, mais involontairement. Après avoir déposé une rose sur la tombe de sa défunte femme, il est surpris par l’homme qui cherchait à l’exécuter. Le réalisateur, là par hasard, saisit l’occasion au vol et film le démembrement de Clay. L’utilisation de ce type particulier de cinéma par Daniel Clowes renvoie à une dégénérescence de la production qui trouve par le biais du «snuff» une manière d’accéder à un type de cinéma artistique inédit qui se trouve même un public admiratif qui en redemande. Ce n’est plus de la fiction, mais cela se présente comme tel. On peut prétendre que, dans l’univers de <em>Like a Velvet Glove Cast in Iron</em>, il n’y a pas de limite, de barrière, de garde-fou aux personnages. Nous entrons dans un délire pas si délirant que cela en actualisant l’œuvre de Clowes à la réalité présente du Web. Celle qui a éclaté carrément les limites des fantasmes et des perversions, les rendant réels et palpables avec un potentiel de production le plus minimaliste (webcam, ordinateur, connexion Internet) et avec une possibilité de consommation encore plus simple. D’un côté, nous voyons que le public de ce gore extrême est important, mais de l’autre, qui est de loin le plus intéressant, est celui qui permet de s’interroger sur cette désacralisation de la mort et de la souffrance des corps.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/velvet%20glove004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 139"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/velvet%20glove004.jpg" alt="40" title="Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 139" width="494" height="805" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 139</span></span></span></p> <p>Récemment, le film <em>A Serbian Film</em> de Srđan Spasojević fit scandale, on y représentait une production malsaine de «<em>snuff movie</em> » incluant des jeunes enfants. Le film se présente d’emblée comme une fiction dans lequel un acteur porno à la retraite et un peu à court financièrement reprend du service sans savoir pour qui il s’engage vraiment.&nbsp;L’acteur, sous l’effet de stimulant sexuel pour taureau, commettra des scènes d’une violence inouïe, même pour une fiction. Selon Spasojević, la violence extrême que mettait en scène son film était le reflet de celle qui fit ravage lors du conflit de la Bosnie-Herzégovine. <a name="renvoi3"></a><a href="#note3">[3]</a> Spasojević part de la bestialité éprouvée par une réalité de temps guerre pour présenter une guerre de corps qui affrontent carrément le spectateur dans le confort de ses croyances en une humanité. L’acteur n’a plus le contrôle sur lui-même, il est drogué à son insu et il ne peut faire autrement que d’exécuter les ordres qu’il reçoit du réalisateur sadique. On ne peut s’empêcher de faire l’analogie avec le soldat. L’œuvre de Clowes, quant à elle, présente une jungle urbaine <em>harum-scarum</em> dont la sexualité et la cruauté déroutante en sont le symptôme. Le <em>snuff movie</em> prend même la place d’une sorte de cinéma d’auteur, où la principale esthétique est celle des corps qui se trucident. Par ailleurs, <em>A Serbian Film</em> et <em>Like a Velvet Glove Cast in Iron</em> développent tous deux le personnage «réalisateur» au pouvoir quasi divin, c’est-à-dire de vie ou de mort sur ceux qu’ils mettent en scène.</p> <p>Daniel Clowes exploite plusieurs formes de violence dans sa bande dessinée. Une scène en particulier exprime la problématique de la représentation des corps s’inscrivant dans une perversion sans nom.&nbsp; Le protagoniste Clay, en cherchant le film qui met en vedette son ex-femme, arrive à une salle où est projeté «Darling Baby Love». Ce film montre deux bambins habillés en Monsieur et en Madame, plaqués l’un à l’autre par des bâtons. Ils sont forcés, pour ainsi dire, à s’embrasser étant donné leur inaptitude à comprendre le langage qu’on leur adresse. Déjà, du haut de leurs quelques mois, contraints à être manipulés comme des marionnettes et à répondre à des fantasmes qui les dépassent. Cette violence faite aux corps, dans la bande dessinée de Clowes, témoigne véritablement d’un malaise face aux contradictions qui émanent de la société dans laquelle <em>Like a Velvet Glove Cast in Iron</em> a vu le jour. Le <em>snuff movie</em> serait peut-être une forme d’archétype répondant à une forte pulsion de mort qui trouve, dans la bande dessinée de Clowes, l’espace parfait pour sa représentation. D’une certaine manière, Daniel Clowes, en surreprésentant le corps, vient l’inscrire dans une problématique sociétale, mais aussi littéraire, à l’intérieur d’un récit en image.</p> <p><strong>Le désir à néant</strong></p> <p>Ce qui est frappant dans <em>Like a Velvet Glove Cast in Iron</em> c’est qu’on ne sait d’où viennent les mutations. On sait que le «Mister Jones» y est lié, mais sans plus. Nous postulerons que les inscriptions, les marques, les mutations sur les corps témoignent d’une faille, d’un sentiment de vide, d’un aspect non représentable du corps humain qui propulse les protagonistes dans leur condition de marginal ou de solitaire désabusé. Dans un même ordre d’idée, après que Clay soit tombé inconscient suite à son passage à tabac par les policiers, il rêve (on le remarque par l’irrégularité des lignes qui bordent les cases,) et se voit couché sur son lit. La première case du rêve montre un petit bibelot que Clay semble regarder (on ne voit pas son visage) une main sur le sexe. Cette petite figurine rappelle la Vénus de Willendorf, quoique le visage de celle-ci soit habituellement caché. La case suivante montre ce dernier en train de regarder des photos pornographiques. Cette représentation des corps expose deux canons de beauté totalement différents. La première case présente une femme obèse symbolisant la fertilité et la vie, la seconde case exhibe des femmes aguichantes présentées par des titres aussi éloquents que «Slutty Garbage» ou encore «Shaved and oiled secretaries». Ceci témoigne de la volonté de Daniel Clowes de situer son protagoniste principal dans une réalité en distorsion par la juxtaposition des corps qui s’opposent.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/velvet%20glove003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 110"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/velvet%20glove003.jpg" alt="41" title="Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 110" width="522" height="810" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Like a Velvet Glove Cast in Iron, p. 110</span></span></span></p> <p>En représentant un corps souffrant, violé, mutant ou à l’article de la mort, l’auteur porte un regard en abyme par le biais de son alter ego qu’il insère à l’intérieur de son œuvre (le réalisateur des <em>snuff movies</em>). Comme si d’une certaine manière les corps en souffrance agissaient en miroir, reflétant les maux dont les structures, les institutions et les individus sont atteints. Ce rapport malaisé aux corps, dans l’œuvre de Clowes, témoigne d’autant plus de sujets laissés pour compte dans leur désir de parvenir à se saisir de l’objet de leur fantasme. Le langage subversif dans le texte et les images de <em>Like a Velvet Glove Cast in Iron</em> permet à cette beauté froide d’éclore, empêchant au lecteur, pris au corps par le corps de l’œuvre, de la refermer sur elle-même. Nous sommes témoins et voyeurs impuissants, tout comme les protagonistes, des obsessions de ce bédéiste qui s’encrent toujours déjà d’une réalité témoin, elle aussi, d’un réel en souffrance et d’une perte de sens du côté du lecteur.&nbsp;&nbsp;</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BROWNING, Tod, <em>Freaks</em>, Metro-Goldwym Mayor, 1932</p> <p>CLOWES, Daniel,<em> Like a Velvet Glove Cast in Iron</em>, Seattle, Fantagraphics, 1993.</p> <p>&nbsp;</p> <p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Long Métrage de Tod Browning sorti en 1932. Met en scène un cirque composé de monstres de foire. Hans, lilliputien, reçoit un héritage et un complot malsain s’élabore pour le lui substituer.</p> <p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2] </a>« Le&nbsp;snuff movie&nbsp;(ou&nbsp;snuff film) est un&nbsp;film, généralement&nbsp;pornographique, qui met en scène la&nbsp;torture&nbsp;et le&nbsp;meurtre&nbsp;d'une ou plusieurs personnes. Dans ces films clandestins, la victime est censée ne pas être un&nbsp;acteur,&nbsp;mais une personne véritablement assassinée. » Source : « Snuff Movie », dans<em> Wikipédia</em>, en ligne: <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Snuff_movie">http://fr.wikipedia.org/wiki/Snuff_movie</a> [consulté le 10 décembre 2011]</p> <p><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a> Je paraphrase ici les propos du réalisateur Srđan Spasojević recueillis lors de la première Canadienne du film <em>A Serbian Film </em>présenté lors du festival Fantasia à l’été&nbsp;2010.</p> Aliénation Altérité Cinéma CLOWES, Daniel Crime États-Unis d'Amérique Mort Obscénité et perversion Pornographie Pouvoir et domination Représentation de la sexualité Représentation du corps Société du spectacle Tabous Violence Bande dessinée Thu, 12 Jul 2012 19:55:06 +0000 Guillaume Beaulieu 545 at http://salondouble.contemporain.info Un monde fantôme http://salondouble.contemporain.info/article/un-monde-fant-me <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bouchard-eric">Bouchard, Eric </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ghost-world">Ghost World</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>Ma lecture de<em> Ghost World</em> remonte à plusieurs années déjà. En fait, c’est à la traduction en français de cet album emblématique par le petit éditeur parisien Vertige graphic que je dois la découverte de Daniel Clowes en 1999, soit l’année où il est révélé au public francophone, alors que paraît quasi-simultanément <em>Comme un gant de velours pris dans la fonte</em> chez Cornélius.