Salon double - HERGÉ http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1341/0 fr La Pologne... quelle Pologne? Studio de lecture #3 http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-pologne-quelle-pologne-studio-de-lecture-3 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/berard-cassie">Bérard, Cassie</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/blanchard-christian">Blanchard, Christian</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/petruzziello-treveur">Petruzziello, Treveur</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/saint-yves-myriam">Saint-Yves, Myriam</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-pologne-autres-recits-de-lest">La pologne &amp; autres récits de l&#039;est</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><strong>Myriam Saint-Yves [MS]</strong>: Bien avant d’essayer de résumer <em>La pologne</em>, je sens le besoin de comprendre la <em>chose,</em> le projet, l’intention (même si certains y verront peut-être un exercice futile). Avant d’attaquer la lecture, la quatrième de couverture me semblait à la fois intriguante et rassurante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">Quoi de commun entre des guerres cosmicomiques et le délire d’un auteur draguant les filles dans les cafétérias? Entre le monde contemporain en prise à ses frissons médiatiques paranoïaques et les errances immorales d’une tribu en Sibérie? On l’aura compris: <em>La pologne </em>n’est ni un carnet de voyage ni un roman historique. <em>La pologne </em>dresse plutôt, dans des fictions postréalistes, la carte d’un vaste espace intérieur. Résolument à l’est (pour ne pas dire à l’ouest) et dans un ton très bédéesque, <em>La pologne</em> met en scène, de façon drôle et énigmatique, nos frousses à tous, nos angoissantes questions existentielles à nous, humains sans foi ni loi, sortis de terre dans la seconde moitié du XXe siècle.</span></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Il me semble que la définition du livre par la négative aurait dû éveiller quelques soupçons: on comprend vite ce que le livre n’est pas, mais comment expliquer ce qu’il est (au-delà de l’intuitif «c’est spécial»)? Pour moi, cela demeure un mystère, autant en ce qui concerne l’écriture, la forme et le genre qu’en ce qui concerne le récit. D’ailleurs, cette appelation de «récits» qui figure en couverture me semble être un vague fourre-tout, un leurre éditorial.</p> <p style="text-align: justify;">Pour ce qui est de l’écriture de Tholomé, la piste du ton bédéesque aide (un peu) à apprivoiser le rythme saccadé du texte, même si, personnellement, j’ai compris la construction assez tard dans ma lecture. Dans la première partie, j’y ai vu une tentative de reproduire le découpage visuel propre à la bande dessinée. En effet le lecteur de <em>La pologne...</em> saisit le texte par morceaux, un peu comme on procède quand on déchiffre une page de bande-dessinée, en lisant d’abord l’encadré, puis les images, et enfin le texte dans les phylactères. Cela expliquerait du moins l’abondance des «de sorte que» et des marqueurs temporels isolés, qui, selon ma théorie, représenteraient le passage d’une case à l’autre. Dans la seconde partie, il me semble que la dynamique du texte change: on lit plutôt des monologues sans cesse interrompus. Le hic, c’est que cette écriture par hoquets m’a fait perdre le fil… J’ai bien ri, j’ai à peu près saisi chaque récit séparément… mais je n’ai rien retenu du tout! C’est comme si je n’avais pas réussi à assembler toutes les miettes que nous jette Vincent Tholomé.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Treveur Petruzziello [TP]</strong>: Je souhaite poursuivre la réflexion qu’a entamée Myriam sur le ton bédéesque de <em>La pologne &amp; autres récits de l’est</em>. Si cette écriture saccadée a pu incommoder certains lecteurs, elle m’a séduit. Dès l’incipit, la profusion de marques de ponctuation (le point, uniquement), de concert avec les répétitions, les redites et les interjections, m’ont donné l’impression que la narration n’était qu’un flot de paroles prononcées par les personnages. Un peu, comme le soulevait Myriam, comme s’il nous était donné à lire une succession de bulles.</p> <p style="text-align: justify;">Il importe ici, avant que je ne continue, que je résume le premier «récit», «La pologne», sur lequel je m’attarderai. Tous les matins vers neuf heures, vincent tholomé se rend dans une cafétéria de namurland où il commande deux croissants et un café. À une table, il s’assoit dans l’attente qu’une bébi, «une belle femme si tu veux» (p.9), s’installe près de lui pour qu’il puisse lui parler de dieu la pologne. Vincent tholomé lui raconte alors, et ce, malgré le peu d’intérêt dont lui fait part son interlocutrice, comment dieu la pologne s’immisce dans son quotidien, ayant comme seul but de l’importuner.</p> <p style="text-align: justify;">Je dois avouer avoir d’abord cru que dieu la pologne était une pure invention de vincent tholomé, lui permettant de philosopher sur l’existence, mais j’ai eu tôt fait de m’apercevoir que dieu la pologne était un personnage autonome. S’ajoute à celui-ci le diable de l’enfer: «Le problème est. [...] Que le diable de l’enfer et [dieu la pologne] veul[ent]. Pareillement. Faire ami-ami avec l’esprit de vincent tholomé» (p.26). Par leur présence et leur intention, il y a là quelque chose de très bédéesque. Comment ne pas s’imaginer un diable miniature converser avec un ange au-dessus de la tête de vincent tholomé? Comment ne pas songer à Milou, dans l’album <em>Tintin au Tibet</em>, qui observe des gouttes de whisky se répandre sur le flanc d’une montagne alors que, tour à tour, un diable et un ange tentent d’influencer ses agissements?</p> <p style="text-align: justify;">Il m’apparaît intéressant de soulever qu’alors que je croyais, comme je l’ai mentionné précédemment, que vincent tholomé était en contrôle de son existence et de celle de dieu la pologne, c’est l’inverse qui se produit. Dieu la pologne «est à sa planche à dessin» (p.29) et observe le protagoniste. Ici, vincent tholomé, personnage que l’on pourrait aisément associer à l’auteur (ou à «un» auteur) et, donc, à celui qui crée, est créé. C’est en quelque sorte dieu la pologne, bédéiste «suçot[ant] un bout de crayon sur sa planche à dessin» (p.29) et créateur, qui invente vincent tholomé et le manipule comme un pantin.</p> <p style="text-align: justify;">La mise en scène d’un personnage dieu-créateur, qui n’est pas le protagoniste, fait écho à une réflexion que j’ai eue dès l’incipit à la lecture de cet extrait: «Le type. Vincent tholomé. Oui. Mais tu peux l’appeler autrement si tu veux. Tu peux l’appeler raoul duquet. Ou olive dukajmo. Ou que sais-je encore. Moi je dis vincent tholomé. Je préfère l’appeler comme ça. Ça ne concerne personne comme ça. Gêne personne. Etc. Bon» (p.9). Les diverses appellations possibles de même que l’absence de majuscules au début des noms banalisent la singularité du personnage, comme si, dans cette fiction, tout se vaut, comme si tout est interchangeable. Comme si un «dieu manipulateur» peut tout remodeler à sa façon.