</p> <p>À l’origine, c’est cette description chirurgicale de l’état d’âme des deux jeunes filles perdues à la frontière de l’adolescence et de l’âge adulte qui m’a laissé une forte impression ; ainsi que l’auteur présente lui-même son projet, <em>Ghost World</em> se veut «&nbsp;l’examen de la vie de deux récentes diplômées du secondaire depuis la position privilégiée d’un épieur (pratiquement) indétectable, avec le détachement incertain d'un scientifique qui s'est pris d’affection pour les précieux microbes évoluant dans sa boîte de Petri » <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a>. S’est ensuite imposée à l’appréciation cette idée même de frontière – voire plus précisément de <em>no man’s land</em> –, où perte de repères, critique de la culture populaire américaine et quête de soi s’imbriquent pour construire cette atmosphère si caractéristique, mêlée de lucidité acide, de doute et de mélancolie, devenue au fil du temps l’une des marques de fabrique de Clowes.</p> <p>Mais les années ont passé, les relectures se sont doucement espacées et l’intérêt signifiant pour cet album-culte semblait s’être émoussé ; tout me laissait croire que <em>Ghost World</em> ne représentait plus qu’une empreinte affective intimement liée à mon expérience personnelle du devenir adulte. Cependant, il appert que de ces oeuvres marquantes qui nous accompagnent peuvent se dégager avec le temps de nouvelles couches de signification. Aux premières lectures, à partir desquelles l’œuvre est plutôt enracinée dans l’état d’esprit de la crise existentielle de la jeune vingtaine, vient – au fil d’une nouvelle, une douzaine d’années plus tard – se superposer une relecture où <em>Ghost World</em> devient discours sur la nature même de la bande dessinée.</p> <p><strong>De l’apparition</strong></p> <p>Aujourd’hui, nos rapports au texte et à l’image se déplacent peu à peu « d’une culture du livre à une culture de l’écran » <a href="#note2" name="renvoi2">[2]</a>, ce qui nous amène notamment à repenser les structures sur lesquelles s’appuient nos conceptions des médiums textuels et iconiques traditionnels. L’une des modifications évidentes entraînées par ce changement de support est bien sûr le passage de l’œuvre <em>imprimée</em> sur papier à celle <em>apparaissant</em> sur un écran ; alors que l’encre sur papier montre un acte accompli, figé, la relation du pixel à l’écran en est une mouvante, processive (et éphémère)&nbsp;: l’image apparaît, puis se transforme pour en laisser apparaître une nouvelle. En ce qui concerne la bande dessinée, sauterait-on pour autant à la conclusion que ce qui n’est en définitive qu’une évolution technologique transforme <em>de facto</em> la nature du médium&nbsp;? Au contraire, cette dynamique d’apparition n’était-elle pas présente avant la transition de la <em>neuvième chose</em> <a name="renvoi3"></a><a href="#note3">[3]</a> vers l’écran ? Et encore, plus que déjà présente, ne serait-elle pas constitutive du médium ?</p> <p>On ne retrouve pas sur une planche de bande dessinée que des éléments énoncés de manière « positive » ; contrairement à ce qui est graphiquement énoncé, l’ellipse, en premier chef, propose un espace négatif, virtuel, où le lecteur articule les unités énonciatives. Suivant cette prémisse, l’espace virtuel vierge de la planche figure un champ potentiel, tandis que la case, unité énonciative, trace graphique, en est la portion actualisée, manifeste. Pour appuyer cette posture, je convoquerai deux exemples.</p> <p>Le premier est cette « chute virtuelle » du capitaine Haddock à la page 9 de <em>Tintin au Tibet</em>, rendue fameuse par Benoît Peeters, qui la qualifie de « ‘‘blanc’’ mémorable » dans son ouvrage <em>Case, planche, récit</em>. Rappelons que la séquence montre Tintin et Haddock courant sur le tarmac pour attraper leur avion ; mais, gêné par une poussière dans l’œil, le capitaine emprunte un escalier mobile qui traîne au milieu de la piste, tandis que Tintin, plus loin, tente en vain de lui crier son erreur. On voit ensuite Haddock assis dans l’avion, une hôtesse couvrant son visage de bandages : « Et après ça, on regardera ce que vous avez sous la paupière… ». Peeters cite ce passage pour signaler qu’une portion de récit (la chute du capitaine) peut sembler avoir été « vue » par tous les lecteurs sans avoir pour autant été montrée. Il observe que l’« habile construction de la scène et le souvenir d’autres albums sont parvenus à engendrer ce que l’on pourrait nommer une case fantôme, vignette virtuelle entièrement construite par le lecteur. » (Peeters, 1998, p. 32) &nbsp;Je nuancerai toutefois cette observation, car cette scène non-vue, mais lue, n’est pas forcément assimilable à une vignette : il pourrait s’agir d’une séquence, etc. Aussi, je lui préfère l’étiquette de <em>portion non-actualisée</em>, ou <em>non-énoncée</em>, du récit. En somme, ce premier exemple illustre bien en quoi la planche peut être perçue en tant que <em>lieu de manifestation de l’image</em> et la case, en tant qu’unité de manifestation du récit, ainsi que le fait que le récit de bande dessinée est supérieur à l’ensemble des cases qui le composent ; une case de bande dessinée n’est qu’une portion choisie, qu’un fragment du récit, de l’univers, du continuum narratif qui la dépasse, et que le lecteur déduit à partir de son encyclopédie personnelle</p> <p>Je convoque comme second exemple une réalité interne de la case, soit une réalité liée à la représentation graphique elle-même. Pour illustrer ce cas de figure, observons le travail d’Emmanuel Guibert, qui, dans<em> La guerre d’Alan </em>(2000), joue la carte d’un mode de représentation partiel, imprécis&nbsp;:</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/guibert001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Emmanuel Guibert, La guerre d&#039;Alan tome 1, p. 27"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/guibert001.jpg" alt="48" title="Emmanuel Guibert, La guerre d&#039;Alan tome 1, p. 27" width="580" height="425" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Emmanuel Guibert, La guerre d'Alan tome 1, p. 27</span></span></span></p> <p>Alors que le temps passé depuis les événements dont se souvient Alan Ingram Cope se traduit par un dessin que «&nbsp;l’oubli&nbsp;» a gommé de larges parts, où des détails percent çà et là à travers de «&nbsp;blanchissants » flashs <a name="renvoi4"></a><a href="#note4">[4]</a>. La virginité de l’espace blanc y évoque le brouillard de la mémoire, dans lequel l’élément graphique émerge tel le souvenir. En outre, dans cet exemple précis, alors que le narrateur appelle une ellipse temporelle, le personnage (déjà représenté d’une manière très synthétisée) paraît retourner se réfugier dans ce même blanc elliptique. Ainsi, au-delà de l’ellipse, toute surface « blanche » (ou négative), possède elle aussi un potentiel signifiant que l’auteur peut choisir de mettre en scène.</p> <p>Ces deux exemples supportent l’idée que planche et case de bande dessinée, chacune à leur échelle, peuvent être perçues en tant qu’espaces intrinsèques de <em>manifestation</em>&nbsp;de l’image, phénomène dont l’écran n’offrirait en définitive qu’une version exacerbée. La bande dessinée reposerait donc fondamentalement sur une tension entre le récit manifeste, apparu, que le lecteur<em> voit</em>, apprécie pour sa dimension plastique, et le récit «&nbsp;virtuel&nbsp;», que le lecteur <em>lit</em>, reconstitue et/ou extrapole.</p> <p><strong>Images d’un monde flottant</strong></p> <p>Dans un tout autre paradigme culturel, d’aucuns s’accordent pour reconnaître l’héritage que doit le manga à l’<em>ukiyo-e</em> – tradition assimilée aux célèbres estampes japonaises –, qui signifie de manière littérale « image du monde flottant ». D’ailleurs, on attribue généralement la paternité du mot <em>manga</em> [ 漫画 ] lui-même à l’un des plus illustres représentants de l’<em>ukiyo-e</em>, ce « vieux fou de dessin » de Katsushika Hokusai (1760-1849). Cependant, ce que Hokusai qualifiait de «&nbsp;manga&nbsp;» n’a plus grand chose à voir avec la production contemporaine. Selon Karyn Poupée, la translittération courante que l’Occident fait généralement aujourd’hui du vocable, « image [ga] dérisoire [man] » (2010, pp. 22-24), si elle trouvait sa légitimité par rapport au travail de l’estampiste, se trouve dénaturée lorsque associée à la réalité actuelle ; néanmoins, Poupée affirme que la conservation de ce terme générique s’explique alors par une autre acception de [man], celle d’<em>écoulement</em>, ce sens suggérant alors le déroulement, la succession, la longueur indéfinie, la multitude. Dès lors, une nouvelle traduction littérale de <em>manga</em> par « suite d’images » ou « série d’images » devient beaucoup plus pertinente. Il en reste que l’expression « image du monde flottant », liée à la culture bouddhiste, renvoie au caractère <em>impermanent</em> des choses du monde. Mais encore ?</p> <p>Dans les carnets de croquis qu’il a baptisé <em>Hokusai manga</em>, le Vieux fou de dessin cultive quelques sujets de prédilection, notamment le surnaturel. Spectres et créatures imaginaires – ou dérisoires ? – issues du folklore japonais (les <em>yōkai</em>) y font régulièrement leur apparition…</p> <p>Et voilà où ce parallèle lexical et thématique du côté des mangas cherchait à conduire&nbsp;: une bande dessinée considérée en tant que médium d’« apparition » tisse un lien sémantique vers la figure… du&nbsp;spectre <a name="renvoi5"></a><a href="#note5">[5]</a>. Voyons donc si les bandes dessinées faisant évoluer des personnages de fantômes nous renseignent sur une nature propre à la bande dessinée&nbsp;même.</p> <p>À moins que ne se dessine plutôt l’idée que cette figure du spectre serait davantage à prendre au pied de la lettre, soit la considérer par rapport à la case même. Finalement, ce monde flottant ne serait-il pas ce récit virtuel duquel émergent les images sur la page ?</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Livret%20de%20phamille_extrait.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, pp. 52-53"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Livret%20de%20phamille_extrait.jpg" alt="62" title="Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, pp. 52-53" width="580" height="850" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, pp. 52-53</span></span></span></p> <p><em>« Hantons sous la pluie »&nbsp;: dans </em>Livret de phamille<em>, l’alter ego de Jean-Christophe Menu est un spectre retournant «&nbsp;hanter&nbsp;» une mémoire d’images anciennes pour faire surgir le récit.</em></p> <p><strong>Images d’un monde fantôme</strong></p> <p>Daniel Clowes nous offre justement une superbe mise en abyme de la figure du spectre – et ce, à plusieurs niveaux – dans cet album inoubliable justement titré…<em>Ghost World</em>. La bande dessinée, un monde fantôme ?</p> <p>Dans son premier grand succès, Clowes tente de capturer ce moment fugitif de la vie où l’adolescence se dérobe pour laisser place à l’âge adulte, alors qu’Enid et Rebecca, deux amies d’enfance, anticipent puis subissent progressivement les effets d’une « rupture » inévitable, l’une d’elles devant bientôt aller entreprendre ses études universitaires dans un établissement situé de l’autre côté du pays.</p> <p>À l’image de la bande dessinée, le récit de&nbsp;<em>Ghost World</em>&nbsp;en est justement un de fragments&nbsp;: la mise bout à bout d’un ensemble de moments partagés dans la vie des deux jeunes femmes en devenir. Puis à mesure que la séparation approche, le récit se fait de plus en plus elliptique, radicalise en quelque sorte le morcellement de sa narration.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 53"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world001.jpg" alt="49" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 53" width="580" height="454" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 53</span></span></span></p> <p>Au cours d’un des derniers moments de réelle intimité qu’elles auront partagé, les deux amies parcourent un vieil album de photographies de l’enfance d’Enid, recueil de photos éparses et parfois énigmatiques (Clowes, 1998, p. 53). Sur l’une d’elles, un graffiti tracé sur une porte de garage&nbsp;: « <em>ghost world</em> ».&nbsp;<em>Ghost World</em>&nbsp;–&nbsp;<em>monde fantôme</em>&nbsp;–, ce signe inscrit de manière répétée au sein du récit, hantant&nbsp;ce dernier tout au long.</p> <p>Qu’essaient à ce moment-là de faire ces deux pré-adultes, sinon hanter une jeunesse perdue, et de manière générale dans le récit, que font-elles sinon hanter le&nbsp;<em>no man’s land</em>&nbsp;entre adolescence et vie adulte, sinon tenter coûte que coûte de refuser la fin de leur moment partagé comme on tenterait en vain de vouloir retenir l’eau qui fuit d’une passoire&nbsp;? Et ce regard porté par les deux jeunes filles sur un album de photographies, sur un ensemble d’images disjointes, ne pointe-t-il pas un regard métaphorique sur le travail et la lecture de la bande dessinée elle-même ?</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 79"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world002.jpg" alt="50" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 79" width="580" height="911" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 79</span></span></span><em>Le dénouement est imminent, et la trace du signe « </em>ghost world<em> » est de plus en plus fraîche, répétée, prégnante – soit de plus en plus près de son traçage, de l’acte créatif, de la frontière de son apparition, de la tension entre sa virtualité et sa manifestation – alors qu’Enid se résout à retourner dans cette virtualité, soit à ce que l’histoire se termine (1998, p. 79).</em></p> <p><em>Ghost World</em>, d’abord perçu comme l’anti-récit d’une attente, devient alors image de la bande dessinée. Ainsi, de même qu’était expliqué plus haut que les cases d’une bande dessinée n’étaient que les portions choisies d’un récit supérieur à ce qui était montré, peut-on percevoir une bande dessinée comme un ensemble de spectres issus d’un monde invisible… que l’auteur, puis le lecteur, épient.</p> <p><strong>Épier depuis la gouttière</strong></p> <p>Pour revenir à la traduction de la citation de Clowes, j’ai buté sur le terme<em> eavesdropper</em>, une expression figée que la plupart des dictionnaires traduisent par « oreille indiscrète », soit une autre expression figée qui lui fait quelque peu perdre son sens. Car l’activité à laquelle se prête l’<em>eavesdropper</em> n’en est pas qu’une d’écoute sans être vu&nbsp;: elle en est aussi une d’observation, ou encore d’espionnage, voire de voyeurisme ; voilà pourquoi j’ai préféré le terme plus général quoique peu usité d’<em>épieur</em>, qui convoque aussi bien le guet visuel qu’auditif.</p> <p>Quoi qu’il en soit, l’étymologie cachée derrière l’expression anglophone amène une autre troublante coïncidence lexicale&nbsp;: eaves signifie avant-toit, tandis que drop, soit goutte, évoque l’eau qui coule. Originellement, le terme eavesdropper renvoie à l’idée d’une personne qui épie de si près ce qui se passe dans une maison que la pluie qui dégoutte du toit lui tombe sur la tête. Plus concrètement, on peut donc dire que cet épieur se tient sous la gouttière, et c’est là que cette autre parabole lexicale devient féconde, étant donné que, en bande dessinée, on nomme aussi gouttière l’espace intericonique, celui qui sépare les vignettes, cependant que celles-ci sont considérées par Clowes comme autant d’images épiées («&nbsp;l’examen de la vie de deux récentes diplômées du secondaire depuis la position privilégiée d’un épieur (pratiquement) indétectable […] »).</p> <p><strong>Entrevoyeurs</strong></p> <p>Cette analyse de l’œuvre peut aisément s’étayer à même le récit. Ainsi, Rebecca et Enid prolongent cette dynamique en «&nbsp;épiant&nbsp;» nombre de personnages secondaires – sur cette activité reposant pour ainsi dire leur mode de vie – à travers certains « écrans »&nbsp;ou «&nbsp;prismes » : la télévision, notamment, mais aussi les restaurants Angel’s et Hubba Bubba, la table du vide-grenier d’Enid, l’épicerie Giant, la boutique Zine-o-phobia, voire les annonces matrimoniales ou la rue, etc.</p> <p>De manière « directe », Enid et Rebecca ont ainsi pu épier le couple des adorateurs de Satan (chez Angel’s puis jusqu’à l’intérieur de leur panier d’épicerie), Bob Skeetes ou des commérages à son endroit, les obsessions pédophiles d’un curé défroqué, ou même le personnage de l’auteur, à qui Enid s’est contenté de jeter un regard en coin sans oser l’approcher lors d’une séance de dédicaces.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 13"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world003.jpg" alt="51" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 13" width="580" height="611" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 13</span></span></span></p> <p><em>Point de vue subjectif d’Enid épiant les occupants de la table voisine, suivi d’un contrechamp où on la voit précisément en train d’épier. Mais il semble qu’elle ne soit pas la seule&nbsp;à le faire…</em></p> <p>À travers des fenêtres de restaurants – des cadres, quasiment des <em>strips</em> –, elles ont pu entrevoir Carrie Vandenburg, dont le visage est déformé par une énorme tumeur, ou le «&nbsp;barbu au coupe-vent », frustré d’avoir été ridiculisé par des adolescents.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 23"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world004.jpg" alt="52" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 23" width="580" height="611" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 23</span></span></span></p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p45_8%2C%20p46_1-2.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 45-46"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p45_8%2C%20p46_1-2.jpg" alt="59" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 45-46" width="580" height="294" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, pp. 45-46</span></span></span></p> <p>Cette dynamique se retourne même parfois contre elles. En effet, Enid et Rebecca deviennent arroseuses arrosées en passant sous la fenêtre d’une afro-américaine à tendance autiste dont l’essentiel de la vie semble consister à comparer à haute voix chaque passant à l’une ou l’autre des innombrables références de la culture télévisuelle américaine.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world006.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 28"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world006.jpg" alt="54" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 28" width="580" height="304" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 28</span></span></span></p> <p>Même la mise en scène de Clowes amène souvent le lecteur lui-même à « épier » Enid et Rebecca, au moyen de cases doublement encadrées. En effet, à l’intérieur de nombreuses cases, perce, à travers une zone noire par laquelle le lecteur peut « s’installer » à l’intérieur de la case, un second cadre lui permettant d’<em>entrevoir</em> les deux personnages.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p14_7%2C%20p30_1%2C%20p31_4.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 14, 30 et 31."><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p14_7%2C%20p30_1%2C%20p31_4.jpg" alt="60" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 14, 30 et 31." width="580" height="198" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, pp. 14, 30 et 31.</span></span></span></p> <p><strong>Voyeurisme et apparition</strong></p> <p>Le principal émule de Clowes, Adrian Tomine, nous fournit quant à lui une démonstration matérielle concrète de cette dynamique de voyeurisme/apparition avec la couverture de <em>Summer Blonde</em> (2002).