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Cassie Bérard [CB]</strong>: L’interprétation qui suit. Est brève. Et un peu tordue. Elle veut mettre en parallèle. Des idées qui ont été nommées jusqu'à maintenant dans la discussion. Et qui ont surgi tout au long de ma lecture. Elle veut donner un sens aux mots. «récit». «invention». «dieu créateur».</p> <p style="text-align: justify;">La clé de ce livre éclaté se trouve. Pour moi. Dans la notion de récit. Même si la clé de ce livre ne l’ouvre qu’à demi. Pourquoi ne pas prendre ces courts textes comme des récits. Des histoires racontées. Pourquoi dieu la pologne ne peut-il pas être considéré. Comme un narrateur. Dieu la pologne parle de vincent tholomé et vincent tholomé parle de dieu la pologne.</p> <p style="text-align: justify;">J’ai l’impression que ce «dieu manipulateur» agit sur l’auteur. Comme toute création agit sur son créateur. Dieu la pologne pourrait-il être la part de création. De vincent tholomé. Vincent tholomé est amené à raconter des anecdotes. Et il se laisse influencer par ce qui l’occupe. Par ce qui l’entoure. Les faits. Les gestes. Jusqu’à user d’un langage complètement déconstruit. Jusqu’à une syntaxe et une ponctuation improbables. Dieu la pologne. Après tout. Ne «tente[-t-il pas] de revenir dans l’esprit de vincent tholomé» (p.11). Comme l’indique le titre de l’essai #1.</p> <p style="text-align: justify;">Dans ce qui tient lieu de préface. Une réflexion s’élabore: «il ne suffit que d’un seul esprit. Un seul polonais. Pour que dieu la pologne existe. Il dit qu’il en va de même avec n’importe quoi qui te vient à l’esprit. En fait. Ajoute-t-il. Je dis dieu la pologne mais ça pourrait être n’importe quoi» (p.10). Un seul polonais n’a rien à voir avec la pologne. Puisque ça aurait tout aussi bien pu être namurland. Un seul polonais c’est celui qui est porteur de la parole. Dieu la pologne c’est l’idée qui s’impose. L’idée même de conception d’un récit. C’est aussi abstrait que le fait de nommer la chose dieu la pologne. Aussi complexe que d’essayer de donner un sens à tout ça. Bon.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Je dois avouer, maintenant que mes collègues ont dit quelque chose d’assez intelligent sur le texte, que j’ai été profondément ennuyé par <em>La pologne…</em>, au point de remettre toujours au lendemain mon intervention pour ce studio de lecture. Un petit livre d’à peine 93 pages ne m’aura jamais paru aussi long. Reste que certaines choses intéressantes peuvent être dites sur ce collage de trois récits. Dans le premier, le terme «essai» est employé à plusieurs reprises dans les intertitres. Il me semble qu’il y a là une piste pour quiconque tente de comprendre ce qui se passe sous ses yeux de lecteur. J’entends donc «essai» au sens de «tentative», et cela ouvre grandes les portes de l’intelligibilité. Il y a des personnages et un embryon d’intrigue, une certaine narrativité, donc, mais le récit n’advient pas et le langage est constamment déconstruit. On pense à Ionesco et à Chevillard, comme si on lisait un hybride entre <em>La cantatrice chauve</em> et <em>La nébuleuse du Crabe</em>, un hybride qui a exacerbé ce qui était prégnant chez ses parents génétiques pour créer un clone insupportable que l’on peine à lire et à comprendre. «Tentative», donc —j’y reviens—, tentative de récit, tentative de narration. Exploration formelle poussée à l’extrême. «Rien n’arrive», écrit le narrateur (p.16). S’agit-il d’une prise de position? Aurait-on affaire à une parodie de roman, à une caricature de récit?</p> <p style="text-align: justify;">Je ne parle pas d’Ionesco pour faire beau. La façon dont Cassie a formulé son intervention, un peu plus haut, montre bien l’économie du texte, qui fonctionne par à-coups, par répétitions, martellements, coïts interrompus avec la phrase syntaxique. Comme si le narrateur voulait subvertir le langage, comme s’il refusait d’en faire un usage normal pour créer, en quelque sorte, une espèce de bégaiement narratif qui teintera les trois textes colligés dans le livre. Le langage, tout comme le récit, ne sert plus à communiquer; c’est ce que j’appellerais de «l’art pour l’art» si j’étais parnassien. Mais je ne le suis pas; ce double mouvement de bafouillage —bafouillage du langage et bafouillage du récit— m’a beaucoup dérangé. Mais je ne sais pas pourquoi. J’accepte d’ordinaire assez facilement les expérimentations formelles. Laissez-moi le temps d’y réfléchir encore un peu.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Christian Blanchard [CBL]</strong> : D'entrée de jeu, je remercie Pierre-Luc de s'être ouvertement exprimé: même après avoir lu les différentes interventions —qui offrent d'excellentes pistes au sujet de <em>La pologne</em>— je suis encore un peu coi devant ces «récits», dont la lecture était, je l'avoue à mon tour, pénible. Bon. C'est dit. Et re-dit. Bon. Le rythme saccadé de la lecture où le nom propre devient pronom et où l'adjectif devient nom propre («Broyeur et Goitre») m'a laissé sans boussole dans ma recherche d'une clé à découvrir. Sauf pour un cocasse flash d'une version postapocalyptique du film <em>Chicken Run</em>, amusante vision que mon esprit a bien voulu me concocter, j'avoue que rien ne m'est encore clairement apparu dans le recueil de Tholomé.</p> <p style="text-align: justify;">Deux choses m'ont toutefois marqué à la lecture de <em>La pologne</em>: la quasi-absence de noms propres et la fin du recueil où le lien est effectué entre les différents protagonistes rencontrés au fil de la lecture. On peut donc avancer que le nom n'a pas une grande importance dans le texte, si l'on se fie au passage libre dans l'écriture du nom propre au nom commun. Toutefois, des indices onomastiques tels que «Broyeur et Goitre» (les seuls noms propres, il me semble, dans le recueil) m'amènent également à croire, à la suite de la réflexion de Treveur, que l'auteur désire instaurer non pas des personnages, mais des types interchangeables et utilitaires, qui s'inscrivent dans un projet d'une visée universelle (car comment songer au «grand cosmos» sans viser une pensée universelle de l'existence?). Ainsi, partant d'un récit éclaté, le recueil se termine sur un rassemblement général (à travers une certaine ironie de situation) des personnage-types, en les inscrivant dans une réalité homogène. C'est donc dire que ce n'est pas la personne qui est importante, mais le rôle qu'elle joue, qu'elle comble, dans l'orchestration du «grand cosmos», comme l'atteste cette rencontre de réflexions existentielles multiples rassemblées en une existence commune. Dieu la pologne, grand marionnettiste, aurait-il tressé tous les fils, savamment conçus, interreliés et attribués, à partir de sa table à <em>dessein</em>?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Oana Panaïté, dans un article sur les «Poétiques du personnage contemporain», écrit ceci: «Car si l’idée d’un être fictionnel dépourvu d’attributs personnels tels que nom, caractère, situation sociale, possessions matérielles pouvait susciter la polémique il y a un demi-siècle, elle relève aujourd’hui de l’évidence dans la théorie comme dans la pratique de la fiction» (2007: 499). <em>La pologne…</em> n’a pas le potentiel subvertif des <em>Gommes</em> de Robbe-Grillet par exemple qui, il y a presque soixante ans, a choqué le public par ses personnages désincarnés, un peu anonymes. Ici, des personnages, y en a-t-il vraiment? Il y a récit donc il y aurait des personnages, mais réduits à leur degré zéro, à un point tel qu’il ne reste que le langage —et que celui-ci n’a rien pour me retenir, avec ses hachures au final assez insupportables. J’en arrive à me demander ceci: que dire d’autre à propos de ce bouquin et qu’il serait pertinent de relever?