</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/summer%20blonde_couverture.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, première de couverture."><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/summer%20blonde_couverture.jpg" alt="61" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, première de couverture." width="350" height="483" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Adrian Tomine, Summer Blonde, première de couverture.</span></span></span></p> <p>En effet, ce recueil de quatre nouvelles est recouvert, <a href="http://www.amazon.com/Summer-Blonde-Adrian-Tomine/dp/1896597491/ref=tmm_hrd_title_0">dans son édition originale</a>, d’une jaquette unie percée d’une fenêtre circulaire&nbsp; – trou dans la serrure laissant voir le visage d’une jeune femme en gros plan –, soit un détail de l’image de couverture se trouvant sous la jaquette&nbsp;: une scène plus large où figurent de nombreux personnages devant une distributrice de tickets de métro. Cette image fait écho à la nouvelle qui donne son titre au recueil, dans laquelle Neil, un trentenaire introverti, se met à <em>épier</em> son nouveau voisin de palier, un don juan qui vient d’emballer cette <em>summer blonde</em> par qui Neil est obsédé depuis des mois, mais à qui il n’ose déclarer sa flamme, la considérant inaccessible, se bornant à lui tourner autour.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/tomine%20summer%20blonde.png" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, page de garde"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/tomine%20summer%20blonde.png" alt="58" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, page de garde" width="580" height="392" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Adrian Tomine, Summer Blonde, page de garde</span></span></span></p> <p>Ainsi, le trou dans la jaquette s’affirme d’abord comme une métaphore du voyeurisme de Neil, mais aussi, connaissant l’influence thématique qu’a exercée cet « <em>eavesdropper</em> » de Clowes sur Tomine, et à la lumière de cette analyse pratiquée sur <em>Ghost World</em>, une métaphore du dispositif énonciatif de la bande dessinée, la case pouvant être vue comme l’apparition d’une portion de l’univers narratif en jeu, comme un échantillon de ce qui est épié – énoncé manifeste d’un récit potentiel.</p> <p>De manière plus générale, on pourrait dire que toutes ces idées trouvent une allégorie bien sentie dans la double page proposée en préambule à l’histoire (pp. 2-3).</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p2-3.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 2-3"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p2-3.jpg" alt="63" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 2-3" width="550" height="403" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, pp. 2-3</span></span></span></p> <p>S’impose dans cette scène une double fenêtre&nbsp;rappelant deux cases juxtaposées, soit la base de la narration en bande dessinée, et encore, deux ouvertures pratiquées sur un «&nbsp;monde fantôme », le bâtiment graffité, près duquel erre – n’ayant pas encore fait son apparition dans l’histoire, qui n’a pas débuté – le noir personnage (l’ombre) d’Enid, pratiquement inversé par rapport à la blancheur dominante de l’image (notons par ailleurs que le bleu pâle choisi pour la bichromie confère une apparence spectrale au tout). À travers les ouvertures, on entrevoit des portions de détails par lesquels on devine un personnage sirotant une boisson gazeuse devant sa télévision, sans plus. Car le lecteur, trop loin du bâtiment, n’est pas encore l’<em>eavesdropper</em> qui lui permettra d’en épier, d’en voir apparaître davantage.</p> <p>Du monde fantôme au médium d’apparition et à la case spectrale, du brouillard de la mémoire à l’élément graphique-souvenir, des images du monde flottant à l’écoulement d’images, du « hanteur sous la pluie » au <em>eavesdropper</em>, ces différents concepts s’enchaînent, tressent un réseau de sens pour tenter de définir un médium dont l’impalpable définition semble justement toujours résider dans l’entre-deux, au propre comme au figuré.</p> <p>Et pour tirée par les cheveux que toute cette spéculation sémantique puisse paraître, d’autres semblent remonter des pistes similaires. En effet, l’écho a voulu que je tombe sur un commentaire de Jessie Bi à propos du sombre <em>Pin &amp; Francie, The Golden Bear Days (Artifacts and Bones Fragments)</em> d’Al Columbia, qui associe dans un même flot la plupart des signifiants ici évoqués&nbsp;:</p> <p>« Oui, de cette neuvième chose comme art de la gouttière, de ce remplissage par la mémoire de lectures et d’expériences de cet entre-deux d’images condensant une pluie de signes. Al Columbia filerait alors la métaphore, et constaterait que ces eaux «mémorielles» vont de la gouttière à l’égout, de l’aérien au souterrain. » (Bi, 2010)</p> <p>Riche formule à partir de laquelle il serait en outre plaisamment loisible de déduire que la bande dessinée <em>underground</em>, et ses signes « pervertis », s’abreuve en collectant les eaux usées de la bande dessinée <em>mainstream</em> – courant principal –, prolonge la gouttière… jusqu’au caniveau.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BI, Jessie, « Pin &amp; Francie, The Golden Years », dans <em>du9</em>, en ligne : <a href="http://www.du9.org/chronique/pim-francie-the-golden-bear-days/">http://www.du9.org/chronique/pim-francie-the-golden-bear-days/</a> (page consultée le 19 avril 2012).</p> <p>CLOWES, Daniel,<em> Ghost World</em>, Seattle, Fantagraphics, 1998</p> <p>GUIBERT, Emmanuel, <em>La guerre d’Alan</em>, <em>tome1</em>, Paris, L’association, 2000.</p> <p>HERGÉ, <em>Tintin au Tibet</em>, Tournai&nbsp;: Casterman 1960</p> <p>MENU, Jean-Christophe Menu, <em>Livret de phamille</em>, Paris, L’association, 1995</p> <p>PEETERS, Benoît, <em>Case, planche, récit&nbsp;: Lire la bande dessinée</em>, Tournai, Casterman, 1998</p> <p>POUPÉE, Karyn, <em>Histoire du Manga</em>, Paris, Tallandier, 2010</p> <p>TOMINE, Adrian,<em> Summer blonde</em>, Montréal,&nbsp; Drawn &amp; Quarterly, 2002</p> <p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Ma traduction de <em>« the examination of the lives of two recent high school graduates from the advantaged perch of a constant and (mostly) undetectable eavesdropper, with the shaky detachment of a scientist who has grown fond of the prize microbes in his petri dish »</em>, courte préface de l’auteur dans l’édition originale.</p> <p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2] </a>Ainsi que le fait remarquer le texte de présentation du <em>9e congrès international sur l’étude des rapports entre texte et image&nbsp;:</em> <a href="http://aierti-iawis-2011.uqam.ca/fr">http://aierti-iawis-2011.uqam.ca/fr</a>.</p> <p><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3] </a>Neuvième <em>art</em>&nbsp;: un choix terminologique ambigu. Suite à Thierry Groensteen qui ironise sur le statut de la bande dessinée (<em>Un objet culturel non-identifié</em>, 2006, Paris&nbsp;: Éditions de l’An 2), Jessie Bi du site Du9 (<a href="http://www.du9.org/">www.du9.org</a>) lui appose cet euphémisme, « […] du constat d'une bande dessinée de plus en plus heureusement protéiforme et semblant défier toute tentative de définition. » (communication personnelle de l’auteur)</p> <p><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4]</a> L'éditeur américain de <em>La guerre d’Alan</em> a par ailleurs réalisé un court film (<a href="http://www.youtube.com/watch?v=zIMdBK8yr_g">http://www.youtube.com/watch?v=zIMdBK8yr_g</a>) montrant la surprenante technique de dessin avec laquelle travaille Guibert sur ce projet : un traçage à l’eau, sur lequel l’encre agit à titre… de révélateur.</p> <p><a name="note5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a> Je remercie Samuel Archibald pour la suggestion de ce parallèle entre <em>médium d’« apparition »</em> et <em>figure du spectre</em>.</p> Aliénation Autoréflexivité BI, Jessie CLOWES, Daniel Contemporain Désillusion États-Unis d'Amérique GUIBERT, Emmanuel HERGÉ PEETERS, Benoît POUPÉE, Karyn Relations humaines TOMINE, Adrian Voyeurisme Bande dessinée Thu, 12 Jul 2012 19:02:21 +0000 Eric Bouchard 543 at http://salondouble.contemporain.info Daniel Clowes - La ligne autoréflexive http://salondouble.contemporain.info/article/daniel-clowes-la-ligne-autor-flexive <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/widenda-le-alexandre">Widendaële, Alexandre</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ice-haven">Ice Haven</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>L’amateur de B.D. qui revient de la bibliothèque ou du <em>comic book store</em> de son quartier avec sous le bras quelques albums de Dan Clowes, se délectera probablement dans un premier temps des encrages doux et minutieux, des aplats de couleur et des trames, entrera dans l’intimité des jeunes punkettes complexées et enamourées de <em>Ghost World</em>, de quadragénaires éconduits ou aigris, comme dans un gant de velours; mais sans aucun doute, dans un second temps, les sourcils se fronceront: cet univers intimiste se rompra, tout deviendra plus opaque, la cruauté et l’horreur apparaîtront. En effet, l’univers de Clowes ne manquera pas d’évoquer au lecteur, dans ses planches les plus sombres, l’horreur burlesque des années cinquante des <em>Tales from the Crypt</em> ou de <em>Twilight Zone</em>. Or, cette rupture de ton, qui caractérise les albums de l’auteur, est déjà en germe dans la ligne. Les romans graphiques et, plus largement, la bande dessinée américaine alternative de ces deux dernières décennies, révèlent un medley de «styles», une multitude d’identités graphiques remarquables, que seul, peut-être, le foisonnement de l’ère des pionniers du <em>strip</em> du début du vingtième siècle a proposé. Cependant, pour ces deux générations qu’un siècle sépare, les motivations diffèrent: si la première, recensée par Martin Sheridan dans son <em>Comics and their Creators</em> en 1944 (1971), répondait dans la plupart des cas à l’appel lancé par les magnats de la presse, les auteurs actuels se placent, eux, dans une rupture <em>thématique</em>, <em>narrative</em> et <em>graphique</em> avec la bande dessinée <em>mainstream </em>qui domine le marché.C’est au sein de cette bande dessinée alternative que s’est épanoui, depuis la fin des années quatre-vingt, Dan Clowes et, c’est à l’heure où la bande dessinée américaine, pourtant précoce en son temps, tend à entrer enfin dans une ère de maturité, qu’il est possible d’envisager l’étendue de l’œuvre du père de <em>Lloyd Llewellyn </em>(Clowes, 1989), comme une proposition de réflexion sur le médium même de la bande dessinée. Cette proposition de réflexion sur ce que l’auteur considérait, il y a quelques années encore, comme «la forme artistique la plus progressive de cette fin de siècle», apparaît clairement dans <em>Pussey!