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>CB</strong>: Difficile en effet d’aller plus loin dans l’analyse de cette œuvre qui se déconstruit sous nos yeux. Difficile d’en extirper du sens sans tomber dans l’interprétation à outrance, où chaque hypothèse de lecture peut être démentie, car trop peu appuyée par le texte fuyant. On peut parler d’un langage réinventé, mais on ne saisit pas le projet. On peut parler de rapprochements avec le conte, des anecdotes sur l’étrangeté du monde, chapeautées par des sous-titres à la <em>Gargantua</em>: «où l’on s’insinue subrepticement dans les coulisses d’un hôpital spécialisé; où l’on se dit qu’il est heureux qu’on porte ici des gants de latex et des blouses vertes désinfectées» (p.57). On peut, en ce sens, retrouver l’exercice que proposait Hervé Bouchard dans <em>Mailloux. Histoires de novembre et de juin</em>: «Où il est dit que Jacques Mailloux reçut en songe les mots qui le font» (p.17). Dans l’une et l’autre des œuvres, ce procédé veut appuyer l’étrangeté de l’univers qui se déploiera. Dans <em>Mailloux</em>, il y a une continuité –l’histoire, bien que fragmentée en courts récits, est soutenue par le personnage de Mailloux qui revient; dans <em>La Pologne</em>, on propose des fragments distincts, un éparpillement du sens. Même si des noms reviennent, ils n’ont pas de substance, pas d’identité, ce sont des squelettes de personnages interchangeables, comme il a été mentionné par Treveur et Christian. On peut parler d’une constance de l’écriture. D’une. écriture. Hachurée. Mais. On. Peut. Aussi. Remettre. En. Question. L’effet. D’un. Tel. Procédé. Qui. Semble. Repousser. Le. Lecteur. Plutôt que de l’inviter à investir le texte. On peut parler d’une expérimentation formelle, comme le propose Pierre-Luc, et se persuader que ce que l’auteur a voulu transmettre par ce travail a une portée qui nous échappe. Et on peut aussi se dire que l’auteur s’est au moins fait plaisir. Pour ce que l’œuvre apporte, eh bien, beaucoup de questionnements et un petit brin d’angoisse littéraire.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Même si j’ai affirmé plus haut n’avoir plus rien à dire, je me permets une autre intervention afin de questionner mes collègues. Il ne s’agit pas d’une question rhétorique, soyez rassurés. Toutefois, Myriam et Treveur ont relevé une certaine parenté entre <em>La pologne</em>… et la bande dessinée. La quatrième de couverture va en ce sens: on y affirme que les récits sont écrits «dans un ton très bédéesque». Il y a une allusion directe à la bande dessinée dans le premier récit: «&nbsp;Ce con de dieu la pologne. Il suçote un bout de crayon sur sa planche à dessin. […] Quand dieu la pologne est à sa planche à dessin. Il ne voit pas l’esprit de vincent tholomé prendre une pause dans le présent doré» (p.29). Mais au-delà de ces deux interventions, l’une de la part de l’éditeur, l’autre de l’auteur (ou du narrateur), je n’ai relevé aucune&nbsp;«similitude» —et le mot n’est pas très approprié— entre <em>La pologne…</em> et la bande dessinée. J’aimerais alors entendre Myriam et Treveur nous entretenir un peu de cet aspect du texte, comme Cassie et moi, après en avoir discuté ensemble (vous avez accès ici aux coulisses de ce studio!), n’arrivons pas à bien voir le rapprochement.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>MS : </strong>Je dois avouer que je me suis aussi interrogée sur ce lien entre la bande dessinée et <em>La pologne... </em>suggéré par l’éditeur, d’autant plus que, contrairement à Treveur, la présence du dieu et du diable ne m’ont pas du tout rappelé Milou déchiré entre le bien et le mal... Le rapprochement, selon moi, tient à un certain mimétisme formel, mimétisme qui, dans une certaine mesure, pourrait justifier (j’ai été tentée d’écrire <em>excuser</em>) l’éclatement du recueil (à défaut de vraiment révéler un projet littéraire). Comme je l’ai expliqué plus haut, j’ai désespéremment essayé de donner un sens à la phrase hachée de Vincent Tholomé. Elle imite, à mon avis, le rythme saccadé de la lecture picturale, et rend, par des mots (notamment par les marqueurs de relation comme «de sorte que»), les liens logiques qu’opèrent les lecteurs de bandes dessinées lorsqu’ils passent d’une case à l’autre. Dans la seconde partie du recueil, les descriptions des lieux entre parenthèses jouent un peu le rôle des encadrés que l’on retrouve parfois dans les bandes dessinées: «chez chen –22h08– comme toutes les nuits, il reste encore de nombreux clients, quelques couples, la plupart du temps des hommes seuls, ils matent les serveuses, chez chen doit sa réputation méritée à l’allure particulièrement soignée de son personnel féminin» (p.53). On pourrait aussi rapprocher le texte de Tholomé du scénario, ou même de la pièce de théâtre enrichie de didascalies. Je crois que ce qui ressort de nos observations, à Treveur et à moi, c’est l’importance qu’accorde Tholomé à l’articulation des images et des voix, articulation qui est essentielle tant en bande dessinée qu’au cinéma... Bref, parler de «ton bédéesque» n’est peut-être qu’une façon de suggérer la façon dont l’auteur met en scène le récit, privilégiant la parole à l’action, l’enchaînement des tableaux à la cohérence entre eux...</p> <p style="text-align: justify;"><strong>TP: </strong>Qu’est-ce qui contribue au «ton très bédéesque» de <em>La pologne...</em>? Et qu’entendons-nous par «ton bédéesque»? Parce que, peut-être que la divergence de nos lectures ne résulte que d’une mésinterprétation de ce terme. Donc, bédéesque? dis-je. <em>Néologisme</em>! D’accord... Ainsi, si je réfléchis un peu, j’en viens à cette analyse morphologique: bédéesque: radical: bédé (abréviation de bande dessinée) + suffixe: esque (qui signifie <em>à la façon de</em>). Donc, ayant les particularités de la bande dessinée. Comme ubuesque, par exemple, qui renvoie aux caractéristiques du Père Ubu. Et maintenant, que vient singulariser la bande dessinée? Pour ne pas verser dans des hypothèses offrant des réponses creuses et quelque peu bancales, on peut se demander à quelle autre oeuvre on a attribué ce qualificatif et pour quelles raisons.</p> <p style="text-align: justify;">Voilà que je me souviens avoir assisté, en 2007, à l’Espace Libre à Montréal, à une représentation de <em>Problème avec moi</em>, précédé par <em>Le déclic du destin</em>, de Larry Tremblay, dont on avait qualifié de bédéesque le jeu des acteurs. Dans <em>Le déclic du destin, </em>Léo, après avoir mangé un éclair au chocolat, se démembre progressivement, perdant une dent, puis toutes les autres, sa langue, son index droit, et finalement la tête qui se défait de son corps. À propos de la mise en scène du <em>Déclic</em> et de son travail de comédien, Larry Tremblay explique dans ses notes de travail qu’il souhaite «que [le texte] devienne une bulle de B.D.» (1989: 60), qu’«il est primordial que le macabre soit absent du <em>Déclic</em>», et que «le texte du corps et le corps du texte relèvent de la section “farces et attrapes”» (1989: 64). Le bédéesque n’est-ce pas cela justement: la caricature, le burlesque, l’attrape-nigaud, la dérision, l’absurde?</p> <p style="text-align: justify;">Que se passe-t-il dans le premier «récit» de <em>La pologne...</em>? «Comme à son habitude. Dieu la pologne cherche quelque chose. Une mauvaise blague. Vincent tholomé pourrait en être la victime» (p.25-26). Ainsi, successivement, vincent tholomé aura la vision troublée, la tirette du pantalon coincée, une chaussure possédée. Tout cela à cause de dieu la pologne. Alors, ce bédéesque, comment se manifeste-t-il? Par l’histoire, par les emmerdements drôlesques que dieu la pologne fait subir à vincent tholomé, et par l’écriture elle-même. Comme le disait Myriam précédemment, l’écriture saccadée renvoie certes à la disposition du texte dans des phylactères, comme le prouve ce passage&nbsp;: «On s’est retrouvés en pleine guerre cosmique. Dit vincent tholomé. Oui. C’est sûr. Dit une des deux bébis» (p.25), où l’on visualise bien, graphiquement, l’échange et le changement de locuteur. J’oserais ajouter à cela que la langue elle-même s’inscrit dans une volonté de s’apparenter à la bande dessinée. Les onomatopées —«Pan» (p.9), «Mmm» (p.10), «Pfffff» (p.10), «Ah ah» (p.12), «Bin» (p.3), «Hé» (p.15), «Waw!» (p.17), «Paf» (p.21), «Ha ha ha» (p.21), «Pouh» (p.37)— de même que les phrases déconstruites —«<em>Ce toufu bolder de derme. Ce noccard de don bieu.</em> Dit. Très haut. Très fort. Vincent tholomé» (p.20)—, qui rappellent les paroles contaminées d’une femme de ménage atteinte d’un rhume de cerveau, dans <em>Tintin au Tibet</em>, viennent réaffirmer cette influence.</p> <p style="text-align: justify;">Et si la clé de ce livre provenait, en partie, de la compréhension de cette volonté, de cette contamination esthétique?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Je vois et comprends mieux maintenant pourquoi certains souhaitent parler de «ton bédéesque» pour qualifier l’œuvre de Tholomé, mais je ne peux me sortir de la tête l’impression qu’on fait fausse route et qu’on déprécie ainsi la bande dessinée en tant qu’art à la fois graphique et littéraire. J’aimerais renvoyer mes collègues de studio et nos lecteurs à ce texte de Gabriel Tremblay-Gaudette —membre de l’équipe de <em>Salon double </em>d’ailleurs et que l’on salue au passage— repris par l’organisme Promo 9<sup>e</sup> art sur leur site web. Il écrit ceci:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">Ce qui semble être désigné par l’emploi de «bédéesque» est une&nbsp;esthétique ou un comportement grossier, humoristique, décalé, fantasque,&nbsp;série de traits stylistiques qui seraient mieux décrits en employant le terme «caricatural».&nbsp; […] La pratique caricaturale peut être employée dans virtuellement toute forme d’art –les imitations de Marc&nbsp;Labrèche, les pièces de théâtre d’été, les chansons de François&nbsp;Pérusse, sont autant de formes de pratiques caricaturales. </span></p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">La caricature est également appliquée en bande dessinée: Gaston Lagaffe a&nbsp;des aspects caricaturaux, puisque ses traits de personnalité les plus prompts&nbsp;à générer les catastrophes sont mis de l’avant, ainsi que les réactions explosives de ses patrons. Toutefois, la caricature est loin de résumer la&nbsp;pratique de la bande dessinée. On trouve dans l’histoire centenaire du 9e art&nbsp;des artistes et des œuvres qui ont investi pratiquement tous les genres:&nbsp;science-fiction, comédie romantique, policier, fantastique, aventure, récit&nbsp;historique, journalisme et j’en passe. Certains de ces genres sont plus&nbsp;appropriés à la caricature, alors que pour d’autres, ce choix stylistique&nbsp;apparaît impensable (2011: </span><a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/"><span style="color:#696969;">en ligne</span></a><span style="color:#696969;">).</span></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Je dirais ainsi, tout comme lui d’ailleurs, que l’emploi du terme «bédéesque» est, la plupart du temps, une sorte de métonymie retorse; on utilise le signifiant pour faire référence à une partie du tout, partie qui ne suffit pas à rendre compte de la diversité stylistique et rhétorique de la bande dessinée. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de faire tout un débat sur la question, mais je me permets, en conclusion et parce que j’aime la joute, de piquer encore un bout de phrase à Gabriel, qui n’est pas là pour réagir: «réduire le neuvième art&nbsp;à ses pratiques caricaturales perpétue un préjugé qui ressemble à ceci: “la bande dessinée, ce sont des couleurs criardes, des grosses gouttes de sueur perlant du front des personnages, des onomatopées extravagantes, des scénarios&nbsp;ridicules, etc.”» (2011: <a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/">en ligne</a>). De la part d’un éditeur comme Le Quartanier, on se serait attendu à un peu plus de prudence dans l’utilisation d’un tel terme.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Hervé BOUCHARD (2006), <em>Mailloux. Histoires de novembre et de juin, </em>Montréal, Le Quartanier.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Éric CHEVILLARD (1993), <em>La nébuleuse du Crabe</em>, Paris, Éditions de Minuit.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">HERGÉ ([1960] 1991), <em>Tintin au Tibet</em>, Belgique, Casterman (Les aventures de Tintin).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Alfred JARRY ([1896] 2007), <em>Ubu roi</em>, Montréal, Erpi (Littérature).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Eugène IONESCO ([1950] 1997), <em>La cantatrice chauve</em>, Paris, Gallimard (Folio théâtre).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Oana PANAÏTÉ (2007), «Poétiques du personnage contemporain», dans Françoise LAVOCAT, Claude MURCIA et Régis SALADO [dir.], <em>La fabrique du personnage</em>, Paris, Honoré Champion (Colloques, Congrès et Conférences, Littérature comparée), p.499-510.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Alain ROBBE-GRILLET (1953), <em>Les Gommes</em>, Paris, Éditions de Minuit.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Larry TREMBLAY (1989), <em>Le déclic du destin</em>, Montréal, Leméac (Théâtre).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Gabriel TREMBLAY-GAUDETTE (2011), «De l’utilisation du terme “bédéesque”…», dans <em>Promo 9<sup>e</sup> art: la bande dessinée au Québec</em>, [<a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/">en ligne</a>] (Texte consulté le 11 février 2013).