</em> (Clowes, 1995), mais est en germe dès ses premières publications et reste une constante de tous ses albums tant dans le fond que dans la forme. Il n’est donc pas inopportun de revenir sur l’identité graphique de Dan Clowes en considérant le style de ce bédéiste d’avant-garde comme une ouverture à l’autoréflexivité —tant dans ses encrages que dans la mise en page de ses différents opus— dans un recours récurrent à la rupture.&nbsp;L’amateur de B.D. qui introduisait cet article, donc, rentré chez lui avec ses emplettes, ne pourra s’empêcher de remarquer, en parcourant le corpus des œuvres de Clowes, qu’avant les courbes douces des albums plus récents, dans les fines lignes brisées des mésaventures de <em>Lloyd Llewlellyn</em> —parodie du héros de film noir, partagées entre l’influence graphique post-punk, l’influence de la bande européenne et celle des récits courts d’<em>EC Comics</em>— sommeillent déjà quelques motifs récurrents des récits de l’auteur.&nbsp; Certes, les femmes sont l’une des constantes réflexions des albums de Clowes, mais, servant la présente problématique, le <em>créateur</em>, le <em>super-héros</em> et le <em>dessin</em> en lui-même, sont régulièrement vecteurs de mise en abîme de la bande dessinée dans ses récits, et offrent donc un premier degré de lecture de la dimension autoréflexive du travail de Dan Clowes.</p> <p>Les indices semés dans l’univers de <em>Lloyd Llewlellyn</em> lancent le lecteur sur des pistes qui l’amènent aux futurs albums de Clowes: ne peut-il entrevoir dans le personnage de Herk Abner et son <em>petit homme de l’encrier</em>, le père cartooniste oublié de <em>David Boring </em>(2000), de manière plus intimiste, le dessinateur de <em>Caricature</em> (1998), ou le transfuge, Dan Pussey? <em>The Death-Ray</em> (2011) ne contient-il pas une part des super(anti)héros que croise Llewlellyn: le «Baroudeur américain» dopé ou l’amnésique «Vaar l’on», le M. Muscles du<em> Cirque des Rigolos Brothers</em>, ou encore de la «Griffe jaune<a href="#1a">[1]</a><a name="1"></a>», de «Black Nylon», et plus largement des produits d’<em>Infinity comics</em>?</p> <p>Plus que tout autre chose, le dessin est indice chez Clowes. De la marque de la «confrérie sacrée de farceurs, de plaisantins et d’ambassadeurs du rire<a href="#2a">[2]</a><a name="2"></a>» à laquelle aura affaire <em>Llewellyn</em> au logo omniprésent de «Mister Jones» gravé dans la plante du pied du protagoniste de <em>Like a Velvet Glove Cast in Iron </em>(1993), l’entrainant dans un jeu de piste dominé par une étrangeté des plus Lynchéiennes, Clowes réinsuffle du sens dans l’image omniprésente qui accompagne <em>ad nauseam</em> le lecteur du vingt-et-unième siècle, jusqu’à devenir insignifiante. Qu’elles soient photographies, logos, graffitis, caricatures, vignettes de BD, films ou de télévision, il les disperse dans ses planches et les adaptent au support.</p> <p>Enfin, que dire du discours de <em>Lloyd Llewellyn,</em> lorsqu’au détour d’un récit (<em>Vipère de béton</em>) celui-ci passe de son habituelle narration à la <em>Double Indemnity</em> de Wilder, au véritable réquisitoire autoréflexif sur la bande dessinée —«Je déteste les gens qui n’aiment pas la BD… Je les <strong>déteste</strong>! Le monde est rempli de minus qui ne reconnaîtraient pas une forme artistique intrinsèquement dynamique si elle <strong>leur flanquait une bonne claque</strong>!!»— (Clowes, 1989, p. 186.) ou du titre onomatopéique #$@&amp;! sinon qu’ils annoncent la réflexion qu’il distillera beaucoup plus subtilement dans les encrages de ses planches à venir.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%205%20AW.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Lloyd Llewelyn, p. 186"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%205%20AW.jpg" alt="28" title="Daniel Clowes, Lloyd Llewelyn, p. 186" width="580" height="877" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Lloyd Llewelyn, p. 186</span></span></span></p> <p><em><strong>Ice Haven</strong></em></p> <p>Si <em>The Death-Ray</em>, <em>Mister Wonderful</em> (2011), <em>Wilson </em>(2010)ou <em>David Boring</em> opèrent au sein d’un même récit, et pour des motivations différentes, des variations graphiques, c’est sans nul doute, <em>Ice Haven</em> (2005) qui cristallise cette problématique du travail de la <em>ligne autoréflexive</em> de Dan Clowes.</p> <p>Dans cet album, qui parcourt les différentes existences des habitants de la ville éponyme, offrant à chacun un ou plusieurs récit(s) court(s), le regard du lecteur est, dans un premier temps, confronté à une disparité graphique: Clowes utilise plus d’une dizaine de «styles» différents qui varient entre eux de par des emprunts d’identité graphique, une modification des couleurs dominantes ou un passage à la bichromie. Ainsi, les «chapitres» consacrés aux enfants, sont caractérisés par un encrage naïf proche de celui des <em>Peanuts</em> de Schultz, ou, récit emboîté du contenu d’un vieil album relatant dans le style des «<em>true crime comics</em>» des années cinquante, le fait divers macabre —«La véritable histoire de Leopold et Loeb»— qui inspira à Clowes cet album et, dont la mise en page, plus saturée, offre une rupture supplémentaire: les planches changent de rythme et passent de deux à trois strips superposés. Digressions thématiques autour d’un détail ou réflexions ouvertes insérées dans le récit, quelques planches consacrées au court récit donnant vie au lapin en peluche bleu du petit voisin, ou la parodie de la série d’animation des années soixante, <em>The Flintstones</em>, invitent à une pause narrative de la même façon que le cartooniste offre une pause entre deux articles au lecteur du journal.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%207%20AW.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 147"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%207%20AW.jpg" alt="29" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 147" width="496" height="558" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ice Haven, p. 147</span></span></span></p> <p>Loin d’être une simple suite d’effets esthétiques, l’hétérogénéité graphique dans <em>Ice Haven</em> interroge en profondeur le support et plus précisément les possibilités de narration de la bande dessinée. Clowes fait reposer la narration de son album sur deux procédés narratifs différents: il allie l’économie du <em>strip</em> de presse aux possibilités de développement qu’offre l’absence de format arrêté du roman graphique. Le format horizontal et la référence au <em>strip</em> de presse, qui entrent en rupture avec une bonne part du corpus de l’auteur —qu’il interroge volontairement ou involontairement la généalogie du neuvième art— renvoient inévitablement à tout un pan de l’histoire de la bande dessinée américaine, à une narration qui se construit sur une logique d’efficacité: l’espace réduit, longtemps réservé aux <em>strips </em>quotidiens des journaux, comme le nombre de vignettes et la quantité restreinte de texte devaient à la fois faire avancer l’histoire, développer intrigue et personnages, tenir le lecteur en haleine jusqu’au lendemain et garder une certaine indépendance. Interrogé sur ce format, Milton Caniff résumera: «<em>Two paragraphs of conversation and three drawings, and that’s it</em><a href="#3a">[3]</a><em><a name="3"></a> </em>». Le <em>strip</em> de presse qui répond à une série de contraintes va à l’essentiel —peut-on y voir dans certains cas la survivance de la dimension emblématique de la gravure de presse?— alors que le <em>comic book</em> et plus encore le roman graphique dont le format tend à une liberté spatiale ont la possibilité d’étirer le temps, de distiller celui du récit.C’est dans cette même logique d’efficacité que peut-être envisagée la simplification graphique des personnages que Clowes emprunte à Schultz et plus largement aux <em>strips </em>de presse. Ce principe «de ne donner de l’objet que ses caractères essentiels, en supprimant ceux qui lui sont accessoire» (Töppfer, 2003: 9) fut l’une des bases de la littérature en estampes, et cette leçon tirée de l’<em>Essai de physiognomonie </em>de Töppfer s’adapte particulièrement bien, en ce point, à la logique graphique adoptée par les cartoonistes:</p> <p>Cette facilité qu’offre le trait graphique de supprimer certains traits d’imitation qui ne vont pas à l’objet, pour ne faire usage que de ceux qui y sont essentiels, le fait ressembler par là au langage écrit ou parlé, qui a pour propriété de pouvoir avec bien plus de facilité encore, dans une description ou dans un récit, supprimer des parties entières des tableaux décrits ou des évènements narrés, pour n’en donner que les traits seulement qui sont expressifs et qui concourent à l’objet. […] il est incomparablement avantageux lorsque, comme dans une histoire suivie, il sert à tracer des croquis cursifs qui ne demandent qu’à être vivement accusés, et qui, en tant que chaînons d’une série, n’y figurent souvent que comme rappels d’idées, comme symboles, comme figures de rhétoriques éparses dans le discours et non pas comme chapitres intégrants du sujet. (2003: 12)</p> <p>L’espace réduit du <em>strip </em>amène donc inévitablement à une narration plus synthétique, soit par une plus grande simplicité, soit par une cohabitation plus poussée du texte et de l’image.</p> <p>Cependant, Clowes, en associant ces deux dimensions différentes de la narration en bande dessinée, n’a pas pour objet de quitter l’aisance du roman graphique pour retrouver les contraintes narratives du <em>strip</em> de presse, mais au contraire, d’inviter dans la planche une sophistication narrative que lui permet cette hétérogénéité.<em>Ice Haven</em> présente donc, chapitre après chapitre, dans une série de ruptures graphiques parfois très subtiles, les tribulations d’une dizaines de ses habitants: Random Wilder le poète raté, Vida et sa grand-mère, voisines du poète et elles-mêmes poétesses, Violet Vanderplatz qui rêve de retrouver l’homme dont elle est éperdument amoureuse, Charles, le jeune demi-frère de Violet, secrètement amoureux de celle-ci, et son ami Carmichael, rassemblé par la toile de fond du kidnapping du jeune David Goldberg. À ceux-ci s’adjoignent les apparitions de M. et Ms. Ames, venus enquêter sur le kidnapping, l’officier Kaufman, l’épicier asiatique, la libraire et le critique de BD Harry Naybors.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%204%20AW.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 25"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%204%20AW.jpg" alt="30" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 25" width="580" height="330" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ice Haven, p. 25</span></span></span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Le traitement graphique de chacun de ces segments participe à l’identification du narrateur, parfois en complément du texte, d’abord celui du titre qui introduit chaque segment, puis celui des récitatifs à la première ou troisième personne et en dernière instance du texte des bulles. L’identification du narrateur met en évidence une interrogation que pose la nature même de la bande dessinée, associant texte et image. Le recours au texte récitatif, dans <em>Ice Haven</em>, varie d’un segment à l’autre: l’utilisation du texte suit la bipolarité de la narration en image, partagée entre la logique du <em>strip </em>et celle du roman graphique. La narration intrinsèque au récit écrit est, par exemple, très présente chez les personnages féminins de Violet et Vida, ou encore chez le détective Ames, et relate alors les évènements, abrite les descriptions et trahit les pensées des protagonistes. Elle est en revanche totalement absente des <em>strips</em> qui se consacrent aux enfants où le texte n’est présent que dans les bulles, notamment des monologues de l’enfant, qui constituent le message déterminant de ces planches, au même titre que dans les <em>Peanuts</em>.</p> <p>Seul, donc, dans quelques-uns de ces segments, le texte participe à l’identification d’un narrateur, permettant de répondre aux simples questions «Qui parle? Qui raconte cette histoire?», et c’est alors l’image, et plus précisément la ligne et la couleur, qui vont suppléer à cette absence textuelle identificatrice, au sein de la narration générale fragmentée de cet album. Clowes développe par ce biais l’idée de «point de vue par la ligne», et développe la dimension romanesque du «roman graphique» qui n’était&nbsp; jusque là mentionné dans cette étude que pour ses qualités formelles.Par son hétérogénéité narrative, <em>Ice Haven</em> use de moyens propres à la littérature, disloque le récit et développe, segment après segment, une multiplicité de points de vue qui pourrait se rapprocher de l’évolution qu’a pu subir la narration romanesque au cours du vingtième siècle chez Gide, dans le Nouveau Roman, chez Joyce, en Europe, ou de ce côté de l’Atlantique, chez Faulkner. Ce dernier exemple est d’autant plus prégnant que l’idée de narration déployée par Clowes d’une multiplication de points de vue qui se construirait tant par l’intervention du texte que par l’évolution de la ligne, se rapproche de ce que Faulkner met en place au sein de la narration, en 1929, dans <em>The Sound and The Fury</em> et plus particulièrement dans l’évolution de cette technique atteignant, en 1930, la mise en page de <em>As I Lay Dying</em>. Dans cet autre roman de Faulkner, chaque chapitre, que le patronyme du narrateur s’y exprimant nomme, représente au sein du roman une rupture narrative, un changement de narrateur, mais aussi une rupture stylistique, puisque la quinzaine de personnages qui entourent le dernier voyage d’Addie Bundren se succèderont et s’exprimeront avec le vocabulaire et la verve qui leur sont propre. Cette idée de littérature que développe Faulkner résonne dans la mise en page du roman graphique de Clowes où le titre de chaque chapitre indique le personnage sur lequel se centre la narration, se distingue par une identité graphique propre et une utilisation du texte particulière. Les récitatifs à la première personne de Violet, Vida et Ames, et les soliloques de Charles, ne déclinent-ils pas la technique littéraire du «monologue intérieur»?</p> <p>Mais il s’agit d’un récit en images. Dans le second volume de son <em>Système de la bande dessinée </em>(2011), Thierry Groensteen distingue dans la personne de l’auteur, derrière un <em>narrateur fondamental</em>, <em>trois instances d’énonciation</em> que convoque le récit dessiné: le <em>narrateur</em>, le <em>monstrateur</em> (concernant la mise en image, terme emprunté à André Gaudreault) et le <em>récitant</em> (la <em>voice-over</em>, les récitatifs). Ces instances sont clairement définies dans la narration de l’album de Dan Clowes. Toutefois le travail graphique du monstrateur par son instabilité identitaire et les références qu’il convoque, insuffle un «effet de distanciation» dans la lecture et invite une autre théorie, cette fois de Philippe Marion, celle de «graphiation» qu’il développe dans sa thèse <em>Traces en cases</em>: la ligne en tant que telle se démarque, «s’autodésigne» (1993, p. 26). Or, si le travail du dessinateur est palpable, puisque celui-ci change de mise en page, d’identité graphique, de couleur, d’une planche à l’autre, la ligne invite alors un degré supplémentaire d’autoréflexivité, de réflexion sur le médium même de la bande dessinée, cette fois dans la narration de l’album.Tant par les thèmes intimistes qu’il aborde, la dimension autobiographique des personnages et des évènements qui ponctuent son œuvre, que par le ton décalé et la sophistication de leur mise en image, Dan Clowes s’inscrit dans une bande dessinée éminemment alternative. Mais c’est le constant regard qu’il porte vers le passé, la culture populaire des années cinquante, soixante et soixante-dix, vers la généalogie du mode d’expression qu’il tend à faire évoluer et la réflexion sur le support même de la bande dessinée, les possibilités narratives de ce médium et les différents formats qui l’ont modelé, qui transpirent dans les encrages de ce bédéiste. En associant à ses récits, par la ligne autoréflexive, une interrogation permanente sur la bande dessinée, il fait figure de proue au sein d’une génération d’auteurs d’avant-garde comme Chris Ware ou Seth, qui font définitivement entrer, cette fois-ci par l’image, le neuvième art dans une maturité légitimée jusque-là principalement par les thèmes qu’il pouvait traiter.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>CLOWES, Daniel, <em>Caricature</em>, Seattle, Fantagraphics, 1998.</p> <p>____, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p> <p>____, <em>The Death-Ray</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2011.</p> <p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p> <p>____,<em> Like a Velvet Glove Cast in Iron</em>, Seattle, Fantagraphics, 1993.</p> <p>____, <em>Lloyd Llewellyn</em>, Seattle, Fantagraphics, 1989.</p> <p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p> <p>____, <em>Pussey!</em>, Seattle, Fantagraphics, 1995.</p> <p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2010.</p> <p>GROENSTEEN Thierry, <em>Bande dessinée et narration, Système de la bande dessinée 2</em>, PUF, Paris, 2011.</p> <p>HARVEY, ROBERT C., <em>Milton Caniff: Conversations</em>, Jackson, University Press of Mississippi, 2002.</p> <p>MARION. Philippe, <em>Bande dessinée et narration, Système de la bande dessinée 2</em>, Paris, PUF, 2011</p> <p>SHERIDAN, Martin, <em>Comics and their Creators,</em> New York, Luna Press, 1971 [1944].</p> <p>TOPFFER, Rodolphe,<em> Essai de physiognomonie</em>, Paris, Kargo, 2003.</p> <p><a href="#1">[1]</a><a name="1a"></a> Le personnage dessiné par le père de <em>David Boring</em>.</p> <p><a href="#2">[2]</a><a name="2a"></a> Dans<em> L’Homme qui rit et l’Homme qui crache.</em></p> <p><a href="#3">[3]</a><a name="3a"></a>Tiré de Milton Caniff, «I’m Just a Troubadour Singing for My Supper: An Interview with One of the Masters of Comic Art» (Harvey, 2002: 127).