</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-pologne-quelle-pologne-studio-de-lecture-3#comments BOUCHARD, Hervé CHEVILLARD, Éric Éclatement textuel Esthétique Esthétique bédéesque Expérimentation formelle Genre HERGÉ IONESCO, Eugène JARRY, Alfred PANAÏTÉ, Oana Personnages Poétique Québec Récit Recueil ROBBE-GRILLET, Alain THOLOMÉ, Vincent TREMBLAY, Larry TREMBLAY-GAUDETTE, Gabriel Récit(s) Mon, 11 Feb 2013 13:41:35 +0000 Pierre-Luc Landry 677 at http://salondouble.contemporain.info Un monde fantôme http://salondouble.contemporain.info/article/un-monde-fant-me <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bouchard-eric">Bouchard, Eric </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ghost-world">Ghost World</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>Ma lecture de<em> Ghost World</em> remonte à plusieurs années déjà. En fait, c’est à la traduction en français de cet album emblématique par le petit éditeur parisien Vertige graphic que je dois la découverte de Daniel Clowes en 1999, soit l’année où il est révélé au public francophone, alors que paraît quasi-simultanément <em>Comme un gant de velours pris dans la fonte</em> chez Cornélius.</p> <p>À l’origine, c’est cette description chirurgicale de l’état d’âme des deux jeunes filles perdues à la frontière de l’adolescence et de l’âge adulte qui m’a laissé une forte impression ; ainsi que l’auteur présente lui-même son projet, <em>Ghost World</em> se veut «&nbsp;l’examen de la vie de deux récentes diplômées du secondaire depuis la position privilégiée d’un épieur (pratiquement) indétectable, avec le détachement incertain d'un scientifique qui s'est pris d’affection pour les précieux microbes évoluant dans sa boîte de Petri » <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a>. S’est ensuite imposée à l’appréciation cette idée même de frontière – voire plus précisément de <em>no man’s land</em> –, où perte de repères, critique de la culture populaire américaine et quête de soi s’imbriquent pour construire cette atmosphère si caractéristique, mêlée de lucidité acide, de doute et de mélancolie, devenue au fil du temps l’une des marques de fabrique de Clowes.</p> <p>Mais les années ont passé, les relectures se sont doucement espacées et l’intérêt signifiant pour cet album-culte semblait s’être émoussé ; tout me laissait croire que <em>Ghost World</em> ne représentait plus qu’une empreinte affective intimement liée à mon expérience personnelle du devenir adulte. Cependant, il appert que de ces oeuvres marquantes qui nous accompagnent peuvent se dégager avec le temps de nouvelles couches de signification. Aux premières lectures, à partir desquelles l’œuvre est plutôt enracinée dans l’état d’esprit de la crise existentielle de la jeune vingtaine, vient – au fil d’une nouvelle, une douzaine d’années plus tard – se superposer une relecture où <em>Ghost World</em> devient discours sur la nature même de la bande dessinée.</p> <p><strong>De l’apparition</strong></p> <p>Aujourd’hui, nos rapports au texte et à l’image se déplacent peu à peu « d’une culture du livre à une culture de l’écran » <a href="#note2" name="renvoi2">[2]</a>, ce qui nous amène notamment à repenser les structures sur lesquelles s’appuient nos conceptions des médiums textuels et iconiques traditionnels. L’une des modifications évidentes entraînées par ce changement de support est bien sûr le passage de l’œuvre <em>imprimée</em> sur papier à celle <em>apparaissant</em> sur un écran ; alors que l’encre sur papier montre un acte accompli, figé, la relation du pixel à l’écran en est une mouvante, processive (et éphémère)&nbsp;: l’image apparaît, puis se transforme pour en laisser apparaître une nouvelle. En ce qui concerne la bande dessinée, sauterait-on pour autant à la conclusion que ce qui n’est en définitive qu’une évolution technologique transforme <em>de facto</em> la nature du médium&nbsp;? Au contraire, cette dynamique d’apparition n’était-elle pas présente avant la transition de la <em>neuvième chose</em> <a name="renvoi3"></a><a href="#note3">[3]</a> vers l’écran ? Et encore, plus que déjà présente, ne serait-elle pas constitutive du médium ?</p> <p>On ne retrouve pas sur une planche de bande dessinée que des éléments énoncés de manière « positive » ; contrairement à ce qui est graphiquement énoncé, l’ellipse, en premier chef, propose un espace négatif, virtuel, où le lecteur articule les unités énonciatives. Suivant cette prémisse, l’espace virtuel vierge de la planche figure un champ potentiel, tandis que la case, unité énonciative, trace graphique, en est la portion actualisée, manifeste. Pour appuyer cette posture, je convoquerai deux exemples.</p> <p>Le premier est cette « chute virtuelle » du capitaine Haddock à la page 9 de <em>Tintin au Tibet</em>, rendue fameuse par Benoît Peeters, qui la qualifie de « ‘‘blanc’’ mémorable » dans son ouvrage <em>Case, planche, récit</em>. Rappelons que la séquence montre Tintin et Haddock courant sur le tarmac pour attraper leur avion ; mais, gêné par une poussière dans l’œil, le capitaine emprunte un escalier mobile qui traîne au milieu de la piste, tandis que Tintin, plus loin, tente en vain de lui crier son erreur. On voit ensuite Haddock assis dans l’avion, une hôtesse couvrant son visage de bandages : « Et après ça, on regardera ce que vous avez sous la paupière… ». Peeters cite ce passage pour signaler qu’une portion de récit (la chute du capitaine) peut sembler avoir été « vue » par tous les lecteurs sans avoir pour autant été montrée. Il observe que l’« habile construction de la scène et le souvenir d’autres albums sont parvenus à engendrer ce que l’on pourrait nommer une case fantôme, vignette virtuelle entièrement construite par le lecteur. » (Peeters, 1998, p. 32) &nbsp;Je nuancerai toutefois cette observation, car cette scène non-vue, mais lue, n’est pas forcément assimilable à une vignette : il pourrait s’agir d’une séquence, etc. Aussi, je lui préfère l’étiquette de <em>portion non-actualisée</em>, ou <em>non-énoncée</em>, du récit. En somme, ce premier exemple illustre bien en quoi la planche peut être perçue en tant que <em>lieu de manifestation de l’image</em> et la case, en tant qu’unité de manifestation du récit, ainsi que le fait que le récit de bande dessinée est supérieur à l’ensemble des cases qui le composent ; une case de bande dessinée n’est qu’une portion choisie, qu’un fragment du récit, de l’univers, du continuum narratif qui la dépasse, et que le lecteur déduit à partir de son encyclopédie personnelle</p> <p>Je convoque comme second exemple une réalité interne de la case, soit une réalité liée à la représentation graphique elle-même. Pour illustrer ce cas de figure, observons le travail d’Emmanuel Guibert, qui, dans<em> La guerre d’Alan </em>(2000), joue la carte d’un mode de représentation partiel, imprécis&nbsp;:</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/guibert001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Emmanuel Guibert, La guerre d&#039;Alan tome 1, p. 27"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/guibert001.jpg" alt="48" title="Emmanuel Guibert, La guerre d&#039;Alan tome 1, p. 27" width="580" height="425" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Emmanuel Guibert, La guerre d'Alan tome 1, p. 27</span></span></span></p> <p>Alors que le temps passé depuis les événements dont se souvient Alan Ingram Cope se traduit par un dessin que «&nbsp;l’oubli&nbsp;» a gommé de larges parts, où des détails percent çà et là à travers de «&nbsp;blanchissants » flashs <a name="renvoi4"></a><a href="#note4">[4]</a>. La virginité de l’espace blanc y évoque le brouillard de la mémoire, dans lequel l’élément graphique émerge tel le souvenir. En outre, dans cet exemple précis, alors que le narrateur appelle une ellipse temporelle, le personnage (déjà représenté d’une manière très synthétisée) paraît retourner se réfugier dans ce même blanc elliptique. Ainsi, au-delà de l’ellipse, toute surface « blanche » (ou négative), possède elle aussi un potentiel signifiant que l’auteur peut choisir de mettre en scène.