</p> Autoréflexivité CLOWES, Daniel États-Unis d'Amérique FAULKNER, William Intertextualité Média Mélange des genres Narrateur Narration SHERIDAN, Martin TOPFERR, Rodolphe Bande dessinée Tue, 10 Jul 2012 15:22:44 +0000 Alexandre Widendaële 541 at http://salondouble.contemporain.info Le syndrome de Stockholm. Daniel Clowes et l'équivocité http://salondouble.contemporain.info/article/le-syndrome-de-stockholm-daniel-clowes-et-l-quivocit <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/an-anthology-of-graphic-fiction-cartoons-and-true-stories">An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>Ivan Brunetti, l’éditeur de <em>An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories, Volume 2</em>, a demandé à Daniel Clowes de produire le design de la jaquette de son recueil. Clowes a accompli sa tâche avec brio: l’illustration principale présente un homme et une femme de biais, à l’intérieur d’une pièce où se trouve une bibliothèque remplie de grandes bandes dessinées surmontée d'une planche tirée d’une bande dessinée expérimentale encadrée. Au-dessus de la tête de la femme, un globe lumineux suggère un phylactère, et cette impression est accentuée par le petit triangle au bas du globe qui rappelle l’appendice de l’instance énonciatrice. Au-dessus de la tête de l’homme, par la fenêtre, une rangée irrégulière de lampadaires urbains crée une trajectoire qui se rend jusqu’à un nuage, évoquant le ballon de pensée propre aux ruminations internes des personnages du neuvième art. La femme a la bouche entrouverte, les yeux écarquillés: elle semble proférer des paroles importantes et intenses, éclairantes. L’homme affecte une expression terne, passive, il paraît si peu engagé dans le dialogue avec sa vis-à-vis que ses pensées se perdent ailleurs, au-dehors de la pièce.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm001.jpg" alt="31" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette" width="580" height="573" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette</span></span></span></p> <p>Le lecteur attentif aux détails de la composition visuelle de cette illustration peut momentanément être satisfait d’avoir décodé la symbolique de cette image, qui s’appuie sur certains éléments formels de la bande dessinée. Son triomphe est toutefois de courte durée, puisque sur l’un des rabats intérieurs de la jaquette, un récit court de Clowes, où il se présente sous le pseudonyme de <em>Joe Bristolboard</em>, relate la création de cette illustration: Joe parle au téléphone et dit avec assurance qu’il a accepté un contrat de design, Joe se rend dans une boutique de bande dessinée pour chercher de l’inspiration et dédaigne les approches expérimentales chouchoutées par la critique, Joe panique tandis que la date de tombée approche et qu’il s’abime en tentatives médiocres, Joe, en désespoir de cause, se tourne vers des idées préliminaires de sa jeunesse et retrouve le concept suivant&nbsp;: «&nbsp;Image idea – couple talking – thought balloon is actual cloud in background, word balloon is real balloon (50’s light fixture)&nbsp;», Joe exécute cette idée à la sauvette et finalement, Joe, à nouveau au téléphone, mentionne avec dédain qu’il a opté pour une approche expérimentale qu’évidemment personne ne va comprendre.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm002.jpg" alt="32" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture" width="580" height="1568" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture</span></span></span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Clowes a employé plus d’une fois cette tactique d’exposition de la genèse de ses créations, notamment pour le design de couverture de son recueil <em>Twentieth Century Eigthball</em> et du numéro 233 de la revue <em>The Comics Journal</em>. Ce que le lecteur pouvait apprécier comme une manœuvre autoréflexive habile a surtout comme impact de dévaloriser sa propre interprétation : non seulement Clowes minimise l’effort créatif ayant présidé à son travail en le présentant comme une solution de dernière minute un peu cliché, mais de plus, en énonçant en toutes lettres son concept, il vient sceller la signification devant en être retenue. Les œuvres de Clowes contiennent en leur sein une prescription herméneutique.Mais est-ce tout? Clowes, en signalant à son lecteur qu’il ne doit pas être dupe de la complexité supposée de ses œuvres puisqu’elles se résument à des révélations vaseuses, n’insinue-t-il pas également qu’il ne faudrait pas <em>aussi</em> être dupe de cette explication réductrice fournie comme un prêt-à-porter au sein de ses pages? Le bédéiste a cette agaçante manie d’instaurer des mystères dans ses narrations qui trouvent des résolutions partielles au terme du récit, mais dont un second sens est suggéré ou avéré lorsqu’un réseau symbolique est tracé de manière transversale dans les cases, tandis que demeure une lancinante impression qu’un troisième sens est aussi possible, sens que l’on va s’évertuer à déterrer dans l’acte de lecture sans jamais obtenir de certitudes&nbsp;: tout au plus obtiendrait-on un sourire narquois si d’aventure on le soumettait à la validation auprès de Clowes lui-même.</p> <p>Considéré par certains comme son meilleur roman, <em>Pale Fire</em> de Vladimir Nabokov est un tour de force de méta-narration. Le texte principal est un long poème de 999 vers écrit par John Shade. Pour qui n’apprécie pas la lecture de poésie cryptique, le poème de Shade est un parfait aperçu de l’enfer. Voulant se porter au secours d’un hypothétique lecteur dérouté par des vers obscurs, un certain Charles Kinbote, voisin du poète et ressortissant du fictif royaume de Zembla, s’improvise éditeur du poème et propose de copieux commentaires autour de l’œuvre de Shade. Or, cette critique abondante n’est pas qu’envahissante&nbsp;: elle est outrecuidante, puisque Kinbote surinterprète le poème au point de lire dans le travail de Shade une ode à sa propre vie. Pouvant être lue comme une attaque féroce contre les critiques littéraires impétueux, <em>Pale Fire</em> place son lecteur dans une double position intenable: il peut soit lire le poème de Shade et tenter tant bien que mal d’y comprendre quelque chose, soit se fier à la lecture délirante de Kinbote. Les deux options sont pour le moins péremptoires, et tout au long de la lecture de <em>Pale Fire</em>, le lecteur peut entendre au fil des pages se réverbérer l’écho du rire malicieux de Nabokov, qui savait pertinemment en écrivant son roman que le lecteur devrait s’enfoncer dans une des deux impasses proposées ou faire sa propre interprétation, ce qui, compte tenu du texte, revient à tenter de se hisser au sommet d’une forteresse en s’agrippant à des parois lisses.Clowes a affirmé en entrevue qu’il était un grand lecteur de Nabokov, et que comme lui, il voulait mettre en place des expériences de lectures complexes, qui ne pouvaient être considérées réussies que dans la mesure où l’œuvre hanterait son lecteur lors des jours suivant la fin de sa lecture (Juno 1997, cité dans Parille et Cates, 2010, 74).Pour parvenir à ce résultat, Clowes, comme Nabokov, instaure une énigme puis distille quelques pistes de «solution» qu’il revient ensuite au lecteur d’assembler. Or, cette lecture accomplie comme l’on mènerait une chasse au trésor ne recouvre qu’une portion minimale de l’expérience littéraire: la découverte d’une réponse définitive peut être conçue en soi comme la finalité d’une interprétation, mais la lecture ne peut faire l’économie des charges morales, émotives, philosophiques, rhétoriques et autre qui s’en dégagent. Justement, ce que Clowes parvient si bien à faire, c’est de confectionner une enquête à son lecteur, mais dont la résolution, passant par le biais d’une lecture attentive, voire obsessive, n’aura comme résultat que de révéler à que point la résorption des indéterminations est un processus voué à l’incomplétude et l’inachèvement.Lire une des bandes dessinées de Clowes est un peu comme jouer au jeu du bunto (également appelé jeu des gobelets): on sait que l’objet est bel et bien caché sous l’un des trois contenants, mais on sait aussi que la personne qui s’occupe de les brasser est très habile, et que si d’aventure on parvenait à le trouver, ce serait peut-être seulement parce que la personne qui permute les gobelets à une vitesse sidérante nous a laissé gagner, afin de nous inciter à jouer à nouveau. C’est une manipulation de haute voltige, à laquelle nous donnons notre assentiment même si l’on se doute bien que les dés sont pipés.</p> <p>À la manière de David Lynch au cinéma ou de Mark Z. Danielevski en littérature, Clowes lance des fausses pistes, trace des réseaux, insère des clés dont il faudrait ensuite chercher la serrure correspondante, mais ne donne jamais une explication finale qui permettrait d’en arriver à une construction architectonique où tout se tiendrait en place. Quel rôle joue donc cet étrange Mister Jones dans <em>Like A Velvet Glove Cast in Iron</em>? Qui est le graffiteur qui barbouille les murs de «Ghost World» dans l’œuvre du même titre? Il serait laborieux de faire l’énumération des nombreuses lignes narratives non résolues dans l’ensemble de <em>David Boring</em>. Ainsi de suite. Les tentatives de réponses aux énigmes Clowesiennes ne sont toujours que conjectures et spéculations.L’œuvre qui se prête le mieux à ce jeu d’interprétations hypothétiques est sans doute <em>Wilson</em>, moins en raison de son intrigue ouverte que par les aléas de son personnage principal. Son personnage principal, que l’on pourrait décrire succinctement comme un homme misanthrope qui interpelle pourtant des inconnus afin de les insulter de manière insolente, se révèle beaucoup plus complexe au fil des pages. Le traitement graphique varie de planche en planche, afin de refléter les multiples facettes de sa personnalité (mais Ken Parille, dans un article sur la narration Clowesienne, énumère pas moins de neuf possibles explications plausibles à ces variations) (dans Buenaventura, 2012, 166-168). Wilson se révèle tour à tour attendrissant, détestable, pitoyable, misérable, cynique, sensible, sans cœur, ainsi de suite. Clowes révèle au travers Wilson la complexité des rapports interpersonnels, le danger d’agir socialement selon des impulsions non maîtrisées, les raisons pouvant mener à l’aigreur, et bien d’autres leçons accessibles dans la mesure où le lecteur a un sens de l’humour à toute épreuve. La dernière planche présente un Wilson octogénaire, assis seul devant une fenêtre où des gouttes d’eau s’agglutinent. À la première case, un phylactère contenant un point d’exclamation indique qu’il vient d’avoir une épiphanie. «&nbsp;Finally / It’s so obvions in a way, but it never occured to me! / Of course that’s it! Of course!