</p> <p>Ces deux exemples supportent l’idée que planche et case de bande dessinée, chacune à leur échelle, peuvent être perçues en tant qu’espaces intrinsèques de <em>manifestation</em>&nbsp;de l’image, phénomène dont l’écran n’offrirait en définitive qu’une version exacerbée. La bande dessinée reposerait donc fondamentalement sur une tension entre le récit manifeste, apparu, que le lecteur<em> voit</em>, apprécie pour sa dimension plastique, et le récit «&nbsp;virtuel&nbsp;», que le lecteur <em>lit</em>, reconstitue et/ou extrapole.</p> <p><strong>Images d’un monde flottant</strong></p> <p>Dans un tout autre paradigme culturel, d’aucuns s’accordent pour reconnaître l’héritage que doit le manga à l’<em>ukiyo-e</em> – tradition assimilée aux célèbres estampes japonaises –, qui signifie de manière littérale « image du monde flottant ». D’ailleurs, on attribue généralement la paternité du mot <em>manga</em> [ 漫画 ] lui-même à l’un des plus illustres représentants de l’<em>ukiyo-e</em>, ce « vieux fou de dessin » de Katsushika Hokusai (1760-1849). Cependant, ce que Hokusai qualifiait de «&nbsp;manga&nbsp;» n’a plus grand chose à voir avec la production contemporaine. Selon Karyn Poupée, la translittération courante que l’Occident fait généralement aujourd’hui du vocable, « image [ga] dérisoire [man] » (2010, pp. 22-24), si elle trouvait sa légitimité par rapport au travail de l’estampiste, se trouve dénaturée lorsque associée à la réalité actuelle ; néanmoins, Poupée affirme que la conservation de ce terme générique s’explique alors par une autre acception de [man], celle d’<em>écoulement</em>, ce sens suggérant alors le déroulement, la succession, la longueur indéfinie, la multitude. Dès lors, une nouvelle traduction littérale de <em>manga</em> par « suite d’images » ou « série d’images » devient beaucoup plus pertinente. Il en reste que l’expression « image du monde flottant », liée à la culture bouddhiste, renvoie au caractère <em>impermanent</em> des choses du monde. Mais encore ?</p> <p>Dans les carnets de croquis qu’il a baptisé <em>Hokusai manga</em>, le Vieux fou de dessin cultive quelques sujets de prédilection, notamment le surnaturel. Spectres et créatures imaginaires – ou dérisoires ? – issues du folklore japonais (les <em>yōkai</em>) y font régulièrement leur apparition…</p> <p>Et voilà où ce parallèle lexical et thématique du côté des mangas cherchait à conduire&nbsp;: une bande dessinée considérée en tant que médium d’« apparition » tisse un lien sémantique vers la figure… du&nbsp;spectre <a name="renvoi5"></a><a href="#note5">[5]</a>. Voyons donc si les bandes dessinées faisant évoluer des personnages de fantômes nous renseignent sur une nature propre à la bande dessinée&nbsp;même.</p> <p>À moins que ne se dessine plutôt l’idée que cette figure du spectre serait davantage à prendre au pied de la lettre, soit la considérer par rapport à la case même. Finalement, ce monde flottant ne serait-il pas ce récit virtuel duquel émergent les images sur la page ?</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Livret%20de%20phamille_extrait.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, pp. 52-53"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Livret%20de%20phamille_extrait.jpg" alt="62" title="Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, pp. 52-53" width="580" height="850" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, pp. 52-53</span></span></span></p> <p><em>« Hantons sous la pluie »&nbsp;: dans </em>Livret de phamille<em>, l’alter ego de Jean-Christophe Menu est un spectre retournant «&nbsp;hanter&nbsp;» une mémoire d’images anciennes pour faire surgir le récit.</em></p> <p><strong>Images d’un monde fantôme</strong></p> <p>Daniel Clowes nous offre justement une superbe mise en abyme de la figure du spectre – et ce, à plusieurs niveaux – dans cet album inoubliable justement titré…<em>Ghost World</em>. La bande dessinée, un monde fantôme ?</p> <p>Dans son premier grand succès, Clowes tente de capturer ce moment fugitif de la vie où l’adolescence se dérobe pour laisser place à l’âge adulte, alors qu’Enid et Rebecca, deux amies d’enfance, anticipent puis subissent progressivement les effets d’une « rupture » inévitable, l’une d’elles devant bientôt aller entreprendre ses études universitaires dans un établissement situé de l’autre côté du pays.</p> <p>À l’image de la bande dessinée, le récit de&nbsp;<em>Ghost World</em>&nbsp;en est justement un de fragments&nbsp;: la mise bout à bout d’un ensemble de moments partagés dans la vie des deux jeunes femmes en devenir. Puis à mesure que la séparation approche, le récit se fait de plus en plus elliptique, radicalise en quelque sorte le morcellement de sa narration.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 53"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world001.jpg" alt="49" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 53" width="580" height="454" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 53</span></span></span></p> <p>Au cours d’un des derniers moments de réelle intimité qu’elles auront partagé, les deux amies parcourent un vieil album de photographies de l’enfance d’Enid, recueil de photos éparses et parfois énigmatiques (Clowes, 1998, p. 53). Sur l’une d’elles, un graffiti tracé sur une porte de garage&nbsp;: « <em>ghost world</em> ».&nbsp;<em>Ghost World</em>&nbsp;–&nbsp;<em>monde fantôme</em>&nbsp;–, ce signe inscrit de manière répétée au sein du récit, hantant&nbsp;ce dernier tout au long.</p> <p>Qu’essaient à ce moment-là de faire ces deux pré-adultes, sinon hanter une jeunesse perdue, et de manière générale dans le récit, que font-elles sinon hanter le&nbsp;<em>no man’s land</em>&nbsp;entre adolescence et vie adulte, sinon tenter coûte que coûte de refuser la fin de leur moment partagé comme on tenterait en vain de vouloir retenir l’eau qui fuit d’une passoire&nbsp;? Et ce regard porté par les deux jeunes filles sur un album de photographies, sur un ensemble d’images disjointes, ne pointe-t-il pas un regard métaphorique sur le travail et la lecture de la bande dessinée elle-même ?</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 79"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world002.jpg" alt="50" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 79" width="580" height="911" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 79</span></span></span><em>Le dénouement est imminent, et la trace du signe « </em>ghost world<em> » est de plus en plus fraîche, répétée, prégnante – soit de plus en plus près de son traçage, de l’acte créatif, de la frontière de son apparition, de la tension entre sa virtualité et sa manifestation – alors qu’Enid se résout à retourner dans cette virtualité, soit à ce que l’histoire se termine (1998, p. 79).