&nbsp;» (2010, 77), puis il se tait, les deux dernières cases muettes au plan de plus en plus large effectuant un léger <em>zoom out</em> comme pour annoncer que l’œuvre a fini de s’intéresser à lui.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Wilson, p. 77"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm003.jpg" alt="33" title="Daniel Clowes, Wilson, p. 77" width="580" height="839" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Wilson, p. 77</span></span></span></p> <p>Comment interpréter ces paroles? S’appuyant sur le titre de la planche, <em>Raindrop</em>, et sur la présence des nombreux plans d’eau devant lesquels Wilson ne s’émerveille pas, Chris Ware interprète ainsi la planche finale: «&nbsp;Wilson is regularly unimpressed by the supposed majesty of oceans and lakes until, as an old man, he sees individual raindrops tickling down his window, joining each other in streams. Finally, he is moved, and so are we.&nbsp;» (dans Buenaventura, 2012,&nbsp; 112) J’y ai lu pour ma part le résultat d’une réflexion que Wilson a enfin mené à terme, pour lui-même et en profondeur, sans se laisser déranger par un irritant de son environnement immédiat ou arrêter le cours de sa pensée pour en partager les effusions spontanées à la première oreille prête à l’écouter (ou plus exactement, à la première oreille contrainte à l’écouter puisqu’il lui crie par la tête). Ce n’est pas tant l’objet de sa pensée finale qui m’importe, que la manière dont il y est parvenue: en silence, dans le recueillement méditatif induit par l’observation d’une fenêtre frappée par la pluie.Comme Clowes n’écrit pas en toutes lettres les dernières paroles de son personnage, chaque lecteur est libre de spéculer. Mieux, ou pire, c’est selon les cas, chaque lecteur <em>doit</em> spéculer. Une démarche herméneutique ne tolère pas la paresse ou l’abandon; il <em>faut</em> en arriver à une signification quelconque, même si celle-ci sera forcément partielle, transitoire, incomplète.Dans le cas de Clowes, comme il suggère des sens possibles à même son œuvre, il devient difficile pour le lecteur de ne pas mesurer&nbsp; son interprétation à celle (ou celles) mises de l’avant par l’auteur. L’on voudrait en quelque sorte qu’il nous valide, qu’il donne son assentiment, qu’il nous accorde son approbation d’une manière quelconque. Or, ce serait oublier que la personne dont on voudrait obtenir une sorte de récompense est aussi notre bourreau, celui qui fait miroiter un sens possible avant de le dérober de notre portée au moment où l’on cherche à s’en rapprocher.</p> <p>Conceptualisé pour une première fois en 1973 par le psychiatre Nils Bejerot et répertorié en 1978 par Frank Ochberg suite à une prise d’otage ayant eu lieu dans la capitale suédoise, le syndrome de Stockholm désigne un phénomène psychologique étrange par lequel un otage en vient à se prendre d’affection pour son ravisseur. C’est également ce qui définit de la manière la plus exacte mon rapport avec Daniel Clowes et, j’imagine, celui de la plupart de ses admirateurs.Chaque lecteur qui a fait l’expérience de cette relation conflictuelle et paradoxale peut dès lors s’identifier à Harry Naybors, personnage agissant à titre de métanarrateur dans le polyphonique <em>Ice Haven</em>, critique de bande dessinée qui clôt l’album en en offrant une ultime analyse. Il émet plusieurs pistes de réflexion&nbsp;:</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/harry%20naybors001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 86"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/harry%20naybors001.jpg" alt="43" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 86" width="580" height="399" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ice Haven, p. 86</span></span></span></p> <p>C’est peut-être la dernière question qui est la plus cruciale, à la fois pour Harry Naybors et pour le lecteur de Clowes. La démarche interprétative qu’il accomplit à la lecture d’un album de Clowes, démarche qu’il sait d’avance imparfaite, se fonde sur davantage qu’une satisfaction personnelle au plan intellectuel&nbsp;: le lecteur entre dans le jeu de l’artiste, conscient que celui-ci triche et a l’avantage du terrain, mais étonnamment, il voudrait obtenir l’approbation de son tortionnaire.</p> <p>J’ai gardé pour la fin la révélation d’un dernier détail à propos de la couverture de l’anthologie de bande dessinée qui a ouvert ce texte et que je juge emblématique de l’œuvre de Clowes. À l’endos de la couverture, on peut voir, au centre d’une pièce en bordel, un jeune homme maigrichon qui, assis sur son lit, s’esquinte, sur une planche de travail rudimentaire, à effectuer un dessin que l’on ne voit pas. L’intérêt du jeune homme pour la bande dessinée est manifeste: le plancher de sa chambre est jonché de comic books, une page d’un album orne le mur du fond, même ses draps sont à l’effigie de Spider-Man. Sur l’écran de télévision allumé devant lui, le jeune homme aurait pu apercevoir deux personnes, qui ne se font pas face mais qui semblent plutôt quitter leur conversation en allant chacun dans leur direction, un globe lumineux très semblable à celui sur l’image de couverture figurant à l’avant-plan. Au travers de la fenêtre au fond de la chambre, on peut voir des lampadaires dont l’alignement pointe vers un épais nuage.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm005.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm005.jpg" alt="35" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture" width="580" height="529" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture</span></span></span></p> <p>En somme, dans l’environnement immédiat de ce jeune homme se trouvent les éléments formels qui ont été rassemblés par <em>Joe Bristolboard</em> dans l’illustration de la couverture. L’inspiration qui aurait frappé celui-ci ne lui serait pas venu d’un élan créatif spontané ou par la voix d’une muse quelconque, mais elle aurait été captée de manière plutôt banale en regardant autour de lui. L’assemblage de ces éléments au sein d’une même image demeure une belle touche, mais perd de sa superbe quand sont mises de l’avant les sources de la combinaison visuelle.Ce qui me frappe le plus dans cette image, c’est l’émotion exprimée par les traits du visage de ce jeune artiste vivant dans un logis délabré et en désordre, entouré d’artefacts artistiques jugés puérils et <em>low-brow</em>, qui s’évertue à pratiquer son art dans une position inconfortable. Ce jeune homme a l’air terriblement seul, et d’une tristesse alimentée par la misère et la résignation. Il est facile de se laisser émouvoir par cette figure tragique de créateur incompris, d’autant plus qu’on peut être impressionné par le résultat de son travail que l’on observe sur la couverture. On suppose dès lors que ce jeune homme est un alter ego du Clowes des premiers temps, qui a combattu le spleen et l’isolation pendant son enfance difficile et son adolescence malheureuse en se réfugiant dans la bande dessinée.Il est donc difficile de réconcilier l’empathie que j’éprouve comme lecteur envers ce jeune homme, possible double de Clowes, et la version plus cynique de créateur que ce dernier propose dans son récit <em>Joe Bristolboard</em>, celui-là qui claironne à son interlocuteur téléphonique que les lecteurs n’ont rien compris à son approche expérimentale.Cette ambivalence interprétative et émotionnelle caractérise mon rapport global de lecture avec Clowes. Je suis fasciné par la concision de son écriture, la précision de son dessin, par la maîtrise de ses architectoniques narratives. Je suis frustré par ses rétentions diégétiques, par les humiliations qu’il fait subir à ses personnages, je lui en veux d’avoir réussi à me faire apprécier des gens détestables pour mieux les traîner dans la boue.Mais après tout, c’est cette démarche interprétative irréconciliable et cette ambivalence émotionnelle qui fondent l’équivocité de Daniel Clowes et qui font de moi un éternel captif de ses œuvres. Je suis conscient de mon statut paradoxal de lecteur pris en otage par un artiste qui me manipule à son gré, j’en suis même venu à m’auto-diagnostiquer un syndrome de Stockholm. Rassurez-vous, je suis confortable dans ma cellule, et je le serai tant que mon geôlier me fournira quelque chose à lire.</p> <p><em>Les directeurs du dossier tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p>&nbsp;<strong>Bibliographie&nbsp;:</strong></p> <p>BUNETTI, Ivan, <em>An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories, Volume 2</em>, New Haven, Yale University Press, 2008</p> <p>CLOWES, Daniel, <em>Like A Velvet Glove Cast In Iron</em>, Seattle, Fantagraphics, 1995</p> <p>--------, <em>Ghost World</em>, Seattle, Fantagraphics, 1998</p> <p>--------, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000</p> <p>--------, <em>Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2004</p> <p>--------, <em>Wilson</em>, Montréal, Drawn and Quarterly, 2010</p> <p>JUNO, Andrea, «&nbsp;Daniel Clowes&nbsp;», dans <em>Daniel Clowes Conversations</em> (Ken PARILLE et Isaac CATES, éds.), Jackson, University Press of Mississipi, 2010, pp. 69-82</p> <p>PARILLE, Ken, “Narration After Y2K. Daniel Clowes and the End of Style”, dans <em>Daniel Clowes: Modern Cartoonist</em> (Alvin BUENAVENTURA, éd.), New York, Abrams Comicarts, 2012</p> <p>WARE, Chris, “Who’s Afraid of Daniel Clowes?”, dans Daniel Clowes: Modern Cartoonist (Alvin BUENAVENTURA, éd.), New York, Abrams Comicarts, 2012&nbsp;</p> Ambiguïté Autoréflexivité Autorité narrative BRUNETTI, Ivan CLOWES, Daniel Doute États-Unis d'Amérique Fonctions du récit Indétermination Intrigue JUNO, Andrea Narration PARILLE, Ken Psychanalyse WARE, Chris Bande dessinée Tue, 10 Jul 2012 15:03:14 +0000 Gabriel Gaudette 540 at http://salondouble.contemporain.info