</em></p> <p><em>Ghost World</em>, d’abord perçu comme l’anti-récit d’une attente, devient alors image de la bande dessinée. Ainsi, de même qu’était expliqué plus haut que les cases d’une bande dessinée n’étaient que les portions choisies d’un récit supérieur à ce qui était montré, peut-on percevoir une bande dessinée comme un ensemble de spectres issus d’un monde invisible… que l’auteur, puis le lecteur, épient.</p> <p><strong>Épier depuis la gouttière</strong></p> <p>Pour revenir à la traduction de la citation de Clowes, j’ai buté sur le terme<em> eavesdropper</em>, une expression figée que la plupart des dictionnaires traduisent par « oreille indiscrète », soit une autre expression figée qui lui fait quelque peu perdre son sens. Car l’activité à laquelle se prête l’<em>eavesdropper</em> n’en est pas qu’une d’écoute sans être vu&nbsp;: elle en est aussi une d’observation, ou encore d’espionnage, voire de voyeurisme ; voilà pourquoi j’ai préféré le terme plus général quoique peu usité d’<em>épieur</em>, qui convoque aussi bien le guet visuel qu’auditif.</p> <p>Quoi qu’il en soit, l’étymologie cachée derrière l’expression anglophone amène une autre troublante coïncidence lexicale&nbsp;: eaves signifie avant-toit, tandis que drop, soit goutte, évoque l’eau qui coule. Originellement, le terme eavesdropper renvoie à l’idée d’une personne qui épie de si près ce qui se passe dans une maison que la pluie qui dégoutte du toit lui tombe sur la tête. Plus concrètement, on peut donc dire que cet épieur se tient sous la gouttière, et c’est là que cette autre parabole lexicale devient féconde, étant donné que, en bande dessinée, on nomme aussi gouttière l’espace intericonique, celui qui sépare les vignettes, cependant que celles-ci sont considérées par Clowes comme autant d’images épiées («&nbsp;l’examen de la vie de deux récentes diplômées du secondaire depuis la position privilégiée d’un épieur (pratiquement) indétectable […] »).</p> <p><strong>Entrevoyeurs</strong></p> <p>Cette analyse de l’œuvre peut aisément s’étayer à même le récit. Ainsi, Rebecca et Enid prolongent cette dynamique en «&nbsp;épiant&nbsp;» nombre de personnages secondaires – sur cette activité reposant pour ainsi dire leur mode de vie – à travers certains « écrans »&nbsp;ou «&nbsp;prismes » : la télévision, notamment, mais aussi les restaurants Angel’s et Hubba Bubba, la table du vide-grenier d’Enid, l’épicerie Giant, la boutique Zine-o-phobia, voire les annonces matrimoniales ou la rue, etc.</p> <p>De manière « directe », Enid et Rebecca ont ainsi pu épier le couple des adorateurs de Satan (chez Angel’s puis jusqu’à l’intérieur de leur panier d’épicerie), Bob Skeetes ou des commérages à son endroit, les obsessions pédophiles d’un curé défroqué, ou même le personnage de l’auteur, à qui Enid s’est contenté de jeter un regard en coin sans oser l’approcher lors d’une séance de dédicaces.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 13"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world003.jpg" alt="51" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 13" width="580" height="611" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 13</span></span></span></p> <p><em>Point de vue subjectif d’Enid épiant les occupants de la table voisine, suivi d’un contrechamp où on la voit précisément en train d’épier. Mais il semble qu’elle ne soit pas la seule&nbsp;à le faire…</em></p> <p>À travers des fenêtres de restaurants – des cadres, quasiment des <em>strips</em> –, elles ont pu entrevoir Carrie Vandenburg, dont le visage est déformé par une énorme tumeur, ou le «&nbsp;barbu au coupe-vent », frustré d’avoir été ridiculisé par des adolescents.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 23"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world004.jpg" alt="52" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 23" width="580" height="611" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 23</span></span></span></p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p45_8%2C%20p46_1-2.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 45-46"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p45_8%2C%20p46_1-2.jpg" alt="59" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 45-46" width="580" height="294" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, pp. 45-46</span></span></span></p> <p>Cette dynamique se retourne même parfois contre elles. En effet, Enid et Rebecca deviennent arroseuses arrosées en passant sous la fenêtre d’une afro-américaine à tendance autiste dont l’essentiel de la vie semble consister à comparer à haute voix chaque passant à l’une ou l’autre des innombrables références de la culture télévisuelle américaine.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world006.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 28"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/ghost%20world006.jpg" alt="54" title="Daniel Clowes, Ghost World, p. 28" width="580" height="304" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, p. 28</span></span></span></p> <p>Même la mise en scène de Clowes amène souvent le lecteur lui-même à « épier » Enid et Rebecca, au moyen de cases doublement encadrées. En effet, à l’intérieur de nombreuses cases, perce, à travers une zone noire par laquelle le lecteur peut « s’installer » à l’intérieur de la case, un second cadre lui permettant d’<em>entrevoir</em> les deux personnages.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p14_7%2C%20p30_1%2C%20p31_4.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 14, 30 et 31."><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p14_7%2C%20p30_1%2C%20p31_4.jpg" alt="60" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 14, 30 et 31." width="580" height="198" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, pp. 14, 30 et 31.</span></span></span></p> <p><strong>Voyeurisme et apparition</strong></p> <p>Le principal émule de Clowes, Adrian Tomine, nous fournit quant à lui une démonstration matérielle concrète de cette dynamique de voyeurisme/apparition avec la couverture de <em>Summer Blonde</em> (2002).</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/summer%20blonde_couverture.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, première de couverture."><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/summer%20blonde_couverture.jpg" alt="61" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, première de couverture." width="350" height="483" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Adrian Tomine, Summer Blonde, première de couverture.</span></span></span></p> <p>En effet, ce recueil de quatre nouvelles est recouvert, <a href="http://www.amazon.com/Summer-Blonde-Adrian-Tomine/dp/1896597491/ref=tmm_hrd_title_0">dans son édition originale</a>, d’une jaquette unie percée d’une fenêtre circulaire&nbsp; – trou dans la serrure laissant voir le visage d’une jeune femme en gros plan –, soit un détail de l’image de couverture se trouvant sous la jaquette&nbsp;: une scène plus large où figurent de nombreux personnages devant une distributrice de tickets de métro. Cette image fait écho à la nouvelle qui donne son titre au recueil, dans laquelle Neil, un trentenaire introverti, se met à <em>épier</em> son nouveau voisin de palier, un don juan qui vient d’emballer cette <em>summer blonde</em> par qui Neil est obsédé depuis des mois, mais à qui il n’ose déclarer sa flamme, la considérant inaccessible, se bornant à lui tourner autour.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/tomine%20summer%20blonde.png" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, page de garde"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/tomine%20summer%20blonde.png" alt="58" title="Adrian Tomine, Summer Blonde, page de garde" width="580" height="392" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Adrian Tomine, Summer Blonde, page de garde</span></span></span></p> <p>Ainsi, le trou dans la jaquette s’affirme d’abord comme une métaphore du voyeurisme de Neil, mais aussi, connaissant l’influence thématique qu’a exercée cet « <em>eavesdropper</em> » de Clowes sur Tomine, et à la lumière de cette analyse pratiquée sur <em>Ghost World</em>, une métaphore du dispositif énonciatif de la bande dessinée, la case pouvant être vue comme l’apparition d’une portion de l’univers narratif en jeu, comme un échantillon de ce qui est épié – énoncé manifeste d’un récit potentiel.</p> <p>De manière plus générale, on pourrait dire que toutes ces idées trouvent une allégorie bien sentie dans la double page proposée en préambule à l’histoire (pp. 2-3).</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p2-3.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 2-3"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/p2-3.jpg" alt="63" title="Daniel Clowes, Ghost World, pp. 2-3" width="550" height="403" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ghost World, pp. 2-3</span></span></span></p> <p>S’impose dans cette scène une double fenêtre&nbsp;rappelant deux cases juxtaposées, soit la base de la narration en bande dessinée, et encore, deux ouvertures pratiquées sur un «&nbsp;monde fantôme », le bâtiment graffité, près duquel erre – n’ayant pas encore fait son apparition dans l’histoire, qui n’a pas débuté – le noir personnage (l’ombre) d’Enid, pratiquement inversé par rapport à la blancheur dominante de l’image (notons par ailleurs que le bleu pâle choisi pour la bichromie confère une apparence spectrale au tout). À travers les ouvertures, on entrevoit des portions de détails par lesquels on devine un personnage sirotant une boisson gazeuse devant sa télévision, sans plus. Car le lecteur, trop loin du bâtiment, n’est pas encore l’<em>eavesdropper</em> qui lui permettra d’en épier, d’en voir apparaître davantage.</p> <p>Du monde fantôme au médium d’apparition et à la case spectrale, du brouillard de la mémoire à l’élément graphique-souvenir, des images du monde flottant à l’écoulement d’images, du « hanteur sous la pluie » au <em>eavesdropper</em>, ces différents concepts s’enchaînent, tressent un réseau de sens pour tenter de définir un médium dont l’impalpable définition semble justement toujours résider dans l’entre-deux, au propre comme au figuré.</p> <p>Et pour tirée par les cheveux que toute cette spéculation sémantique puisse paraître, d’autres semblent remonter des pistes similaires. En effet, l’écho a voulu que je tombe sur un commentaire de Jessie Bi à propos du sombre <em>Pin &amp; Francie, The Golden Bear Days (Artifacts and Bones Fragments)</em> d’Al Columbia, qui associe dans un même flot la plupart des signifiants ici évoqués&nbsp;:</p> <p>« Oui, de cette neuvième chose comme art de la gouttière, de ce remplissage par la mémoire de lectures et d’expériences de cet entre-deux d’images condensant une pluie de signes. Al Columbia filerait alors la métaphore, et constaterait que ces eaux «mémorielles» vont de la gouttière à l’égout, de l’aérien au souterrain. » (Bi, 2010)</p> <p>Riche formule à partir de laquelle il serait en outre plaisamment loisible de déduire que la bande dessinée <em>underground</em>, et ses signes « pervertis », s’abreuve en collectant les eaux usées de la bande dessinée <em>mainstream</em> – courant principal –, prolonge la gouttière… jusqu’au caniveau.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BI, Jessie, « Pin &amp; Francie, The Golden Years », dans <em>du9</em>, en ligne : <a href="http://www.du9.org/chronique/pim-francie-the-golden-bear-days/">http://www.du9.org/chronique/pim-francie-the-golden-bear-days/</a> (page consultée le 19 avril 2012).</p> <p>CLOWES, Daniel,<em> Ghost World</em>, Seattle, Fantagraphics, 1998</p> <p>GUIBERT, Emmanuel, <em>La guerre d’Alan</em>, <em>tome1</em>, Paris, L’association, 2000.</p> <p>HERGÉ, <em>Tintin au Tibet</em>, Tournai&nbsp;: Casterman 1960</p> <p>MENU, Jean-Christophe Menu, <em>Livret de phamille</em>, Paris, L’association, 1995</p> <p>PEETERS, Benoît, <em>Case, planche, récit&nbsp;: Lire la bande dessinée</em>, Tournai, Casterman, 1998</p> <p>POUPÉE, Karyn, <em>Histoire du Manga</em>, Paris, Tallandier, 2010</p> <p>TOMINE, Adrian,<em> Summer blonde</em>, Montréal,&nbsp; Drawn &amp; Quarterly, 2002</p> <p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Ma traduction de <em>« the examination of the lives of two recent high school graduates from the advantaged perch of a constant and (mostly) undetectable eavesdropper, with the shaky detachment of a scientist who has grown fond of the prize microbes in his petri dish »</em>, courte préface de l’auteur dans l’édition originale.</p> <p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2] </a>Ainsi que le fait remarquer le texte de présentation du <em>9e congrès international sur l’étude des rapports entre texte et image&nbsp;:</em> <a href="http://aierti-iawis-2011.uqam.ca/fr">http://aierti-iawis-2011.uqam.ca/fr</a>.</p> <p><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3] </a>Neuvième <em>art</em>&nbsp;: un choix terminologique ambigu. Suite à Thierry Groensteen qui ironise sur le statut de la bande dessinée (<em>Un objet culturel non-identifié</em>, 2006, Paris&nbsp;: Éditions de l’An 2), Jessie Bi du site Du9 (<a href="http://www.du9.org/">www.du9.org</a>) lui appose cet euphémisme, « […] du constat d'une bande dessinée de plus en plus heureusement protéiforme et semblant défier toute tentative de définition. » (communication personnelle de l’auteur)</p> <p><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4]</a> L'éditeur américain de <em>La guerre d’Alan</em> a par ailleurs réalisé un court film (<a href="http://www.youtube.com/watch?v=zIMdBK8yr_g">http://www.youtube.com/watch?v=zIMdBK8yr_g</a>) montrant la surprenante technique de dessin avec laquelle travaille Guibert sur ce projet : un traçage à l’eau, sur lequel l’encre agit à titre… de révélateur.</p> <p><a name="note5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a> Je remercie Samuel Archibald pour la suggestion de ce parallèle entre <em>médium d’« apparition »</em> et <em>figure du spectre</em>.</p> Aliénation Autoréflexivité BI, Jessie CLOWES, Daniel Contemporain Désillusion États-Unis d'Amérique GUIBERT, Emmanuel HERGÉ PEETERS, Benoît POUPÉE, Karyn Relations humaines TOMINE, Adrian Voyeurisme Bande dessinée Thu, 12 Jul 2012 19:02:21 +0000 Eric Bouchard 543 at http://salondouble.contemporain.info